FLODOARD
BULLETIN DE LA BIBLIOTHÈQUE JEAN GERSON
Rédaction : Dominique Hoizey 6, rue du Lieutenant-Herduin 51100 Reims n°47 (octobre 2013) ISSN 2265-0563
Chrétiens, musulmans et Jésus Lire p. 3
Le coup de cœur du pape François
pour le poète Hölderlin Lire p. 6
Marc Aurèle
Marc Aurèle,
empereur
et…philosophe
Pour l’historien Yves Roman, son
incompréhension du christianisme
« relève par bien des côtés du
paradoxe »
Lire p. 2
Défense de René Guénon par Patrick Geay. À
propos du livre de David Bisson, René Guénon Lire p. 3 et 4 Les livres
de la rentrée Israël Finkelstein Jennie Ebeling Marie-Joseph
Lagrange Bernard Sesboüé Jean Hirsch Zhu Xi Lire p. 5 Scriptorium
Quand Pierre Corneille chantait les victoires de Louis XIV et…la Sainte Vierge
Lire p. 5 Les travaux et les jours de la bibliothèque Jean Gerson Lire
p. 6
Le paradoxe de Marc Aurèle,
empereur et…philosophe
Yves Roman, Marc Aurèle, l’empereur paradoxal, Payot, 2013
S’interrogeant sur la vie humaine, Marc Aurèle dans ses Écrits pour lui-même, auxquels on a souvent
donné, comme Pierre Hadot, le nom de Pensées, se demande, selon les traducteurs, ce qui peut « la
faire supporter » (E. Bréhier) ou plus simplement ce qui peut « nous guider » (A. I. Trannoy), sinon
« une seule chose, la philosophie » (II, 17) qu’il épousa bien avant sa femme, Faustine la Jeune, la
fille d’Antonin le Pieux auquel il succéda en 161. Elle « illumina toute sa vie » (p. 87), écrit Yves
Roman, mais comment pouvait-il « faire cohabiter en lui des pensées et des actions aussi diverses,
sinon opposées » (p. 8), comme, par exemple, écrire que « le propre de l’homme, c’est d’aimer même
ceux qui l’offensent » (VII, 22), et dans le même temps « appliquer la loi » dans toute sa rigueur à
l’encontre des chrétiens qui ne voulaient pas sacrifier et participer aux fêtes païennes ? C’est à cette
« apparente contradiction » que répond ce livre.
On peut croire Yves Roman quand il écrit que
Marc Aurèle « préféra toujours l’humain » (p.
222), mais cette sollicitude avait ses limites.
Ainsi, si « toute sa vie, Marc Aurèle trancha
avec humanité en faveur des esclaves » (p.
218), il ne remit jamais en cause le système de
l’esclavage. Quoiqu’il en soit, son action, de
son avènement au pouvoir en 161 à sa mort en
180, reposa sur « un immense sens de la
justice » allié à « un souci permanent de
l’efficacité » (p. 212). Sous son règne, si l’on
met de côté la guerre, « un choix douloureux »
(p. 257), qu’il mena du Tigre et de l’Euphrate
au Danube, « il n’y eut aucune action
véritablement fracassante, aucune construction
gigantesque, mais, sous le regard des dieux,
une réelle tentative de maintien de l’harmonie
du monde » (p. 222). Parlons justement des
dieux. On peut voir à Rome un bas-relief
représentant Marc Aurèle qui sacrifie devant le
temple de Jupiter. Les conceptions religieuses
de l’empereur philosophe étaient multiples,
n’hésitant pas, « bien que combattant nombre
de superstitions » (p. 243), à faire appel à
l’astrologie ou à la magie, mais il est
incontestable, écrit Yves Roman, qu’elles
« trouvaient leur fondement dans une doctrine
stoïcienne omniprésente » (p. 239). Quant à
son incompréhension du christianisme, si, de
sa part, elle « s’explique », il est clair que,
« plus encore que pour d’autres éléments de sa
personnalité, elle relève par bien des côtés du
paradoxe » (p. 256). L’une ou l’autre de ses
« pensées » ne sont-elles pas proches du
christianisme ? Dominique Hoizey
Marc Aurèle sacrifiant devant le temple
de Jupiter Rome, musée du Capitole
Lire Marc Aurèle à la bibliothèque Jean Gerson
Selon le bon conseil de Marc Aurèle, à savoir que « ce qui n’est pas utile à la ruche n’est pas non plus utile à
l’abeille » (VI, 54), nous ne retiendrons que deux ouvrages, d’une part, de Marc Aurèle, les Pensées, texte établi
et traduit par A. I. Trannoy (Les Belles Lettres, 1939), et d’autre part, l’indispensable introduction aux Pensées
de Marc Aurèle de Pierre Hadot (La citadelle intérieure, Fayard, 1992) qui a cherché « à découvrir ce que Marc
Aurèle a voulu faire en les écrivant, à préciser le genre littéraire auquel elles appartiennent, à définir surtout leur
rapport avec le système philosophique qui les inspire, enfin, sans faire une biographie de l’empereur, à déceler ce
qui transparaît de lui dans son œuvre. »
Jésus, prophète ou Fils de Dieu ?
Mona Siddiqui, Christians, Muslims and Jesus, Yale University Press, 2013 Shaykh
Abd-al-Wâhid Pallavicini, L’islam intérieur. Message d’un maître soufi, Bartillat, 2013
Prophète ou Fils de Dieu ? Tout en ne voyant en Jésus qu’un prophète (Coran V, 75), l’islam n’en
dispense pas moins « une sorte de christologie » (a Christology of sorts), comme le souligne Mona
Siddiqui, professeur d’études islamiques et interreligieuses à l’université d’Edinburgh, dans un livre
récent, Christians, Muslims and Jesus (Yale University Press, 2013), dont une traduction française
serait appréciée. Mona Siddiqui est musulmane, et en s’intéressant dans cet ouvrage à la place que
Jésus occupe dans l’islam, elle partage avec le lecteur sa foi et ses réflexions sur le sens de la croix :
« Il y a dans cette église le silence, l’espace et moi. Des gens sont entrés, se sont assis, ont prié et sont
partis. J’ai été témoin de leur présence, mais n’ai pas partagé leur dévotion […]. La croix en face de
moi me parle personnellement, émotionnellement et intellectuellement. Je suis attirée par son aspect
désolé et sa vacuité, et pourtant je ne la désire pas. Est-ce parce que je n’en comprends pas la
profondeur ou parce que j’ai limité ma compréhension de Dieu à quelque chose qui ne me trouble
pas ? Je suis émue par la théologie chrétienne de l’amour, l’implication radicale d’un Dieu qui meurt
pour que l’homme puisse vivre. »
Mona Siddiqui
J’ai lu dans ces pages de Mona Siddiqui
comme une invitation à s’engager, chrétiens et
musulmans, sur la voie d’un œcuménisme « au
sommet », comme le propose Abd-al-Wâhid
Pallavicini : « Au lieu de nous complaire dans
une ronde stérile, infantile et syncrétiste au
pied de la montagne, nous devrions tous
l’escalader, chacun par son versant, pour nous
retrouver à la fin sur la même cime, c’est-à-
dire dans le Dieu unique » (p. 115). Et
pourquoi, en attendant, « tout en respectant
l’orthodoxie de nos confessions », ne pas nous
rejoindre tout simplement « dans cette figure
unique qui, loin de nous diviser, nous réunit en
nous unissant à Dieu, la figure de Jésus » (p.
120). Chrétiens et musulmans n’en attendent-
ils pas la venue ?
Dominique Hoizey
Abd-al-Wâhid Pallavicini
Tribune libre
Défense de René Guénon par Patrick Geay
David Bisson, René Guénon. Une politique de l’esprit, Pierre-Guillaume de Roux, 2013.
Bien que l’auteur ne l’indique pas, ce livre est sans doute la reprise d’une thèse soutenue en 2009 à l’EPHE sous
la direction de Ph. Portier et intitulée : Une politique de la Tradition au XXème siècle. Fondements et usages de
la pensée de René Guénon (1910-1980). Sous prétexte de montrer l’influence de cette œuvre sur ses lecteurs
connus, on devine assez rapidement qu’il s’agit de façon perfide d’insinuer, par une série de collages pernicieux,
l’existence d’un lien entre Guénon, l’occultisme et l’extrême droite ! Comme nous l’avions montré autrefois (La
Règle d’Abraham 16) cette pratique éculée vise moins à donner une connaissance exacte de Guénon qu’à
produire chez le lecteur ignorant une sorte de répulsion dont on espère qu’elle l’empêchera d’accéder à une vraie
compréhension de sa pensée. Alors qu’on attend d’un travail universitaire une rigueur et une précision sans
faille, on découvre ici qu’il s’agit de manipuler les sources afin d’imposer une vision tronquée, idéologique
d’une œuvre qu’il est inacceptable de défigurer ainsi avec autant de malignité. Car non seulement Guénon a très
tôt combattu l’occultisme pour son manque de sérieux, mais sur le terrain politique, il n’y a strictement rien dans
ses écrits qui permet de justifier un rapport quelconque avec la droite, extrême ou non, sachant que cette notion
n’apparaît que pendant la Révolution et que la position de Guénon concernant la question du pouvoir s’appuie
sur des principes et des formes très antérieurs à cette période. Le livre dans lequel ce sujet est abordé : Autorité
spirituelle et pouvoir temporel, est du reste à peine analysé par D. Bisson (p. 70) ! Les procédés malhonnêtes de
ce dernier se perçoivent dès l’introduction (p.9), lorsqu’il cite Les Antimodernes d’A. Compagnon pour justifier
l’idée que Guénon serait « un moderne malgré lui » comme le dit cet auteur de certains écrivains évoqués dans
son livre où, notons le, Guénon n’est pas cité une seule fois ! me méthode avec L’invention de la tradition,
ouvrage dirigé par Eric Hobsbawm, qui sert ici à justifier (p.11) le fait que Guénon aurait inventé sa conception
de la tradition alors qu’il ne fait jamais que s’appuyer sur les données spirituelles les plus fiables, sachant que de
son coté, l’historien marxiste parle de tout autre chose : des commémorations publiques, telles le 14 juillet ou
encore, des Jeux olympiques créés en 1896 ! Faut-il encore répéter que selon Guénon la Tradition primordiale
correspond au Sanâtana Dharma comme il le dit lui-même (Études sur l’hindouisme, p.112) et qu’elle « est la
source première et le fond commun de toutes les formes traditionnelles particulières ». Guénon n’invente rien, il
ne fait que restituer une doctrine sacrée qui n’appartient à personne. C’est pourquoi la notion de système, que
Bisson cherche constamment à plaquer sur ses écrits lui est au contraire tout à fait étrangère. On se demande
d’ailleurs si ces auteurs mal intentionnés (comme Olender ou van Win) font exprès de ne pas comprendre et de
déformer ses propos ou s’ils sont incapables de saisir un sens qui manifestement leur échappe souvent ! Par
ailleurs, Guénon n’est pas responsable des compromissions politiques d’Evola, Eliade ou Douguine et vouloir
associer son œuvre aux engagements fascistes de ces derniers, du simple fait qu’ils l’ont lu est une faute sinon un
scandale.
Cette compilation répétitive d’informations déjà connues qui accumule les notices biographiques et dont on a du
mal à saisir le plan anarchique donne même l’impression d’une réplique du Dossier H, de triste moire, publié
en 1984 par J. de Roux, mère de l’éditeur du présent livre… D’un côté, il s’agit d’empêcher toute influence
possible de Guénon sur le christianisme en trahissant sa perception réelle de cette tradition et de l’autre, il s’agit
de remplir des pages sur l’itinéraire des uns et des autres : Corbin, Schmitt, Abellio pour finalement aboutir au
constat qu’ils sont assez éloignés de son œuvre ! Mais en rappelant inutilement les âneries de Pauwels (p.436) ou
les extravagances de Mutti, D. Bisson jette le trouble et c’est tout ce qui lui importe. Il y avait là de quoi séduire
les animateurs de Radio courtoisie, qui l’invitèrent et dont il faut en un sens se réjouir de l’antipathie, normale,
envers Guénon !
Le dossier G. Durand que Bisson cherche visiblement à réhabiliter de manière très incomplète est abordé sans
référence précise à notre livre Hermès trahi qu’il connaît pourtant. L’omission volontaire de certaines sources
gênantes, telles le livre de J.-L. Gabin sur Danielou, sans parler des articles de La Règle d’Abraham qu’il
n’ignore pas non plus, montre à quel point son but est idéologique et non scientifique. Cette dissimulation lui
permet à l’occasion de chaparder une référence sans donner sa source, ainsi qu’il le fait au sujet de Zamiatine
(p.114, 180) que nous avions cité au début d’un article sur Taguieff (LRA, 22)… Le « silence entendu » que
Bisson reconnaît autour des écrits de Guénon (p.379) continue ainsi d’être entretenu de façon concertée !
L’évocation du cercle Eranos, dont G. Durand se demandait s’il était « divin » (p. 416), révèle une complicité à
l’égard d’un milieu qui prétendait resacraliser le monde… avec Jung (p.415), mais là, Bisson acquiesce. Alors
que Guénon est stupidement qualifié d’utopiste (p. 488), J. Borella est l’auteur (p. 478) d’un « ouvrage
essentiel » (Esotérisme guénonien et mystère chrétien) dont nous avions aussi montré à l’époque les grandes
faiblesses (La Règle d’Abraham, n° 6).
La méthode de J.-P. Laurant, que Bisson prolonge ici très scolairement, consiste en une apparente sociologie
descriptive visant en réalité la dépréciation globale d’une œuvre dont on veut dissimuler la profondeur et la vraie
portée intellectuelle. C’est ainsi que la teneur doctrinale des écrits de Guénon est systématiquement occultée au
profit de rapprochements incongrus avec des auteurs douteux qui ne l’ont pas compris. Mais qu’importe, le mal
est fait, la technique de l’amalgame fonctionne toujours, elle ne trompera que les naïfs et les sots. Notons enfin
un point important. Comme souvent, la critique de la modernité est mise ici en avant pour privilégier chez
Guénon ce qui pourrait le rapprocher de manière trompeuse des milieux conservateurs en utilisant bien sûr le
mot épouvantail : réactionnaire. Or il s’agit en fait d’un aspect secondaire. L’essentiel pour Guénon étant surtout
de rétablir la Connaissance spirituelle et les voies qui conduisent à la Vérité. Aussi, ceux qui ont cru pouvoir agir
sur le monde sans passer par là se sont trompés, comme le montre en un sens, à son insu, cet ouvrage.
Patrick Geay, docteur en philosophie, dirige la rédaction de la revue d’herméneutique La Règle d’Abraham. Il est l’auteur de
plusieurs ouvrages dont un essai sur la Révolution française présenté dans le n° 46.
Les livres de la rentrée
BIBLE Après La Bible voilée (Bayard, 2002) et Les rois sacrés de la Bible (Bayard, 2006),
écrits en collaboration avec Neil Asher Silberman, Israël Finkelstein retrace dans Le royaume oublié
(Odile Jacob, 2013) l’histoire du royaume d’Israël disparu en 722 sous le choc assyrien. Peut-on se
contenter de croire le chroniqueur du Deuxième livre des rois affirmant que « cela arriva parce que les
Israélites avaient péché contre Yahvé leur Dieu » (2 R, 17, 7) ? De son côté, l’archéologue
américaine Jennie Ebeling (Université d’Evansville, Indiana) s’intéresse dans Vies de femmes aux
temps bibliques (Éditions du Cerf, 2013) à la condition féminine mille ans avant le Christ. Que
savons-nous du fondateur de l’École biblique et archéologique française de Jérusalem et de la Revue
biblique ? Le P. Marie-Joseph Lagrange (1855-1938) avait son biographe en la personne de son
disciple et ami, le P. Louis-Hugues Vincent (1872-1960), dont le livre (Le père Marie-Joseph
Lagrange, sa vie et son oeuvre, Parole et Silence, 2013) nous est enfin donné à lire.
P. Marie-Joseph Lagrange
ÉGLISE Vous avez dit « infaillibilité » ? Le mot peut fâcher, mais pour bien savoir de quoi on
parle, il serait sage de lire l’Histoire et théologie de l’infaillibilité de l’Église (Lessius, 2013) de
Bernard Sesboüé. JUDAÏSME Jean Hirsch traite de la « spiritualisation du système sacrificiel
biblique » dans Sacrifices et Talmud (Éditions du Cerf, 2013). CHINE Le Zhongyong, qui date
du Ve siècle av. J.-C., est un classique du confucianisme commenté au XIIe siècle par Zhu Xi dont la
pensée « s’imposera dans la vie politique et sociale de la Chine en tant qu’idéologie d’État, et cela
jusqu’à l’effondrement de l’empire ». La sinologue Diana Arghiresco (Université du Québec) propose
du Zhongyong une traduction et un commentaire herméneutique « visant à mettre en dialogue les
sources de la pensée chinoise et le fonds grec de la philosophie occidentale ». FRANC-
MAÇONNERIE Dans Mystères et significations du temple maçonnique, dont nous saluons la
troisième édition (Dervy, 2013), Patrick Geay fait appel à l’hermétisme et à l’ésotérisme des trois
grandes religions monothéistes pour restaurer les fondements traditionnels de la franc-maçonnerie.
SCRIPTORIUM À propos du tome VII des Œuvres diverses de P. Corneille (Paris,
Desprez, 1755). La présente édition d’œuvres diverses de l’« illustre Poëte » est précédée d’une Défense du
grand Corneille par René Joseph Tournemine (1661-1739), jésuite. On peut lire dans la préface que parmi les
pièces qui composent ce recueil, « il en est plusieurs dont la beauté eût fait une grande réputation à tout autre
qu’à M. Corneille. Je parle des Poëmes composés à la louange de Louis le Grand », comme Les victoires du Roi
sur les états de Hollande, en l’année M. DC. LXXII ou Au Roi, sur la paix de 1678. À propos des Louanges de la
Sainte Vierge, « mises en Vers Latins par Pierre Corneille », et des Pseaumes, qu’il a traduits, l’auteur de la
préface assure le lecteur qu’il a « toûjours regardé ces deux ouvrages comme de précieux monumens d’une piété
solide, qui étant rares sur le Parnasse, méritoient d’être conservés ». À noter également la traduction par Pierre
Corneille de vers latins de Jean-Baptiste Santeul, notamment de sa Défense des fables dans la poesie.
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