Édition n°21 – Octobre 2014 LE CHANGEMENT SOMMAIRE Côté Philo: un éclairage philosophique à partir d'une citation de l'empereur-philosophe, Marc Aurèle. Page 1 Côté Business : Philosopher, c’est apprendre à changer. Page 3 Trois question à : Odile d’Harcourt, Responsable commerciale du département photographique de la RMNGP. Page4 Côté Philo «Craint-on le changement ? Mais sans changement que peut-il se produire? Qu'y a-t-il de plus cher et de plus familier à la nature universelle? Toi-même, peux-tu prendre un bain chaud, si le bois ne subit aucun changement? Peux-tu te nourrir, si les aliments ne subissent aucun changement? Et quelle est celle des autres choses utiles qui peut s'accomplir sans changement? Ne vois-tu donc pas que ton propre changement est un fait pareil et pareillement nécessaire à la nature universelle ?» Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, Livre VII-XVIII Le penseur L’idée platonicienne d’un philosophe-roi est souvent passée pour un scénario peu probable, une vaine utopie. La figure de Marc Aurèle (121-180) fait mentir cette perplexité présumée. Issu de l’aristocratie romaine, Marc Aurèle est adopté par l'empereur Antonin pour lui succéder et devient empereur à quarante ans. Son règne est marqué par une période d'instabilité et de guerres. Alors qu’il aspirait à la paix, il aura à affronter les premières invasions barbares, subira la grande 1 peste de 167, la trahison d’un de ses généraux et le fanatisme chrétien, vivace et encore neuf. Plus roi philosophe que philosophe roi, il a cherché à s’acquitter au mieux du rôle qui lui a été attribué. Et s’il a voulu faire régner la philosophie, c’est d’abord en lui-même. Ses Pensées écrites le soir, au cours des campagnes militaires, sont un véritable exercice d’assimilation et d’actualisation des principes stoïciens, notamment d’Epictète. Marc Aurèle s'y exhorte à ne pas relâcher son effort pour se libérer de ses préjugés et à refuser la facilité. Le changement, une fatalité ? « Le changement, c’est maintenant ! » Cette formule pourrait résumer la pensée de Marc Aurèle. Selon lui, le changement est inéluctable, tout est en train de se faire et se défaire sans cesse, sans lui rien ne se ferait. L’homme n’est pas épargné : avec le temps, vient la vieillesse puis la mort. Il n’y a là rien de tragique, le monde est régi par une intranquillité fondamentale qui fait que tout est en devenir. Craindre le changement serait donc contre-intuitif ; le refuser, contre-nature. Comment affronter les changements sans avoir à les vivre comme une fatalité écrasante ? Pour Marc Aurèle, comme pour les stoïciens, il est primordial de vivre en harmonie avec la Nature. Pour atteindre cette harmonie, l’homme doit distinguer ce qui dépend de lui (ses facultés de raison et de jugement) et ce qui n’en dépend pas (la Providence, Raison souveraine de la nature). Il est ainsi des événements qui suivent leur nécessité propre, conformément à la Raison de la nature et sur lesquels l’homme ne peut rien. Ce serait pure folie que de vouloir que ce qui ne dépend pas de soi ne se produise pas. L’opinion commune perçoit souvent le stoïcisme comme une attitude passive, voire impassible, face aux aléas de l’existence, une philosophie du « c’est comme ça ». Et pourtant, le stoïcisme n’est pas une philosophie de la résignation. Il nous enjoint plutôt à l’acceptation. Accepter, c’est se rendre capable de supporter une réalité qui parfois ne nous convient pas, non pour s’y soumettre mais pour mieux la transformer. Par exemple, accepter la maladie n’est pas se résigner, mais comprendre ce qu’elle est pour mieux lutter et peut-être guérir. Accepter, c’est chercher à comprendre. Car si certains changements semblent ne pas dépendre de nous, ils n’en sont pas pour autant incompréhensibles et sans causes. Si un changement qui arrive nous est déplaisant, c’est sûrement parce qu’il ne rencontre pas nos propres attentes. Or celles-ci ne sont qu’une cristallisation de nos affects et de nos préjugés. Ce n’est là qu’un mauvais usage de nos représentations qui nous fait concevoir ce qui arrive comme arbitraire (sans cause) et non comme nécessaire. Comprendre, c’est donc comprendre avec une raison débarrassée de préjugés pour retrouver l’accord avec l’ordre de la nature. La pensée de Marc Aurèle et à travers lui, celle des stoïciens, est déterministe mais pas fataliste. L’homme fait partie d’un Tout. A ce titre, il est par son action la cause des événements qui adviennent et participe en même-temps au destin de l’univers. En sachant s’accommoder des données extérieures, il peut faire de la nécessité un choix. Mais résister à un changement, est-ce si vain ? La résistance ne permet-elle pas parfois à la vie de se maintenir ? 2 Côté Business Philosopher, c’est apprendre à changer Pourquoi est-ce si difficile de changer ? Il y a la peur de perdre- le contrôle, des avantages, notre liberté... -, l’incertitude face au futur. Il y a aussi les habitudes. Les habitudes sont des raccourcis de pensée qui permettent d’atteindre une certaine maîtrise de ce que nous avons à faire. Comme un sentier bien tracé en forêt, elles nous facilitent la vie. Mais à force, elles peuvent nous empêcher d’envisager d’autres manières de faire. sous le vent tandis que le chêne résiste, mais c’est lui qui survit quand la tempête finale déracine le chêne qui se croyait si solide mais finalement peu agile. Il ne s’agit pas de résister coûte que coûte ou de tout accepter à n’importe quel coût, mais de recevoir le changement comme une occasion de mieux se déterminer, se connaître, changer ses manières de voir... Notre champ de liberté serait là : accueillir les transformations en choisissant la forme et le sens que nous souhaitons leur donner. Tout dépend de la posture que nous choisissons d’adopter. Le philosophe allemand Friedrich Hegel (1770-1831) nous invite à penser aux trois postures possibles face à ce qui nous arrive. Soit nous refusons de nous laisser transformer par ce qui nous arrive, soit nous abandonnons toute résistance en nous suradaptant, soit nous nous « ouvrons à la modification tout en résistant à la déformation* ». C’est la plasticité, notion que Hegel introduit dès le début du XIXe siècle, et qui sera reprise par les neurobiologistes un siècle plus tard pour faire référence à la capacité du cerveau de se modifier sous l’effet de son environnement. Le « Philosopher, c’est apprendre à mourir » de Montaigne pourrait se réinventer en un « Philosopher, c’est apprendre à changer ». Ce serait accepter qu’une part de ce que l’on était meure (la part connue, attendue) pour laisser place à de nouvelles pensées et manières d’être, de nouvelles formes d’organisation et de développements. Peut-être ne choisissonsnous pas toujours les changements qui nous touchent, mais nous avons toujours le choix de la posture que nous allons adopter. Pour Hegel, cette plasticité est la seule attitude philosophique possible. N’est-ce pas aussi la seule attitude pratique et opérationnelle possible ? Changement de direction, d’organisation, d’équipe, de stratégie... nous aurions donc le choix entre rigidité, versatilité ou plasticité. Dans la fable de La Fontaine, le roseau ploie * formule de la philosophe Catherine Malabou Image : Hiroshige Ando (1797-1858), Musashino Des herbes hautes, des oiseaux, des roseaux 3 TROIS QUESTIONS à …. Odile d’Harcourt – Responsable commerciale du département photographique de la RMNGP (Réunion des Musées Nationaux Grand Palais) Qu’est-ce que le changement selon vous ? C’est d’abord une question, celle du « Pourquoi pas ? ». Mais c’est aussi une rupture dans l’inertie naturelle de la vie humaine, un déséquilibre, la disparition de repères et l’apparition du nouveau – une rencontre, un enfant, un poste, une perte… C’est un passage d’ampleur et de nature variées. Il peut s’agir d’une transition douce, d’une mutation professionnelle, d’une fusion ou d’une réorganisation de notre façon de faire. Ces deux derniers cas créent souvent de l’angoisse parce qu’ils impliquent à la fois une perte et une exigence de résultats. J’ai moi-même dû initier une réorganisation du travail de mon équipe. Retirer un cadre pour en établir un nouveau suppose un véritable accompagnement. Un individu et une organisation peuvent-ils ne pas changer ? Une organisation ne peut pas ne pas changer. Le changement est une nécessité contre laquelle elle ne peut pas lutter, et ne doit pas lutter si elle veut ne pas s’éteindre. Quant à l’individu, j’ai constaté que la peur trop extrême du changement peut le conduire à l’exclusion. Tout changement nous remet en question, parfois jusqu’à l’angoisse. Mais aucun changement ne fait jamais de nous des incapables. Je pense que le refus de changer, s’il est même possible, est un refus d’échanger avec le monde et avec les autres. Changer et échanger sont la même chose. La vie, d’un organisme, d’une personnalité ou d’une organisation consiste dans cet échange entre l’intérieur et l’extérieur. Changer peut donc être, à chaque fois, l’occasion d’une renaissance. Tous les changements sont-ils bons ? Non, ce n’est pas parce que le changement est nécessaire qu’il est toujours bon. Plusieurs choses peuvent nous aider à déterminer s’il l’est. D’abord, ses causes, ce qui le motive : il faut savoir pourquoi on change. Les entreprises évoquent souvent une raison strictement économique. Or l’économie n’est qu’un aspect de la réalité des personnes et d’une organisation. Un changement qui ne tient pas compte de la globalité d’une situation risque de ne pas être bon. Pour la même raison, un changement auquel tous ceux concernés par lui ne sont pas associés en transparence (par exemple par une consultation) ne peut pas être totalement bénéfique. Et puis les effets du changement nous indiquent aussi s’il est bon : conduit-il à l’épanouissement ou à la perte de qualité, à l’autonomie ou à la perte de connaissances, au bonheur ou à la perte d’identité ? 4