Elias ABOU-HAIDAR Libéralisme et capitalisme d'État en Égypte L'impossible privatisation des banques publiques L'Harmattan L'Harmattan Inc. L'Harmattan Hongrie L'Harmattan Italia 5-7, rue de l'École-Polytechnique 75005 Paris France 55, nie Saint-Jacques Montréal (Qc) CANADA H2Y 1K9 Hargita u. 3 1026 Budapest HONGRIE Via Bava, 37 10214 Torino ITALIE DU MEME AUTEUR La Fracture (roman), Editions Eddif, Casablanca, 1999 (392 pages). REMERCIEMENTS Ce travail a été réalisé alors que je bénéficiais d'une allocation de recherche au CEDEJ (Le Caire), allocation qui m'a été octroyée pour une période de deux ans par le Ministère français des Affaires Etrangères. Les avancées les plus décisives ont pu être réalisées après que je sois entré en contact avec l'Agence Financière pour le Proche et le Moyen Orient, en la personne de Stéphane Latouche. Je peux affirmer sans grand risque d'erreur que c'est de la collaboration avec l'Agence qu'est né ce travail, et que sans cette collaboration, il n'aurait pu exister sous sa forme actuelle. Tout en gardant l'entière responsabilité de ce texte, je dois beaucoup à la disponibilité et la grande expérience du personnel de l'Agence Financière. Que tous ici, et particulièrement Stéphane Latouche (qui a bien voulu lire une première épreuve de ce texte), acceptent mes remerciements les plus chaleureux. Je remercie au même titre toutes les personnalités égyptiennes (universitaires, chercheurs, banquiers, officiels, etc.) qui ont bien voulu me recevoir, et celles pour qui ma présence n'a été d'aucun embarras dans des entretiens plus formels et "officiels". Plus particulièrement, c'est avec plaisir que je cite Samia Sa'ïd Imam, avec qui la rencontre a été particulièrement éclairante. C'est de là que vient le titre, "capitalisme d'Etat" — elle parlait de beaurocrat capitalism. Je remercie également les experts étrangers en poste au Caire, avec qui j'ai eu des échanges fructueux. A un niveau plus général, je tiens à rendre hommage aux chercheurs et universitaires dont les travaux m'ont permis assez rapidement de faire de grandes avancées dans la compréhension de la situation de l'Egypte, moi qui ne suis qu'économiste : John Waterbury, Alain Roussillon, Ali Eddine Hilal Dessouki, Mustafa Kamal Es-Sayyid, Raymond Hinnenbusch, François Burgat, Iman Farag, Dina el-Khawaga, Françoise Clément, et bien d'autres. Je remercie également Elisabeth Longuenesse pour ses conseils avisés, sa bienveillante disponibilité et sa rare gentillesse. Enfin, je tiens à remercier celle qui m'a suggéré cette étude et qui m'a soutenu (et supporté) tout au long de sa réalisation, Tourya Guaaybess. Naturellement, j'assume l'entière responsabilité de ce que j'ai écrit, des analyses que je fais, et des erreurs éventuelles que je commets. Elias ABOU- HAIDAR. Introduction : Cadre général de l'analyse INTRODUCTION : CADRE GENERAL DE L'ANALYSE I. INTRODUCTION GENERALE 1. Justification du travail L'Egypte faisant encore partie de la classe à risques' des pays à marchés émergents, il est indispensable de poursuivre l'étude de la réforme des structures de son économie, et en particulier la réforme du secteur financier. Du succès de ces politiques d'ajustement — dont on a vu ailleurs l'effet dévastateur des échecs, même transitoires — dépend la capacité de l'économie égyptienne à croître z, et à financer sainement sa croissance. L'objectif d'une approche des réformes économiques en Egypte partant d'une remise en cause des relations entre l'Egypte et le F.M.I. 3 était de parvenir à déceler les véritables dynamiques de l'ajustement structurel. D'emblée, l'ambition a été de situer la réflexion au-delà des positions simplistes, abordant de tels phénomènes sur une base dogmatique, quel que puisse être au 11 Libéralisme et Capitalisme d'Etat en Egypte demeurant le sens de ces biais (pour ou contre "l'approche F.M.I."). Ayant réussi à formuler ce qui nous a semblé être les problématiques fondamentales de l'économie égyptienne, nous avons choisi de nous concentrer sur la difficile réforme du secteur financier comme révélateur des hypothèses auxquelles nous sommes parvenu — et que nous exposerons par la suite. Une importante enquête de terrain, très éclairante, a permis de poser les jalons et de définir précisément les limites et contours de notre réflexion. La difficulté d'obtenir les informations nécessaires, en raison du caractère sensible du sujet choisi, si elle est révélatrice par elle-même de la pertinence de la recherche, n'en est pas moins une mise en garde sérieuse contre tout biais, quelle qu'en soit la nature, pouvant fausser les analyses. Si cela implique de ne pas céder au sensationnalisme en n'aggravant pas artificiellement la situation, il est nécessaire aussi de tirer quand il le faut les conclusions qui s'imposent même si, officiellement, "ça ne se dit pas". En conséquence, c'est avec la plus grande prudence que nous avons progressé dans la constitution du cadre analytique, et c'est également avec le plus grand soin que nous avons sélectionné les premiers lecteurs de ce travail, de sorte à limiter autant que possible le biais inévitable consécutif à une enquête de terrain telle que celle qui a abouti à cet ouvrage. Nous précisons d'emblée que si les critiques ont été nombreuses et salutaires, nous avons gardé la liberté de les incorporer ou non au texte final. La nécessité de poursuivre l'étude de la réforme du système financier en Egypte découle de plusieurs faits. D'abord, cette réforme n'est qu'entamée, puisque la majeure partie des actifs du système financier demeure aux mains de l'Etat. Par ailleurs, des défis redoutables restent encore à relever. Ils relèvent tant des choix (dilemmes) de politique économique, que de l'incomplétude du système financier (marché obligataire embryonnaire, pas de marché dérivé, bourse en cours de modernisation), de la structure parfois obscure du système bancaire et des circuits de financement, de la proximité de ces circuits avec ceux de l'Etat, etc. Par ailleurs, 12 Introduction : Cadre général de l'analyse quand bien même les réformes seraient achevées, il faut garder à l'esprit que les systèmes financiers jeunes sont fragiles ; il faut en faire un suivi rigoureux, sans se fier aveuglément aux discours triomphalistes qui annoncent toujours trop tôt le succès complet des programmes de réforme. Du reste l'évolution du système est, en Egypte, en retard par rapport à celle de la législation : la libéralisation est loin d'être acquise, comme nous nous attacherons à le montrer. L'Egypte est, et sera pour quelques années encore, dans cette phase délicate où elle doit arbitrer avec prudence et succès entre la déréglementation de son système financier, et la protection de celui-ci. En d'autres termes, il faut s'intégrer au système financier mondial (c'est la politique définie par le gouvernement), de sorte à profiter des flux de capitaux nécessaires à financer la croissance. Dans le même temps, il s'agit de développer un environnement financier (institutions, réglementation, normes éthiques, compétences) favorable à la stabilité des flux, et de nature à susciter la confiance des investisseurs. Il est évident que la sphère de la production est la fin ultime de la finance : c'est elle qui tirera la croissance, qui poussera vers le haut le bien-être des Egyptiens. Encore faut-il que les ressources nécessaires à la constitution d'une sphère productive efficace soient acheminées sans risques et sans entraves coûteuses et inutiles. D'où l'importance d'un bon système financier dont le rôle n'est pas absolument de réaliser la croissance, mais de bien la financer. De là découlent donc deux nécessités. La première est de poursuivre l'étude de la libéralisation prudente et difficile du système financier. La deuxième est de bien comprendre l'environnement macro-économique — et politique — de la finance (il apparaît que les erreurs de "pilotage" économique ont souvent précédé les crises, les marchés ne faisant que pointer — brutalement certes — les contradictions 4). Nous nous concentrerons ici sur la privatisation annoncée des banques commerciales publiques et l'évolution du système bancaire. 13 Libéralisme et Capitalisme d'Etat en Egypte 2. La dynamique financière en Egypte : les bases de la réflexion Le 8 juin 1998, l'Assemblée du Peuple a voté la loi n°155/1998, autorisant l'entrée du secteur privé dans le capital des banques publiques. Cette loi, bien qu'elle n'ait pas encore été appliquée, n'en est pas moins un jalon dans l'histoire économique contemporaine de l'Egypte. Pour trouver son symétrique, il faudrait dépasser Sadate, et remonter à 1957, année de la constitution sous Nasser de l'Organisation pour le Développement Economique, chargée de la nationalisation des actifs de la National Bank of Egypt encore détenus par des étrangers. En Egypte, l'histoire bancaire fut très riche avant la deuxième guerre mondiale, et très chargée après ; la bourse du Caire, aujourd'hui émergente, était la sixième au monde à la fin des années 40. On lit les stigmates de cette histoire dans les bilans bancaires, dans l'architecture du système financier, dans le circuit financier de l'Etat, dans le système bancaire. Etudier la privatisation des banques publiques requiert d'aller bien au-delà de la simple évaluation d'une procédure de mise sur le marché de tout ou partie du capital d'une entreprise publique. Elle requiert de comprendre la véritable portée des réformes et leurs implications. Il apparaît que la structure ancienne de l'économie égyptienne — héritage persistant de Nasser — est solide encore, probablement plus qu'on le pense. Ceci ne tient pas tant à une improbable volonté politique de maintenir cette structure, qu'à une très grande difficulté de la faire évoluer (on pourrait presque dire : disloquer). Ceci se retrouve au niveau du système bancaire qui, au-delà de ses spécificités, cristallise bien toutes les difficultés, toutes les tensions générées par la décision périlleuse et fondamentale d'opérer la transition vers un fonctionnement de l'économie qui privilégie les mécanismes d'ajustement du marché à ceux de l'intervention étatique. On retrouve bien sûr dans l'étude des enjeux de la privatisation des banques publiques égyptiennes les mêmes difficultés formelles qu'on a pu et qu'on peut rencontrer dans les 14 Introduction : Cadre général de l'analyse économies anciennement socialistes d'Europe. Ces difficultés émergent en tant que conséquences spécifiques d'un certain mode de régulation de la sphère économique, étroitement lié à une conception particulière du rôle de l'Etat dans la société, de la place et de la définition de la sphère publique, etc.. Il faut classer les difficultés ; nous le ferons par ordre décroissant de généralité. On peut d'abord analyser le problème de la privatisation des banques comme celui de la privatisation de n'importe quelle entreprise (ou administration ?) publique. Ensuite, il est possible d'intégrer à l'analyse la spécificité de l'activité bancaire, ce qui permet d'affiner et de contextualiser davantage le propos à l'objet étudié. Privatiser une banque soulève des questions comparables à celles soulevées par la privatisation de tout autre monopole d'Etat (production et distribution d'électricité, télécommunications, par exemple), mais pas exclusivement, en raison de la spécificité de l'activité bancaire. Dans un premier temps, prenons pour point de départ le manque d'efficacité de l'organisation économique socialiste, jugement opéré à partir du modèle actuel défini s, à savoir l'économie de marché. Ceci nous permet de dérouler tout un chapelet de difficultés, analysées à travers et déduites à partir du prisme de l'efficacité économique. On peut ici se référer aux concepts de dureté et de lâcheté des contraintes budgétaires 6, selon qu'elles lient ou non l'activité de l'entreprise, selon qu'elles influent ou non sur ses choix. Dans le cadre général de l'analyse qu'est celui de la privatisation d'entreprises publiques, nous pouvons étudier la difficulté de la transition du système bancaire public d'une économie socialiste vers un système bancaire privé d'une économie de marché à partir des contraintes générées par l'introduction, dans l'activité d'une entreprise quelconque, de contraintes budgétaires effectives (ou dures pour reprendre la terminologie de Janos KORNAÏ). Apparaissent à ce niveau des défis redoutables, qui vont bien au-delà d'une (certes complexe) procédure de fixation d'un prix. 15 Libéralisme et Capitalisme d'Etat en Egypte Le premier défi, et non des moindres, est d'obtenir l'acceptation par la population (au moins : concernée) de la nécessaire modification de la loi du travail, qui interdit encore le licenciement des employés du secteur public (conformément à une vision purement socialiste du rôle de l'Etat, qui doit pourvoir en emploi sa population). Or, comme nous le verrons ci après, les banques publiques égyptiennes souffrent d'un excès de main d'oeuvre, et ce n'est que grâce à des salaires considérablement plus bas que dans le privé qu'elles parviennent à contenir leurs frais de structure — au moins, à les empêcher d'exploser. Pour être compétitives, elles devront se battre à armes égales avec les banques du secteur privé, en premier lieu sur celui de la qualité de la force de travail, qui se paie, évidemment. Le second défi concerne les stratégies même de la banque, qui devront évoluer de sorte à générer un résultat autonome, indépendant de toute compensation publique. Dans un système de type socialiste, l'efficacité des établissements bancaires n'est jugée, quasiment, qu'à l'aune de leur aptitude à fournir les financements en volumes nécessaires. Or avec la transition vers un mode de fonctionnement qui se plie aux lois du marché, l'efficacité se jugera aussi à la capacité à fournir les fonds au prix qui convient. Se pose à ce niveau un problème social, qui est celui de la formation des cadres, et de toute la main d'oeuvre ; la culture de l'entreprise doit également évoluer, de sorte que tous les employés aient une vision commune de l'environnement et des missions de la banque. Ces facteurs sont très difficiles modifier, car ils relèvent de pratiques humaines qui ne se décrètent pas. Encore un autre défi est la nécessaire amélioration des services offerts, dans la perspective d'une émergence puis intensification de la concurrence et du changement de la nature de celle-ci. On pourrait également mentionner la nécessaire modernisation du cadre législatif, le renforcement des pouvoirs des autorités de contrôle parallèlement à une évolution de leur mode d'exercice, la modernisation (technologique) des structures des établissements, la formation des 16 Introduction : Cadre général de l'analyse personnels à de nouvelles pratiques, de nouveaux produits, de nouveaux services, ... Dans un deuxième temps, partant de la spécificité de l'activité bancaire, nous pouvons tenter de dégager les difficultés de la transition particulières aux banques publiques. La spécificité des établissements bancaires relève d'une de leurs fonctions essentielles, à savoir la création et la gestion des moyens de paiement de l'économie, en fonction des besoins réels du développement de celle-ci. Faire passer une banque d'une tutelle publique à une tutelle privée, c'est soumettre à une logique privée la création de monnaie, ce qui implique : un abandon par l'Etat de l'exclusivité d'un privilège constitué par le pouvoir de diriger la création monétaire ; une modification conséquente du mode de contrôle de l'expansion de la masse monétaire ; une plus grande confiance dans l'activité des banques, et donc une véritable responsabilisation de celles-ci ; une mise en phase très étroite, en dehors de toute logique d'intérêt (ou de clan, d'élite, ...), du système de financement de l'économie et des besoins de celle-ci ; une modification du mode de formation de l'équilibre monétaire, qui peut avoir des répercussions sur l'ensemble du système économique ; une modification du mode de financement de l'Etat. Mais cela ne suffit pas encore à décrire la complexité d'une telle privatisation. 3. La mesure de l'informel : les difficultés structurelles de la privatisation On pourrait aisément décrire toutes les difficultés actuelles des réformes en faisant référence à la période nassérienne et postnassérienne. Si quelques pages d'histoire bancaire peuvent être utiles pour comprendre l'inertie du système, c'est de l'analyse de cette inertie — sa caractérisation — qu'on dégagera les difficultés, les enjeux, la complexité d'une réforme aussi profonde que celle lancée par l'Egypte avec l'aide du F.M.I.' 17 Libéralisme et Capitalisme d'Etat en Egypte Il est éclairant ici d'opposer aux difficultés procédurales de la privatisation des banques publiques (telles que suggérées dans le paragraphe précédent), les difficultés structurelles de cette privatisation. Celles-ci sont spécifiques au système bancaire égyptien tel qu'il a été façonné par le développement de l'histoire économique, politique et sociale récente de l'Egypte. Elles ne sont donc pas liées à la privatisation en tant que procédure visant à modifier la logique du mode d'allocation des ressources de l'économie, mais plutôt aux implications d'une telle réforme, à sa portée en tant volonté générale de réforme des structures d'un système fortement cohérent et inerte. Ces difficultés structurelles de la privatisation apparaissent lorsqu'on sort du cadre strictement économique et bancaire, pour remettre en cause un certain type d'organisation des relations entre les institutions, relations qu'on pourrait retrouver dans n'importe quel autre secteur de l'économie égyptienne. Ici également, on pourrait classifier des difficultés en allant du général au particulier ; toutefois, dans le souci de ne pas alourdir le propos, on se concentrera directement sur la structure du système bancaire égyptien, suggérant par la suite une possible transposition de nos résultats aux structures de tout secteur de l'économie égyptienne, puisque, suivant K. Polanyi, nous considérons que l'économie est indissociable de la société. L'accès au système bancaire égyptien n'est pas immédiat. Ce système requiert une grille d'analyse qui lui est propre. Au niveau structurel, on ne peut se permettre de prendre pour base unique de description et d'analyse la classification traditionnelle distinguant les banques par le champ d'activité qui leur est ouvert par la loi (banques commerciales, banques d'affaires et d'investissements, banques spécialisées). De même, il nous semble improductif de s'appuyer sur une distinction entre banques publiques et banques privées, banques égyptiennes et banques étrangères, etc.. Pour saisir la logique interne de ce système, il nous est apparu qu'il fallait dépasser toute classification binaire, rigide, et considérer à la fois : 18 Introduction : Cadre général de l'analyse 1. la structure capitalistique des établissements, permettant de les classer en fonction de leur éloignement du centre, le centre étant : propriété exclusive de l'Etat ; 2. à un niveau un peu moins accessible, le réseau des dirigeants, et sa proximité (imbrication ?) avec les élites politiques impulsant les réformes. Ceci n'est pas anodin. Par ces deux critères, nous introduisons deux concepts que nous jugeons essentiels : le degré de liberté du système vis-à-vis de la volonté politique et le degré de réactivité du système aux mécanismes du marché. On peut encore affiner : au niveau de la structure capitalistique, il faut considérer, pour les banques exclusivement publiques, le degré d'intégration du système au circuit financier de l'Etat. Pour mettre en évidence ces critères, il est nécessaire de faire une présentation aussi détaillée que possible du réseau financier de l'Etat (et de certains de ses mécanismes), et du réseau des dirigeants des établissements bancaires (cumul des fonctions, proximité de la "bourgeoisie d'Etat", ancienneté, ...). Nous sommes ici à la lisière de la sociologie et de la science politique. Des incursions ponctuelles nous permettront de décrire les mécanismes d'influence à l'oeuvre, expliquant eux aussi la difficulté des réformes, et rendant compte pour une large partie de la logique du système. On peut alors formuler un des obstacles informels à la libéralisation économique. Dans le système économique auquel on aspire, les autorités économiques (en l'occurrence monétaires) guident le système via des impulsions de marché. Sur un plan réglementaire, elles en régulent l'activité en définissant des normes de conduite également contraignantes pour tous les établissements. Or les trois concepts — liés — que nous avons mentionnés (degré de liberté du système vis-à-vis de la volonté politique, degré de réactivité aux mécanismes du marché, degré d'intégration au circuit financier de l'Etat), constituent autant de fuites soustrayant le système actuel aux instruments de contrôle auxquels on tente de 19 Libéralisme et Capitalisme d'Etat en Egypte le soumettre. Il semble qu'à ce niveau il y ait contradiction interne dans la dynamique. On ne peut introduire des mécanismes de régulation de marché dans un système dont la logique est autre ; on ne peut définir une réglementation efficace si certaines banques peuvent s'y soustraire impunément. On ne peut encourager l'initiative privée tout en considérant certains acteurs, très importants en termes de taille, comme des relais potentiels (plus ou moins discrets) de la puissance publique. En d'autres termes, l'Etat tente de définir de nouvelles règles pour un jeu dont il est le principal joueur, et duquel il sait que ses intérêts peuvent le contraindre à sortir. Il arrive forcément un point où la logique de marché exclut la logique d'Etat. Ce point semble avoir été atteint en Egypte, et tant que cette contradiction perdurera, il y aura des risques forts pour que la libéralisation économique soit un fantoche voué à l'échec. En d'autres termes, les structures actuelles du système financier, aussi solides que difficilement décelables, semblent incompatibles avec les objectifs visés. Il nous semble ici nécessaire d'apporter une nuance importante à ce qui vient d'être dit. Il nous faut souligner le retard d'une large partie de l'économie (agriculture, industrie...) en termes de coûts, de qualité, de compétences humaines, ce qui peut expliquer la relative lenteur du programme de privatisation des entreprises du secteur public. Ce poids d'un secteur productif non rentable contraint les autorités au soutien financier, et donc au maintien d'un secteur bancaire public important. On pourrait dire que sans ce secteur, des pans entiers de l'économie seraient privés durablement de financements. Ceci peut justifier le "gradualisme" des autorités dans la gestion du processus de réforme du secteur financier, et plus particulièrement du secteur bancaire. En outre, nous avons là un préalable, de taille, à la privatisation complète des banques : la modernisation du secteur productif et l'amélioration de sa compétitivité. Explorer ces voies que nous nous sentons un devoir de mentionner, sortirait du cadre de la présente étude, qui limite son champs d'investigation au secteur bancaire. 20 Introduction Cadre général de l'analyse Nous avons ici défini les fondements de l'architecture de notre travail. Bien entendu, il serait fortement réducteur de limiter les difficultés de la marche actuelle au problème de la toutepuissance d'une élite politique et à celui d'une infrastructure solide incompatible avec les principes d'une économie de marché. Par les difficultés structurelles de la privatisation, nous avons introduit un aspect du problème, qu'il nous a semblé indispensable de formuler, et d'analyser. Si nous devions tirer un enseignement provisoire pour la suite de notre travail, ce ne serait pas "le système est bloqué", mais "la volonté politique est là : quelles sont les difficultés sur le terrain ?". Ce travail, contraint par un contexte socio-politique particulier qu'on ne peut ignorer, garde en effet l'ambition d'être un travail d'économiste. 4. Objectifs de la recherche L'objectif final est de donner une appréciation argumentée du processus de privatisation des banques lancé par le gouvernement égyptien : sa faisabilité, la ramification de ses conséquences, ses enjeux, ses difficultés. Afin d'être en mesure de porter une telle appréciation, pour le moins compliquée, nous nous sommes défini plusieurs objectifs. Une remarque préliminaire s'impose : notre travail est largement tributaire de l'information disponible. C'est une difficulté avec laquelle il nous a fallu composer, les informations étant éclatées (lorsqu'elles sont disponibles) entre des documents différents, concernant des périodes différentes, avec des degrés de précision différents. Nous avons donc tenté de tirer profit au mieux du caractère très imparfait de l'information publique en Egypte. Tout d'abord il s'agit de décrire la structure du système bancaire égyptien, de parvenir à une compréhension correcte de sa logique de fonctionnement (Chapitre 1). Une étape préliminaire sera de mettre en perspective le système bancaire égyptien (section 1). Nous commencerons par une mise en perspective dans la zone 21 Libéralisme et Capitalisme d'Etat en Egypte Proche Orient. Une comparaison avec la Turquie, le Liban et la Jordanie nous permettra de mettre en évidence les points de convergence et de rupture entre les différents pays. Nous compléterons cette perspective en présentant la dynamique du secteur financier en Egypte (les marchés financiers, le secteur des assurances, les fonds d'investissement, ...), ce qui donnera une mesure de l'ampleur de l'ajustement qui reste à faire, et du poids qui pèse sur les banques dans le financement de l'économie. Nous aurons alors suffisamment d'éléments pour présenter les caractéristiques du système bancaire égyptien. Nous exprimerons la nouvelle architecture du système (par inclusion d'un "géant méconnu"), et la défaillance du secteur privé au moyen d'une représentation du système en six cercles concentriques. Par une analyse qui reprend globalement la matrice analytique définie plus haut (centrée sur le degré de liberté du système vis-à-vis de la volonté politique, son degré de réactivité aux mécanismes du marché, et son degré d'intégration au système financier de l'Etat), nous présenterons le système bancaire égyptien comme un réseau d'influence (section 2), enchâssé dans le circuit financier de l'Etat (section 3). A partir des caractéristiques du système bancaire, nous serons en mesure d'effectuer une analyse un peu plus poussée visant à dégager la structure du bilan, les activités des banques et la structure de leurs profits (chapitre 2). Pour ce faire, nous commencerons par une approche globale du système (section 1). Celle-ci est basée sur des documents comptables récents (et relativement détaillés) relatifs aux banques commerciales et aux banques d'affaires et d'investissement. Nous étudierons dans un premier temps la structure bilantielle, que nous affinerons par une étude des activités. Nous nous concentrerons ensuite sur la structure du passif pour dégager les grandes lignes de la politique des ressources des banques égyptiennes. Nous conclurons ce premier volet par une introduction à l'analyse des risques (insolvabilité, illiquidité et transformation) auxquels font face les 22 Introduction : Cadre général de l'analyse banques égyptiennes. Nous approfondirons notre réflexion (section 2) par une analyse financière portant sur un échantillon de 39 banques, pour lesquelles nous disposons d'une version assez simplifiée des bilans (7 postes à l'actif et 6 au passif), et des comptes de résultat pour les exercices fiscaux 1994/95 à 1997/98. Après une description des tendances générales de l'échantillon (évolution de la structure du bilan, des activités, du produit net bancaire, etc...), nous mènerons une comparaison entre les différents cercles que nous aurons constitués (à partir de la présentation des cercles concentriques du chapitre précédent). Nous terminerons ce second chapitre par une analyse détaillée par groupe ; celle-ci permettra de mettre à jour une nette segmentation du secteur en groupes hétérogènes. Une importante lacune à notre travail est l'absence de toute information ou analyse concernant la réglementation et le contrôle. C'est à dessein. Les principales réglementations existent : les autorités et les professionnels que nous avons rencontrés n'ont pas manqué une occasion de dire que la réglementation égyptienne respecte les recommandations du comité de Bâle. Or aucune information n'est disponible, par exemple, quant au mode de calcul des ratios de solvabilité présentés pas la BCE (et qui avoisineraient 15 %). Aucune information n'est disponible sur la proportion de créances douteuses dans les portefeuilles bancaires ; les intérêts ne sont pas ventilés entre activités de clientèle et interbancaire, etc.. La difficulté de trouver l'information nous a par ailleurs détourné de tout aspect normatif de l'étude : la pratique différera forcément de toutes les normes écrites. Des entretiens avec des professionnels nous ont confirmé dans notre conviction : la réglementation est appliquée de manière sélective, les experts manquent, les compétences aussi... Certes les choses changent, mais l'instabilité du cadre réglementaire rend souhaitable de le laisser hors de notre champs d'étude. Nous nous sommes concentré quelques temps sur ce problème, pour nous rendre compte, par exemple, qu'on prévoyait de créer aujourd'hui des institutions dont des textes de 23 Libéralisme et Capitalisme d'Etat en Egypte lois anciens (1975, 1993, ...) avaient déjà porté création (par exemple, un fonds d'assurance pour les dépôts). Un autre problème est celui des nombreux chevauchements et contradictions qui ne manquaient pas d'arriver entre les différents textes de loi (par exemple : la loi de 1993 qui amende un article de la loi de 1957, article qui a par ailleurs déjà été amendé par la loi de 1975). Le problème central auquel nous avons choisi de nous consacrer est celui de la pratique bancaire, non celui de son décalage avec les normes de la lois — décalage qui est par ailleurs très difficile à exprimer et à mesurer. Le système est encore en Egypte trop oral et trop informel pour qu'une analyse des textes de lois apporte un enrichissement substantiel. Avant d'entrer dans le vif du sujet, nous décrirons l'évolution du secteur bancaire égyptien depuis l'arrivée au pouvoir de Gamal Abdel Nasser (juillet 1952). Cette mise en perspective historique nous a paru indispensable tant l'histoire contemporaine du système bancaire égyptien est présente — et lourde — dans ses caractéristiques, et tant son dépassement constitue un enjeu difficile pour les autorités égyptiennes. II. LE SYSTEME BANCAIRE EGYPTIEN DEPUIS LE 23 JUILLET 1952 : UN PEU D'HISTOIRE BANCAIRE 1. Constitution d'un système bancaire de type socialiste Au jour de la prise du pouvoir par les Officiers libres, le 23 juillet 1952, l'activité bancaire en Egypte était dominée par les banques commerciales étrangères. Les banques commerciales étaient effectivement majoritairement contrôlées par des capitaux anglais et français, alors que la propriété des banques spécialisées revenait à des Egyptiens ou au gouvernement égyptien. Seules deux des 26 banques commerciales en activité alors étaient égyptiennes : la Banque Misr, et la National Bank of Egypt (NBE). 24 Introduction : Cadre général de l'analyse La première, fondée par Tala'at Harb en 1919 et dotée d'un capital de 80000 £e, était entièrement détenue par des Egyptiens ; en 1952, elle avait étendu ses activités bien au-delà des activités bancaires strictes. Ainsi, en 1960, elle jouait le rôle de société holding pour 27 sociétés industrielles et commerciales, dont le capital versé totalisait plus de 20 millions £e, dans des secteurs très divers : transports maritimes, assurances, édition, hôtellerie, chimie, ciment, textile, avec des dirigeants de la Banque Misr représentés dans les conseils d'administration de toutes ces entreprises (formant déjà le Banque Misr Group). La Banque Misr avait 100 millions £e de dépôts en 1960. Pour ce qui est de la NBE, elle fut fondée en 1898 et dotée d'un capital de 1 million de £e 8 . Aujourd'hui principale banque du pays, elle avait un statut particulier, hybride puisqu'en plus de ses activités de banque commerciale, elle exerçait les fonctions de banque centrale. Détenue par des investisseurs privés (dont une proportion significative étaient non-Egyptiens), elle avait le monopole de l'émission de billets, et assumait les fonctions de banquier de l'Etat, et de "prêteur en dernier ressort". Elle avait en charge la conduite de la politique monétaire et l'établissement de la réglementation concernant le marché des changes. Par ailleurs, elle avait un pouvoir de contrôle et de sanction sur les banques commerciales (réserves obligatoires, ratio d'actifs liquides, contrôle du taux de refinancement). Notons que les billets qu'elle émettait — seuls à avoir cours légal — étaient adossés à la livre sterling, puisque l'Egypte faisait alors partie de la zone sterling. Pour ce qui est de la politique monétaire, la définition en incombait au Comité Suprême de la Banque, présidé par le Ministre des Finances. Ce Comité était composé de 7 membres, dont 5 (y compris le gouverneur) était nommés par le gouvernement. La responsabilité de la conduite de la politique monétaire revenait au Conseil d'Administration de la Banque, composé de 13 membres élus par les actionnaires de la Banque. Notons néanmoins qu'au Conseil d'Administration siégeaient le gouverneur de la banque et son 25 Libéralisme et Capitalisme d'Etat en Egypte suppléant, nommés tous deux par le gouvernement. La loi 163/1957 a unifié ces deux instances, et a marqué un renforcement à la fois de l'emprise de l'Etat sur la NBE, et du contrôle exercé par celle-ci sur les banques commerciales 9 . Consécutivement à la crise de Suez en 1956 10, et alors que le gouvernement des Officiers Libres n'avait encore adopté (ou défini) aucune doctrine en matière de politique économique, la loi 22 de janvier 1957 décrétait la confiscation des 3 banques britanniques et des 2 françaises. Ainsi, Barclay's Bank est devenue la Banque d'Alexandrie (aujourd'hui quatrième banque du pays, publique) ; la Ottoman Bank et la Ionian Bank ont été absorbées par Bank al-Gomhouriyya ; le Comptoir National d'Escompte de Paris et le Crédit Lyonnais ont, quant à eux, été absorbés par la Banque du Caire. Cette loi requérait également qu'en janvier 1962, toutes les banques étrangères soient détenues par des Egyptiens. Mais, la capacité d'absorption du marché égyptien étant limitée (étant donné le manque de liquidités), 6 banques ont été fusionnées à des banques existantes, et 8 ont été liquidées. 1957 est également l'année des premiers pas vers la nationalisation du système bancaire. Toutes les actions de la NBE détenues par des étrangers, évaluées alors à 29,8 £e l'action, ont été acquises puis nationalisées par l'Organisation pour le Développement Economique, institution créée à cet effet. La loi 39 de février 1960 décidait la nationalisation de la Banque d'Alexandrie, de la banque de Port Saïd, et de la Banque Misr. Le même mois, la loi 40/1960 décidait la nationalisation du capital de la NBE encore détenu par des personnes privées égyptiennes' I . A la fin de l'année 1960, l'Etat égyptien détenait : - 100 % du capital de : la NBE, la Banque d'Alexandrie, la Banque Misr et la Banque de Port Saïd ; - 45,2 % du capital de la Banque du Caire ; - 25,2 % du capital de Bank al-Gomhouriyya ; - 25,1 % de la Commercial Union Bank. 26