iuédgenève institut universitaire graduate institute d’études du développement of development studies Etudes courtes Coûts sociaux de la transition. Sculpture en céramique et photos de Claude Albana Presset, Rivière, 2004. Une analyse comparative entre le Kirghizistan et l’Ouzbékistan (1991-2001) Altynay ABDIEVA SCHUET Etudes courtes no 8 ETUDES COURTES nº 8 Coûts sociaux de la transition Une analyse comparative entre le Kirghizistan et l’Ouzbékistan (1991-2001) Altynay ABDIEVA SCHUETZ © IUED, novembre 2005 CHF 12.– INSTITUT UNIVERSITAIRE D’ÉTUDES DU DÉVELOPPEMENT Service des publications Case postale 136 – CH-1211 GENÈVE 21 http://www.iued.unige.ch – [email protected] Mémoire de diplôme d’études approfondies en études du développement, présenté en août 2004 Directeur de mémoire : Mohammad-Reza DJALILI Jury : Jean-Luc MAURER Les idées exprimées dans la collection des Etudes courtes ne reflètent pas nécessairement celles de l’Institut universitaire d’études du développement (IUED). Table des matières Carte de l’Asie centrale 7 Introduction 9 I. Les Etats d’Asie centrale : de l’histoire précoloniale à la fin de l’époque soviétique L’espace et la population d’Asie centrale avant la colonisation russe La conquête russe et l’inclusion dans l’Union soviétique Le modèle économique du système soviétique en Asie centrale La politique sociale et le niveau de vie de la population II. Le processus de transition : quelle voie emprunter ? La transition ou les transitions La thérapie de choc L’approche graduelle La mondialisation et son impact Le processus de la transition en Asie centrale Le Kirghizistan L’Ouzbékistan III. Des principaux facteurs de détérioration des conditions de vie au Kirghizistan et en Ouzbékistan Le développement économique La croissance ou la décroissance La redistribution sectorielle de l’emploi Le taux d’inflation et les salaires réels Le chômage et le secteur informel La balance des paiements Les flux des investissements et l’aide publique au développement L’endettement La privatisation et les réformes agraires La privatisation de l’agriculture La privatisation agricole au Kirghizistan Les réformes agraires en Ouzbékistan La politique sociale IV. Les conséquences sociales de la transition au Kirghizistan et en Ouzbékistan L’évolution de la pauvreté La pauvreté au Kirghizistan La pauvreté en Ouzbékistan L’évolution des inégalités de revenu Les inégalités au Kirghizistan Les inégalités en Ouzbékistan Les indicateurs du développement humain Les soins de santé Les indicateurs de l’éducation En guise de conclusion 11 11 12 13 15 19 19 22 22 24 26 27 30 33 33 33 35 36 37 38 38 39 40 40 41 42 43 49 49 50 53 55 55 58 60 60 62 63 5 V. Les relations entre les stratégies choisies et les conséquences sociales Le cas du Kirghizistan La stabilisation macroéconomique La libéralisation La privatisation Le cas de l’Ouzbékistan Bilan VI. Les perspectives 65 65 65 65 66 66 67 69 La population face aux changements 72 Conclusion 73 Bibliographie 75 Tableaux Tableau 1. Tableau 2. Tableau 3. Tableau 4. Tableau 5. Tableau 6. Tableau 7. Tableau 8. Tableau 9. Tableau 10. Tableau 11. Tableau 12. Tableau 13. Tableau 14. Tableau 15. Tableau 16. Tableau 17. Tableau 18. Tableau 19. Tableau 20. Tableau 21. Tableau 22. Tableau 23. Tableau 24. 6 Deux conceptions de la transition Taux de croissance du PIB au Kirghizistan et en Ouzbékistan, 1990-2001 Redistribution sectorielle de l’emploi au Kirghizistan et en Ouzbékistan, 1990,1995, 2000 Taux d’inflation au Kirghizistan et en Ouzbékistan, 1990-2001 Variation du salaire réel au Kirghizistan et en Ouzbékistan, 1989-2000 Taux de chômage au Kirghizistan et en Ouzbékistan, 1992-2001 Balance des paiements au Kirghizistan et en Ouzbékistan, 1991-2001 Investissements directs étrangers (1989-2000) et aide publique au développement (1998 et 2001) au Kirghizistan et en Ouzbékistan Dette extérieure du Kirghizistan et de l’Ouzbékistan, 1994-2000 Dépenses réelles dans les secteurs de l’éducation et de la santé au Kirghizistan et en Ouzbékistan Dépenses de l’Etat pour l’éducation, la santé et les retraites au Kirghizistan et en Ouzbékistan Pauvreté de revenu au Kirghizistan et en Ouzbékistan Pauvreté au Kirghizistan, 1989-2000 Taux de pauvreté dans les régions du Kirghizistan, 1998 Sources de revenu des ménages kirghiz, 2001 Taux de pauvreté en Ouzbékistan, 1997-2000 Sources de revenu des ménages ouzbeks, 1996-1999 Evolution de l’indice de Gini au Kirghizistan, 1989-2001 PIB annuel par habitant en PPA des régions du Kirghizistan, 1996-1999 Indice de Gini basé sur le revenu salarial en Ouzbékistan, 1991-2001 PIB annuel par habitant en PPA dans les régions de l’est de l’Ouzbékistan, 1999 Indicateurs du développement humain au Kirghizistan et en Ouzbékistan Indicateurs de santé en Ouzbékistan et au Kirghizistan Indicateurs de l’éducation au Kirghizistan, 1989-2001 23 34 36 36 37 37 38 39 39 46 46 50 51 52 53 54 55 56 56 59 59 60 61 62 Carte de l’Asie centrale 7 8 Introduction Suite à la dissolution de l’Union soviétique en 1991, cinq nouvelles républiques indépendantes, le Kazakhstan, le Kirghizistan, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan et le Turkménistan, sont apparues en Asie centrale. Ces pays, comme les quinze autres Etats issus de l’URSS, se sont lancés dans des changements politiques, économiques et institutionnels de leurs systèmes. Ces changements ont eu des conséquences socioéconomiques majeures : effondrement de la production, baisse de l’emploi et du niveau des salaires réels, diminution des dépenses publiques, appauvrissement de la population, accroissement des inégalités et détérioration du niveau de vie. Chacun de ces pays a choisi un chemin différent et connaît divers degrés de déclin économique et social. Le Kirghizistan et l’Ouzbékistan, comme leurs trois autres pays voisins d’Asie centrale, étaient complètement intégrés dans le système politique et économique de l’Union soviétique. D’ailleurs, ils avaient été constitués en entités politiques par les planificateurs soviétiques pendant les années 1920. La désintégration de ces multiples réseaux soviétiques fut très douloureuse pour les nouvelles républiques centreasiatiques qui n’avaient même pas revendiqué leur indépendance. Dès lors, elles durent assumer seules les multiples héritages du passé, leurs transformations politiques et socio-économiques et l’intégration dans l’espace géostratégique mondial. Dans ce contexte du passage vers l’économie de marché, les pays d’Asie centrale ont connu une grave crise sociale, qui s’est traduite par une précarisation des conditions de vie et par une fragmentation de la société. Bien que l’Ouzbékistan et le Kirghizistan aient été soumis à la même pression pour adopter une économie de type néoclassique, chaque pays a connu son propre rythme dans le processus de transition ; le contenu des réformes effectuées a aussi varié de l’un à l’autre. L’Ouzbékistan a choisi l’approche du passage graduel à l’économie de marché, tandis que le Kirghizistan a adopté le programme radical qu’est la « thérapie de choc » conçue et préconisée par les instances économiques mondiales. Ce travail a pour but d’explorer dans quelle mesure les réformes politiques et économiques menées par le Kirghizistan et l’Ouzbékistan ont entraîné des répercussions sociales sur la population de ces deux pays pendant la première décennie de la transition. Deux questions principales guident ce travail : Quelles sont les conséquences sociales majeures des dix premières années de la transition (19912001) sur les sociétés du Kirghizistan et de l’Ouzbékistan ? Jusqu’à quel point peut-on comprendre ces conséquences sociales comme des résultats des deux stratégies choisies ? Il ne s’agit pas de juger les choix politiques, économiques et stratégiques effectués par l’Ouzbékistan et le Kirghizistan, mais de tenter de mesurer leur impact sur les conditions sociales à travers le champ d’une analyse historico-comparative. L’étude se concentre sur la première décennie du processus de transition pour pouvoir reconstituer les changements socio-économiques survenus et ainsi atteindre une meilleure compréhension des interrelations entre les stratégies, les facteurs de changement et les conséquences sociales. Elle se base sur des données statistiques, des rapports économiques et des livres théoriques, tout en gardant à l’esprit que derrière ces statistiques se trouvent de multiples vécus personnels. 9 Le premier chapitre retrace le parcours historique des pays d’Asie centrale et leur développement politique, économique et social alors qu’ils faisaient partie du système soviétique. Le deuxième chapitre est consacré aux multiples facettes de la notion de transition et montre les traits principaux du processus de transition au Kirghizistan et en Ouzbékistan. Dans le troisième chapitre sont traités les facteurs majeurs susceptibles d’avoir influencé les changements des conditions sociales, puis, dans le chapitre suivant, la conséquence de la période de transition sur le bien-être de la population. Les deux derniers chapitres sont construits autour d’une réflexion, d’abord sur l’éventualité d’un lien entre les stratégies mises en œuvre par l’Ouzbékistan et le Kirghizistan et les réalités sociales observées dans ces deux pays, et ensuite sur des problèmes socio-économiques récents qui nous permettent de dégager quelques perspectives de ce que pourrait être le développement futur de ces pays. 10 I. Les Etats d’Asie centrale : de l’histoire précoloniale à la fin de l’époque soviétique Tout d’abord, un bref parcours historique dans ce chapitre permettra de retracer la trajectoire de cinq nouveaux Etats sur l’espace de l’Asie centrale. Ensuite, il s’agira d’explorer leur développement pendant la période soviétique pour restituer leurs multiples héritages dans les domaines politique, économique et social. L’espace et la population d’Asie centrale avant la colonisation russe Aujourd’hui, le terme d’« Asie centrale » s’applique de façon étroite à la région occupée par cinq ex-républiques soviétiques, maintenant indépendantes : le Kazakhstan, le Kirghizistan, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan et le Turkménistan. C’est ainsi que nous entendrons ce terme dans le présent travail. Pourtant, dans un sens plus large qui tient compte du peuplement, le terme était utilisé pour « tout l’espace où le monde turc des steppes est entré en contact avec la civilisation persane et musulmane : en ce sens l’Asie centrale irait de l’Anatolie au Sin-Kiang chinois, en passant par le nord de l’Afghanistan » 1. Au cours de son histoire, cette région a reçu plusieurs dénominations, en commençant par l’expression « Transoxiane » 2, le « Mawarah-alnahr » 3 ou le « Touran », mais aucune ne définissait de contour territorial précis, car elles étaient utilisées plutôt par les Arabes ou les Persans, soit pour marquer les frontières – « au-delà de », « de l’autre côté de » –, soit pour marquer le monde turc, nomade. L’expression plus récente pour définir cette région est « Turkestan », en persan « pays des Turcs », mais elle non plus ne désigne pas une région précise car selon les uns, elle « dépendait des conditions politiques du moment » 4 et selon les autres, elle constituait un vaste territoire occupé par les Turcs entre la Sibérie, la mer Caspienne et le nord de l’Inde. Ce territoire était riche en interactions entre différents peuples, cultures et idées, notamment suite aux multiples conquêtes : l’Empire perse achéménide y exerça le pouvoir entre 500 et 300 avant Jésus-Christ, mais disparut suite à la domination d’Alexandre le Grand. Après avoir connu l’islamisation (plus le sud que le nord), puis l’invasion des Mongols de Gengis Khan et de la dynastie Timouride, cette région s’intègra, au XIXe siècle, à l’Empire tsariste russe. Ces interactions sont aussi dues à son emplacement géographique entre la Chine, l’Occident, la Russie et le monde arabe : le territoire était ainsi devenu un des passages principaux de la fameuse « Route de la Soie ». Habitée par des nomades et par des groupes sédentaires, la région connaît une véritable dualité qui remonte à la période du VIe siècle avant Jésus-Christ5. A l’arrivée 1 ROY Olivier, L’Asie centrale contemporaine, coll. Que sais-je ?, Paris, Presses Universitaires de France, 2001, p. 7. 2 L’expression signifie « au-delà de l’Oxus » et remonte à l’Antiquité. Pour des explications détaillées, voir DJALILI Mohammad-Reza, KELLNER Thierry, Géopolitique de la nouvelle Asie centrale. De la fin de l’URSS à l’après-11 septembre, Paris, Presses Universitaires de France, 2003 [2001], pp. 19-23. 3 Signifie « ce qui [se trouve] de l’autre côté du fleuve ». 4 DJALILI Mohammad-Reza, KELLNER Thierry, op. cit., p. 24. 5 FOURNIAU Vincent, Histoire de l’Asie centrale, coll. Que sais-je ?, Paris, Presses Universitaires de France, 1994, p.13. 11 des Russes, les trois émirats ouzbeks (de Khiva, de Kokand et de Boukhara) occupaient une place importante dans l’espace de l’Asie centrale. En outre, les diverses tribus nomades également turcophones, comme les Ouzbeks, les Kazakhs, les Karakalpaks, les Kirghiz, les Turkmènes, etc., se sont partagé cette région, ainsi que la population sédentaire persanophone (notamment les Tadjiks). La conquête russe et l’inclusion dans l’Union soviétique Après avoir vaincu les Tatars en 1552, conquis les terres du sud de l’Oural et à l’est de la Volga, et consolidé les frontières de la Sibérie, les Russes poursuivirent leurs conquêtes vers le sud pour rechercher de nouveaux marchés et accéder aux matières premières. Ils occupèrent progressivement les terres du présent Kazakhstan, puis soumirent les khanats ouzbeks et les peuples nomades. En 1867, ces territoires devinrent la province du Turkestan. « Partout, la soumission des peuples passe par l’édification de lignes de fortifications, par l’installation de paysans-soldats et de paysans ayant fui le renforcement du servage. » 6 A la fin du XIXe siècle, environ un million de paysans slaves et allemands furent implantés sur les terres conquises. Les soulèvements contre le pouvoir colonial débouchèrent, dans les années 19181919, sur une famine volontairement provoquée, qui entraîna la mort d’un million de personnes au sein des populations musulmanes. En 1918, le Turkestan devint la République soviétique du Turkestan mais, à partir des années 1920, pour faciliter l’assimilation et briser les résistances religieuses et ethniques, le territoire du Turkestan subit de multiples découpages. Cinq nouvelles républiques soviétiques furent ainsi créées en trois étapes sur une base ethnonationale : le Kazakhstan, le Kirghizistan, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan et le Turkménistan. Cette politique, qui se traduit par la formule « différencier pour assimiler » 7, est bien expliquée par Olivier Roy : « Les buts étaient cohérents mais complexes : casser les grandes identités transnationales (islam, panturquisme, civilisation persane), diviser pour mieux régner en mettant les groupes ethniques en compétition pour la terre (et l’eau), créer de nouvelles catégories de populations qui doivent tout (y compris leur identité) au système soviétique, enfin se donner les moyens d’intervenir au-delà des frontières en jouant sur les solidarités ethniques transnationales (mais bien sûr dans le seul sens de l’influence soviétique vers l’extérieur). » 8 Le découpage a divisé les pays de telle façon que la République tadjik et la République kirghize, pays montagnards, avaient un grand surplus en eau, alors que les trois autres pays, le Turkménistan, le Kazakhstan et l’Ouzbékistan, manquaient d’eau pour leurs activités agricoles. Les populations nomades furent sédentarisées et fortement traumatisées par la collectivisation forcée. La construction de l’identité soviétique et de l’Homo sovieticus menée dans ces Etats coïncidait avec une politique d’identification nationale : ainsi, les découpages étaient présentés comme des regroupements naturels, basés sur une affinité linguistique et culturelle. Chaque république fut dotée de sa langue nationale (mais réformée : l’alphabet introduit est d’abord arabe, puis latin et finalement cyrillique), de son histoire nationale et de ses héros, ainsi que d’une université nationale, d’une académie des sciences, d’un musée historique, etc. L’identité soviétique – que Moscou tentait de créer en même temps – passa par le processus de russification, de sédentarisation et d’éducation. « Sovietisation became increasingly related to Russification in Central Asia as Moscow sought to impose the language, industry, society, culture and “glory” of the Russian 6 KARAM Patrick, Asie centrale : le nouveau grand jeu. L’après-11 septembre, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 168. 7 Ibid., p. 171. 8 ROY Olivier, op. cit., p. 23. 12 people upon an “inferior” civilisation. » 9 Les citadins des pays d’Asie centrale parlaient souvent mieux le russe que leur langue nationale. L’ordre colonial imposé par la Russie à cette région a eu des particularités à plusieurs niveaux. Il n’y eut pas de tentative d’introduire le christianisme parmi les populations d’Asie centrale : « Unlike some West European colonial powers, it made no efforts to proselytize the Muslim population of Central Asia. » 10 La religion est restée l’islam, majoritairement sunnite 11 mais très institutionnalisé, avec un mufti principal qui se charge de la Direction spirituelle, basée à Tachkent pour toute l’Asie centrale. Les relations n’étaient pas de maîtres à esclaves car la population locale put se mélanger avec les nombreux nouveaux arrivés slaves ou d’autres ethnies. En outre, après la création de nouvelles nations, les républiques furent complètement intégrées dans l’Union soviétique et, par conséquent, elles ont « profondément subi les méthodes marxistes-léninistes pratiquées par Moscou durant plus de soixante-dix ans » 12. Le modèle économique du système soviétique en Asie centrale Dans tout le bloc des pays ex-communistes, l’Etat, représenté par le Parti communiste, déterminait les activités économiques du pays. En Asie centrale, chaque pays avait aussi son Parti communiste, son gouvernement et ses propres élites, mais pratiquement il était dénué d’autonomie de décision. Comme l’explique Alex Stringer, « in particular, the responsibility for a large proportion of the duties and concerns of a modern state lay with the central administration » 13. Les relations étrangères, la sécurité, la définition de la politique nationale dans le domaine de l’économie, le budget national, la législation et le droit criminel, le transport et l’industrie lourde, et bien d’autres domaines encore étaient sous le contrôle direct du centre. Il en allait de même des membres de la nomenklatura locale, soumis au système de nomination décidé par Moscou. Ainsi, c’était la règle que le premier secrétaire du Parti fût une personne d’origine (ethnique) du pays, et le deuxième secrétaire en général un Russe ou un Ukrainien. La clé du système économique était la planification centrale, déterminée par l’Etat et plus précisément, dans le cas de l’Union soviétique, par la Commission du Plan d’Etat, créée en février 1921 14. Néanmoins, l’essentiel n’était pas dans la préparation du plan, mais dans le contrôle administratif excessif. Il existait une forme dominante de propriété, la propriété d’Etat. La structure, le volume de la production et les prix étaient ainsi déterminés par l’Etat, en l’absence de toute concurrence. Le système de la croissance extensive fut mis en œuvre grâce à l’utilisation de sources sans cesse nouvelles de facteurs de production, c’est-à-dire de main-d’œuvre et de matières premières. Les républiques centre-asiatiques possédaient ces facteurs de production et elles devinrent les principaux fournisseurs de matières premières pour 9 EVERETT-HEATH Tom (ed.), Central Asia : Aspects of Transition, London, Routledge Curzon, 2003, p. 110. 10 KAUSHIK Devendra, « The Post-Soviet Central Asia and Russia : Emerging Contours of a New Relationship », Central Asia : Emerging New Order, WARIKOO Kulbhushan (ed.), New Delhi, Har-Anand Publications, 1995, p. 228. 11 Au Tadjikistan, dans la région du Haut-Badakhchan, l’islam chiite ismaélien. 12 DJALILI Mohammad-Reza, « Républiques méridionales de l’ex-URSS : nouveaux Etats du Sud », Du socialisme à l’économie de marché. Errances de la transition, NOVEMBER Andràs (dir.), Nouveaux Cahiers de l’IUED, nº 12, Paris, Presses Universitaires de France ; Genève, IUED, 2001, p. 75. 13 STRINGER Alex, « Soviet Development in Central Asia : The Classic Colonial Syndrome ? », Central Asia : Aspects of Transition, EVERETT-HEATH Tom (ed.), London, Routledge Curzon, 2003, p. 159. 14 SEUROT François, Le système économique de l’URSS, Paris, Presses Universitaires de France, 1989, p. 56. 13 les autres républiques. La politique de spécialisation était aussi pratiquée à l’excès dans ces républiques : « The role of the Central Asian republics was to provide the agricultural basis for the Soviet economy, particularly cotton (Uzbekistan), wheat production (Kazakhstan), and animal husbandry (Kazakhstan, Kyrgyzstan). » 15 Un des buts de cette répartition était de créer une interdépendance économique entre les républiques soviétiques, les unes spécialisées dans les industries de transformation et les autres chargées de produire et de fournir les matières premières. Moscou tirait avantage de cette complexité en se présentant comme un intermédiaire indispensable. Si l’exploitation des ressources minières a été développée dans pratiquement toutes les républiques, le pétrole et le gaz ont été exploités surtout au Kazakhstan et au Turkménistan, alors que les deux pays montagnards, le Tadjikistan et le Kirghizistan, se sont spécialisés dans la mise en valeur des ressources hydroélectriques. La priorité du développement économique était donnée au développement industriel, et plus précisément à l’industrie lourde. Le premier Plan quinquennal de 1929 était particulièrement ambitieux et irréaliste : il prévoyait le développement de pas moins de 50 branches industrielles, prioritairement les industries extractives, le secteur de l’énergie et des transports ainsi que la production de machines16. Le monde rural et agricole était mis au service de l’industrie : Staline exportait un million et demi de tonnes de céréales pour acheter les équipements industriels, alors même que des millions de gens mouraient de faim. Une première tentative de collectivisation de l’agriculture fut effectuée tout de suite après la révolution de 1917, mais elle échoua. La deuxième fut entreprise par Staline en 1928-1929 après une faible collecte de céréales auprès des paysans, due à une mauvaise récolte. On ferma les marchés pour les paysans et des brigades ouvrières furent mises sur pied pour réquisitionner les récoltes. Cette période a été marquée par la déportation des koulaks 17, la famine de 1933 et la détérioration des conditions de vie des paysans18. La collectivisation s’acheva en 1935 : 83,2% des paysans étaient alors « collectivisés » 19, et les fermes individuelles regroupées en kolkhozes ou en sovkhozes20. La collectivisation a entraîné des effets dramatiques, comparables d’ailleurs à ceux de la décollectivisation des années 1990. Au Kazakhstan par exemple, le cheptel ovin est passé de 19 millions de têtes en 1928 à 2 millions en 193521, comme au Kirghizistan dans les années 1990, où les ovins et caprins sont passés de 9,5 millions de têtes en 1991 à 4 millions en 1998 22. Dans la région, le développement de monocultures, spécialement le coton, était aussi une stratégie de spécialisation poussée pour obtenir le maximum de productivité et d’efficacité. En Ouzbékistan, les bénéfices tirés des plantations cotonnières ont couvert 60% de son produit intérieur brut (PIB)23. Mais le paradoxe du système 15 JONES LUONG Pauline, Institutional Change and Political Continuity in Post-Soviet Central Asia, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, p. 67. 16 SEUROT François, op. cit., p. 63. 17 Au XIXe siècle, koulak désignait le paysan riche qui prête aux autres à des taux d’usure, puis, après la révolution, celui qui possède un peu de bétail, des chevaux. Voir SEUROT François, op. cit., p. 50. 18 Ibid., pp. 40 et 60-63. 19 NOVE Alec, An Economic History of the USSR, Paris, Economica, 1972 [1969], p. 174. 20 Les sovkhozes sont les fermes d’Etat et les kolkhozes les fermes coopératives. 21 SEUROT François, op. cit., p. 72. 22 RADVANYI Jean (dir.), Les Etats postsoviétiques. Identités en construction, transformations politiques, trajectoires économiques, Paris, Armand Colin, 2003, p. 171. 23 SHARMA Ram Rattan, « Paradoxes of Transition », Central Asia : Emerging New Order, WARIKOO Kulbhushan (ed.), New Delhi, Har-Anand Publications, 1995, p. 38. 14 soviétique a fait que 90% de la production de coton de l’Ouzbékistan et du Tadjikistan étaient utilisés en dehors de ces républiques, envoyés dans les usines de textiles en Russie, en Ukraine ou dans d’autres républiques, voire exportés à l’étranger. Les pays producteurs de coton devinrent fortement dépendants des importations de produits alimentaires – et cela dans des régions où les conditions climatiques sont très favorables pour cultiver de tels produits ! « By the end of the Soviet period, Central Asia was producing 92 per cent of all Soviet cotton and had become one of the world’s leading cotton-growing regions, accounting for around 17 per cent of global production. Two-thirds to three-quarters of Soviet cotton was grown in Uzbekistan… » 24 Les conséquences d’un tel développement ont été dramatiques. La surutilisation des deux rivières Syr-Daria et Amou-Daria, sources principales d’irrigation de cette culture, a conduit à l’assèchement catastrophique de la mer d’Aral. La santé des populations de ces régions a été affectée par une grave pollution chimique due à une utilisation excessive d’engrais et de pesticides. Ainsi, le modèle soviétique de développement a eu our conséquences la surutilisation des ressources, l’accroissement constant des coûts de production et la baisse de la productivité et de l’innovation. Les républiques européennes de l’Union soviétique bénéficiaient du revenu le plus élevé, dû à la domination des produits à valeur ajoutée, tandis que les républiques asiatiques, qui vendaient majoritairement des produits bruts (ressources naturelles), souffraient de revenus inférieurs. Pour équilibrer quelque peu cette situation, le centre opérait des transferts de subsides aux républiques d’Asie centrale. A partir de la perestroïka, les débats s’ouvrirent sur l’autofinancement et l’autosuffisance des régions (parties européennes et asiatiques). Les entreprises jouissaient d’une plus grande liberté de gestion, mais recevaient par contre moins de subventions. Des investissements furent attribués aux entreprises rentables, mais la production, concentrée sur les matières premières et les produits semi-finis, n’obtint pas de bons résultats. L’agriculture, qui reposait sur la monoculture et était confrontée à de nombreuses difficultés, et le secteur industriel partiellement basé sur l’industrie de la défense (Kirghizistan, Kazakhstan) se retrouvèrent sans plan ni marché. La politique sociale et le niveau de vie de la population Dans les républiques de l’Union soviétique, le niveau de vie de la population dépendait d’une part du montant des revenus (salaires mais aussi gains grâce au travail au noir) et, de l’autre, des prix fixés pour les biens de consommation et les services publics et sociaux mis à la disposition des citoyens. Si l’on accepte que le chômage « officiel » n’existait pas du temps de l’Union soviétique, la totalité des travailleurs avaient un revenu régulier. Comme les entreprises étaient largement subventionnées par l’Etat, elles ne pouvaient être mises en faillite, ce qui signifie qu’une personne était sûre de garder son emploi à vie. Mais ce système entravait l’efficacité des entreprises par la charge d’une main-d’œuvre beaucoup trop nombreuse. Il avait entraîné une précarisation des salaires et un « chômage caché ». La différence de revenu existait aussi bien entre les divers secteurs économiques qu’entre les différentes régions soviétiques. Par exemple, les travailleurs dans l’industrie percevaient un salaire moyen de 212 roubles alors que les agriculteurs devaient se contenter de 153 roubles. Quant à la différence régionale, les habitants des républiques baltes, surtout de l’Estonie, jouissaient d’un revenu largement supérieur à celui obtenu dans certaines républiques asiatiques. Ces écarts étaient plus conséquents 24 STRINGER Alex, op. cit., p. 149. 15 dans le secteur agricole : « En 1974, le revenu moyen du kolkhozien tadjik était le quart de celui du kolkhozien estonien. » 25 Une explication parmi d’autres de cette différence est que l’Ouzbékistan, par exemple, « was forced to sell cheap raw cotton while having to buy textiles at inflated prices and that prices for some foodstuffs were higher than in other parts of USSR » 26. Dans les kolkhozes, les salaires des travailleurs n’étaient pas fixes, mais dépendaient des prix d’achat décidés et payés par l’Etat. La différence de revenu dépendait aussi du produit cultivé : les agriculteurs cultivant les graines étaient beaucoup mieux payés que les agriculteurs cultivant le coton (respectivement 60.5 et 16 kopecks par heure). De ces exemples d’écarts, on peut déduire que les inégalités de revenu, de même que la pauvreté, ont bel et bien existé dans le système soviétique. Selon Alastair McAuley, en 1968, 35% à 40% des citoyens de l’URSS avaient un revenu inférieur au seuil de pauvreté (environ 50 roubles soviétiques par mois)27. Néanmoins, il ne faut pas omettre l’importance des revenus supplémentaires, comme les transferts sociaux et les revenus tirés du travail au noir ou de l’accès préférentiel aux biens de consommation. Dans le cas de l’Union soviétique, les différences salariales sont probablement de moindre ampleur que « les accès inégaux aux différents canaux de distribution des biens » 28 entre les divers groupes sociaux. La culture politique en Asie centrale, marquée par le clanisme, le régionalisme et le clientélisme, a considérablement renforcé cette inégalité. L’appartenance territoriale, à un groupe proche du pouvoir ou aux réseaux de solidarité peut apporter des avantages non négligeables en facilitant l’accès aux ressources matérielles ou immatérielles29. Il faut souligner à quel point les services publics et sociaux ont joué un rôle important pour le bien-être des gens et ont pu compenser l’insuffisance des revenus. Tout d’abord, les citoyens bénéficiaient de la gratuité de l’enseignement scolaire et universitaire ainsi que de la formation continue ; en outre, le système médical était accessible à tous. Plusieurs services sociaux intermédiaires étaient aussi fournis par l’Etat ou directement par l’entreprise, tels que le logement, la crèche, le centre de vacances, les activités culturelles, l’approvisionnement alimentaire ou en biens de consommation30. Une « consommation sociale » venait ainsi pallier les salaires bas ou moyens. Il ne fait pas de doute que la population d’Asie centrale a pu bénéficier du généreux système social mis en place dans les républiques depuis leur intégration dans l’Union soviétique. L’alphabétisation est passée de 3,6% en 1926 à 52,1% en 195931 de la population locale centre-asiatique pour atteindre la quasi-totalité de la population à la fin des années 1980. Le système de santé s’est développé dans toutes les républiques et ses régions, avec l’accès gratuit aux soins médicaux. Le personnel médical a considérablement augmenté, dépassant même le niveau moyen de l’Union soviétique. 25 SEUROT François, op. cit., p. 267. 26 STRINGER Alex, op. cit., p. 152. 27 MCAULEY Alastair, Economic Welfare in the Soviet Union : Poverty, Living Standards, and Inequality, Madison, University of Wisconsin Press, 1979, p. 70. 28 SEUROT François, op. cit., p. 268. 29 PÉTRIC Boris-Mathieu, Pouvoir, don et réseaux en Ouzbékistan post-soviétique, Paris, Presses Universitaires de France, 2002, p. 52. 30 CHAVANCE Bernard, La fin des systèmes socialistes. Crise, réformes et transformations, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 163. 31 STRINGER Alex, op. cit., p. 156. 16 Ces services ont permis la diminution de la mortalité infantile dans toutes les républiques et l’augmentation de l’espérance de vie à la naissance. Cependant, en dépit de ces progrès en matière d’éducation et de santé, les républiques d’Asie centrale présentaient des résultats inférieurs à ceux de la partie européenne de l’URSS. 17 18 II. Le processus de transition : quelle voie emprunter ? Depuis les années 1990, tous les pays de l’ex-bloc soviétique sont regroupés sous la dénomination de « pays en transition », dont font partie les cinq pays d’Asie centrale. Cependant, on trouve dans la littérature de multiples sens à l’expression « transition » : pour les uns purement économique, elle signifie pour les autres un double passage, à la fois économique et politique. Dans ce chapitre, nous allons examiner quelques-unes des multiples facettes de la transition, dans une perspective d’abord générale, puis appliquée aux anciennes républiques de l’URSS et enfin plus particulièrement au Kirghizistan et à l’Ouzbékistan. La transition ou les transitions La « transitologie » est devenue une sous-discipline de la science politique après que plusieurs ouvrages, concepts et hypothèses eurent analysé les expériences sudeuropéennes (comme celle de l’Espagne) et latino-américaines de transformation de régimes politiques. Ainsi, l’objet de la « transitologie » est constitué par « le changement des procédures politiques au cours d’une période couvrant l’effacement d’un régime autocratique et les efforts pour implanter une démocratie » 32. Cette période se caractérise par l’absence de règles claires, ce qui rend les évolutions politiques hautement imprévisibles et accroît nettement la probabilité de commettre des erreurs durant cet intervalle. Les expériences des transitions sud-américaines et sud-européennes représentent l’objet de la première vague de la transitologie, ou « transitologie classique ». Cette théorie traite des choix faits par les acteurs des transitions, de leurs dilemmes tactiques face à d’autres acteurs politiques ou à d’autres forces sociales. La path dependence, ou seconde étape de la transitologie, celle qui nous intéresse, se construit sur le terrain empirique des transitions en Europe centrale et orientale faisant suite au basculement de 198933, soit la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’URSS. Les deux théories (transitologie classique et path dependence) explorent les chemins par lesquels ces sociétés se sont dégagées des systèmes autoritaires, mais la path dependence y ajoute l’analyse des transformations imposées par l’éclatement du système communiste et l’héritage « en pièces détachées » d’institutions et d’organisations dispersées. Comme le dit Michel Dobry, la « transitologie » n’étudie pas seulement les ruptures politiques, mais l’ensemble des transformations qui affectent lourdement non seulement le secteur économique mais tous les rapports sociaux, tous les secteurs, sphères sociales ou « champs » différenciés des sociétés dans lesquelles elles ont pris place 34. Néanmoins, les définitions qui se profilent pour désigner la notion de transition comportent majoritairement des dimensions politiques et économiques et occultent en 32 GUJIHOT Nicolas, SCHMITTER Philippe C., « De la transition à la consolidation. Une lecture rétrospective des democratization studies », Revue française de science politique, vol. 50, nº 4-5, août-octobre 2000, p. 618. 33 DOBRY Michel, « Les voies incertaines de la transitologie. Choix stratégiques, séquences historiques, bifurcations et processus de path dependence », Revue française de science politique, vol. 50, nº 4-5, aoûtoctobre 2000, p. 585. 34 DOBRY Michel, « Les transitions démocratiques. Regards sur l’état de la “transitologie” », Revue française de science politique, vol. 50, nº 4-5, août-octobre 2000, p. 579. 19 quelque sorte la dimension sociale. Ainsi, la dimension politique s’attache aux définitions qui désignent « la trajectoire que les pays ex-communistes suivent pour adopter un régime démocratique » 35. Mais l’exemple des pays centre-asiatiques (que l’on verra plus loin) montre que dans leurs cas, ce passage ne se fait pas forcément vers la démocratie, mais plutôt vers un régime autocratique 36. La dimension économique, quant à elle, prend « un sens très particulier dans le vocabulaire orthodoxe » 37 en désignant, « pour les économies qui relevaient d’un modèle de centralisation autoritaire, une évolution obligée […] vers le modèle de l’économie de marché » 38. Le domaine social, enfin, occupe encore une place très marginale dans les discours sur le processus de transition. L’analyse historique montre que dans le cas des pays du sud de l’Europe et de l’Amérique latine, la démocratisation est venue comme une étape suivant le capitalisme et a coïncidé avec la libéralisation économique d’ordre capitaliste. Dans le cas de la Chine, les réformes ont touché seulement le système économique, tandis que le système politique est demeuré inchangé et stable. Dans le cas des pays excommunistes, c’est la simultanéité des réformes économiques et politiques qui rend le processus de transition très complexe. Plusieurs analystes partagent même le point de vue selon lequel l’interaction entre le processus de démocratisation et celui des réformes économiques dans le contexte du postcommunisme pourrait devenir explosive, entraînant des troubles politiques, voire l’effondrement économique 39. On pourrait alors finalement assister à une crise sociale de la société dans son ensemble. Michel Dobry note pourtant que si les processus politiques ont un rapport avec les « performances » économiques, les crises ou récessions économiques – et les frustrations, mécontentements ou « déséquilibres sociaux qui leur sont souvent associés – ne se transforment pas automatiquement en des révoltes ouvertes, des mobilisations contestataires et des crises politiques. Ils n’ont pas davantage pour effet corollaire l’effondrement de nouveaux systèmes démocratiques » 40. Comme l’explique Valerie Bunce, la corrélation entre les deux réformes (politique et économique) peut être très ambiguë : « Dans un contexte de difficultés économiques, les jeux politiques peuvent se polariser et les publics de masse peuvent se mobiliser. Ces types de développements peuvent inciter les autoritaristes à tenter de réaffirmer leur pouvoir […], lorsque les régimes politiques en place sont de forme présidentielle, et non parlementaire. » 41 L’auteure souligne aussi que les réformes économiques tendent à accentuer les inégalités socio-économiques, qui avec le temps produisent des différences dans la distribution du pouvoir politique – ce qui peut finalement miner la démocratie. C’est pourquoi elle préconise de mettre en place d’abord des institutions démocratiques, d’entreprendre ensuite les réformes de la politique sociale et de finir par les réformes économiques. 35 NOVEMBER Andràs, « Voies multiples et incertaines de la “transition” », Du socialisme à l’économie de marché. Errances de la transition, NOVEMBER Andràs (dir.), Nouveaux Cahiers de l’IUED, nº 12, Paris, Presses Universitaires de France ; Genève, IUED, 2001, p. 14. 36 Voir aussi DJALILI Mohammad-Reza, KELLNER Thierry, op. cit., p. 53. 37 COMELIAU Christian, « Transition et développement : le risque de myopie », Du socialisme à l’économie de marché. Errances de la transition, NOVEMBER Andràs (dir.), Nouveaux Cahiers de l’IUED, nº 12, Paris, Presses Universitaires de France ; Genève, IUED, 2001, p. 281. 38 Ibid. 39 BUNCE Valerie, « Quand le lieu compte », Revue française de science politique, vol. 50, nº 4-5, août-octobre 2000, p. 644. 40 DOBRY Michel, « Les transitions démocratiques… », op. cit., p. 580. 41 BUNCE Valerie, op. cit., p. 643. 20 Selon une autre hypothèse, avancée par un certain nombre de théoriciens, la démocratisation et les réformes économiques sont en étroite corrélation et le rythme de la démocratie détermine les performances économiques : la démocratie lente correspond à une transition économique lente, et la shock democracy à une transition rapide vers le capitalisme avec de bonnes performances économiques. Les théoriciens de la path dependence mettent en question l’homogénéité de la transition, qui dépend des particularités de chaque pays, et soulignent la pluralité des chemins qu’elle peut emprunter. Claus Offe va encore plus loin en proposant de prendre en considération l’histoire du pays à long terme : « […] il faut nous attendre à une inévitable pluralité de voies de transition spécifiques aux différents pays, dont le cours ne sera pas déterminé uniquement par l’histoire du communisme propre à chacun d’eux durant les cinquante dernières années, mais bien plus et au-delà de cela, par les préconditions économiques, politiques et culturelles antérieures, créées à l’intérieur de chacun de ces pays par son histoire particulière durant les cinq cents dernières années. » 42 Malheureusement, cet avis important n’a pas été pris au sérieux par les organisations économiques internationales. Or, ce sont leurs économistes de l’école néolibérale qui définissent les lignes directrices de la transition économique, présentées comme la meilleure solution des problèmes qui se posent à tous les pays en transition. Les adhérents du courant néolibéral ainsi que les organismes internationaux négligent ainsi la diversité des pays et proposent des stratégies et des recommandations alignées strictement sur ce courant : « Dès les premiers jours des réformes, on a pu constater le désir de certains organismes internationaux et de chercheurs qui leur sont liés de démontrer qu’il n’y a pas d’autre solution que le modèle de transition proposé. » 43 Ils se sont inspirés du « consensus de Washington », développé à l’origine pour les pays d’Amérique latine à la fin des années 1980 puis repris pour d’autres régions du monde. Bien que l’application de ce « consensus » n’ait pas toujours donné de bons résultats en Amérique latine, on le présente comme une sorte de panacée aux pays en transition. Les idées principales des dix postulats du consensus peuvent être regroupées en trois grands domaines : la stabilisation, la libéralisation et la privatisation. Il suffirait de les appliquer pour aboutir à la croissance économique, qui à son tour améliorerait la vie de la population dans son ensemble. Giovanni Cornia note qu’il n’est pas surprenant que la plupart des prescriptions politiques aient mis l’accent sur ces trois postulats, qui ont été perçus comme les conditions nécessaires et suffisantes du succès de la transition44. Voici leurs traits principaux : 1) une libération des prix, immédiate ou progressive, mais aboutissant toujours au même résultat, la suppression de tout contrôle des prix ; 2) une politique budgétaire visant à la réduction du déficit, voire au dégagement d’un excédent ; 3) une politique monétaire fortement restrictive, combinant une forte hausse des taux d’intérêt et un ancrage nominal de la devise nationale sur le dollar ou sur l’euro (à l’époque, sur le DEM). Ainsi, les réformes touchent le système bancaire car son bon fonctionnement est nécessaire à une bonne application de la politique monétaire ; 42 OFFE Claus, Varieties of Transition : The East European and East German Experience, Cambridge (Massachusetts), MIT Press, 1997, p. 138, cité dans DOBRY Michel, « Les voies incertaines de la transitologie… », op. cit., p. 597. 43 SAVITCH Pavel, « La transition à l’économie de marché : la politique ou les politiques ? », Du socialisme à l’économie de marché. Errances de la transition, NOVEMBER Andràs (dir.), Nouveaux Cahiers de l’IUED, nº 12, Paris, Presses Universitaires de France ; Genève, IUED, 2001, p. 264. 44 CORNIA Giovanni Andrea, « Neglected Issues : An Overview », MOCT-MOST : Economic Policy in Transitional Economies, vol. 8, nº 1, March 1998, pp. 1-2. 21 4) une politique des revenus ; 5) une ouverture rapide de l’économie au commerce international par le démantèlement des droits de douane et le passage à la convertibilité de la devise 45. Pour que le pays s’intègre dans le commerce international, une politique de taux de change est indispensable. Si les directions des réformes sont clairement définies, les débats s’ouvrent sur la vitesse souhaitable des réformes : faut-il les mettre sur les rails à la vitesse maximale ou les introduire progressivement ? Les deux méthodes ont leurs partisans : les uns sont adeptes de la solution de la « thérapie de choc » et les autres des réformes graduelles. La thérapie de choc La thérapie de choc détermine la voie la plus courte pour remplacer l’ancien système et ses institutions par l’économie de marché. Les réformes doivent s’effectuer rapidement car l’introduction de réformes partielles ne donne pas l’effet désiré. Cette voie est la plus fréquemment préconisée, spécialement par les institutions de Bretton Woods. La Pologne a été la première à l’appliquer, notamment selon les conseils de l’économiste Jeffrey Sachs (« père fondateur » de cette approche). Un autre exemple est la Russie, qui a commencé à la mettre en œuvre en 1992 sous la surveillance attentive du Fonds monétaire international (FMI). Les pays qui ont choisi la voie de la transformation rapide ont bénéficié d’un large soutien financier de la part des institutions financières internationales. Un argument qui nous intéresse particulièrement dans ce travail était mis en avant : selon les adeptes des mesures radicales, « le rétablissement de l’économie après la chute de l’activité économique liée à l’implantation de politiques de choc se fera si rapidement que les coûts sociaux et économiques seront moindres que ceux engendrés par une politique gradualiste » 46. Néanmoins, ce ne sont pas les seuls soucis socio-économiques qui guident ces adeptes, mais aussi des préoccupations d’ordre idéologique visant à rompre définitivement avec le passé communiste. Aujourd’hui encore, le résultat est mitigé : « Certains considèrent [que le cas de l’Europe centrale et des Etats baltes] a confirmé l’approche du mainstream, d’autres qu’au contraire il l’a réfuté. » 47 Les conséquences varient d’un pays à l’autre, comme le montrent les expériences différentes des deux pays mentionnés plus haut. L’approche graduelle Selon l’approche graduelle, la transition ne se conçoit pas comme le remplacement d’un système par un autre, mais elle est perçue comme un processus au cours duquel les réformes sont conduites progressivement. Ainsi, les adeptes de la politique du gradualisme, notamment János Kornai, Bernard Chavance, Grzegorz Kolodko, promeuvent une progression plus lente vers l’économie de marché, qui est selon eux moins douloureuse pour la société. Leurs raisons se basent sur le fait que 45 SAPIR Jacques, Les économistes contre la démocratie. Pouvoir, mondialisation et démocratie, Paris, Albin Michel Economie, 2002, p. 251. 46 SAVITCH Pavel, op. cit., p. 267. 47 CHAVANCE Bernard, Les théories économiques à l’épreuve de la transformation post-socialiste, document de travail, s.l., s.d., <http://www.ehess.fr/centres/cemi/pages/documents/chavance-theories.pdf>, p. 5. 22 « the attempt to do too much may end up in a failure to accomplish anything » 48. En mettant le doigt sur les effets négatifs de la thérapie de choc (notamment l’accroissement des inégalités, de la pauvreté, du chômage, etc.), ils attribuent à l’Etat un rôle plus important en tant que responsable du développement économique, promoteur du processus d’une privatisation plus juste et garant de la protection sociale. Un exemple caractéristique est représenté par la Hongrie, qui a entrepris une telle transformation en 1988 et qui est considérée aujourd’hui comme l’un des pays qui ont le mieux réussi la transformation de leur système politique et l’établissement d’une économie de marché sociale (modèle de reconstruction et de croissance économique qui inclut aussi la promotion sociale)49. La Chine et le Vietnam effectuent également des réformes graduelles (leurs stratégies diffèrent néanmoins de celle de la Hongrie) qui enregistrent une croissance élevée et une augmentation du niveau de vie – mais également un fort accroissement des inégalités. Le tableau 1, élaboré par Bernard Chavance, illustre la différence entre les deux conceptions majeures de la transition. Tableau 1 – Deux conceptions de la transition Optimisme libéral Prudence institutionnaliste Quel but ? Economie de marché libérale Capitalisme moderne A quel rythme ? Rapide Diversifié selon les domaines, généralement graduel Comment ? Par destruction radicale de l’ancien ordre et jeu du marché autorégulateur Par recomposition progressive et interaction entre processus spontanés et interventionnisme de transition Mode de coordination Le marché étendu aux différents Une imbrication entre marchés et domaines : produits, travail, capital… autres modes de coordination Hypothèses sur les comportements Rationalité absolue de l’Homo economicus, libéré du carcan totalitaire Apprentissage à partir d’une rationalité limitée dans une situation d’incertitude Stabilisation à court terme Monétaire Monétaire et réelle (production, emploi) Durée de la transition Une ou deux décennies Quelques années Source : CHAVANCE Bernard, La fin des systèmes socialistes. Crise, réformes et transformations, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 13. Finalement, la question qui se pose pour ces nouveaux Etats est la suivante : Quel type de réformes, graduelles ou rapides, sera-t-il le moins douloureux du point de vue du déclin économique et social dans le pays ? Les adeptes des deux approches s’accordent sur le fait que les activités économiques, et par conséquent le niveau de vie, baisseront pendant la transition. Mais les tenants de la thérapie de choc ont supposé qu’une chute importante suivie d’un rétablissement économique et de la croissance 48 SCHIAVO-CAMPO Salvatore (ed.), Institutional Change and the Public Sector in Transitional Economies, WB Discussion Papers, nº 241, Washington, D.C., World Bank, 1994, p. 7. 49 Pour plus de détails sur la transition en Hongrie : HIERONYMI Otto, « Du communisme à l’“économie de marché sociale” : le cas de la Hongrie », Du socialisme à l’économie de marché. Errances de la transition, NOVEMBER Andràs (dir.), Nouveaux Cahiers de l’IUED, nº 12, Paris, Presses Universitaires de France ; Genève, IUED, 2001, pp. 187-204. 23 résoudrait les problèmes sociaux. Aujourd’hui, on parle de la « grande dépression postsocialiste » qui a touché la majorité des pays en transition et qui s’est avérée beaucoup plus profonde et longue que prévu. De plus, à partir du milieu des années 1990, le retour à la croissance n’a pas forcément résolu les problèmes sociaux. En analysant les raisons de la chute, on peut constater qu’elles ont des traits communs. Néanmoins, aujourd’hui, les pays qui ont adopté les réformes graduelles ou la thérapie de choc connaissent chacun des « coûts de la transition » différents. La Russie, par exemple, présente une situation où les coûts économiques, sociaux et démographiques de la transition ont été particulièrement lourds. Pour faire un choix, les républiques ont dû prendre en considération leurs conditions initiales, leur degré de dépendance économique et politique, leurs positions stratégiques possibles. En outre, elles ont aussi été confrontées à des difficultés à différents niveaux : – la perception ou l’attente de la population vis-à-vis de l’Etat : selon la logique socialiste à laquelle la population s’était habituée, l’Etat doit continuer à procurer le plein-emploi et l’« égalité » socio-économique. Or, dans une économie libérale, l’Etat ne peut plus exercer cette fonction. Le sentiment d’insécurité individuelle qui en découle pour la population est encore accentué par le manque de règles institutionnelles et socio-économiques claires ; – la rupture du système d’interdépendance entre les pays socialistes : l’arrêt brutal des échanges organisés et institutionnalisés entre « pays frères » fragilise également l’économie des nouveaux Etats postcommunistes. La combinaison de plusieurs facteurs, tels que les conditions initiales du pays, le niveau de son développement au moment de l’éclatement et sa situation géographique, détermine les chances de ce pays de s’adapter à la nouvelle donne ; – le genre d’attentes après l’éclatement et la volonté de changement : les attentes différaient d’un pays à l’autre. Pour les pays d’Europe de l’Est, « la transition devait aboutir à l’indépendance nationale, […] à l’établissement d’un système politique démocratique et à l’ouverture des frontières vers l’Ouest »50. Les républiques de l’exURSS n’ont pas souhaité une coupure trop brutale avec l’ancien régime et peuvent maintenant éprouver « beaucoup de difficultés à s’adapter à la transformation rapide de la société » 51, spécialement en ce qui concerne le changement politique. Par contre, les anciennes élites ont souvent pu conserver leur pouvoir dans le nouveau régime en accédant aux positions importantes – tout en conservant leurs anciennes habitudes bureaucratiques. La mondialisation et son impact Au processus de transition déclenché à la suite de l’éclatement du bloc communiste et entraînant le passage à une économie de marché et à la démocratie succède l’intégration dans le système des échanges mondiaux. Pour comprendre l’importance de ce facteur, il vaut la peine de donner quelques indications au sujet de ce mouvement mondial ainsi que sur ses côtés positifs et négatifs. Bien que la mondialisation ne soit pas un fait nouveau, elle a pris de nouvelles formes depuis la Seconde Guerre mondiale : « Ce qui est nouveau dans le phénomène de mondialisation, ou de “globalisation”, ce n’est pas l’existence des échanges 50 NOVEMBER Andràs, op. cit., p. 15. 51 Ibid. 24 internationaux, c’est d’abord leur formidable accélération. » 52 Cette accélération rapide des échanges financiers et commerciaux influence de diverse manière les pays du monde, et la majorité de ces échanges se déroulent entre les pays du Nord. La mondialisation n’est pas seulement un processus économique, elle inclut aussi les flux transnationaux sur les plans culturel, informationnel, religieux et même humain. Si les conséquences négatives prévalent à nos yeux sur le plan économique, la mondialisation a aussi des côtés positifs. On peut par exemple évoquer les mouvements qui luttent au niveau mondial pour l’amélioration et le respect des droits humains, pour le respect des considérations écologiques et pour la diminution de l’injustice et des inégalités dans le monde : l’accélération des échanges d’information et des déplacements augmente leur capacité à se coordonner et à agir simultanément. La découverte et la rencontre de cultures différentes peuvent aussi aboutir à une meilleure compréhension entre les peuples et les pays. Néanmoins, la mondialisation conduit à une certaine uniformisation des pratiques sociales et des modes de consommation et elle réduit considérablement le rôle de l’Etat et de l’économie nationale. L’Etat n’a pas d’autre choix que celui de « “s’ajuster” aux nouvelles exigences de l’économie mondiale, notamment en termes de spécialisation de ses productions, de compétitivité et d’équilibres macroéconomiques » 53. C’est dans cet environnement que les Etats ex-communistes doivent s’efforcer d’augmenter leurs capacités concurrentielles (par exemple, en mettant en place l’infrastructure nécessaire au développement des nouvelles technologies de l’information). Avec l’entrée dans ce système, ils ouvrent aussi leurs frontières aux entreprises transnationales qui fonctionnent sur le principe de l’avantage comparatif et exercent parfois une influence démesurée sur leurs politiques économiques, financières, commerciales et même juridiques. « A travers le monde, quelques firmes transnationales réalisent plus du tiers des exportations mondiales, et 50% des exportations américaines et françaises, et 80% des exportations britanniques ou 90% de celles de Singapour. » 54 Il faut rappeler que cet ordre dominé par l’économie néolibérale a des conséquences sociales très importantes. Selon les estimations de la Banque mondiale, au début de 2004 1,1 milliard de personnes vivaient avec moins d’un dollar par jour et 2,7 milliards avec moins de 2 dollars par jour. Mais c’est la polarisation de notre monde qui est alarmante : la cohabitation de la richesse et de la misère, de la surproduction et de la faim. L’écart de revenu par habitant entre les pays riches et les pays pauvres a été de 15’400 dollars en 1993. « Au cours des quinze dernières années, le monde a été le théâtre de progrès économiques spectaculaires dans certains pays et d’une dégradation sans précédent dans d’autres. » 55 Ainsi, l’aggravation des inégalités entre et à l’intérieur des pays est aussi un fléau de la mondialisation. Giovanni Cornia et Julius Court montrent les facteurs à leurs yeux responsables de l’explosion des inégalités dans le monde, facteurs qu’ils regroupent en « causes traditionnelles » – « land concentration, urban bias and inequality in education » – et en « causes nouvelles », liées à l’économie libérale 56. 52 COMELIAU Christian, « Les défis de la mondialisation », Perspectives, vol. 27, nº 1, mars 1997, p. 27. 53 Ibid., p. 28. 54 GAILLARD Jean-Michel, « Comment la planète est devenue un village », L’Histoire, nº 270, novembre 2002, p. 37. 55 PROGRAMME DES NATIONS UNIES POUR 1996, Paris, Economica, 1996, p. 1. 56 CORNIA Giovanni Andrea, Macroeconomic Policies, Income Inequality and Poverty : Uzbekistan, 1991-2002, <http://www.networkideas.org/featart/mar2004/uzbekistan_1991_2002.pdf>, p. 1. LE DEVELOPPEMENT, Rapport mondial sur le développement humain 25 Le processus de la transition en Asie centrale Après 1991 et suite à l’effondrement de l’URSS, les cinq républiques d’Asie centrale se sont trouvées devant un triple défi : 1) l’établissement de nouvelles institutions politiques (démocratiques ou autres) ; 2) la réorganisation du système économique national ; 3) la recherche identitaire, afin de légitimer la nouvelle configuration de l’Etat. Or, l’indépendance obtenue n’avait pas été revendiquée ni même voulue par ces républiques. Il y avait une absence totale « d’un véritable mouvement politique réclamant l’indépendance à l’intérieur des pays. Le passage à l’indépendance, la rupture avec la “métropole” est le fait de l’effondrement politique du centre et non pas la conséquence d’une volonté politique exprimée par les populations de la périphérie » 57. Ainsi, l’héritage politique du temps soviétique était constitué par un système extrêmement bureaucratique et centralisé, et le pouvoir était concentré dans les mains de la nomenklatura centrale et locale. Comme ces pays n’avaient pas connu de mouvement de libération ni d’alternatives sur le plan politique, les mêmes élites sont restées aux postes dirigeants. Aujourd’hui, les systèmes politiques dans ces pays sont organisés autour d’un régime présidentiel fort. Les « timides ouvertures de la fin de la perestroïka ont été refermées dès l’indépendance acquise pour donner place à des régimes autoritaires, voire dictatoriaux »58. Le cas le plus extrême est celui du Turkménistan, où le parlement a nommé le président Niyazov à la « présidence à vie ». Par conséquent, les mouvements d’opposition et les médias se retrouvent soit mis sous le contrôle de l’Etat, soit poursuivis s’ils compromettent le pouvoir en place. La réorganisation du système économique s’est elle aussi heurtée à de grandes difficultés. D’abord, le mode de fonctionnement en vigueur à l’époque soviétique, caractérisé par la collectivisation, la planification et la centralisation, n’est pas compatible avec l’économie de marché ; puis, les structures économiques, telles les monocultures ou l’industrie lourde, ciblaient non pas les besoins internes du pays mais essentiellement les besoins du marché soviétique, et elles ne résistent pas à la mondialisation. On peut relever en outre que le réseau routier, orienté principalement vers la métropole ou d’autres régions soviétiques de la partie européenne, ne facilite pas les échanges entre les pays d’Asie centrale. La rupture brutale des liens commerciaux entre les républiques de l’ex-URSS, mais aussi la diminution des subventions aux industries artificiellement stimulées sous l’hégémonie de l’Union soviétique, ont eu des conséquences négatives pour les Etats centre-asiatiques. Le processus de changement a été d’autant plus difficile que les pays ont été confrontés pour la première fois, et sans préparation, à un nouvel environnement politique et économique. Auparavant, les républiques centre-asiatiques n’avaient pas de liens politiques et économiques directs avec les autres Etats du monde ; quant à leurs relations avec les autres républiques ex-soviétiques, elles ont souffert de la désorganisation qui a suivi l’effondrement du système de planification centrale. Enfin, les économies nationales ont dû prendre en considération la forte croissance démographique. En ce qui concerne la recherche identitaire, chacun de ces pays essaie d’établir un pont avec le passé où puiser sources et explications pour l’unité et la continuité de son histoire. Le discours idéologique se concentre à la fois sur les mythes fondateurs que chaque pays tente de reconstruire et sur l’appartenance religieuse, notamment l’islam 57 DJALILI Mohammad-Reza, KELLNER Thierry, op. cit., p. 51. 58 RADVANYI Jean (dir.), op. cit., p. 10. 26 sunnite modéré, de plus en plus contrôlé par les Etats. Le retour des langues nationales et le rejet de la langue russe renforcent aussi les sentiments nationaux. Pourtant, la population de chaque pays n’est pas composée d’une seule ethnie (l’ethnie titulaire), mais de multiples groupes ethniques venus de toute l’URSS, comme le voulait la politique soviétique. Cette mise en valeur des racines de la seule ethnie titulaire, ajoutée aux nouveaux problèmes économiques, a poussé la population slave à migrer vers ses républiques d’origine. Et cette migration, à son tour, a handicapé de nombreux secteurs car la population slave fournissait une grande partie de la main-d’œuvre qualifiée. Après avoir retracé le cadre général de l’évolution récente des pays d’Asie centrale, nous allons nous concentrer sur le Kirghizistan et l’Ouzbékistan pour examiner de près les démarches que chacun d’eux a entreprises pendant la transition. Le Kirghizistan Le Kirghizistan compte aujourd’hui 4,9 millions d’habitants59. La composition ethnique était constituée en 1999 par 64,9% de Kirghiz, 13,8% d’Ouzbeks, 12,5% de Russes et plus de 80 groupes ethniques différents (en 1989, les Kirghiz représentaient 58%, les Russes 20% et les Ouzbeks 14%). Dans ce pays montagnard, où 90% du territoire environ se situe à une altitude supérieure à 1000 mètres, les terres arables ne constituent que 7% de tout le territoire du pays, mais plus de 60% de la population vit dans les régions rurales. Le Kirghizistan est relativement pauvre en ressources naturelles, qui sont principalement le charbon, l’or, l’énergie hydroélectrique, le mercure et une petite quantité de gaz naturel difficilement accessible. L’agriculture a fourni 34% du PIB en 1990 et 39% en 2002, le taux du secteur de l’industrie s’est abaissé de 38% à 26% pendant la même période, alors que le secteur tertiaire passait de 30% à 35%60. Les changements politiques La transition politique s’est heurtée aux difficultés mentionnées plus haut. Ainsi, le Kirghizistan n’a pas revendiqué son indépendance et, par conséquent, ce sont les anciennes élites et les mêmes cadres du Parti communiste qui ont pris l’administration de l’Etat entre leurs mains. Ils se sont contentés de changer rapidement leur discours, sans pour autant modifier leurs comportements ni leurs mentalités. Néanmoins, à la différence des quatre autres républiques centre-asiatiques, ce n’est pas un ancien premier secrétaire du Parti communiste qui a accédé au pouvoir après l’indépendance du pays, mais un scientifique, en la personne d’Askar Akaev, précédemment président de l’Académie des sciences de la République. Sous sa direction, le Kirghizistan a annoncé sa détermination d’entreprendre sa transformation politique en une démocratie et des changements économiques rapides vers l’économie de marché. Elu président pour la première fois en octobre 1990, Askar Akaev a été réélu en octobre 1991, après l’indépendance proclamée le 31 août 1991. Une nouvelle constitution fut adoptée le 5 mai 1993, proclamant la république démocratique et le système politique présidentiel. Les attributs nationaux ont été créés : le drapeau, l’hymne national, la langue kirghize devenue langue nationale et officielle (plus tard, le russe sera désigné deuxième langue officielle). Les premières années ont été marquées par l’avènement de 59 4,254 millions d’habitants en 1991 et 4,908 en 2001. 60 TORM Nina, The Nexus of Economic Growth, Employment and Poverty during Economic Transition : An Analysis of Armenia, Kazakhstan, Kyrgyzstan, Moldova, Tajikistan and Uzbekistan, Discussion Papers, nª 13, Geneva, ILO (International Labour Office), October 2003, p. 7. 27 plusieurs partis politiques, l’émergence d’une société civile et la création de médias indépendants. La liberté religieuse s’est traduite par la construction de nouvelles mosquées, spécialement dans le sud du pays où l’islam joue un rôle plus important dans la vie des gens que dans les autres régions du pays. On estime qu’en quelques années, un millier de mosquées environ ont été érigées. En même temps, de multiples groupes religieux se sont efforcés de profiter d’un terrain religieusement parlant quasi vierge : « In consequence, numerous American, European, and South Korean missionary groups have been active, […] Bahais and other groups often denied access to other republics in the region. » 61 Pendant un certain temps, ce petit pays a attiré l’attention de l’opinion publique mondiale car il était considéré comme un « îlot de démocratie » en Asie centrale, ce qui, parmi d’autres raisons, incita de nombreuses organisations internationales de coopération à s’installer dans le pays. Néanmoins, assez rapidement, le régime est devenu de plus en plus autoritaire, avec le renforcement du pouvoir présidentiel, un contrôle accru sur les médias62 et une pression toujours plus forte sur l’opposition. L’identité kirghize s’appuie sur la culture nomade, qui était le mode de vie du peuple kirghiz présoviétique, sur l’appartenance au monde musulman sunnite (même si le sentiment religieux n’est pas très fort chez la population kirghize) et sur l’épopée Manas, de plus en plus représentée comme le mythe fondateur de la nation kirghize. En outre, les relations sociales sont construites autour de « clan, tribal and regional affiliations » 63, l’appartenance régionale étant d’ailleurs un pilier de la vie politique et des forces sociales encore plus important que ne le sont les liens claniques. Les deux entités régionales majeures sont constituées par le Sud (plutôt rural) et le Nord (plus urbanisé). C’est dans le Nord que se trouve la région de Chuy, d’où est originaire le président et où se concentre la vie politique et économique. Les réformes économiques : application d’une thérapie de choc Sous le régime soviétique, le Kirghizistan, comme les autres pays d’Asie centrale, connaissait un niveau économique relativement faible. Dans le système économique soviétique, le pays jouait presque exclusivement le rôle de fournisseur de matières premières, surtout de produits agricoles. En retour, il bénéficiait de transferts financiers pour l’amélioration de l’infrastructure du pays. Le secteur de production était géré par Moscou. De tous les pays centre-asiatiques, le Kirghizistan a été le plus intégré commercialement aux autres républiques soviétiques puisqu’il réalisait 98% de son commerce extérieur à l’intérieur même de l’URSS (40% de tous les produits importés provenaient de la République soviétique de Russie). « N’ayant pas tissé des liens économiques avec l’extérieur, on pouvait s’attendre à une sortie du système soviétique parsemée d’écueils pour le Kirghizistan devenu indépendant. » 64 La Russie est aujourd’hui encore un partenaire important pour le commerce extérieur ; c’est ainsi que la crise économique et financière de 1998 en Russie a eu une influence très défavorable sur l’économie kirghize. Une autre dépendance à l’égard du système soviétique résidait dans le secteur de l’énergie, car la république importait la quasitotalité du gaz et du pétrole dont elle avait besoin. Cette dépendance vis-à-vis des pays voisins, notamment l’Ouzbékistan et Kazakhstan, se poursuit d’ailleurs de nos jours. 61 ANDERSON John, Kyrgyzstan : Central Asia’s Island of Democracy ?, Amsterdam, Harwood Academic Publishers, 1999, p. 33. 62 En 1994, le journal Svobodnye Gory était fermé pour la première fois. 63 EVERETT-HEATH Tom (ed.), op. cit., p. 111. 64 RADVANYI Jean (dir.), op. cit., p. 170. 28 En 1998, le Kirghizistan a importé 99,3% du gaz, 88% du pétrole et 67% du charbon consommés65. Prenant en compte les ressources limitées du pays et la nécessité d’attirer du capital étranger pour « revitalising the economy and raising the living standards of the population » 66, Askar Akaev a opté pour une voie de libéralisation rapide de l’économie en vue d’accomplir le vaste processus de transition d’une économie planifiée à une économie de marché. Soutenu par les organisations financières internationales, il commence à mettre en œuvre le modèle de la « thérapie de choc », soit le chemin qui semble le plus court pour atteindre la stabilisation, la libéralisation et la privatisation. Le Kirghizistan est le premier pays en Asie centrale à avoir introduit sa propre monnaie, en mai 1993, puis la convertibilité en 1995. Dès le début de la transition, il a commencé à libéraliser les prix, maintenant toutefois jusqu’en 1994 le subventionnement des produits essentiels afin de préserver le niveau de vie de la population. Mais, à partir de 1994, la totalité des prix dépendait déjà du marché libre. La privatisation a commencé en 1993 par la privatisation des terres et celle des petites et moyennes entreprises ; elle doit se terminer en 2005 par la privatisation des grandes entreprises stratégiques. Ces changements rapides ont rencontré de multiples critiques : « A number of political commentators were critical of the mad dash to the market and what they saw as a tendency to throw out the baby with the bathwater in the economic sector. » 67 Depuis 1993, le Kirghizistan a bénéficié d’un prêt systématique du FMI pour la transformation de sa structure économique et la mise en œuvre des plans d’ajustement structurel. Il est devenu le pays centre-asiatique le plus soutenu financièrement par habitant, par la communauté internationale 68. Il est aussi l’un des premiers pays de la Communauté des Etats indépendants (CEI), et à ce jour encore le seul parmi les pays d’Asie centrale, à avoir été admis à l’Organisation mondiale du commerce (OMC), en décembre 1998. Voici les progrès accomplis par le Kirghizistan dans la voie de la transition vers l’économie de marché selon les indicateurs de transition, présentés par la Banque européenne pour la reconstruction et le développement69 (BERD ; 1 = peu de progrès, 4+ = standard) : – privatisation à large échelle – privatisation à petite échelle – libéralisation des prix – commerce et système de change – réforme bancaire et libéralisation des taux d’intérêt – réforme des infrastructures 3 4 3 4 2+ 1+ 65 Ibid., p. 171. 66 ANDERSON John, op. cit., p. 69. 67 Ibid. 68 Voir, dans le chapitre III, la partie « Endettement ». 69 EUROPEAN BANK FOR RECONSTRUCTION AND DEVELOPMENT, Transition Report : Agriculture and Rural Transition : Economic Transition in Central and Eastern Europe and the CIS, London, EBRD, 2002, p. 20. 29 L’Ouzbékistan L’Ouzbékistan est le pays le plus peuplé de la région et connaît une croissance démographique annuelle de 2,9% environ70. La population se compose de 120 différents groupes ethniques, parmi lesquels les Ouzbeks (80% de la population), les Russes (5,5%) et les Tadjiks (5%)71. 60% environ vivent dans les régions rurales et autant ont moins de 18 ans. La population bénéficie de larges ressources naturelles, comme le gaz et l’or, et de la production de coton. Le secteur de l’agriculture représentait 33% du PIB en 1990 et 34,9% en 2001, tandis que l’industrie baissait de 33% en 1990 à 21% en 2002 et que le secteur des services, lui, grimpait de 34% à 46% dans le même intervalle 72. Le pays est doublement enclavé et 7% de son territoire se compose de déserts. Les changements politiques Dès les premiers jours de l’indépendance, le président de l’Ouzbékistan, Islam Karimov73, instaure un régime de type présidentiel, approuvé par la Constitution en 1992. Il impose une approche autoritaire, masquée par certaines pratiques démocratiques comme les élections « libres ». « Bien que la Constitution en vigueur limite les mandats présidentiels à deux mandats consécutifs, l’actuel président dirige cette République depuis 1989 et restera vraisemblablement au pouvoir au moins jusqu’en 2007. » 74 Pendant les élections de 1991, le nationalisme et la religion musulmane ont été utilisés par Islam Karimov comme une arme pour se démarquer de l’ancien processus de russification et également comme un moyen de reconstruire l’identité nationale et culturelle de la société ouzbek. Cette politique a favorisé l’épanouissement de l’islam, comme l’attestent la construction de nombreuses mosquées et une fréquentation de plus en plus élevée des établissements religieux, mais aussi l’avènement de mouvements religieux : l’organisation Taouba milite pour l’instauration d’une république islamique et le mouvement Adolat, initialement non religieux et qui luttait pour la restauration de l’ordre public, s’est rapproché par la suite des groupes wahhabites et a pris une coloration religieuse. L’attitude du gouvernement envers l’islam se modifia assez rapidement : « La reprise en mains s’effectue d’abord contre l’opposition démocratique puis dans la vallée du Ferghana contre des organisations, débordant du terrain purement religieux pour empiéter dans la sphère politique. » 75 Ainsi, le régime s’est transformé et réprime toute forme d’opposition en Ouzbékistan, en utilisant la force contre les opposants, en mettant leurs familles sous pression et en interdisant l’édition de journaux : « Les responsables de ces partis (partis Erk et Birlik) sont surveillés et leurs membres sont harcelés par les services de sécurité. Inspirer une terreur aveugle, tel est le but recherché. » 76 Les islamistes se réfugient en Afghanistan, où le Mouvement islamiste d’Ouzbékistan gagne en vigueur77. En 1999 et 2000, ce 70 20’613 millions d’habitants en 1991 et 24’813 en 2001. 71 Données de 1996. 72 TORM Nina, op. cit., p. 7. 73 Ancien premier secrétaire du Parti communiste d’Ouzbékistan, élu président pour la première fois en mars 1990 et réélu après l’indépendance en décembre 1991. 74 RADVANYI Jean (dir.), op. cit., p. 180. 75 KARAM Patrick, op. cit., p. 245. 76 Ibid., p. 246. 77 Patrick Karam (op. cit., p. 253) estime les troupes de ce mouvement à 3000 hommes. 30 mouvement essaya de traverser les frontières du Tadjikistan et du Kirghizistan pour atteindre son but : renverser le président Karimov. Malgré la dérive autoritaire du régime, il existe cinq partis politiques, mais tous soutiennent le président, pour lequel ils ne constituent aucun danger car ils sont dénués de poids politique réel. Andrew Apostolou remarque que sur le plan politique il n’y a pas eu de rupture réelle avec le régime communiste en Ouzbékistan : « For President Karimov, a product of the Rashidov78 political machine, the Brezhnev-era represents the “good old days”, while that tepid reformer, Mikhail Gorbachev, was a dangerous radical. » 79 Dans d’autres expériences de transition aussi, on a vu des excommunistes revenir au pouvoir, mais c’était souvent en tant que démocrates alors qu’en Ouzbékistan il n’y a pas eu une telle mutation. « Notre République peut vivre soit dans la démocratie, soit dans l’ordre… Il n’est pas nécessaire de reprendre la démocratie occidentale qui nous est étrangère. Chez nous, nous aurons notre propre démocratie nationale qui élèvera l’Ouzbékistan au rang des plus grandes puissances du monde. » Voilà le discours que tient le président Karimov80. Les dix premières années d’indépendance ont été marquées par l’établissement d’un régime fort, axé sur une stratégie de développement économique « ne laissant place à aucune réforme démocratique des institutions » 81. Encore plus fortement que dans les autres républiques centre-asiatiques, c’est par le retour de la langue ouzbek dans les domaines politique, économique et culturel et par la réduction du rôle de la langue russe que l’identité nationale ouzbek essaie de se forger. D’ailleurs, l’écriture de la langue est passée du cyrillique au latin et les noms des villes et des rues ont été « dérussifiés ». En Ouzbékistan, les représentations identitaires se construisent majoritairement autour de l’appartenance régionale, mais celle-ci s’articule avec « d’autres considérations sociales comme le rapport au passé, au pouvoir, au sacré, aux relations économiques et sociales » 82. Sur le plan général, les quatre régions du pays ont chacune leur grand clan : le clan de la vallée de Ferghana, le clan du sud du pays, le clan de Boukhara et Samarkand, et le clan de Tachkent. L’appartenance locale est aussi une dimension importante dans la vie sociale, qui se construit autour d’un ou plusieurs villages, d’une ville ou d’une région entière. Les réformes économiques L’Ouzbékistan a suivi une trajectoire différente de celle du Kirghizistan pour son développement économique. Le président Karimov a choisi l’approche graduelle du développement économique et proclamé les principes suivants pour réaliser la transition : – priorité de l’économie sur la politique ; – suprématie de la loi ; – rôle essentiel de l’Etat dans les transformations ; – mise en place progressive des réformes ; – organisation de la protection sociale. 78 Sharaf Rashidov, secrétaire du Parti communiste d’Ouzbékistan de 1959 à 1982, fut accusé d’avoir détourné des bénéfices de la filière cotonnière. 79 APOSTOLOU Andrew, State Failure and Radicalism in Central Asia, Foundation for the Defense of Democracies, a Nixon Center Conference, Ankara, 20-21 February 2004, <http://www. defenddemocracy.org/usr_doc/State_Failures_and_Radicalism_in_Central_Asia_.pdf>, p. 4. 80 Interview avec le président Karimov, Le Monde, 8 mars 1993, cité dans KARAM Patrick, op. cit., p. 255. 81 RADVANYI Jean (dir.), op. cit., p. 179. 82 PÉTRIC Boris-Mathieu, op. cit., p. 121. 31 C’est ainsi que le gouvernement de l’Ouzbékistan est devenu l’acteur principal du développement et qu’il a opté pour le démantèlement très progressif du système économique planifié et pour l’autonomie du pays sur le plan agricole et énergétique. D’importants atouts jouaient en sa faveur : peu industrialisé, le pays est majoritairement agricole et, à l’époque soviétique, les exportations représentaient moins de 30% du PIB. En outre, les richesses du sol ouzbek ont permis d’atteindre une autonomie énergétique et, dans une certaine mesure, agricole. L’Ouzbékistan a introduit la libéralisation des prix en janvier 1992. La même année, pour attirer des capitaux, il libéralise les conditions pour les investisseurs étrangers, qui ont le droit d’acheter des usines et des bâtiments et se voient exonérés d’impôts sur le revenu pendant cinq ans. Mais le contrôle sur le prix de certains articles et services de base était maintenu. « Depuis 1993, l’accent a été mis sur une politique de substitution à l’importation, doublée de mesures protectionnistes pour la production nationale. En ce qui concerne le secteur agricole, l’Ouzbékistan se doit ainsi de moderniser son agriculture afin de valoriser sa principale ressource d’exportation, le coton […]. » 83 En ce qui concerne la politique monétaire, une monnaie nationale a été créée en juillet 1994, ce qui a permis de stabiliser la situation macroéconomique. La même année a été réalisée la privatisation des maisons privées. En 1995, le gouvernement adopta un programme proposé par le FMI, mais ce programme fut suspendu en 1996. En effet, pour protéger le marché intérieur contre la concurrence étrangère, l’Ouzbékistan réintroduisit le contrôle du marché des changes. Cette mesure augmenta les ressources de l’Etat : « In 1995–97, the current revenues of the state budget averaged some 32,5 percent of the GDP compared to 15 percent in Kyrgyzstan. » 84 A la fin des années 1990, le problème du déséquilibre croissant de la balance des paiements poussa les autorités ouzbeks à adopter un programme de privatisation des grandes entreprises et « les deux taux de change étatiques, le “taux de change officiel” et le “taux commercial”, sont unifiés à partir de novembre 2001. Depuis juin 2001, les petites et moyennes entreprises sont autorisées à garder leurs recettes en devises » 85. Les indicateurs de transition pour l’Ouzbékistan, présentés par la BERD, sont les suivants86 : – privatisation à large échelle – privatisation à petite échelle – libéralisation des prix – commerce et système de change – réforme bancaire et libéralisation des taux d’intérêt – réforme des infrastructures 3– 3 2 2– 2– 2– 83 MEIER Michael, « L’Asie centrale en transition. La privatisation de l’agriculture en Ouzbékistan », Du socialisme à l’économie de marché. Errances de la transition, NOVEMBER Andràs (dir.), Nouveaux Cahiers de l’IUED, nº 12, Paris, Presses Universitaires de France ; Genève, IUED, 2001, p. 220. 84 ZHUKOV Stanislav, « Adapting to Globalisation », Central Asia and the New Global Economy, RUMER Boris (ed.), Armonk (New York) ; London, M.E. Sharpe, 2000, p. 161. 85 RADVANYI Jean (dir.), op. cit., p. 183. 86 EUROPEAN BANK FOR RECONSTRUCTION AND DEVELOPMENT, op. cit., p. 20. 32 III. Des principaux facteurs de détérioration des conditions de vie au Kirghizistan et en Ouzbékistan Avant d’analyser les principaux facteurs de détérioration des conditions sociales, qui sont liés au choix de la politique économique, il nous paraît important de revenir aux facteurs qui ont pu influencer l’Ouzbékistan et le Kirghizistan dans leur choix respectif d’une stratégie de transition. Le développement économique du Kirghizistan est désavantagé par l’absence de richesse énergétique, qu’il faut importer en grande quantité, par le manque de terre cultivable (celle-ci ne représente que 7% du territoire mais emploie autour de 40% de la population), par les structures de production industrielle, qui ne correspondent guère à celles de l’économie nationale, et par l’absence de produits que le pays peut proposer au marché mondial (à l’exception peut-être de l’or, qui entraîne toutefois des coûts d’exploitation élevés). Ainsi, le pays a eu besoin d’un grand soutien financier, qu’il a obtenu de la part des institutions financières internationales et des investisseurs grâce à la rapidité de son ouverture politique et économique. L’Ouzbékistan, en comparaison du Kirghizistan, avait des atouts importants : des ressources naturelles (particulièrement l’or et le gaz), une main-d’œuvre nombreuse et la production de coton (malgré les effets écologiques néfastes des plantations cotonnières), facilement transportable et susceptible de susciter l’intérêt du marché mondial. Ces atouts lui ont permis de mettre en œuvre une politique d’industrialisation par substitution des importations et, plus progressivement, d’ouvrir ses frontières à l’économie de marché. Ci-dessous, nous avons réuni les principaux facteurs de détérioration des conditions de vie dans les deux républiques en trois sous-groupes : le niveau de développement économique ; la privatisation et les réformes agraires ; la politique sociale. Le développement économique La croissance ou la décroissance En dépit des chemins différents choisis, le Kirghizistan et l’Ouzbékistan ont tous deux subi un déclin important de leur PIB. Pourtant, de 1991 à 1995, le PIB a enregistré une baisse beaucoup plus prononcée au Kirghizistan (–49%) qu’en Ouzbékistan (–19%)87. Cette diminution a affecté tous les secteurs de l’économie : la production agricole a baissé de 38% au Kirghizistan et de 12% en Ouzbékistan ; dans le cas de la production industrielle, la chute fut encore plus spectaculaire, atteignant 68% au Kirghizistan contre seulement 7% en Ouzbékistan88. Le Kirghizistan n’était pas 87 Les données statistiques sont sujettes à caution dans le cas de l’Ouzbékistan. Selon les spécialistes des agences internationales, beaucoup de composants statistiques élaborés par les agences nationales ne sont pas fiables. 88 ZHUKOV Stanislav, « Central Asia : Development under Conditions of Globalisation », Central Asia : A Gathering Storm, RUMER Boris (ed.), Armonk (New York) ; London, M.E. Sharpe, 2002, pp. 333-334. 33 seulement touché par un déclin économique, mais aussi par la « demodernisation of its economy » 89. A partir de 1996, on assiste à une croissance du PIB très importante de 7,1% au Kirghizistan. Elle est positive dans les deux secteurs précités, mais elle atteint 9,9% en 1997 avant tout grâce à la production industrielle et tout particulièrement grâce à la production de l’or. « In Kyrgyzstan, industrial production grew by 55 percent and agricultural production by 41 percent between 1996 and 2000. » 90 En Ouzbékistan, la croissance liée à la production industrielle est de 1,6% en 1996. En 2001, l’Ouzbékistan a atteint 105% du niveau du PIB de 1989 et le Kirghizistan 71% seulement. Le tableau 2 montre la croissance du PIB dans les deux pays pendant la première décennie de la transition. Tableau 2 – Taux de croissance du PIB au Kirghizistan et en Ouzbékistan, 1990-2001 1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 Croissance du PIB Kirghizistan 3.0 –5.0 –19.0 –16.0 –20.1 –5.4 7.1 9.9 2.1 3.7 5.1 5.3 Ouzbékistan 1.6 –0.5 –11.1 –2.3 1.6 2.5 4.4 4.1 4.0 4.5 –24.4 –25.3 –28.0 –17.8 3.9 39.7 5.3 –4.2 6.0 — –6.7 0.1 2.6 4.1 3.6 6.1 6.4 — –10.0 –18.0 –2.0 12.0 3.0 9.0 8.0 4.0 — –6.0 6.0 4.0 5.9 3.2 — –4.2 –0.9 Production industrielle Kirghizistan — –0.3 Ouzbékistan — 1.5 3.6 1.6 Production agricole Kirghizistan — –10.0 –5.0 Ouzbékistan — –1.0 –6.0 1.0 –8.0 2.0 Sources : – croissance du PIB : E UROPEAN BANK FOR RECONSTRUCTION AND DEVELOPMENT), Transition Report : Agriculture and Rural Transition : Economic Transition in Central and Eastern Europe and the CIS, London, EBRD, 2002, p. 58 ; – productions industrielle et agricole : ZHUKOV Stanislav, « Central Asia : Development under Conditions of Globalisation », Central Asia : A Gathering Storm, RUMER Boris (ed.), Armonk (New York) ; London, M.E. Sharpe, 2002, p. 334. Il existe des facteurs communs qui ont joué un rôle important dans l’effondrement initial de la production des deux pays lors de la première moitié des années 1990. A l’ère soviétique, les républiques soviétiques ont bénéficié de prix très bas sur les ressources énergétiques : « At the market rate, the cost of oil in December 1991 was only 0.4 percent of the world price. » 91 Par conséquent, les coûts de transport étaient aussi insignifiants, ce qui a permis de stimuler les activités économiques sur tout le territoire de l’Union soviétique. Après l’indépendance, la dérégulation des prix, l’augmentation des prix sur les ressources énergétiques et le transport ainsi qu’un exode massif de la population slave ont été les causes les plus importantes du déclin économique au Kirghizistan. Stanislav Zhukov montre que beaucoup d’entreprises agraires, industrielles ou dans le domaine des services, « with new configuration of domestic prices and production costs – were from the outset doomed to bankruptcy 89 INTERNATIONAL CRISIS GROUP, Central Asia : Crisis Conditions in Three States, Asia Report, nº 7, Brussels, 7 August 2000, <http://www.crisisweb.org/home/index.cfm?id=1435&l=1>, p. 11. 90 ZHUKOV Stanislav, op. cit., p. 336. 91 Ibid., p. 360. 34 and liquidation »92. L’introduction rapide des mesures libérales a exposé les producteurs domestiques à la compétition globale en matière de coûts de production, que seule une minorité des producteurs pouvait assumer. Les autres ont connu la liquidation car ils ne pouvaient pas résister à l’arrivée de produits importés bon marché. Par contre, l’Ouzbékistan n’a connu qu’un faible recul de ses capacités productives après l’indépendance. Selon les mots de Michael Meier, cela s’est fait grâce à « la réorientation rapide des exportations de matières premières vers un marché mondial en demande »93 – elles concernent en effet 75% de toutes les exportations – et au rôle prédominant de l’agriculture dans l’économie ouzbek, qui est utilisée comme une « source de ressources ». Le secteur agricole emploie 40% environ de la population active et représente approximativement 33% du PIB. Grâce au surplus agricole, le pays a pu maintenir son secteur industriel qui, par conséquent, n’a que légèrement reculé. Ses ressources énergétiques lui ont aussi permis d’adoucir le choc lié à l’augmentation des produits énergétiques. La redistribution sectorielle de l’emploi A la suite des différentes approches de politique économique des deux pays, on observe des différences dans la redistribution sectorielle de l’emploi. Dans le cas du Kirghizistan, la structure de l’emploi a subi un changement radical : entre 1990 et 2000, la part du secteur industriel dans l’emploi a baissé de 28% à 11% tandis que celle de l’agriculture a considérablement augmenté, passant de 33% à 53%. Ces changements s’expliquent d’une part par l’effondrement initial de la production et par le processus de privatisation des entreprises étatiques, qui ont provoqué une forte désindustrialisation menant à son tour à la perte d’emploi. D’autre part, la privatisation de la terre a donné la possibilité aux gens de trouver un refuge dans le secteur de l’agriculture pour assurer leur subsistance. Dans le cas de l’Ouzbékistan, les changements dans la structure de l’emploi sont peu importants et coïncident avec le taux de proportion des secteurs dans le PIB. Ainsi, le démantèlement du secteur industriel a été moindre qu’au Kirghizistan et la proportion de la force de travail dans l’industrie a baissé de 24% en 1990 à 21% en 2000, passant par 19% en 1995. La part du secteur agricole dans l’emploi, elle, est passée de 39% à 36%. Ces changements modérés peuvent être attribués au détournement de la part des profits du secteur agricole vers celui de l’industrie, ce qui a permis de sauvegarder les emplois. Dans les deux pays, le secteur tertiaire emploie une part importante de la population, mais cette proportion augmente en Ouzbékistan alors qu’elle diminue au Kirghizistan. 92 Ibid. 93 MEIER Michael, op. cit., p. 221. 35 Tableau 3 – Redistribution sectorielle de l’emploi au Kirghizistan et en Ouzbékistan, 1990,1995, 2000 (en pourcentage) 1990 1995 2000 Kirghizistan Ouzbékistan Agriculture 33 46 53 Industrie et construction 28 16 11 Services 39 38 36 Agriculture 39 41 36 Industrie et construction 24 19 21 Services 37 40 43 Source : ZHUKOV Stanislav, « Central Asia : Development under Conditions of Globalisation », Central Asia : A Gathering Storm, RUMER Boris (ed.), Armonk (New York) ; London, M.E. Sharpe, 2002, p. 342. Le taux d’inflation et les salaires réels La crise économique s’est aussi traduite par une explosion du taux d’inflation dans toutes les républiques centre-asiatiques de 1990 à 1994. Au Kirghizistan, où les réformes étaient plus progressives, le niveau le plus haut de l’inflation a été de 855% en 1992 ; en 1995, il s’est abaissé à 40,7% et n’était que de 7% à la fin de 2001. En Ouzbékistan, l’inflation a atteint jusqu’à 1568% en 1994, avant de diminuer progressivement jusqu’à 26,2% en 2001, taux cependant toujours important. Tableau 4 – Taux d’inflation au Kirghizistan et en Ouzbékistan, 1990-2001 (en pourcentage) 1990 1991 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 Kirghizistan — 85.0 1992 855.0 772.4 228.7 1993 40.7 31.3 25.5 12.0 35.8 18.7 7.0 Ouzbékistan 3.1 82.2 645.0 534.0 1568.0 304.6 54.0 58.9 17.8 29.1 24.2 26.2 Source : EUROPEAN B ANK FOR RECONSTRUCTION AND D EVELOPMENT, Transition Report : Agriculture and Rural Transition : Economic Transition in Central and Eastern Europe and the CIS, London, EBRD, 2002, p. 60. Le tableau 5 montre l’évolution du salaire réel. La baisse du niveau des salaires a considérablement touché l’Ouzbékistan à cause du niveau élevé de l’inflation tout au long des années 1990. En 1994, l’inflation de 1568% susmentionnée (tableau 4) a fait fondre le pouvoir d’achat et le niveau est descendu jusqu’à 9,9%. Au Kirghizistan, la baisse s’est produite pendant la période de haute inflation de 1992 et 1993, a atteint jusqu’à 42% en 1994 puis s’est maintenue dans le même décile les années suivantes (hormis une légère progression en 1998). En outre, comme le remarque Katharina Müller, il faut prendre en considération le fait qu’en Asie centrale les salaires sont souvent payés avec un grand retard, voire ne sont pas payés du tout, ce qui augmente encore l’érosion de la valeur réelle 94. 94 36 MÜLLER Katharina, Poverty and Social Policy in the Central Asian Transition Countries, Reports and Working Papers, nº 2, Bonn, GDI (German Development Institute), 2003, p. 37. Tableau 5 – Variation du salaire réel au Kirghizistan et en Ouzbékistan, 1989-2000 (indice ; année de base = 100) 1989 1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 — 100.0 70.7 59.4 49.6 42.0 43.5 44.5 49.1 54.1 49.4 48.6 Ouzbékistan 100.0 108.7 95.9 94.7 17.8 9.9 9.2 12.1 12.8 16.2 20.8 20.4 Kirghizistan Source : UNICEF, Social Monitor 2002 : The MONEE Project : CEE/CIS/Baltics, Florence, UNICEF Innocenti Research Centre, 2002, p. 91. Le chômage et le secteur informel Le chômage est officiellement apparu comme un nouveau phénomène après l’indépendance. Bien entendu, il existait déjà dans ces républiques pendant les années 1980 mais c’était un chômage caché 95. Selon les statistiques nationales, le chômage dans les deux pays est très bas, mais on doit prendre en considération le fait que les chiffres recensent les chômeurs officiellement enregistrés. Or, peu de chômeurs s’enregistrent officiellement, probablement découragés par le fait que les prestations sont très basses et ne sont accordées que pendant une très brève période. Une autre explication peut être qu’après l’indépendance, dans le cas du Kirghizistan, plusieurs entreprises d’Etat ont été abandonnées ou partiellement restructurées et, dans ce cas, les employés ont dû prendre un congé forcé non payé ou rester seulement à temps partiel. Jane Falkingham affirme aussi que pour beaucoup de gens « there is little incentive to register as few are entitled to any benefits and few vacancies are available. Furthermore, official registered unemployment does not take account of the very extensive underemployment in many state owned enterprises and agriculture collectives » 96. Tableau 6 – Taux de chômage au Kirghizistan et en Ouzbékistan, 1992-2001 (en pourcentage du nombre de travailleurs) 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 Kirghizistan 0.1 0.2 0.7 2.9 4.3 3.1 3.1 2.9 3.0 3.2 Ouzbékistan 0.1 0.2 0.3 0.3 0.3 0.3 0.4 0.4 0.4 0.4 Source : UNICEF, Innocenti Social Monitor 2004, Florence, UNICEF Innocenti Research Centre, 2004, pp. 111 et 124. Le marché du travail dans les pays en transition est caractérisé par un nombre important de personnes employées dans le secteur informel. Au Kirghizistan, « it is estimated that the “grey economy” accounts for as much as 50% of GDP » 97. L’impossibilité de survivre en étant au chômage et le manque de travail formel ont incité les gens à chercher des possibilités dans le secteur informel. Ils se sont mis à gagner de l’argent sur les marchés ou à monter de petites affaires commerciales ; un 95 POMFRET Richard, The Transition to a Market Economy, Poverty, and Sustainable Development in Central Asia, Adelaide, University of Adelaide, 1998, p. 4. 96 FALKINGHAM Jane, From Security to Uncertainty : The Impact of Economic Change on Child Welfare in Central Asia, Innocenti Working Papers, nº 76, Florence, UNICEF Innocenti Research Centre, May 2000, p. 10 ; WORLD BANK, Kyrgyz Republic : Enhancing Pro-poor Growth, Report nº 24638-KG, Washington, D.C., World Bank, 2003, p. 51. 97 TORM Nina, op. cit., p. 20. 37 grand nombre de professeurs, de médecins et d’autres personnes qualifiées ont abandonné leur profession pour travailler sur les marchés et faire leur possible pour nourrir leur famille. La balance des paiements La fin du système économique de planification centrale a plus particulièrement touché les républiques d’Asie centrale, car elles dépendaient fortement de l’importation. N’ayant pas tissé de liens avec les autres pays du monde, elles ont dû chercher de nouveaux partenaires. Une des difficultés qui les attendait, particulièrement problématique pour les Etats riches en pétrole et en gaz comme le Kazakhstan, le Turkménistan et l’Ouzbékistan, tenait au fait que les pipe-lines existants sont liés aux pays ex-soviétiques, qui ne sont pas toujours en mesure de payer en devises et proposent souvent le système de troc98. Les prix sur le marché mondial peuvent aussi exercer une influence positive ou négative sur la balance des paiements. L’Ouzbékistan, qui exporte principalement du coton, du gaz et de l’or, voit sa prospérité économique affectée en grande partie par les fluctuations des prix de ces produits sur le marché mondial. Par contre, le Kirghizistan comme le Tadjikistan n’ont pas grand-chose à proposer sur le marché mondial. Tableau 7 – Balance des paiements au Kirghizistan et en Ouzbékistan, 1991-2001 (en pourcentage du PIB) Kirghizistan Ouzbékistan 1991 1992 1993 — — — 395.6 –12.0 –8.4 1994 1995 1996 –6.9 –13.9 –21.4 2.1 –0.2 –7.8 1997 2000 2001 –7.8 –25.0 –19.5 –11.6 1998 1999 –3.4 –5.4 –0.5 –0.4 –2.0 2.8 Source : EUROPEAN BANK FOR RECONSTRUCTION AND D EVELOPMENT, Transition Report : Agriculture and Rural Transition : Economic Transition in Central and Eastern Europe and the CIS, London, EBRD, 2002, p. 64. Les flux des investissements et l’aide publique au développement Il est intéressant d’étudier les flux des investissements directs étrangers (IDE) et de l’aide financière dont les pays d’Asie centrale ont bénéficié tout au long des années 1990. Hormis le Kazakhstan, qui a bénéficié de 577 dollars par habitant de 1989 à 2000 grâce à sa richesse pétrolière et à la progression de ses réformes économiques, les quatre autres républiques n’ont suscité qu’un faible intérêt de la part des investisseurs. Pendant la même période, les IDE du Kirghizistan équivalaient à 93 dollars par personne et ceux de l’Ouzbékistan à seulement 28 dollars par personne. Il faut noter que dans leur ensemble, les pays d’Europe centrale et les Pays baltes ont attiré, toujours pour la même période, environ 1154 dollars par personne 99. Par contre, en ce qui concerne l’aide publique au développement, c’est le Kirghizistan qui était soutenu le plus fortement depuis son engagement à suivre la voie vers la démocratie et l’économie de marché. Ainsi, en 1998 et en 2001, il a bénéficié respectivement de 50 et de 38 dollars par personne contre 7 et 6 dollars par personne en Ouzbékistan. 98 MÜLLER Katharina, op. cit., p. 27. 99 Ibid., p. 28. 38 Tableau 8 – Investissements directs étrangers (1989-2000) et aide publique au développement (1998 et 2001) au Kirghizistan et en Ouzbékistan (en dollars par personne) Kirghizistan Ouzbékistan Investissements directs étrangers (1989-2000) 93 28 Aide publique au développement 1998 2001 50 38 7 6 Sources : – investissements directs étrangers : MÜLLER Katharina, Poverty and Social Policy in the Central Asian Transition Countries, Reports and Working Papers, nº 2, Bonn, GDI (German Development Institute), 2003, p. 28 ; – aide publique au développement : World Economic Indicators Database, <http:// devdata.worldbank.org/data-query>. L’endettement L’arrêt des transferts financiers vers les budgets des Etats centre-asiatiques par l’URSS, à la suite de sa dissolution, et les balances de paiement négatives ont poussé les pays vers une nouvelle dépendance : celle envers les bailleurs de fonds internationaux. Les républiques d’Asie centrale n’ont pas eu de dettes dans leurs actifs au début du processus de transition car c’est la Russie qui en avril 1993, a assumé l’ensemble des dettes de l’Union soviétique 100. A la fin de 1994, les dettes du Kirghizistan constituaient déjà 33,8% du PIB et elles se sont aggravées progressivement jusqu’à atteindre près de 132,5% du PIB à la fin des années 1990. C’est un sujet préoccupant surtout pour le long terme, puisque les pays donateurs recourront toujours plus à cette dépendance. Par exemple, « à la veille d’un nouveau rééchelonnement de la dette en octobre 2000, la Russie a préféré acquérir quatre combinats métallurgiques importants dont celui d’Orlovka pour les métaux rares et celui de Khaidarkan pour le mercure » 101. En Ouzbékistan, l’endettement est aussi important en valeur absolue mais sans porter autant à conséquence pour l’économie du pays qu’il ne le fait au Kirghizistan. L’Ouzbékistan est aussi le seul pays d’Asie centrale à ne pas consacrer plus d’argent au service de la dette qu’aux secteurs de l’éducation et de la santé102. Tableau 9 – Dette extérieure du Kirghizistan et de l’Ouzbékistan, 1994-2000 (en pourcentage du PIB) 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 Kirghizistan 33.8 45.2 57.9 76.0 88.4 132.5 127.0 Ouzbékistan 19.5 19.3 19.0 24.1 32.4 52.1 66.0 Source : EUROPEAN BANK FOR RECONSTRUCTION AND DEVELOPMENT, Transition Report : Agriculture and Rural Transition : Economic Transition in Central and Eastern Europe and the CIS, London, EBRD, 2002, pp. 169 et 217. 100 UNITED NATIONS DEVELOPMENT PROGRAMME , Macroeconomika sokrashenia bednosti v Kyrgyzskoi respublike, Bishkek, UNDP/Kyrgyzstan, 2002, p. 23. 101 RADVANYI Jean (dir.), op. cit., p. 172. 102 MÜLLER Katharina, op. cit., p. 60. 39 La privatisation et les réformes agraires Le Kirghizistan a commencé sa première phase de privatisation des petites et moyennes entreprises (PME) en 1992-1993 par l’intégration du système des vouchers, qui permet aux citoyens d’obtenir les actions de ces entreprises. 600 entreprises étaient concernées par cette première phase. A la même époque, tous les citoyens ont reçu le droit de privatiser les maisons où ils étaient domiciliés officiellement avant l’indépendance. La deuxième phase, entamée en 1994, vise la privatisation de 1500 moyennes et grandes entreprises (mais l’Etat est l’actionnaire principal de certaines entreprises exploitant l’or et l’énergie). La privatisation doit s’achever en 2005 par la privatisation des entreprises stratégiques comme l’agence de télécommunications nationale, les entreprises de distribution de gaz et d’énergie et la compagnie aérienne nationale. Comme indiqué dans le National Poverty Reduction Strategy 2003-2005, 75% des fonds de cette privatisation serviront à couvrir la dette du pays103. La privatisation touchera aussi les bâtiments des institutions médicales restructurées. En Ouzbékistan, c’est le comité de propriété de l’Etat qui gère le programme de privatisation. Une première phase a concerné la privatisation d’habitations ; les citoyens ont eu le droit de privatiser les maisons et les appartements où ils avaient vécu pendant longtemps, mais pas la terre qui se trouvait autour de leur maison. Quant aux petites entreprises, « from late 1992 until mid-1995 47’000 businesses had been sold by cash auction or leased (mainly to employees) » 104. La privatisation des grandes entreprises a débuté en 1994, mais les branches d’exploitation des plantations de coton, de l’énergie, des métaux, de l’industrie minière et des transports aériens et ferroviaires sont restées propriété de l’Etat. Dans les deux pays, le processus de privatisation d’entreprises publiques s’est accompagné de multiples irrégularités. La privatisation a largement profité aux fonctionnaires occupant des positions importantes et à leurs proches. Les entreprises rentables ont été souvent vendues moins cher que leur prix réel et les résultats des appels d’offres décidés à l’avance. Un rapport d’International Crisis Group (ICG) conclut que le résultat de tels procédés est l’apparition d’une économie de type féodal, gérée par un nombre restreint de personnes105 La privatisation de l’agriculture La majorité de la population de l’Ouzbékistan et du Kirghizistan vit dans les régions rurales. Le taux de pauvreté étant plus élevé parmi la population rurale, il nous semble important d’examiner les changements liés à la transformation du mode de production agricole, de l’organisation du travail et de l’appropriation des terres et des moyens de production. Après avoir vécu pendant soixante ans le mode de fonctionnement au sein des collectivités agricoles, les agriculteurs font face à une nouvelle rupture : la « décollectivisation ». C’est une rupture car « de nouveaux modes d’articulation entre terre, capital et travail prennent la succession des rapports de production collectiviste, 103 GOVERNMENT OF THE KYRGYZ REPUBLIC, National Poverty Reduction Strategy 2003-2005. Expanding the Nation’s Potential, Bishkek, 2002, p. 262. 104 KASER Michael, « Economic Transition in Six Central Asian Economies », Central Asian Survey, vol. 16, nº 1, 1997, p. 19. 105 INTERNATIONAL CRISIS GROUP, The Failure of Reform in Uzbekistan : Ways Forward for the International Community, Asia Report, nº 76, Brussels, 11 March 2004, <http://www.crisisgroup.org/home/index. cfm?id=2537&l=1>, p. 29. 40 au sein des exploitations privatisées »106, et cette transformation demande beaucoup de temps pour s’habituer à une nouvelle logique marchande et à de nouveaux titres et droits de propriété. En outre, les kolkhozes et les sovkhozes n’étaient pas qu’une place de travail organisé ; avec le temps, le système de groupes traditionnels de solidarité (par exemple, dans le cas de l’Ouzbékistan, les mahallas, auxquelles nous revenons plus loin) s’était véritablement transmis à ces entreprises agricoles, devenues ainsi « des groupes de solidarité, territorialisés dans le cadre du système soviétique » 107. La privatisation agricole au Kirghizistan Aujourd’hui, l’agriculture représente approximativement 40% du PIB du Kirghizistan et occupe la moitié de sa main-d’œuvre. C’est donc un secteur important dans l’économie kirghize. Mais il s’agit d’une agriculture à risque à cause des conditions climatiques et de la nécessité de systèmes d’irrigation pour une production stable. En outre, l’élevage constitue un secteur important de l’agriculture. Depuis l’indépendance, le secteur de l’agriculture a connu une réduction des transferts étatiques et la suppression du système de couverture des dépenses pour l’irrigation. Par conséquent, celle-ci devient de plus en plus difficilement utilisable. Un autre problème est l’augmentation du prix des machines agricoles, de leurs pièces détachées et du pétrole. A présent, les anciens équipements de l’ère soviétique sont usés et l’agriculture de moins en moins mécanisée. A partir de 1993, l’année où le Kirghizistan a adopté le programme de stabilisation du FMI et a effectivement entamé la transformation de son économie, la politique budgétaire a été soumise à des corrections : diminution des dépenses sociales ainsi que des transferts budgétaires aux entreprises et au secteur agricole. En même temps, le processus de privatisation a commencé par la restructuration des collectivités agricoles et par la privatisation des terres arables. Plusieurs sources indiquent que ce processus a été équitable au Kirghizistan. « This “small country” model has produced a highly equitable land ownership structure, but the average land plot is very small, ranging from 0,5 hectare to 1,5 hectares in most cases. » 108 72% des terres arables ont été partagés entre 510’000 ménages habitant dans les régions rurales109. Cela a créé des secteurs ruraux pratiquant l’agriculture de substitution. Les petites fermes familiales n’ont souvent pas les moyens d’investir dans l’équipement et n’ont plus l’accès aux crédits comme les grandes entreprises. D’autres sources toutefois montrent que beaucoup d’erreurs ont été commises pendant le processus de privatisation : des personnes n’ont pas reçu la terre qu’elles étaient en droit de recevoir, et certaines des parcelles attribuées n’avaient pas d’accès à l’eau. Ainsi, les grandes entreprises agricoles dirigées par l’Etat ont été transformées en petites exploitations indépendantes. On assiste alors à la naissance de « nouveaux agriculteurs », qui sont toutefois très peu au courant des pratiques de gestion ; ils n’ont pas suivi la formation nécessaire pour travailler la terre et ne possèdent ni les équipements indispensables ni les capitaux pour mettre en œuvre les innovations qui se sont imposées. Ces agriculteurs n’ont pas appris à gérer la terre individuellement pendant la collectivisation soviétique. Ils n’ont pas non plus un héritage plus ancien, 106 MAUREL Marie-Claude, La transition post-collectiviste. Mutations agraires en Europe centrale, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 13. 107 ROY Olivier, op. cit., p. 46. 108 WORLD BANK, Making Transition Work for Everyone : Poverty and Inequality in Europe and Central Asia, Washington, D.C., World Bank, 2000, p. 159. 109 UNITED NATIONS DEVELOPMENT PROGRAMME, Macroeconomika…, op. cit., p. 45. 41 contrairement aux agriculteurs ouzbeks, par exemple, car ils étaient des nomades avant d’être intégrés dans le système de sédentarisation soviétique. Par ailleurs, il n’était pas possible de distribuer équitablement les grandes machines agricoles héritées des kolkhozes et des sovkhozes. L’état des paysans kirghiz est très bien expliqué par Max Spoor : « At the moment, most peasant farms are in a very poor state, producing for self-consumption or barter trade. […] There is no affordable transport for output produced in mountainous areas. […] Where peasant farmers started to produce, problems arose because of the near total collapse of support services in the case of Kyrgyzstan. » 110 D’où l’appauvrissement des familles paysannes, qui sont certes devenues des propriétaires indépendants, mais sans pouvoir tirer d’avantages de cette situation tout au long des années 1990 en raison de leur manque d’expérience dans le fonctionnement du système de marché. En outre, dès septembre 2001, les agriculteurs ont eu le droit de vendre leurs terres. C’est un processus dangereux car il peut conduire à la concentration croissante des terres dans les mains de quelques-uns, ce qui agrandira les inégalités déjà existantes. Les réformes agraires en Ouzbékistan Comme nous l’avons déjà indiqué, l’agriculture de l’Ouzbékistan est dominée par la production du coton, qui utilise 40% environ de la terre cultivée et emploie plus de la moitié de la main-d’œuvre rurale du pays. Déjà dans les années 1980, « Uzbekistan developed itself as the fourth largest cotton exporter in the world, although it lagged behind in terms of quality » 111. Son industrie agroalimentaire est aussi importante dans l’exploitation des légumes que des fruits car le sol et le climat permettent une variété végétale très riche. En outre, l’élevage est une ressource importante, spécialement pour les régions non irriguées. Les réformes agraires en Ouzbékistan n’ont pas été aussi brusques qu’au Kirghizistan. En 1992-1993, 12% de la terre arable étaient distribués aux familles ayant fait partie des kolkhozes et sovkhozes et presque toutes les fermes d’Etat (sauf celles qui étaient spécialisées dans les plantations de coton) ont été transformées en entreprises collectives. « By the law on dekhan (private) farms of July 1992 the land and assets of these and all remaining collectives were to be divided among members and by mid-1996 there were 19’300 private farms which were producing 67 percent of agricultural output. » 112 Une grande différence par rapport à la privatisation effectuée au Kirghizistan, où la terre distribuée est devenue propriété des paysans, c’est qu’en Ouzbékistan les terres restent propriété de l’Etat. La terre peut être louée, mais non vendue. Les agriculteurs des exploitations privées sont passablement limités dans leurs activités de production car ils « doivent participer aux quotas de production annuels du Plan, fixés par les autorités du rayon. L’achat d’intrants, la commercialisation de la production et sa transformation hors de la structure du kolkhoze constituent autant d’obstacles supplémentaires » 113. Ces conditions ne permettent pas le développement d’une agriculture indépendante et les agriculteurs préfèrent entrer dans les entreprises d’Etat, où ils peuvent bénéficier de revenus médiocres mais stables. Le bénéfice réalisé par le secteur agricole, spécialement les revenus tirés de la production cotonnière, a été mis au profit d’autres priorités économiques, comme les 110 SPOOR Max, Agrarian Transition in Former Soviet Central Asia : A Comparative Study of Uzbekistan and Kyrgyzstan, The Hague, ISS (Institute of Social Studies), 1995, p. 8. 111 Ibid., p. 3. 112 KASER Michael, op. cit., p. 25. 113 MEIER Michael, op. cit., p. 226 42 différentes branches industrielles. « Les entreprises industrielles ont été, à elles seules, déficitaires cette même année (1998) de plus de 200 millions de dollars tandis que les entreprises agricoles et agroalimentaires dégageaient un bénéfice de plus de 450 millions de dollars. Le régime subventionne donc les grandes unités pour maintenir une certaine paix sociale en limitant les licenciements. » 114 D’un côté, ce système de « paix sociale » bénéficie aux personnes employées dans le secteur de l’industrie mais, de l’autre, il pénalise les producteurs agricoles, qui se retrouvent très mal payés pour leur production, avec un salaire de moitié inférieur à la moyenne salariale nationale. Les paysans qui travaillent dans la production cotonnière touchent seulement un quart environ du bénéfice de la vente sur le marché mondial, le reste étant absorbé par l’appareil d’Etat115. Devant la quasi-impossibilité de vivre de ces rendements cotonniers, les paysans se lancent dans le secteur informel qui permet la diversification des revenus. Ainsi, le développement des lopins familiaux, l’élevage privé, la viticulture permettent à la fois d’améliorer l’approvisionnement privé et d’augmenter les rendements financiers. Les conséquences écologiques de l’agriculture cotonnière sont aujourd’hui bien connues. L’irrigation excessive et l’utilisation des intrants en grande quantité se sont traduites par l’assèchement de la mer d’Aral116, la désertification des terres autour de ce lac et la dégradation de la santé de la population : « Environ 100’000 personnes y auraient également contracté la tuberculose ces dernières années, en raison de la désertification du lac d’Aral. » 117 Actuellement, le système économique ouzbek est très fragile, ses exportations dépendent en grande mesure des prix sur le marché mondial, et le coût élevé pour le maintien d’entreprises industrielles non compétitives pèsera de plus en plus lourd sur le pays. La politique sociale Nous avons vu dans le premier chapitre que le système de protection sociale était largement développé pendant la période soviétique, malgré les coûts excessifs qu’il entraînait. La particularité de ce système consistait en la gratuité des services publics et sociaux, qui étaient fournis soit par l’Etat, soit directement par l’entreprise étatique. Après l’éclatement de l’Union soviétique, les républiques n’ont pas pu continuer à maintenir ce système car, d’un côté, leurs budgets ne recevaient plus les subventions du budget central et, de l’autre, elles se trouvaient face à l’effondrement des capacités de production et à l’impossibilité de changer immédiatement les règles institutionnelles (par exemple dans le domaine fiscal). Il faut y ajouter l’éclosion du secteur informel, qui a aussi réduit les capacités budgétaires. Ainsi, le Kirghizistan et l’Ouzbékistan ont dû repenser leurs politiques également dans le domaine social. Dans le cas du Kirghizistan, des changements ont été introduits dans la politique sociale d’une part sous la pression relativement forte exercée par la communauté internationale, d’autre part en raison des faibles capacités budgétaires du pays. Bénéficiant au début d’un grand nombre de crédits et d’une aide financière importante, le Kirghizistan a dû simultanément répondre aux exigences des « conditionnalités » imposées par les bailleurs de fonds. Et, comme le disent Charles Becker et Sergey 114 RADVANYI Jean (dir.), op. cit., p. 184. 115 MEIER Michael, op. cit., p. 223. 116 Le niveau de la mer a diminué de 14 mètres, la superficie de 40% et le volume de 60%. 117 DJALILI Mohammad-Reza, KELLNER Thierry, op. cit., p. 347. 43 Paltsev, beaucoup de pays en transition « have commenced dramatic social welfare reforms aimed at reducing government spending commitments and simultaneously strengthening capital markets » 118. Ainsi, les programmes dans le secteur public, soutenus par la Banque mondiale et le FMI, visaient à couper les dépenses publiques tout d’abord dans le domaine des prestations sociales et à arrêter le subventionnement des prix des produits de base. Une autre pression s’est exercée en faveur de la privatisation d’une partie des services sociaux, c’est-à-dire essentiellement les établissements préscolaires et les biens dans le domaine de la santé. Pour toutes les allocations sociales et les paiements de retraites, le Fonds social a été créé en 1993 ; il est majoritairement approvisionné par les impôts sur les retraites et le travail. Les revenus qu’il accumule ne lui permettent cependant pas de couvrir toutes les dépenses : en 1997 par exemple, il n’en a couvert que 76%119. Le système de la protection sociale a été considérablement réduit et orienté vers le ciblage de certains groupes de la société. Par exemple, seules les familles dont le revenu ne dépasse pas le seuil établi par le Fonds social ont droit aux allocations pour leurs enfants. Un nouveau système d’allocation mensuelle unique a été créé pour les personnes en situation précaire, qui leur permet de recevoir cette aide unique mais seulement au cas où leur revenu n’excède pas une certaine somme, qui en 2001 était fixée à 140 soms, soit 3,4 dollars par mois, ce qui ne représente que 22% du seuil de pauvreté défini cette année-là 120. Ainsi, cette allocation n’est pas un soutien important pour les pauvres, et on connaît des cas où les gens l’ont même refusée. En ce qui concerne le système de retraite, il a subi des réductions budgétaires importantes, notamment sous la pression du FMI, dont la préoccupation première n’est pas vraiment la question sociale, mais plutôt que la politique sociale ne crée pas davantage d’instabilité macroéconomique. De sorte que la majorité des retraités (environ 11% de la population) se trouve audessous du seuil de pauvreté officiel : « The average pension is only two-third of the general poverty line ; and the base pension is about two-third of the extreme poverty line – which in turn covers only the food budget incorporated within the general poverty line. »121 A la fin des années 1990, l’âge de la retraite a été repoussé de trois ans pour les hommes et pour les femmes. On peut conclure que le but de la politique sociale kirghize consiste d’une part à maintenir le niveau de subsistance de la population, avec au besoin quelques interventions pour que les citoyens ne se soulèvent pas contre les réductions constantes des prestations sociales, et, d’autre part, à éviter à tout prix que cette politique ne nuise à la stabilité macroéconomique. Le gouvernement ouzbek, dès le début de la période de transition, a proclamé une politique visant à protéger la dimension sociale – on est d’ailleurs en droit de se demander si cet objectif n’est pas conçu pour maintenir une certaine paix dans le pays afin de pouvoir mener une politique restrictive. Néanmoins, il a aussi dû diminuer les dépenses dans le système de protection sociale. Giovanni Cornia montre que l’Ouzbékistan a pu très vite changer le système fiscal et générer des revenus pour le secteur social. Les dépenses publiques des transferts sociaux (sauf les retraites) ont même augmenté pendant les premières années de la transition. En 1996, elles ont atteint le même volume que pendant la période soviétique. L’Ouzbékistan a préservé les allocations pour les soins des enfants jusqu’à 2 ans et les allocations pour les enfants 118 BECKER Charles, PALTSEV Sergey, « Macro-Experimental Economics in the Kyrgyz Republic : Social Security Sustainability and Pension Reform », Comparative Economic Studies, vol. 43, nº 3, 2001, p. 2. 119 Ibid., p. 3. 120 UNITED NATIONS DEVELOPMENT PROGRAMME, Macroeconomika…, op. cit., p. 74. 121 WORLD BANK, Kyrgyz Republic…, op, cit., p. 147. 44 jusqu’à 16 ans, et il a introduit la compensation pour le chômage et l’assistance financière pour les familles à bas revenu (notamment par le système de la mahalla, qui sera expliqué ci-dessous). Ainsi, les dépenses publiques ont aussi été réduites à cause de problèmes budgétaires mais, comme le montre Giovanni Cornia, « Uzbekistan was able to contain the retrenchment of key social expenditures that affect poverty and human well-being over both the short and long term. […] No doubt, of all CARs, Uzbekistan is the one that has exhibited the most pro-active social policy during the last decade » 122. En outre, l’Ouzbékistan a mis en place un nouveau modèle d’assistance sociale en 1994, basé sur des associations de voisinage, les mahallas, qui s’inscrivent dans une longue tradition historique de résolution des conflits locaux et de maintien des liens entre les générations. Elles constituent l’exemple de l’assistance sociale la plus décentralisée dans la région d’Asie centrale. Ces associations sont présentées dans la Constitution comme des institutions autogérées de citoyens. Chaque mahalla choisit un président et un comité des « Anciens » (majoritairement des hommes), qui choisissent les familles nécessiteuses. Mais des « guidelines instruct the Mahallas on what indicators of living standards to take into account, which are varied, but no rigid formula is laid down »123. Un aspect qui mérite d’être souligné, c’est que ce système évite des coûts administratifs supplémentaires. Les fonds pour l’assistance sociale proviennent du budget de l’Etat. Le Ministère des finances verse, par l’intermédiaire de ses bureaux régionaux, une somme ajustée au nombre de familles sur le compte de chaque mahalla. Par conséquent, les régions pauvres ne reçoivent pas un soutien plus élevé que les régions prospères. Pour obtenir ce soutien, les familles doivent soit adresser une demande écrite, soit être recommandées par le président de la mahalla. En 1995, les allocations moyennes représentaient deux salaires minimaux et 30% des personnes du quantile le plus pauvre en ont bénéficié 124. Le système de santé à l’époque soviétique offrait certes à tous l’accès gratuit à ses services, mais on doit admettre qu’il était très coûteux, « with inefficient use of resources » 125, comme, par exemple, la quantité élevée de personnel médical. Il ne fait aucun doute qu’après l’indépendance les pays devaient changer le système en vigueur sous le régime soviétique pour le rendre plus flexible et moins onéreux, car ils ne disposaient pas du financement nécessaire pour le maintenir tel quel en place. Au Kirghizistan, le changement le plus négatif dans le système de santé a été l’apparition des paiements formels et informels pour les services, de sorte que beaucoup de gens pauvres ne peuvent plus se permettre, faute d’argent, de suivre un traitement médical. Il n’est pas surprenant de constater que les familles vendent leurs biens ou s’endettent pour pouvoir soigner un des leurs : « 45 percent of households who had at least one member experience an inpatient day in hospital during the previous year had sold livestock to raise the money to pay for that health care. […] Among urban households, the most common strategy was to borrow money and 15 percent had sold valuables. » 126 Les subventions dans le secteur public ont été 122 CORNIA Giovanni Andrea, Macroeconomic Policies, Income Inequality and Poverty : Uzbekistan, 1991-2002, <http://www.networkideas.org/featart/mar2004/uzbekistan_1991_2002.pdf>, p. 2. 123 COUDOUEL Aline, MARNIE Sheila, MICKLEWRIGHT John, Targeting Social Assistance in a Transition Economy : The Mahallas in Uzbekistan, Innocenti Occasional Papers, EPS (Economic and Social Policy Series) nº 63, Florence, UNICEF, 1998, p. 3. 124 POMFRET Richard, ANDERSON Kathryn, Uzbekistan : Welfare Impact of Slow Transition, Working Papers, nº 135, Helsinki, UNU/WIDER, 1997, p. 25. 125 FALKINGHAM Jane, Welfare in Transition : Trends in Poverty and Well-Being in Central Asia, CASE Paper, London, CASE (Centre for Analysis of Social Exclusion), 1999, p. 27. 126 Ibid., p. 38. 45 fortement réduites tandis que grimpait le coût des services sociaux pour chaque personne. Des réformes dans le système de santé sont en cours, qui visent à l’introduction de l’assurance médicale et d’un modèle de médecin de famille, mais elles ne sont pas encore répandues partout dans le pays. La notion de service public reste beaucoup plus présente en Ouzbékistan qu’au Kirghizistan. Le gouvernement ouzbek a préféré conserver le système médical étatique, qui d’ailleurs ne diffère pas grandement du système soviétique. Le service de santé reste encore gratuit, mais les citoyens ouzbeks ne sont pas protégés contre le paiement informel. Comme nous l’avons déjà mentionné, l’incapacité des budgets nationaux à mobiliser des ressources a eu une répercussion négative sur les secteurs sociaux. La réduction des dépenses réelles dans des domaines comme l’éducation et la santé a accru la vulnérabilité des pauvres. Cependant, il ressort qu’en Ouzbékistan, la situation est moins alarmante qu’au Kirghizistan (tableau 10). Tableau 10 – Dépenses réelles dans les secteurs de l’éducation et de la santé au Kirghizistan et en Ouzbékistan (indice ; année de base = 100) Education Santé 1990 1996 1990 1993 1995 Kirghizistan Ouzbékistan 100 38 100 40 36 a 67 100 77 72 100 Source : FALKINGHAM Jane, Welfare in Transition : Trends in Poverty and Well-Being in Central Asia, CASE Paper, London, CASE (Centre for Analysis of Social Exclusion), 1999, p. 7. a 1992. L’exemple des dépenses de l’Etat pour les besoins sociaux en dollars par personne et par an nous montre l’importance de la réduction au Kirghizistan (tableau 11). Tableau 11 – Dépenses de l’Etat pour l’éducation, la santé et les retraites au Kirghizistan et en Ouzbékistan (en dollars par personne et par an) Education Santé Retraites 1995 1999 1995 1999 1995 1999 Kirghizistan 21 12 12 6 24 14 Ouzbékistan 33 27 16 10 23 36 Source : MÜLLER Katharina, Poverty and Social Policy in the Central Asian Transition Countries, Reports and Working Papers, nº 2, Bonn, GDI (German Development Institute), 2003, p. 61. 46 Il nous a semblé opportun de montrer que des facteurs importants de la détérioration du niveau de vie des gens ont été le fait de choix de politique économique. Il n’est plus tabou d’affirmer que « la transition économique a produit de nombreux effets négatifs : inflation galopante, chômage, renforcement des inégalités, corruption, pauvreté endémique, autant de problèmes qui ont abouti à une véritable crise sociale en Asie centrale » 127. 127 DJALILI Mohammad-Reza, KELLNER Thierry, op. cit., p. 15. 47 48 IV. Les conséquences sociales de la transition au Kirghizistan et en Ouzbékistan Pour mesurer l’impact social de la transition sur la population du Kirghizistan et de l’Ouzbékistan, nous allons nous pencher dans le présent chapitre sur l’évolution des indicateurs sociaux des dix premières années de la transition. Il nous faut d’emblée préciser que nous nous sommes heurtée au problème de l’insuffisance des données sur le niveau de vie de la population, particulièrement en Ouzbékistan, où les enquêtes sur cette évolution n’ont pas été menées systématiquement. Ainsi, les indicateurs n’englobent pas toujours toute la période de 1991 à 2001. L’évolution de la pauvreté128 La pauvreté n’est pas un phénomène nouveau dans les pays d’Asie centrale ; elle existait déjà à l’ère soviétique, mais cette existence n’était pas officielle. Le terme utilisé était « des personnes ou des familles aux ressources modestes » et le seuil de revenu pour ces familles en 1989 était fixé à 81 roubles soviétiques par mois129. Anthony Atkinson et John Micklewright ont estimé à 75 roubles le seuil de pauvreté en Union soviétique 130. C’est ce seuil de pauvreté qui a été pris comme référence dans les exrépubliques soviétiques. En Asie centrale, la population vivant au-dessous de ce seuil à l’époque soviétique était estimée à 58,6% au Tadjikistan alors qu’au Kazakhstan elle n’atteignait que 15,9% ; le Kirghizistan et l’Ouzbékistan ont aussi connu un taux élevé de personnes au revenu inférieur à 75 roubles en 1988-1989 : 37,1% et 44,7% respectivement. Les informations données dans le tableau 12 sont les seules sources qui nous permettent de suivre l’évolution de la pauvreté monétaire en Ouzbékistan et au Kirghizistan en utilisant la même mesure du seuil de pauvreté (120 dollars par mois) pendant la première décennie de la transition. Néanmoins, on doit noter que ce chiffre représente une somme très élevée par rapport à ce qui avait été fixé comme seuil de pauvreté dans les deux pays. Par exemple, le salaire moyen au Kirghizistan se montait à seulement 34 dollars par mois en 1995 131. Selon ces données, nous observons un appauvrissement catastrophique de la population dans les deux pays pendant les premières années de la transition, encore plus spectaculaire au Kirghizistan, dont la population pauvre en 1987-1988 ne représentait que 12% de la population totale alors qu’en Ouzbékistan elle était déjà de 24%. Ainsi, au cours des trois ou quatre premières années de la transition, la pauvreté atteint jusqu’à 88% de la population kirghize et 63% de la population ouzbek. Une évolution très intéressante se produisit en 1998-1999, lorsqu’on assista à une diminution de la pauvreté jusqu’à 40% en Ouzbékistan et à un recul peu significatif à 84,1% au Kirghizistan. Durant ces deux années, seulement 15,9% 128 Tout en étant consciente des multiples facettes et dimensions de la pauvreté, nous nous concentrons dans ce chapitre sur la notion de pauvreté monétaire. 129 FALKINGHAM Jane, Welfare in Transition…, op. cit., p. 15. 130 ATKINSON Anthony, MICKLEWRIGHT John, Economic Transformation in Eastern Europe and the Distribution of Income, Cambridge, Cambridge University Press, 1992, 464 p., cité dans FALKINGHAM Jane, Welfare in Transition…, op. cit., p. 15. 131 TABYSHALIEVA Anara, Kyrgyzstan : Common Country Assessment, Bishkek, IRS (Institute for Regional Studies), 2001, p. 85. 49 de la population kirghize a perçu un revenu supérieur à 129 dollars par mois132. Cidessous, l’étude plus approfondie de l’évolution de la pauvreté au Kirghizistan et en Ouzbékistan nous permettra affiner les informations à ce sujet. Tableau 12 – Pauvreté de revenu au Kirghizistan et en Ouzbékistan (en pourcentage de la population ; seuil de pauvreté : 120 dollars par mois) 1987-88 1993-95 1998-99 Kirghizistan 12.0 88.0 84.1 Ouzbékistan 24.0 63.0 40.0 Sources : – chiffres pour 1987-88 et 1993-95 : MÜLLER Katharina, Poverty and Social Policy in the Central Asian Transition Countries, Reports and Working Papers, nº 2, Bonn, GDI (German Development Institute), 2003, p. 28 ; – chiffres pour 1998-99 : CORNIA Giovanni Andrea, Macroeconomic Policies, Income Inequality and Poverty : Uzbekistan, 1991-2002, <http://www.networkideas.org/featart/mar2004/ uzbekistan_1991_2002.pdf>, p. 2. De la période de transition ont émergé de nouveaux groupes de pauvres ; il s’agit souvent de personnes qualifiées mais qui ne peuvent plus subvenir à leurs besoins en raison de salaires très bas ou faute d’un emploi. Les familles nombreuses ne reçoivent plus les prestations complémentaires de la part de l’Etat, tandis que les services médicaux et l’éducation exigent de plus en plus de dépenses personnelles. Les retraités touchent des retraites qui ne suffisent même pas à satisfaire leurs besoins de base. Les personnes âgées d’origine slave sont doublement désavantagées car la plupart se trouvent seules à la suite du départ des plus jeunes membres de leur famille. La pauvreté dans les régions rurales est plus élevée que dans les régions urbaines. Dans les deux pays, plus de la moitié de la population pauvre habite dans les régions rurales. Les habitants de « one-compagny towns where the entire labour force was dependent on one or a few entreprises during Soviet times and which have since closed »133 sont aussi très affectés par le chômage et la pauvreté. La pauvreté au Kirghizistan Le Kirghizistan est un des pays en transition les plus touchés par la pauvreté endémique. Le seuil de pauvreté défini par le Kirghizistan est basé sur un panier de produits d’alimentation donné, qui procure la quantité quotidienne de 2100 calories. Le tableau 13 présente l’évolution de la pauvreté dans la république pendant les années 1990. 132 Calculé à partir du tableau dans MÜLLER Katharina, op. cit., p. 28. Seuil de pauvreté : 4,30 dollars par jour. 133 FALKINGHAM Jane, Welfare in Transition…, op. cit., p. 21. 50 a Tableau 13 – Pauvreté au Kirghizistan, 1989-2000 (en pourcentage de la population) 1989 1991 1993 1995 1996 1997 1998 1999 2000 Kirghizistan 32.9 b 40.0 45.4 57.3 43.5 42.9 54.9 55.3 52.0 Source : UNITED N ATIONS DEVELOPMENT PROGRAMME, Macroeconomika sokrashenia bednosti v Kyrgyzskoi respublike, Bishkek, UNDP/Kyrgyzstan, 2002, p. 8. a Population en deçà du seuil national de pauvreté. b Le seuil de pauvreté en 1989 est de 75 roubles soviétiques. Comme nous l’avons déjà montré, le Kirghizistan a connu une chute massive de la production après l’indépendance et c’est seulement en 1996 qu’il a renoué avec une croissance positive de 7,1%, puis de 9,9% en 1997, due à l’exploitation des gisements d’or et à l’accroissement de la production agricole. Ce qu’on peut dégager du tableau 13, c’est que le taux de pauvreté s’est progressivement accru jusqu’en 1995 puis a diminué de 57,3% à 43,5% en 1996. La croissance dans le secteur de l’agriculture a vraisemblablement exercé une influence positive sur le niveau de vie de la population. Le rapport de la Banque mondiale et du FMI pour l’initiative CEI-7 134 constate que « countries where the poor benefited most from the economic growth were the Kyrgyz Republic and Moldova » 135. Néanmoins, en 1998, le taux de pauvreté grimpe encore à 54,9% ; on peut l’expliquer par la crise financière qui s’est produite en Russie et qui a eu des répercussions néfastes sur l’économie kirghize. Suite au rétablissement économique, on assiste à un léger recul de la pauvreté à 52% en 2000. Au Kirghizistan, la population rurale est la plus touchée par le phénomène de l’appauvrissement. Cependant, plus encore que la différence ville-campagne, ce sont les différences régionales qui jouent un rôle marqué dans ce phénomène. Dans certaines régions du pays, par exemple Naryn, Talas et Osh, on a compté entre 70% et 80% de la population vivant au-dessous du seuil de pauvreté, contre « seulement » 31,1% dans la région de Chuy. Le tableau 14 montre la répartition, en 1998, du taux de pauvreté entre les régions et entre la campagne et la ville. Le PNUD précise aussi dans un rapport que la pauvreté est plus élevée dans les ménages où les enfants sont nombreux, dans ceux où il y a des personnes handicapées à charge ou encore dans les familles monoparentales (surtout s’il s’agit de mères célibataires). Le nombre d’années d’instruction chez les pauvres est moins élevé que dans le reste de la population. Les ménages pauvres dépensent 65% de moins pour l’éducation que la moyenne des ménages136. 134 L’Initiative CEI-7 concerne les sept pays les plus pauvres de la CEI : l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Géorgie, la Moldova, la République kirghize, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan. 135 INTERNATIONAL MONETARY FRONT , WORLD BANK, Recent Policies and Performance of the Low-Income CIS Countries : An Update of the CIS-7 Initiative, Washington, D.C., Europe and Central Asia Region of the World Bank ; Middle East and Central Asia Department of the IMF, 2004, p. 9. 136 UNITED NATIONS DEVELOPMENT PROGRAMME, Macroeconomika sokrashenia…, op. cit., p. 10. 51 Tableau 14 – Taux de pauvreté dans les régions du Kirghizistan, 1998 (en pourcentage du nombre de ménages) Régions 1998 Ville Campagne Total Chuy 30.4 31.3 31.1 Issyk-Kul 42.0 63.9 58.1 Naryn 81.1 83.5 83.0 Talas 47.2 80.8 77.0 Jalal-Abad 36.4 74.9 65.2 Osh 78.3 66.3 70.1 — — — 42.2 62.4 54.9 Batken Kirghizistan Source : TABYSHALIEVA Anara, Kyrgyzstan : Common Country Assessment, Bishkek, IRS (Institute for Regional Studies), 2001, p. 89. Si l’on considère le fait que le seuil de pauvreté se base sur un panier de biens donné, la consommation s’avère insuffisante chez un nombre élevé de personnes. Selon les calculs sur l’extrême pauvreté effectués par la Banque mondiale (92 dollars par personne et par an), en 1996 19,1% et en 1999 23% des personnes se sont retrouvées dans la misère 137. L’effondrement des salaires réels, l’hyperinflation, la montée du chômage jusqu’à 20% (selon l’Organisation internationale du travail – les chiffres officiels cependant n’enregistrent que 2,9% en 1999), le paiement irrégulier des salaires, la forte diminution des subventions dans le secteur social, la restructuration des entreprises agricoles ont contribué à une augmentation importante de la pauvreté dans les régions urbaines et rurales. Les salaires ne constituent plus la principale source de revenu des ménages kirghiz, qui survivent surtout en faisant de « petits boulots », du commerce, ou en exploitant un lopin de terre. Les sources de revenu se diversifient et les gens sont forcés d’avoir plusieurs occupations. On voit dans le tableau 15 que la composition du revenu n’est pas pareille en région rurale et en région urbaine. A la campagne, la vente des produits faits à la maison constitue la moitié du revenu total tandis qu’à la ville les salaires constituent encore plus de la moitié du revenu. 137 52 WORLD BANK, Kyrgyz Republic : Poverty in the 1990s in the Kyrgyz Republic, Washington, D.C., World Bank, 2001, p. 5. Tableau 15 – Sources de revenu des ménages kirghiz, 2001 (en pourcentage du revenu total) Sources de revenu Total Ville Campagne Travail salarié 38.4 64.9 24.1 Revenu privé (biens produits, vente de produits alimentaires, bétail) 39.5 14.7 52.8 Retraite et transferts sociaux 7.6 9.1 6.9 Transferts privés 5.0 7.1 3.9 Revenu sur les biens immobiliers 7.0 1.5 10.0 Autres revenus 2.5 2.8 2.4 100.0 100.0 100.0 Revenu total Source : WORLD BANK, Kyrgyz Republic : Enhancing Pro-poor Growth, Report nº 24638-KG, Washington, D.C., World Bank, 2003, p. 186. La pauvreté en Ouzbékistan Comme dans le cas du Kirghizistan, la pauvreté était aussi connue en Ouzbékistan avant l’indépendance. En 1988, 44,7% de sa population vivait avec un revenu inférieur à 75 roubles. Néanmoins, cette modicité était en quelque sorte compensée par des services publics et sociaux gratuits et par la distribution des produits alimentaires à bas prix. Nous avons déjà mentionné que dans le cas de l’Ouzbékistan, le manque de données rend impossible la reconstitution de l’évolution de la pauvreté tout au long des années 1990. L’Ouzbékistan n’a pas non plus déterminé officiellement un seuil national de pauvreté après l’indépendance. En 1999, le salaire minimal officiel atteignait 17 dollars (selon le taux de change officiel). Les familles nécessitant l’assistance sociale ont été définies comme celles bénéficiant d’un salaire et demi au maximum. Selon ces calculs, seulement 14% de la population a eu besoin de l’assistance sociale. Nina Torm constate que « this figure seems to be highly underestimated » 138, tandis que le Center for Economic Research (CER), centre de recherche économique situé en Ouzbékistan, a estimé le taux de pauvreté à 58% de la population en 1996, selon un seuil de pauvreté basé sur un panier de produits d’alimentation donné. Selon Giovanni Cornia, pendant les premières années de l’indépendance, le taux de la pauvreté en Ouzbékistan a augmenté temporairement et atteint 75% de la population, malgré la récession économique moins importante que dans les autres pays centre-asiatiques. Les enquêtes sur le revenu des ménages conduites en 1994-1995 ont constaté que 44,5% de la population touchait un revenu inférieur au salaire minimal139. En ce qui concerne la seconde moitié des années 1990, selon les chiffres donnés par Giovanni Cornia – mais jugés « trop optimistes » par ce dernier –, le taux de pauvreté a baissé en Ouzbékistan jusqu’à 15% en 1999 (tableau 16 ; l’auteur me précise pas l’élaboration de ces chiffres) ; néanmoins, cela confirme les données du tableau 12, où le seuil de pauvreté utilisé était de 120 dollars par mois. 138 TORM Nina, op. cit., p. 16. 139 CORNIA Giovanni Andrea, Macroeconomic Policies…, op. cit., p. 7. 53 Tableau 16 – Taux de pauvreté en Ouzbékistan, 1997-2000 (en pourcentage de la population) Ouzbékistan 1997 1998 1999 2000 23.3 19.1 15 21.6 Source : CORNIA Giovanni Andrea, Macroeconomic Policies, Income Inequality and Poverty : Uzbekistan, 1991-2002, <http://www.networkideas.org/featart/mar200 4/uzbekistan_1991_2002.pdf>, p. 12. Ces données, malgré leur état très fragmentaire, nous permettent de tirer la conclusion suivante : l’Ouzbékistan a lui aussi connu une augmentation de la pauvreté pendant les premières années de l’indépendance, mais elle était moins importante que dans le cas du Kirghizistan. Dans la seconde moitié des années 1990, le taux de pauvreté a considérablement baissé en Ouzbékistan et, comme le montre Giovanni Cornia, il suit en grande partie la courbe du PIB140. Les familles des régions rurales, les familles qui ne possédaient pas de terre et les familles monoparentales ont été les plus touchées141. Comme dans toutes les autres républiques centre-asiatiques, la majorité de la population pauvre d’Ouzbékistan vit dans les régions rurales : 69,4% en 2001. Giovanni Cornia écrit à ce propos : « Uzbekistan has not escaped the “urban bias” of public policy, a bias that leads to the allocation of a disproportionate share of public expenditure, credit, foreign exchange, private investments and other scarce resources to urban centers, Tashkent in particular. Even a brief visit to the rural areas reveals immediately the huge – and apparently growing – infrastructural and investment gap between relatively prosperous Tashkent and rural areas. » 142 Les régions les plus pauvres d’Ouzbékistan sont la République autonome de Karakalpakie et la région de Surkhandaria ; leur PIB en parité de pouvoir d’achat (PPA) atteint respectivement 67,6% et 74,3% du niveau moyen du pays. En Karakalpakie, 50% à 70% de la population vit dans la pauvreté et 20% dans la pauvreté extrême. A la suite de la chute du salaire réel, les sources de revenu se diversifient également en Ouzbékistan, où les salaires ne représentent que 35% environ du revenu total des ménages pendant la seconde moitié des années 1990 (tableau 17). L’activité entrepreneuriale et le revenu privé (de son potager par exemple) sont aussi devenus des ressources importantes pour la subsistance de la famille. 140 Ibid., p. 12. 141 MÜLLER Katharina, op. cit., p. 53. 142 CORNIA Giovanni Andrea, Macroeconomic Policies…, op. cit., p. 22. 54 Tableau 17 – Sources de revenu des ménages ouzbeks, 1996-1999 (en pourcentage du revenu total) Sources de revenu 1996 1997 1998 1999 Travail salarié 30.6 33.7 35.3 36.7 Activité entrepreneuriale 26.5 29.3 25.2 25.8 Retraite et transferts sociaux 13.6 8.3 9.2 12.1 1.8 0.7 0.4 0.3 20.1 17.1 18.7 16.5 7.4 10.9 11.2 8.6 100.0 100.0 100.0 100.0 Revenu sur les biens immobiliers Revenu privé Autres revenus Revenu total Source : UNITED N ATIONS DEVELOPMENT PROGRAMME, Human Development Report : Uzbekistan, Tashkent, 2000, <http://www.cer. uz>, p. 7. L’évolution des inégalités de revenu Le passage à l’économie de marché s’est traduit aussi par une explosion des inégalités de revenu dans toutes les républiques centre-asiatiques. Sous le régime soviétique, l’indice de Gini143 oscillait autour de 0,26. Mais l’accroissement des inégalités n’est pas seulement inhérent à l’Asie centrale, car le passage à l’économie de marché « has everywhere increased inequality » 144. Comme le montre le rapport de la Banque mondiale sur la pauvreté et les inégalités en Europe et Asie centrale, l’augmentation des inégalité de revenu était attendue lors du passage de l’économie planifiée à l’économie de marché, « as wages and incomes moved to reflect individual productivity and effort ». Ainsi, les disparités de revenu entre les riches et les pauvres se sont renforcées dans tous les pays en transition pendant les années 1990, avec cependant des variations d’un pays à l’autre. Par exemple, « with Ginis around 0,5 or above, inequality in Russia, Armenia, Tajikistan and the Kyrgyz Republic is now comparable to that observed in some of the most highly unequal economies in Latin America » 145. Les inégalités au Kirghizistan En 2000, le revenu annuel par personne se montait à 270 dollars au Kirghizistan, soit un PIB par habitant en PPA de 2540 dollars, de sorte que ce pays fait aujourd’hui partie du quantile le plus pauvre des pays du monde. Ce fort accroissement des inégalités s’est produit pendant les premières années de la transition, au moment de la chute de la production et des revenus de l’économie nationale, de la libéralisation des prix, de l’inflation, de l’érosion des salaires réels et de la privatisation, dont ont principalement bénéficié la minorité des travailleurs situés aux échelons supérieurs. Giovanni Cornia montre que l’abandon du système centralisé de régulation des prix allait augmenter les inégalités de revenu dans les pays de l’ex-bloc soviétique 146. Ainsi, 143 L’indice de Gini indique la répartition du revenu ou de la consommation entre les individus ou des ménages, où 0 signifie l’égalité parfaite et 1 l’inégalité absolue. 144 POMFRET Richard, op. cit., p. 2. 145 WORLD BANK, Making Transition Work…, op. cit., p. 139. 146 CORNIA Giovanni Andrea, Macroeconomic Policies…, op. cit., p. 10. 55 le Kirghizistan a connu le triste record du plus fort accroissement des inégalités en Asie centrale « dans les premières années de la transition : elles ont crû deux fois et demie plus vite que dans les pays occidentaux les plus inégalitaires » 147. En raison de l’ambiguïté des chiffres, nous présentons dans le tableau 18 l’évolution de l’indice de Gini au Kirghizistan selon deux sources différentes148. Tableau 18 – Evolution de l’indice de Gini au Kirghizistan, 1989-2001 1989 1991 Indice de Gini 0.260 (revenu salarial) Indice de Gini (revenu) 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 0.300 0.445 0.443 0.395 0.428 0.431 0.429 0.446 0.470 0.512 0.306 0.239 0.353 0.442 0.373 0.391 0.453 0.447 0.443 0.449 0.441 Sources : – deuxième ligne : UNICEF, Innocenti Social Monitor 2004, Florence, UNICEF Innocenti Research Centre, 2004, p. 96 ; – troisième ligne : National Statistical Committee of the Kyrgyz Republic (NCS), <http://stat.kg/English/ index.html>. Tableau 19 – PIB annuel par habitant en PPA des régions du Kirghizistan, 1996-1999 (en dollars) Régions 1996 1997 1998 1999 Bichkek (capitale) 3 663 3 762 4 231 4 340 Chuy 3 651 3 929 3 617 3 776 Issyk-Kul 1 577 2 734 3 732 3 517 Naryn 1 890 2 200 2 131 2 218 Talas 1 766 1 794 1 656 1 718 Jalal-Abad 1 470 1 424 1 380 1 421 Osh 1 117 1 088 997 1 024 — — 1 010 1 039 Batken Source : UNITED NATIONS D EVELOPMENT PROGRAMME, Kyrgyzstan : National Human Development Report for 2000, Bishkek, UNDP-Kyrgyzstan, pp. 100-107. En dépit de leurs différences, les deux sources révèlent une augmentation des inégalités de revenu tout au long de la période de transition, et nous assistons à une polarisation de la société kirghize. En 1997, les ménages les plus riches ont dépensé 15 fois plus que les ménages pauvres149. La capitale, Bichkek, centre économique et 147 RADVANYI Jean (dir.), op. cit., p. 173. 148 On ne peut être sûr que les chiffres soient corrects car d’autres sources montrent des chiffres parfois totalement différents. Dans le rapport de la Banque mondiale Making Transition Work for Everyone : Poverty and Inequality in Europe and Central Asia, l’indice de Gini en 1993-1994 est ainsi de 0,55. Les chiffres ne reflètent pas toujours la réalité… 149 MIKHALEV Vladimir, HEINRICH Georges, Kyrgyzstan : A Case Study of Social Stratification, Working Papers, nº 164, Helsinki, UNU/WIDER, 1999, p. 16. 56 commercial du pays, est aussi une place de concentration de l’élite kirghize. La vie des ménages dans la capitale est meilleure que dans les autres régions du pays : les dépenses moyennes des ménages vivant à Bichkek dépassaient de 50% le niveau national en 1993 et de 100% en 1997. Les disparités de revenu entre les régions du pays sont aussi flagrantes : le PIB par habitant en PPA est quatre fois plus élevé dans la capitale que dans la région d’Osh, dans le sud du pays (tableau 19). Depuis l’indépendance, chaque région tente de s’adapter aux nouvelles conditions du marché et de trouver son propre chemin pour s’y intégrer. Plusieurs facteurs jouent un rôle dans ce processus : les ressources humaines, les ressources naturelles, la dotation en infrastructure, etc. Mais c’est d’un côté la politique nationale et, de l’autre, la logique de marché qui sont le plus susceptibles d’accentuer la concentration des activités économiques dans certaines régions comparativement plus avantageuses pour l’économie nationale. Si cette polarisation n’est pas visible dans les premières années de la transition, elle peut s’accentuer avec le temps et donner lieu à une diffusion inégale de la croissance sur le territoire national. Le marché ne favorise pas nécessairement, comme le note Lise Bourdeau-Lepage, une répartition spatiale équilibrée de la croissance : « En effet, nous savons que la polarisation est “pour une bonne part la facette territoriale du processus général de croissance économique” (Jayet et al. 1996 : 130) et que l’accentuation des disparités régionales est un résultat possible du processus de développement économique d’une économie de marché. » 150 Il est intéressant de considérer à qui cette ouverture au marché libre a profité et comment elle a influencé la structure de la société kirghize actuelle. On assiste au Kirghizistan à la naissance d’une classe de « highly educated young people [who] increasingly formed the new local business elites and the new professional middle class » 151. Ce sont les principaux gagnants du nouveau système, suivis par les groupes de la population qui avaient bénéficié d’un statut social élevé sous le régime soviétique – les membres de la nomenklatura. Ceux-ci ont automatiquement hérité du pouvoir après le changement, grâce au système de privatisation non contrôlé. Ce pouvoir a été encore renforcé par leurs connections claniques, que le système kirghiz continue à bien tolérer. « One gains the impression that the national wealth has been plundered during the process of privatisation – and on a truly fantastique scale, spawning a whole new class of predatory “Bourgeoisie” (Rumer 1996b : 56). » 152 Ainsi, les ressources du pays ont été concentrées entre les mains d’un petit groupe de dirigeants et de leurs proches, qui se trouvent majoritairement dans la partie nord du pays. La classe moyenne est un phénomène urbain au Kirghizistan. Selon une recherche de UNU/WIDER153, au Kirghizistan, 30% à 35% des ménages appartiennent à la classe moyenne et dépensent 70% de plus que les ménages pauvres. Les employés du secteur financier, les médecins et les professeurs font partie de ce groupe et exercent souvent plusieurs occupations. Les pauvres, eux, sont concentrés principalement dans les régions rurales ainsi que dans certaines autres contrées du pays : dans les régions de Naryn et du sud du Kirghizistan par exemple, le taux de pauvreté atteint jusqu’à 150 BOURDEAU-LEPAGE Lise, Marchés du travail et disparités régionales en Pologne, Document de travail – Economie, nº 2001-08, Dijon, LATEC (Laboratoire d’analyse et des techniques économiques), CNRS UMR 5118, Université de Bourgogne, <http://ungaro.u-bourgogne.fr/lepage/e2001-08.pdf>, p. 2. (La référence à « Jayet et al. » désigne l’article suivant : JAYET H., PUIG J.-P., T HISSE J.-F., « Enjeux économiques de l’organisation du territoire », Revue d’économie régionale et urbaine, nº 1, 1996, pp. 127158.) 151 MIKHALEV Vladimir, HEINRICH Georges, op. cit., p. 20. 152 Ibid., p. 22. (La référence à « Rumer 1996b » désigne l’ouvrage suivant : RUMER Boris, Central Asia in Transition : Dilemmas of Political and Economic Development, Armonk (New York), M.E. Sharpe, 1996.) 153 Ibid., p. 24. 57 70%-80%. En 1997, plus de 50% des ménages ruraux et 20% environ des ménages urbains étaient pauvres. Ainsi, la classe inférieure est composée d’habitants des régions reculées, d’agriculteurs, de chômeurs (particulièrement dans les villes où une filière majeure de l’industrie de l’époque soviétique a disparu), de personnes âgées et d’invalides. Les inégalités en Ouzbékistan Les informations sur les inégalités de revenu en Ouzbékistan sont aussi fragmentaires que celles sur la pauvreté. Selon le gouvernement ouzbek, l’indice de Gini, situé à environ 0,26 au début de l’indépendance, s’est élevé à 0,37 en 1999154. Nous nous baserons principalement sur une étude effectuée par Giovanni Cornia. Lors des premières années de la transition, les inégalités de revenu n’ont augmenté que modérément, avec un indice de Gini passant de 0,26 à 0,31 en 1995. D’une part, le gouvernement ouzbek a introduit les réformes économiques graduellement, prévenant ainsi l’accroissement des inégalités si l’on prend en compte que les réformes orientées vers l’économie de marché augmentent considérablement le risque d’un tel accroissement. D’autre part, la politique d’assistance sociale a reçu le soutien du budget de l’Etat : l’assistance sociale a été décentralisée par l’intégration des communautés locales, les mahallas, au processus de redistribution de l’aide sociale. Puis, à partir de 1996, les inégalités ont commencé à augmenter, majoritairement dues au « capital-intensive pattern of the ISI-strategy [import substituting industrialization] that demanded large transfer of resources from agriculture to the import substituting sector via the dual exchange rate mechanisms and various forms of taxation of agriculture » 155. L’indice de Gini s’est ainsi accru jusqu’à 0,421 en 2001, en raison aussi de la libéralisation des salaires. Les personnes ayant le privilège de correspondre aux nouveaux besoins du marché du travail, telles que les informaticiens, les traducteurs, les banquiers, etc., ont été même parfois sur-rémunérées. Dans certains secteurs de l’industrie, les travailleurs ont perçu des salaires nettement plus élevés que la moyenne. Par exemple, « in 2001, relative to an average economy-wide monthly wage of about 25.000 soums (with a wage index of 100), the energy sector had an index of 278, the petrochemical of 276, the ferrous and non-ferrous metallurgy of 346, light industry of 110, transport of 194 and agriculture of 50 »156. Les agriculteurs sont les plus défavorisés dans la hiérarchie des revenus, ce qui constitue une injustice au vu du fait que l’économie dépend largement de ce secteur et que les bénéfices agricoles servent à subventionner le secteur industriel. Entre les deux, on trouve les fonctionnaires des services étatiques (santé, éducation, culture et recherche), eux aussi rémunérés en deçà de la moyenne. Entre 1991 et 1995, l’Ouzbékistan a préservé les subsides pour plusieurs produits alimentaires (pain, farine, riz, viande, lait ; petit déjeuner dans les écoles, etc.), mais aussi pour le chauffage et l’électricité (la moitié de la population environ a bénéficié de ces derniers services). A partir de 1994-1995, les subsides pour les produits alimentaires comme pour les autres services ont été supprimés, ce qui a certainement eu un effet sur 154 UNITED NATIONS DEVELOPMENT PROGRAMME ), Human Development Report : Uzbekistan, Tashkent, 2000, <http://www.cer.uz>, p. 6. 155 CORNIA Giovanni Andrea, Macroeconomic Policies…, op. cit., p. 11. 156 Ibid., p. 15. 58 la croissance des inégalités. Si, en 1991, les transferts sociaux représentaient 25,3% du budget familial, en 2000 ils étaient de l’ordre de 14,6%157. Tableau 20 – Indice de Gini basé sur le revenu salarial en Ouzbékistan, 1991-2001 Indice de Gini 1991 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 0.263 0.343 0.360 0.374 0.375 0.420 0.418 0.421 Source : CORNIA Giovanni Andrea, Macroeconomic Policies, Income Inequality and Poverty : Uzbekistan, 1991-2002, <http://www.networkideas.org/featart/mar2004/ uzbekistan_1991_2002.pdf>, p. 15. Kathryn Anderson et Richard Pomfret, dans leur étude sur les inégalités territoriales en Asie centrale, constatent que « spatial inequality appears to have been least in Uzbekistan. […] The relative equity is reinforced by government which has maintained public revenue collection and apparently targeted its social expenditures effectively » 158. Dans le même rapport, il est indiqué que selon les enquêtes menées dans la vallée de Fergana, le marché du travail procure des revenus suffisants pour couvrir les dépenses des familles dans la partie ouzbek, mais pas dans les régions kirghize et tadjike. Néanmoins, les disparités régionales se sont aussi creusées en Ouzbékistan pendant la période de la transition. Le PIB par habitant en PPA est deux fois et demie plus élevé dans la capitale que dans d’autres régions du pays. Prenons l’exemple des régions de l’est : le PIB annuel en PPA à Namangan se monte à 1965 dollars contre 5543 dollars dans la ville de Tachkent (tableau 21). Tableau 21 – PIB annuel par habitant en PPA dans les régions de l’est de l’Ouzbékistan, 1999 (en dollars) Régions 1999 Ouzbékistan, moyenne 2994 Région d’Andijan 2796 Région de Fergana 3106 Région de Namangan 1965 Région de Tachkent 3165 Ville de Tachkent 5543 Source : ANDERSON Kathryn, POMFRET Richard, Spatial Inequality and Development in Central Asia, Research Paper, nº 2004/36, Helsinki, UNU/WIDER, 2004, pp. 8-9. 157 Ibid., p. 17. 158 ANDERSON Kathryn, POMFRET Richard, Spatial Inequality and Development in Central Asia, Research Paper, nº 2004/36, Helsinki, UNU/WIDER, 2004, p. 18. 59 Les indicateurs du développement humain Sans aucun doute, pendant la période soviétique les républiques d’Asie centrale ont bénéficié d’améliorations considérables du niveau de vie de leurs populations. Le plan de développement de l’Asie centrale avait été élaboré afin d’augmenter le niveau socioéconomique jusqu’au niveau moyen soviétique. Tout un système de services sociaux avait été ainsi mis sur pied pendant cette période et, après l’indépendance, les républiques ont mis à leur actif un système médical développé et un niveau d’alphabétisation et d’éducation très élevé : « At independence all of the newly formed Central Asian Republics inherited high levels of human capital. Education and health care were free and there were extensive social services and transfers. » 159 Cependant, aujourd’hui, on constate que « le système éducatif, le système de santé mais aussi celui des pensions se sont détériorés par rapport à l’époque soviétique » 160. A présent, les cinq républiques font partie du groupe des pays à développement humain moyen, selon l’indicateur du développement humain (IDH), qui se fonde sur les critères suivants : espérance de vie à la naissance, niveau d’instruction et PIB par habitant en PPA. Il ressort du tableau 22 que le Kirghizistan et l’Ouzbékistan enregistrent des données relativement proches de celles des autres pays en transition, à l’exception notable du PIB par habitant en PPA. En effet, en ce qui concerne les indices de l’espérance de vie à la naissance et du taux d’alphabétisation, ils restent toujours dans une bonne moyenne mondiale. La plupart des pays de l’Est et les Pays baltes font aujourd’hui partie des pays à développement humain élevé. Tableau 22 – Indicateurs du développement humain au Kirghizistan et en Ouzbékistan Pays 1990 2001 IDH IDH Espérance de vie à la naissance (années) Taux d’alphabétisation des adultes (%) PIB par habitant en PPA (dollars) Kirghizistan 0.689 0.727 68.1 97.0 2750 Ouzbékistan 0.695 0.729 69.3 99.2 2460 a 0.787 69.3 99.3 6598 0.655 64.4 74.5 3850 Europe centrale et orientale et CEI 0.794 Pays en développement — Source : PROGRAMME DES N ATIONS UNIES POUR LE DEVELOPPEMENT, Rapport mondial sur le développement humain 2003, Paris, Economica, 2003, pp. 239-240. a Exemple de la Pologne (les chiffres pour la moyenne de l’Europe centrale et orientale et de la CEI ne sont pas disponibles). Les soins de santé Les indicateurs les plus importants pour évaluer l’impact de la période de transition sur la santé des populations sont l’espérance de vie à la naissance, le taux de mortalité (infantile et maternelle) et l’expansion des maladies. 159 FALKINGHAM Jane, Welfare in Transition…, op. cit., p. 2. 160 DJALILI Mohammad-Reza, KELLNER Thierry, op. cit., p. 15. 60 Au Kirghizistan, dans les premières années de la transition, l’espérance de vie à la naissance a baissé tant chez les femmes (de 72,7 années en 1991 à 70,4 en 1995) que chez les hommes (de 64,6 années en 1991 à 61,4 en 1995). Au cours de la même période, l’indice de mortalité est passé par de multiples chocs et a augmenté chez les deux sexes à partir de l’âge de 25 ans. Par exemple, chez les hommes de 40 à 59 ans, cet indice est passé de 1176,0 hommes sur 100’000 hommes de la même tranche d’âge en 1991 à 1529,7 en 1995. Ce sont les hommes de la capitale qui ont subi le plus grand choc, et leur espérance de vie à la naissance s’est abaissée jusqu’à 58 ans, toujours pendant cette même période. C’est seulement à partir de 1996 que l’espérance de vie à la naissance a commencé à augmenter pour les deux sexes et, en 2001, elle avait rejoint son niveau de 1991161. En Ouzbékistan, la population n’a pas subi de tels chocs et l’espérance de vie à la naissance, loin de baisser, a progressivement augmenté de 72,1 ans en 1989 à 73,0 en 1998 chez les femmes et de 66,0 ans en 1989 à 68,2 en 1998 chez les hommes. Même aujourd’hui, la population kirghize n’a pas rejoint le niveau d’espérance de vie de la population ouzbek. Jane Falkingham constate que « the deterioration in life expectancy was greater amongst the fast reformers and among men rather than women » 162. Tableau 23 – Indicateurs de santé en Ouzbékistan et au Kirghizistan Année Kirghizistan Ouzbékistan Docteurs (changement en %) 1990-98 –4.6 +6.0 Personnel soignant (changement en %) 1990-98 –11.0 +13.0 Taux de mortalité maternelle (pour 100 000 naissances vivantes) 1980 1990 1999 49.4 62.9 42.3 46.3 34.1 14.7 Taux de mortalité infantile (pour 1000 naissances vivantes) 1980 1990 1999 43.3 30.0 22.7 47.0 34.3 20.3 Tuberculose (nouveaux cas pour 100 000 habitants) 1989 1999 49.5 131.8 46.1 64.6 1997-99 10.0 4.0 Personnes souffrant de malnutrition (%) Source : MÜLLER Katharina, Poverty and Social Policy in the Central Asian Transition Countries, Reports and Working Papers, nº 2, Bonn, GDI (German Development Institute), 2003, p. 26. Si l’on considère l’évolution des différents indicateurs de santé (tableau 23), on remarque qu’au Kirghizistan s’est produite une nette diminution du personnel soignant, qui contraste avec l’augmentation de ce dernier en Ouzbékistan. En 1999, la mortalité maternelle était presque trois fois plus élevée au Kirghizistan qu’en Ouzbékistan, où elle a considérablement baissé, passant de 34,1 en 1990 à 14,7 en 1999. En ce qui concerne le taux de mortalité infantile, il connaît depuis 1980 une baisse dans les deux pays, tout en restant plus élevé que la moyenne des pays en transition ; en outre, parmi les pays en transition, c’est au Kirghizistan que ce taux est le plus élevé. Le Kirghizistan a aussi connu une explosion de nouveaux cas de tuberculose, maladie qui reflète bien la pauvreté. En 1999, ces cas étaient 166% plus nombreux qu’en 1989, et leur nombre bien plus élevé qu’en Ouzbékistan. 161 Les chiffres de ce paragraphe proviennent de UNICEF, Innocenti Social Monitor 2004, Florence, UNICEF Innocenti Research Centre, 2004, pp. 70-74. 162 FALKINGHAM Jane, Welfare in Transition…, op. cit., p. 24. 61 Les indicateurs de l’éducation « Les pays communistes atteignaient effectivement des niveaux enviables d’accès à l’enseignement. La scolarisation des enfants de 6 à 14 ans était à peu près universelle, pour les filles comme pour les garçons. » 163 Mais nous devons aussi noter que l’information était complètement centralisée, politisée et couverte par des conceptions idéologiques communistes. La méthode d’enseignement, plutôt rigide et autoritaire, ne cherchait pas à développer chez l’enfant une pensée créative. Tableau 24 – Indicateurs de l’éducation au Kirghizistan, 1989-2001 (en pourcentage de la population de la tranche d’âge concernée) 1989 1991 1993 1995 1997 1999 2001 Fréquentation des établissements préscolaires (3-6 ans) Kirghizistan 31.3 26.7 13.4 7.2 8.3 8.0 9.0 Ouzbékistan 36.8 35.1 29.0 24.5 17.6 16.2 19.4 Taux de scolarisation dans le primaire Kirghizistan 92.2 92.0 85.6 88.0 89.9 89.8 95.2 Ouzbékistan 92.0 88.3 87.3 88.0 88.9 88.9 97.8 Sources : UNICEF, Innocenti Social Monitor 2004, Florence, UNICEF Innocenti Research Centre, 2004, pp. 111 et 124 ; MÜLLER Katharina, Poverty and Social Policy in the Central Asian Transition Countries, Reports and Working Papers, nº 2, Bonn, GDI (German Development Institute), 2003, p. 27. Au Kirghizistan, beaucoup de crèches et de jardins d’enfants ont été fermés et privatisés ou sont devenus trop chers pour les familles. Cette diminution du nombre des institutions préscolaires a entraîné une diminution du nombre d’enfants qui les fréquentent : en 1999, ils étaient quatre fois moins nombreux qu’en 1989. En Ouzbékistan, la fréquentation des établissements préscolaires a aussi baissé, tout en demeurant plus élevée qu’au Kirghizistan. Rattachés aux entreprises d’Etat à l’époque soviétique, ces établissements préscolaires ont été à l’avènement de l’indépendance soit fermés, soit mis sous la tutelle du Ministère de l’éducation du peuple d’Ouzbékistan, qui n’a que peu de moyens pour les maintenir suite aux restrictions budgétaires – même si celles-ci sont moindres qu’au Kirghizistan. Un des plus grands problèmes de l’Ouzbékistan est la détérioration de l’infrastructure scolaire. Le gouvernement déclare parfois jusqu’à 50% d’établissements scolaires inutilisables, et les écoles reçoivent seulement l’argent nécessaire pour entretenir la partie utilisée. La réduction budgétaire dans le secteur de l’éducation au Kirghizistan pose aussi des problèmes d’approvisionnement des écoles et des collèges en matériel pédagogique et en infrastructure ; ainsi, « des fonctionnaires ont renvoyé les enfants chez eux pendant des semaines, voire des mois lorsqu’il n’y avait pas d’argent pour chauffer ou éclairer les écoles » 164. Le passage de la gratuité de l’enseignement à un système payant et l’appauvrissement des parents ont mis en difficulté beaucoup de familles, qui doivent assumer seules les coûts des manuels scolaires, des habits, des 163 La situation des enfants dans le monde 1999. Education, New York ; Genève, UNICEF, 1999, p. 16. 164 UNICEF, Après la chute. L’impact humain de dix ans de transition, Projet Monee, Florence, Centre de recherche Innocenti, 1999, p. 14. 62 impôts, etc. Une étude menée dans un village kirghiz en 1994 a montré que « presque deux tiers des enfants n’auraient pas fréquenté l’école à cause du manque de vêtements et de chaussures d’hiver » 165. Selon la loi, l’école primaire et secondaire doit être gratuite pour tous les élèves, mais la réalité est bien différente et les parents doivent souvent payer ce qu’on peut appeler des « impôts » pour les activités scolaires. Une étude menée par l’UNICEF a montré qu’en 1999, 20’000 à 30’000 enfants n’allaient pas à l’école au Kirghizistan166. Un autre problème réside dans la diminution de la qualité de l’enseignement. Le personnel russe et slave qualifié était nombreux dans le système éducatif. Avec l’ouverture des frontières, il a commencé à quitter le pays. En guise de conclusion A l’aide de différents indicateurs, nous avons pu observer dans ce chapitre que le processus de la transition a eu des effets négatifs sur l’ensemble de la population kirghize et ouzbek : explosion de la pauvreté, accroissement des inégalités et détérioration des indicateurs du développement humain et des services sociaux. Cependant, notre analyse montre également que dans le cas du Kirghizistan, ces conséquences sociales négatives ont été beaucoup plus profondes qu’en Ouzbékistan, tout spécialement dans la première moitié de la période de transition. L’appauvrissement consécutif à la perte de revenus salariaux a touché plus de la moitié de la population kirghize ; dans le cas de la population urbaine, il faisait suite aux nombreuses fermetures d’entreprises d’Etat et, dans le cas de la population rurale, à la restructuration des entreprises agricoles. Le taux de population vivant dans la pauvreté s’est maintenu à un niveau élevé (avec quelques fluctuations) tout au long des dix premières années de la transition. En Ouzbékistan, bien que les informations sur l’évolution de la pauvreté ne soient pas complètes, elles révèlent un accroissement de ce taux dans la première moitié des années 1990 et une diminution dans la seconde moitié. Au Kirghizistan, plusieurs indicateurs de santé ont diminué pendant les cinq premières années de la transition. Dans les deux pays, on a assisté à la détérioration du système de santé comme du système d’éducation. A l’époque soviétique, c’était le salaire qui composait la majorité (72%) du revenu familial, suivi par les transferts sociaux (13%), eux-mêmes complétés par les activités privées. Nous avons vu au début de ce chapitre que les sources de revenu ont considérablement changé pendant la transition. Aujourd’hui, les salaires ne constituent que 30% à 38% du revenu familial, désormais constitué pour moitié par les activités privées. C’est cet accroissement de la part du revenu privé qui peut être une source importante d’accroissement des inégalités. Ainsi, au Kirghizistan, où les réformes économiques donnent plus de possibilités d’exercer des activités entrepreneuriales, les inégalités sont les plus grandes de toutes les républiques d’Asie centrale : « Income inequality has been further exacerbated by the emergence of open unemployment and the increasing inequality of income from sources other than employment. » 167 Par contre, parmi les pays centre-asiatiques, c’est en Ouzbékistan que les inégalités sont les moins marquées. 165 Ibid., p. 15. 166 Ibid. 167 FALKINGHAM Jane, Welfare in Transition…, op. cit., p. 13. 63 Au Kirghizistan comme en Ouzbékistan, la population cherche à diversifier ses possibilités de revenus complémentaires pour survivre dans une situation précaire. Cette tentative ne peut en aucun cas suffire à faire sortir toute une population de la pauvreté. L’intervention de l’Etat est nécessaire dans la politique d’emploi et dans la politique de sécurité sociale pour, ultimement, protéger – ou tout au moins maintenir – le capital humain du pays. 64 V. Les relations entre les stratégies choisies et les conséquences sociales Après avoir étudié les conséquences sociales de la période de transition au Kirghizistan et en Ouzbékistan, nous abordons ici la seconde question de notre travail : Jusqu’à quel point peut-on comprendre ces conséquences sociales comme des résultats des deux stratégies choisies ? Le cas du Kirghizistan Le Kirghizistan, à la suite de son choix de mettre en œuvre un modèle démocratique et économique libéral et ouvert, a d’un côté bénéficié d’un large soutien financier et technique de la part des institutions financières internationales et des agences représentant la coopération bilatérale. De l’autre côté, il a dû adopter un programme contenant les trois composantes suivantes : stabilisation macroéconomique, libéralisation et privatisation. Nous allons chercher à reconstituer les relations de ces trois éléments avec la dynamique de changement social. La stabilisation macroéconomique Le programme de stabilisation vise à retrouver les équilibres macroéconomiques d’un pays et se base principalement sur des politiques budgétaire et monétaire restrictives. Les mesures de restriction budgétaire sont – la diminution des dépenses sociales (allocations sociales, retraites, dépenses pour l’éducation, la santé et la culture) ; – la diminution des transferts budgétaires aux entreprises, qui se traduit soit par des licenciements et la baisse des salaires, soit par l’impossibilité de maintenir la production existante, suivie par la fermeture des entreprises ; – la diminution des transferts budgétaires dans le secteur de l’agriculture, avec à la clé la détérioration des infrastructures (principalement le système d’irrigation et les voies routières, essentiels à la production agricole et à sa commercialisation). Dans une situation de déclin économique et d’inflation (donc d’effondrement du pouvoir d’achat et du salaire réel), de restructuration (signifiant une diminution du nombre d’employés) ou de fermeture des entreprises étatiques (entraînant les pertes d’emploi), la réduction des dépenses de l’Etat dans les secteurs énumérés ci-dessus est ressentie fortement et mène à une plus grande insécurité des gens. A cela s’ajoutent l’augmentation des prix des services de l’électricité et du transport, l’apparition de taxes sur certains services d’habitation ainsi que dans les secteurs de la santé et de l’éducation, l’introduction d’impôts sur la propriété et la terre, etc. La libéralisation Le programme de libéralisation vise tout d’abord à la libération des prix (la suppression de tout contrôle des prix) et du commerce extérieur (une ouverture rapide de l’économie au commerce international). 65 Le Kirghizistan a très rapidement ouvert son marché intérieur à la compétition globale mais ses structures institutionnelles n’étaient pas établies. Devant déjà faire face à l’augmentation des coûts de l’électricité et des transports, et à l’impossibilité de moderniser leur infrastructure et leurs technologies, les entreprises locales n’ont pu supporter l’affluence de produits bon marché qui ont envahi le marché intérieur du pays. La logique du marché libre, contrairement à celle d’un modèle socialiste égalitaire, peut accentuer d’avantage les inégalités de revenus, la polarisation de la société et les disparités régionales du pays s’il n’y a pas d’intervention étatique pour opérer une répartition de la croissance. Ainsi, on observe que le retour de la croissance n’a pas réduit les inégalités à l’intérieur du pays. L’abandon du système de régulation des salaires a aussi généré une polarisation des revenus. Le développement du marché a par contre offert à certains la possibilité de créer de nouvelles richesses, souvent par l’accès aux richesses de l’ancien régime. La privatisation Le programme de changements structurels et institutionnels vise à promouvoir l’économie de marché et l’intégration de la propriété privée. La privatisation rapide mène directement à une redistribution de la propriété et influence les revenus et les statuts sociaux. La privatisation des entreprises étatiques a connu beaucoup d’irrégularités (manquement aux règles institutionnelles établies, société civile trop faible pour intervenir). Elle a par conséquent bénéficié à un nombre restreint de personnes, qui ont hérité du pouvoir après le changement de système. En ce qui concerne la privatisation des terres, les agriculteurs ont pu recevoir leur parcelle (souvent très petite), mais ils se sont retrouvés seuls, sans aucune aide étatique, ce qui a favorisé la naissance d’une agriculture de subsistance. Le cas de l’Ouzbékistan L’Ouzbékistan a mis en place des réformes graduelles, choisissant une ouverture progressive à l’économie de marché, le maintien du rôle important de l’Etat dans ces transformations économiques et une politique visant à préserver la dimension sociale. Plusieurs paramètres ont permis à l’Ouzbékistan d’éviter une crise sociale de même ampleur que celle endurée par le Kirghizistan : – la politique sociale n’est pas passée par une coupe budgétaire aussi drastique dans les secteurs de l’éducation et de la santé, quand bien même ceux-ci ont aussi connu une détérioration importante de leurs infrastructures et de leur qualité. Les dépenses dans le système de protection sociale ont été diminuées mais les subventions principales et les retraites maintenues. Un nouveau modèle d’assistance sociale décentralisée a même été mis en place dans toutes les régions du pays ; – le marché du travail a été sauvegardé, tout d’abord grâce à la politique de substitutions aux importations (en utilisant les bénéfices récoltés dans le secteur agricole pour maintenir le secteur industriel), puis grâce au maintien des subsides aux entreprises étatiques et, enfin, grâce aux mesures protectionnistes pour la production nationale, qui dans une certaine mesure ont protégé des entreprises étatiques de la faillite. Néanmoins, le passage à l’économie de marché a aussi généré un coût social élevé : 66 – la libéralisation des prix, même si elle s’est produite lentement, a été la source d’un accroissement de l’inflation, qui a affecté les prix, les salaires et le revenu des familles et a été un facteur important d’appauvrissement de la population ; – la privatisation graduelle des entreprises a été principalement ouverte à un cercle restreint de personnes appartenant aux hauts échelons du pays ; elle a ainsi mené à la concentration des richesses et par conséquent à des inégalités plus prononcées ; – le maintien des anciennes structures de commandement et de contrôle sur la production agricole et sur le commerce extérieur n’a pas permis aux agriculteurs indépendants de diversifier leur production, de développer des entreprises agricoles privées et de commercialiser leurs produits. Ils n’ont pas eu d’autre choix que de faire partie des entreprises collectives à bas salaire ; – le détournement d’une partie des profits du secteur agricole (assujetti en outre à divers impôts) vers celui de l’industrie a des conséquences défavorables pour la population rurale, employée majoritairement dans le secteur agricole. Bilan L’analyse qui précède montre que les stratégies mises en œuvre ont des liens directs avec les transformations sociales qui ont touché les populations des deux pays. Mais elles ne sont pas seules responsables car le développement économique et social d’un pays est un processus d’une très grande complexité. On peut à juste titre, sans aller dans les détails, énumérer quelques-uns de ces facteurs qui susceptibles eux aussi de jouer un rôle primordial dans le développement du pays (certains ont déjà été brièvement mentionnés tout au long de ce travail) : – la volonté d’ouverture politique, manifestée par le développement de la société civile, le respect des droits fondamentaux humains et la liberté d’expression. La société civile peut exercer une pression sur le gouvernement, par exemple pour revendiquer une distribution plus équitable des richesses ; – la situation politique et économique globale. Avec l’ouverture des frontières, les Etats sont influencés par des mouvements mondiaux majeurs : ainsi, les attentats du 11 septembre 2001 contre les Etats-Unis ont changé la situation géopolitique des pays d’Asie centrale en attirant d’avantage d’aide financière et d’investissements dans la région ; les fluctuations des prix sur les marchés mondiaux peuvent diminuer ou augmenter les devises du pays ; etc. ; – la coopération régionale, très importante pour le développement futur des pays d’Asie centrale (liens commerciaux, droits de passage) et pour leur stabilité commune (problèmes frontaliers) ; – le positionnement du pays. Les cinq pays d’Asie centrale sont enclavés et leurs réseaux de transport sous-développés, ce qui nuit à leur intégration à l’économie mondiale ; – la dotation en ressources naturelles, dont l’influence peut aussi s’avérer importante. Grâce à sa richesse en pétrole, par exemple, le Kazakhstan a attiré beaucoup d’investissements étrangers ; – la corruption. Les pays d’Asie centrale ont un degré de corruption très élevé ; or, celle-ci peut entraver les efforts entrepris et risque de freiner les réformes en cours ; – la migration. D’un côté, le départ de nombreuses personnes qualifiées signifie une perte pour un pays mais, de l’autre, l’émigration de citoyens pour des raisons économiques et leur travail à l’étranger peuvent amener de l’argent. 67 68 VI. Les perspectives Pour esquisser quelques pistes que pourrait emprunter à l’avenir le développement socio-économique de l’Ouzbékistan et du Kirgiziszan, il est nécessaire de présenter les changements survenus récemment, après les années 1991 à 2001 sur lesquelles notre analyse s’est concentrée. L’Ouzbékistan a préféré une politique de développement guidée par l’Etat, en utilisant le secteur agricole comme une source de financement pour le secteur industriel. Selon Stanislav Zhukov, cette stratégie a échoué dans ce pays parce que réellement « it did not correspond to the country’s real potentialities and also because of mistakes in the choices of investment priorities » 168. Les exportations agricoles sont basées majoritairement sur la monoculture du coton, dont le prix dépend des prix sur le marché mondial. Si, dans la première moitié des années 1990, le pays a pu profiter du niveau avantageux du prix du coton, à partir de 1996 les prix ont commencé à baisser (de 17% en 1996 et de 7% en 1997)169. Or, l’économie des pays qui, à l’instar de l’Ouzbékistan, dépendent largement des fluctuations de prix sur les marchés internationaux s’en trouve vulnérabilisée. L’or, deuxième produit d’exportation de l’Ouzbékistan, peut subir les mêmes pressions de la part du marché mondial. Aujourd’hui, le pays souffre d’une stagnation économique sérieuse : en 2003, la croissance économique n’a progressé que de 0,3% et le PIB par habitant, qui diminue chaque année depuis 1998, n’a atteint que 350 dollars. L’ICG remarque dans le rapport déjà mentionné que « while central Tashkent retains an air of relative prosperity, the reality for many in the capital, and even more so in the provinces, is growing poverty » 170. En 2002, l’Ouzbékistan s’est finalement engagé à unifier les différents taux de change et à réaliser ainsi la convertibilité de la monnaie. Néanmoins, il a en fait artificiellement établi le taux de change à un niveau très élevé, qui a été favorable au service de la dette et pour certaines industries mais défavorable pour le commerce privé. Pour réduire la circulation de la masse monétaire, les salaires et les allocations ont été réduits dans tout le pays. Malgré la forte répression étatique, les ouvriers et les retraités sont descendus dans la rue en 2003 pour réclamer les salaires et les paiements non versés, parfois depuis cinq mois. En outre, le gouvernement a imposé des tarifs douaniers très élevés au commerce transfrontalier et introduit un capital minimum pour la création d’une société de vente et pour pouvoir participer au commerce transfrontalier. Certains bazars (marchés de rue) ont été fermés, et des restrictions imposées sur des articles non comestibles. Ces mesures ont pratiquement détruit les commerces des privés et des petites entreprises qui, auparavant, avaient pu gagner de l’argent par le commerce transfrontalier ou de détail. Certains commerces avaient assuré la subsistance d’une dizaine de milliers de familles qui se retrouvent aujourd’hui confrontées à la détérioration de leur niveau de vie 171. A présent, ces restrictions ont encore augmenté la corruption aux frontières, suite à l’essor de la contrebande. Mais, en réalité, le commerce se concentre de plus en plus dans les mains 168 ZHUKOV Stanislav, « Central Asia… », op. cit., p. 363. 169 POMFRET Richard, op. cit., p. 4. 170 INTERNATIONAL CRISIS GROUP, The Failure of Reform in Uzbekistan…, op. cit., p. i. 171 Ibid., p. 16. 69 des grandes entreprises, souvent liées aux membres de l’élite politique ou à leurs proches. Le régime politique extrêmement répressif et la détérioration du climat socioéconomique augmentent le mécontentement de la population. Ce mécontentement nourrit davantage des groupes islamistes radicaux, qui attirent un nombre croissant de jeunes dans leurs rangs. Les attentats qui ont eu lieu en Ouzbékistan en mars 2004 peuvent être compris comme la réponse à toutes ces restrictions mises en place dans les domaines politiques et économiques. Plusieurs experts avaient prévu une plus grande ouverture du régime ouzbek après le rapprochement avec les Etats-Unis, l’Union européenne et les institutions financières internationales à la suite du 11 septembre 2001, mais leurs espoirs ont été à nouveau déçus. Au début de juillet 2004, les Etats-Unis ont suspendu leur aide financière à Tachkent parce que l’Ouzbékistan n’avait pas répondu aux attentes concernant les droits de l’homme dans le pays172. A la fin du même mois, le gouvernement ouzbek s’est trouvé sous une pression encore accrue après une série d’attentats commis par des extrémistes islamiques. Plusieurs hypothèses au sujet du développement socio-économique ouzbek évoquent un avenir difficile pour le pays : – sa politique de substitution aux importations va connaître des problèmes croissants et sera de plus en plus exposée aux chocs extérieurs, comme la fluctuation des prix sur le marché global. Cette politique accentuera encore plus l’inégalité de la redistribution des revenus dans le pays ; – selon certains pronostics, la croissance du PIB ces prochaines années sera très faible – et même la plus faible des pays d’Asie centrale. Cela freinera la réduction de la pauvreté et conduira à une détérioration de l’infrastructure sociale dans le pays. La pauvreté risque de s’aggraver encore dans un contexte d’inégalités croissantes173 ; – selon certains rapports, la seule issue de la crise économique est l’engagement dans des réformes structurelles en profondeur. Vu la position privilégiée de l’élite politique, il est peu vraisemblable que de tels changements se produisent174. Le Kirghizistan a choisi la voie de l’économie de marché, sous la direction des institutions de Bretton Woods. Nous avons vu que l’introduction des réformes systémiques et le programme de stabilisation ont provoqué un déclin économique considérable, l’accroissement des inégalités et la paupérisation rapide de la population dans les premières années de réforme. Dans la seconde moitié de la période étudiée, la croissance économique s’était rétablie et la situation macroéconomique s’est stabilisée depuis, sans que ces améliorations ne se traduisent par un recul sensible de la pauvreté. En 2002, la croissance du PIB avait diminué de 0,5% par rapport à l’année précédente. C’est essentiellement la production industrielle qui était en baisse, influençant négativement la croissance du PIB. En revanche, le secteur de l’agriculture a enregistré une croissance de 3,3%175. La balance des paiements est toujours négative 172 EURASIANET, United States Cuts off Aid to Uzbekistan, 14 July 2004, <http://www.eurasianet.org/ departments/insight/articles/eav071404.shtml>. 173 NATIONS UNIES, CONSEIL ÉCONOMIQUE ET SOCIAL, Questions de politique générale intéressant la région de la CESAP : incidences de l’évolution économique et sociale récente, 11 mars 2004, doc. E/ESCAP/1304, p. 13 ; CORNIA Giovanni Andrea, Macroeconomic Policies…, op. cit., p. 24. 174 INTERNATIONAL CRISIS GROUP, The Failure of Reform in Uzbekistan…, op. cit., p. i. 175 National Statistical Committee of the Kyrgyz Republic, <http://eng.gateway.kg/economy>. Les données plus récentes ne sont pas encore disponibles. 70 et la dette extérieure atteint le niveau du PIB du pays. La situation présente pousse de plus en plus les citoyens kirghiz à émigrer dans l’espoir de trouver un emploi ou des occasions de revenu dans des pays voisins (majoritairement le Kazakhstan et la Russie) ou en Occident : « There are [now] some 500’000 Kyrgyz labour migrants abroad »176, ce qui représente 10% de la population. Etant donné la situation économique et sociale, le fort endettement et la dépendance de l’économie du pays vis-à-vis de nouveaux prêts, le Kirghizistan s’engage dans le processus d’élaboration d’un document stratégique pour la réduction de la pauvreté (DSRP), lancé par la Banque mondiale et le FMI. Cette nouvelle conditionnalité (pour bénéficier de prêts ou d’un allègement de la dette) imposée par les institutions financières internationales exige une participation des différents acteurs économiques au développement de stratégies pour réduire la pauvreté dans le pays. C’est ainsi qu’à la fin de 2002 le Kirghizistan a élaboré son DSRP. Selon Richard Gerster et Roman Mogilevsky, le DSRP kirghiz couvre la vie politique, sociale et économique du pays mais ne se concentre pas précisément sur les stratégies de réduction de la pauvreté, sur les aspects macroéconomiques et sur la gestion du budget177. Les pays sont invités à élaborer le document mais les institutions de Bretton Woods déterminent tout de même les principales orientations stratégiques en mettant au premier plan la stabilisation macroéconomique et la croissance en tant que moyens principaux de lutte contre la pauvreté. Cependant, l’accent ne doit pas être mis sur la seule croissance, mais aussi sur la distribution équitable des bénéfices parmi la population du pays. C’est ce mécanisme de redistribution de la richesse accumulée qui pourrait améliorer la situation d’une majorité de la population kirghize. Voilà pourquoi la société civile demande plus d’ouverture politique et pourrait augmenter la pression sur les élites du pays pour une distribution plus juste. En ce qui concerne les investissements, ils sont aujourd’hui très modérés, tant en Ouzbékistan qu’au Kirghizistan. Olivier Roy souligne que les normes juridiques et économiques ne sont pas encore mises en place dans la région, ce qui empêche l’émergence d’une classe d’entrepreneurs et l’arrivée d’investissements massifs et sûrs178 pour le développement économique des deux pays. La grande complexité du mode d’enregistrement des entreprises, les taxes élevées et la corruption (répandue à tous les niveaux) freinent le développement des petites entreprises, qui pourraient constituer une source considérable de revenus pour les citoyens des deux pays. Le contrôle étatique sur les activités économiques à tous les niveaux est encore plus rude en Ouzbékistan. Les fonctionnaires ont un pouvoir quasi illimité et peuvent facilement décider du sort des entrepreneurs. International Crisis Group mentionne plusieurs cas où des accusations de la part de fonctionnaires ont conduit à la fermeture d’entreprises et à l’incarcération d’entrepreneurs, tandis que les biens des entreprises étaient confisqués par les mêmes fonctionnaires179. Quant au Kirghizistan, le « délégué spécial aux investissements étrangers » a défini le climat d’investissement comme suit : la République kirghize n’attire pas les investisseurs car elle ne possède pas de ressources fossiles, elle n’a pas d’accès à la mer, les mécanismes du marché sont loin d’être optimisés et, avec 5 millions de personnes, le marché intérieur est plutôt limité 180. 176 Selon le Kyrgyz Migration Service Department, <http://www.irinnews.org/report.asp>. 177 GERSTER Richard, MOGILEVSKY Roman, Independent Evaluation of SDC’s Bilateral Engagement in the Poverty Reduction Strategy Paper (PRSP) Process. Part 2 : Case Studies : Kyrgyz Republic, Richterswil (Switzerland), Gerster Consulting ; Evercreech (United Kingdom), Development Initiatives, December 2002, p. 12. 178 ROY Olivier, op. cit., p. 102. 179 INTERNATIONAL CRISIS GROUP, The Failure of Reform in Uzbekistan…, op. cit., pp. 20-21. 180 Swissinfo, « Kyrgyzstan Follows Swiss Economic Model », entretien avec Djoomart Otorbaev, 28 décembre 2003, <http://www.swissinfo.org>. 71 La population face aux changements Après avoir vécu dans un système fermé et organisé autour d’un pouvoir central, un système qui a fourni travail et minimum vital à la quasi-totalité de la population, un système qui n’a pas toléré la liberté de pensée, il n’était et n’est toujours pas facile de changer rapidement afin de s’adapter aux nouvelles règles de survie. Il faut noter que cette ouverture n’a pas été la même pour les citoyens des deux pays. En Ouzbékistan, il n’y a pas eu de réel changement politique sur le plan des institutions étatiques, mais plutôt un « passage du totalitarisme à un autoritarisme » 181. Les activités économiques individuelles n’ont pas été encouragées et tout intérêt à la participation politique était restreint. Par conséquent, les citoyens ouzbeks n’ont pas subi le choc d’une ouverture brutale. Au Kirghizistan, par contre, dès le début, la population a été confrontée à une ouverture politique et économique rapide. La question d’assumer la responsabilité de sa propre vie est tombée sur les épaules d’individus qui n’y étaient ni habitués ni préparés. Après de multiples chocs, une partie au moins de la population (les jeunes entrepreneurs dans les villes ou les agriculteurs privés) commence à s’adapter aux nouvelles règles182, bien que toutes les bases institutionnelles ne soient pas encore établies et que de multiples réglementations, la corruption et la bureaucratie freinent le développement des projets individuels. Aujourd’hui, même si les changements politiques n’ont pas abouti à une véritable démocratie et qu’ils évoluent plutôt vers un durcissement du régime politique, le Kirghizistan est le pays d’Asie centrale où la libéralisation politique a été la plus prononcée. Le développement futur de ces deux pays dépend d’une multitude de facteurs différents et de leurs interrelations, mais un de ces facteurs les plus importants est la volonté politique de mener à terme les changements et d’établir un Etat de droit qui reconnaisse les droits politiques, économiques et sociaux de chaque individu. 181 DJALILI Mohammad-Reza, KELLNER Thierry, op. cit., p. 53. 182 Selon mes observations personnelles. 72 Conclusion Les bouleversements du début des années 1990 ont confronté le Kirghizistan et l’Ouzbékistan, ex-républiques soviétiques d’Asie centrale, à une tout autre réalité et ont posé de nouveaux défis à leur développement futur dans les champs politique et économique, mais aussi social. Le présent travail s’est concentré sur la période de leur reconstruction, pendant laquelle les choix politiques ont pu déterminer la dynamique de changement social. Lors de leur intégration à l’Union soviétique, les peuples des deux pays avaient déjà subi des changements profonds de leurs modes de vie et de pensée : la transformation de leurs identités, la sédentarisation, la collectivisation, la russification, etc. Cependant, ils avaient aussi bénéficié d’une amélioration importante de leurs conditions de vie : une grande partie de la population avait eu accès aux services médicaux, et un progrès considérable avait été effectué dans les domaines de l’éducation, de la protection sociale et de l’infrastructure en général. En raison de la politique de spécialisation soviétique, ils étaient devenus des pays fournisseurs de matières premières. A l’heure de l’indépendance, ils ont hérité d’une production agricole basée sur les monocultures – et de ses conséquences écologiques – et d’une production industrielle qui ne correspondait pas toujours aux structures économiques du pays. La mise en œuvre des réformes politiques proclamées au début des années 1990 a rencontré des difficultés. En Ouzbékistan, le régime reste autoritaire tandis qu’au Kirghizistan, les ouvertures démocratiques majeures sont aussi interrompues par un durcissement du régime. La transition économique a connu une détermination claire : l’instauration de l’économie de marché. L’Ouzbékistan s’est engagé dans la voie d’une restructuration économique graduelle, guidée par l’Etat, tandis que le Kirghizistan a choisi une vitesse maximale et suit les nombreuses recommandations des institutions financières internationales. De fait, les deux pays ont subi une détérioration économique importante, qui par la suite a diversement influencé leurs conditions de vie respectives : au Kirghizistan, la pauvreté a explosé et est restée très élevée tout au long de la décennie étudiée tandis qu’en Ouzbékistan, elle a augmenté modérément puis a même connu un recul sensible dans la seconde moitié des années 1990 ; quant aux inégalités de revenu, elles se sont accrues au Kirghizistan, devenu une des républiques les plus inégalitaires des pays de la CEI, alors qu’en Ouzbékistan elles ont aussi augmenté, mais dans une proportion moindre pendant la première moitié de la période, puis plus élevée pendant la seconde, et elles demeurent les moins prononcées de toute la région ; enfin, on constate une dégradation des services sociaux dans les deux pays. Les résultats de notre analyse montrent que les stratégies choisies pour l’instauration du libre marché au début de la période de l’indépendance ont eu une influence importante sur la profondeur et l’évolution des changements sociaux. Néanmoins, ces choix politiques ne restent qu’un facteur parmi beaucoup d’autres. C’est l’ensemble des facteurs déterminants qui peut orienter le développement et ainsi répondre aux besoins soit d’une population dans son ensemble, soit seulement d’un groupe restreint de personnes. Cette multitude des paramètres en jeu ouvre la voie à d’autres recherches. 73 74 Bibliographie ANDERSON John, Kyrgyzstan : Central Asia’s Island of Democracy ?, Amsterdam, Harwood Academic Publishers, 1999, 107 p. ANDERSON Kathryn, POMFRET Richard, Spatial Inequality and Development in Central Asia, Research Paper, nº 2004/36, Helsinki, UNU/WIDER, 2004, 34 p. 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