cYniSme et coSmoPoLitiSme : Socrate et Son fou

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Cynisme et cosmopolitisme :
Socrate et son fou
Je voudrais montrer globalement que certaines références de Montaigne
à Socrate témoignent certes ­d’une ­considération pour la pratique vivante
de la philosophie de ce dernier, mais ­qu’elles sont aussi ­l’occasion ­d’ouvrir
un débat sur l’idée ­d’une pratique vivante de la philosophie entre les
socratiques1, tels ­qu’ils se définissent à la lecture de Xénophon, Plutarque,
Diogène Laërce ou Cicéron, et au sein desquels il ­conviendrait dès
lors ­d’ajouter à la seule figure de Socrate, celles des sages sceptiques,
stoïciens et surtout cyniques, en ­considérant ces différentes formes
de sagesse socratique ­comme poreuses et ­comme dialoguant les unes
avec les autres. Or de ce débat, le personnage de Socrate sort parfois
perdant ; il est mis en difficulté précisément en tant que représentant
­d’un savoir fait de « preceptes qui reelement et plus jointement servent
à la vie2 ». Non pas ­qu’il y aurait chez lui divorce entre les préceptes
et la vie, mais étant donné la nature même de leur rapport et la valeur
­qu’il faut donner à celui-ci. Ceci ­m’amènera à déplacer le débat, tel que
classiquement posé au sujet de Montaigne, du terrain de la franchise
vers celui de ­l’alèthurgie et des manifestations de la vérité dans et par
les formes de vie3. Ce faisant, il ne ­s’agit nullement de substantialiser
les différentes « écoles » socratiques, mais de faire émerger un débat au
sein du socratisme, principalement grâce à la différence produite dans
1Au sens où ils sont par exemple analysés dans G. Romeyer Dherbey (dir.) et J.-B. Gourinat
(éd.), Socrate et les socratiques, Vrin, 2001.
2 Essais, III, 12, p. 1037.
3Et de la sorte, je tente de développer certaines intuitions de Michel Foucault qui, dans ses
derniers cours principalement (­L’Herméneutique du sujet, Gallimard Seuil, 2001, p. 240 ;
Le Courage de la vérité, Gallimard Seuil, 2009, p. 217 ; Dits et écrits, IV, Gallimard, 1994,
no 326, p. 410), affirmait, sans jamais justifier son propos, que Montaigne témoignait de la
reconstitution ­d’une éthique du soi, ou du retour à soi, propre aux traditions hellénistique
et romaine, et en rupture avec le refus du soi et la dissolution de ­l’identité de ­l’ascétisme
et du mysticisme chrétiens.
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thomas berns
le texte de Montaigne par la figure du cynique par rapport à celle de
Socrate… au point peut-être que la première permet ­d’achever le processus ­d’humanisation de la seconde dans ce texte : Diogène de Sinope
pourrait en effet être vu ­comme « le fou de Socrate », qui en montre les
limites et qui le ramène ainsi à sa plus stricte humanité.
Dans Essais, I, 26 portant sur « ­l’institution des enfans », Montaigne,
après avoir mis en avant le « profit » ­qu’on peut tirer de la fréquentation
des historiens – juger de ­l’histoire plutôt que ­l’apprendre, au point ­qu’on
peut lire dans une œuvre des choses que son auteur ­n’y a pas mises – se
questionne sur la « frequentation du monde », un monde dont il tient
immédiatement à élargir ­l’horizon (au même titre ­qu’il élargit ­l’horizon
des livres). Pour cela, il rapporte les propos de Socrate :
On demandoit à Socrate ­d’où il estoit. Il ne respondit pas : ­D’Athenes ; mais :
Du monde. Luy, qui avoit son imagination plus plaine et plus estandüe,
embrassoit ­l’univers ­comme sa ville, jettoit ses ­connoissances, sa société et
ses affections à tout le genre humain.
Les morales et les ­consignes véhiculées dans cet essai pédagogique
et mondain rédigé dans les années 1580 par Montaigne sont claires et
immédiates, sans doute parce ­qu’elles sont, pour une fois et explicitement,
adressées à ­quelqu’un ­d’autre ­qu’à lui-même : il ­s’agit ­d’élargir la vue de
­l’enfant, de lui apprendre à analyser les événements ­d’un point de vue
global plutôt que local, de manière à leur donner « leur juste grandeur1 ».
Les sources de cette référence à Socrate sont tout aussi claires :
Plutarque (De ­l’exil, 5) et peut-être Cicéron (Tusculanes, V, xxxvii, 107),
qui, ­l’un ­comme ­l’autre, traitent de ­l’exil en se demandant ­s’il doit
affecter le sage. Les exemples choisis par ces deux auteurs ne permettent
pas de savoir ­s’ils ont exclusivement ­l’exil ­contraint à ­l’esprit, entendu
donc ­comme une sanction. En tout cas, il ­s’agit de se questionner sur
­comment se ­comporter face à des événements qui surviennent, mais qui
pourraient ne pas être ­considérés ­comme étant ­comme tels des malheurs, même si ­l’opinion ­commune leur donne ce sens affligeant ; on est
face à ­l’opposition habituelle entre vérité ou vraie nature et apparence.
Plutarque prend ­d’ailleurs immédiatement ­l’exemple de la peur des
enfants face aux masques : ­l’exil effraie, ­comme un masque fait peur à
1 Essais, I, 26, p. 157.
Cynisme et cosmopolitisme : Socrate et son fou 239
un enfant, alors que la juste réalité est au-delà des nations. Rien de bien
surprenant dans cet appel à une imagination universelle.
Notons cependant que ce débat sur le cosmopolitisme et sur ­l’exil,
dans ­l’esprit de Montaigne et chez ses différentes sources, est ­d’emblée
situé au plus loin du terrain politique sur lequel par exemple Euripide
­l’avait précédemment placé quand il mettait dans la bouche de Polynice
que ­l’exil est un grand mal dès lors ­qu’il lui a fait perdre sa parrhêsia1,
sa liberté de parler : dans ce cadre, parole franche et cité ­s’articulent
dans un rapport de nécessité. Au ­contraire, le dialogue entre Socrate
et Diogène que nous allons décrire en nous appuyant sur le texte de
Montaigne, rompt et ­complique ce lien de nécessité, mais il ­n’en rend
pas moins possibles plusieurs formes de cosmopolitisme.
Notons enfin que le choix de Socrate chez Cicéron, Plutarque et
Montaigne (et ­d’autres à son époque) est particulièrement problématique : Socrate ­n’était en fait pas un exilé ; pire, il refusa même de le
devenir pour se sauver, ceci pour ­l’exil dans son sens ­contraint. Mais
Socrate ­n’est pas non plus un voyageur2 – sinon dans les rangs de ­l’armée,
dont les campagnes ne sauraient à proprement parler être ­considérées
­comme des voyages. Dans les dialogues platoniciens qui ne sont pas
situés à Athènes (­comme les Lois, texte qui ne cesse de multiplier les
institutions, tel le Conseil Nocturne, chargées de filtrer le rapport à
­l’étranger, ­jusqu’à élever ­l’autochtonie en principe), le personnage du
philosophe ­n’est pas Socrate mais « ­l’Athénien ». Socrate apparaît donc
­comme le représentant ­d’un cosmopolitisme bizarrement sédentaire, et
donc théorique ! ­L’exemple ­d’un cosmopolitisme vécu, inscrit dans la
vie, devrait bien plutôt être cherché du côté des cyniques, Diogène de
Sinope par exemple, qui se serait effectivement défini ­comme kosmopolitè, ­comme « citoyen du monde », et qui était bel et bien un exilé ;
Diogène, qui se moquait de ­l’homme théorique défini par la pensée
platonicienne3. Diogène enfin, que Platon lui-même aurait ­considéré
­comme un « Socrate devenu fou4 ».
1Euripide, Les Phéniciennes, v. 388 sq.
2Montaigne lui-même le signale en Essais, I, 55, p. 315.
3 Platon ayant défini ­l’homme ­comme un animal à deux pieds sans plume, et ­l’auditoire
­l’ayant approuvé, Diogène apporta dans son école un coq plumé et dit : « Voilà ­l’homme
selon Platon » (Diogène Laërce, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, Livre VI,
« Diogène », §14).
4 Ibid., VI, §54.
240
thomas berns
Y a-t-il quelque chose à penser dans le texte de Montaigne sur la base
de cet échange athénien de bons mots – avec ­l’espace ­qu’il ouvre entre deux
manières de penser la philosophie, ­l’une théorique et ­l’autre inscrite dans
la vie même –, autre chose donc ­qu’une simple approximation historique
bien légitime, puisque produite par un accommodement de Socrate à la
sauce stoïcienne, avec son attachement à une morale naturelle elle-même
directement influencée par les cyniques ? Pour répondre à cette question,
nous allons ­confronter ce premier passage déjà cité de Montaigne sur le
cosmopolitisme de Socrate à un second, plus tardif (­comme la plupart
des passages cités désormais, et en particulier ceux qui se réfèrent aux
penseurs cyniques), dans lequel il amène les mêmes arguments, mais en
les accompagnant cette fois de quelques éléments plus critiques. Montaigne
revient en effet sur ce même Socrate cosmopolite dans un chapitre bien
moins limpide, bien moins moral au sens ­commun du terme, bien plus
­complexe et dont on pourrait croire ­qu’il ne cherche ­qu’à perdre le lecteur :
le chapitre III, 9, rédigé une petite dizaine ­d’années plus tard et intitulé
« De la vanité ». Deux remarques sur ce chapitre ­d’abord.
La première est toute générale et me permet de camper mon propos :
la vanité, objet de cet essai, ­c’est précisément ce dont le cynique entend
se défaire ; sa vertu, ou sa liberté se vivent et ­s’éprouvent ­comme détachement ou indifférence : ­l’atuphia, ­l’absence de vanité. Montaigne poursuit
ce questionnement sur la vanité, mais sa critique de la vanité est bien
plus radicale, bien plus cynique pourrait-on dire, ­puisqu’elle ne suppose
nullement la possibilité de ­s’en libérer. ­C’est par ­contre dans la manière
de faire émerger la vérité de la vanité, de la vie ­comme vanité, que la
proximité de Montaigne par rapport aux cyniques, et son éloignement
de Socrate, pourront ­s’affirmer, à savoir en se référant à des exemples tirés
du quotidien, au nom du rapport au quotidien le plus simple et le plus
immédiat, bref à partir des formes de vie : la vanité et le détachement sont
appréhendés par Montaigne non pas sur le mode philosophique – « je ne
suis pas philosophe1 » –, mais à partir par exemple ­d’un questionnement sur
le poids du « mesnage » et des « affaires domestiques ». ­C’est précisément
dans cette mise en avant des formes de vie ­comme expression de la vérité
que se manifeste sa familiarité avec Diogène, lequel « respondit, selon
moy, à celui qui luy demanda quelle sorte de vin il trouvait le meilleur :
1 Essais, III, 9, p. 950.
Cynisme et cosmopolitisme : Socrate et son fou 241
l­’estranger, feit-il1 ». Et ­c’est à partir de la question ­concrète du voyage
et du rapport à ­l’étranger, ­comme réelle et « ­continuelle exercitation »
de « ­l’âme2 », que la vérité de la vanité, la vérité de la vie ­comme vanité,
parvient à se dire. On peut dire que cet exercice de ­l’âme ­qu’est le voyage
remplace ­confortablement celui de la pauvreté3 et de la provocation véhiculés par exemple4 dans les quelques textes de Laërce sur les cyniques.
La seconde remarque est extrêmement précise : dans ce chapitre III,
9, Montaigne dit craindre la « redicte » à cause de sa mauvaise mémoire ;
et pourtant, précise-t-il plus loin, il veut ­continuer à ajouter, sans corriger. Fidèle à son habitude de la digression, il signale que ­l’ennuie tout
particulièrement une forme de « redicte » qui ­n’a pourtant rien à voir
avec la mémoire : celle de « ­l’inculcation », la redite qui vise à inculquer, telle celle du stoïcien qui ne cesse de répéter les mêmes principes,
absolument ­communs et universels, à propos de « chaque matiere » :
La redicte est par tout ennuyeuse […]. Je me desplais de ­l’inculcation, voire
aux choses utiles, ­comme en Seneque, et ­l’usage de son escole stoïque me
desplait, de redire sur chaque matière tout au long et au large les principes
et presuppositions qui servent en general, et realleguer tousjours de nouveau
les argumens et raisons ­communes et universelles5.
Or Montaigne se répète précisément à propos du cosmopolitisme de
Socrate. Mais il ne ­s’agit de sa part nullement de redire la même leçon,
ni même de donner la moindre leçon, bien plutôt de poursuivre le
procès de « ­l’inculcation » de la philosophie dans sa forme académique
(au sens strict) et livresque. Cette fois, il reprend donc directement ce
cosmopolitisme à son ­compte :
Non parce que Socrates ­l’a dict, mais parce ­qu’en verité ­c’est mon humeur, et à
­l’avanture non sans quelque excez, ­j’estime tous les hommes mes ­compatriotes,
et embrasse un Polonois ­comme un François, post-posant cette lyaison nationale à ­l’universelle et ­commune…
1 Ibid., p. 951.
2 Ibid., p. 973.
3 Repoussée explicitement par Montaigne, dans un passage portant sur Crates (Ibid., p. 954),
en ce ­qu’elle serait ­contraire à sa ­complexion.
4 Foucault, dans ses derniers cours, a bien montré ­combien les textes sur le cynisme véhiculent toujours aussi une critique du cynisme et ­n’en font ­l’éloge ­qu’à partir de cette
critique.
5 Essais, III, 9, p. 962.
242
thomas berns
Le cosmopolitisme ne ­s’affirme ici nullement ­comme un principe,
c­ omme un détachement justifié par une nature ­commune, mais ­comme
une « humeur », au point que son excès soit possible. « La douceur
­d’un air naturel » (local, habituel) ­compte peu pour Montaigne et les
« fortuites cognoissances du voisinage » ­n’ont pas plus de valeur que
ces « cognoissances toutes neufves », ­qu’il peut aussi ­considérer ­comme
« toutes miennes ». Nous ne sommes pas ici face à ­l’opposition entre
vérité, ou vraie nature, et apparence, mais face à deux ­connaissances qui
plaisent différemment à Montaigne. Le « neuf » et le « mien », qui sont
­considérés ­comme équivalents, ne dessinent aucune saisie du « propre »,
du moi abstrait : le voyage ­n’offre pas la possibilité de saisir un moi
propre, déshabillé de ses habitudes locales, mais au ­contraire la révélation
­d’un moi changeant au gré de ce ­qu’il acquiert de nouveau ; à ce titre
aussi, il ­s’agit toujours de ­composer avec la vanité et même de la rendre
­d’autant plus manifeste, nous le verrons, puisque le moi ­concret survit
au voyage en se multipliant. Certes, « Nature nous a mis au monde
libres et desliez » (et ces mots sont encore inspirés de Plutarque), mais
plus ­qu’un universalisme naturel, il ­s’agit de mettre ainsi en avant, on
­l’a vu, un plaisir, une multiplicité, voire un excès1.
La question du voyage permet donc ­d’éviter à la fois la posture du
cosmopolitisme théorique et ­l’espoir ­d’un dépassement de la vanité.
Montaigne dès lors ne se redit pas, et ne tombe pas dans ­l’inculcation,
­puisqu’il ne met pas en avant son cosmopolitisme à la suite de Socrate.
Bien au ­contraire, il peut maintenant le critiquer :
Ce que Socrates feit sur sa fin, ­d’estimer une sentence ­d’exil pire ­qu’une
sentence de mort ­contre soy, je ne seray, à mon advis, jamais ny si cassé ny si
estroitement habitué en mon païs que je le feisse.
Si ­c’est donc sa propre ­complexion que Montaigne met en avant pour
refuser les positions de principe de Socrate, le détachement socratique
est lui-même renvoyé à une habitude étroite :
Ces vies celestes ont assez ­d’images que ­j’embrasse par estimation plus que par
affection. Et en ont aussi de si eslevées et extraordinaires, que par estimation
mesmes je ne puis embrasser, d­ ’autant que je ne les puis ­concevoir.
1 Ibid., p. 973.
Cynisme et cosmopolitisme : Socrate et son fou 243
La vie céleste des idées ne recueille pas ­l’affection de Montaigne, tout
au plus son estime. Et encore, cette estime reste elle-même toute théorique ­puisqu’elle ne peut donner lieu à aucune allégeance et reste donc
inconcevable, irréelle. Mais Montaigne se montre finalement bien plus
cruel, et bien plus cynique, quand ­d’un seul mouvement il renvoie cette
intransigeance théorique de Socrate à une faiblesse, à un localisme :
Cette humeur fut bien tendre à un homme qui jugeoit le monde sa ville. Il
est vray ­qu’il dedaignoit les peregrinations, et ­n’avoit gueres mis le pied hors
le territoire d­ ’Attique1.
Le détachement de Socrate et son cosmopolitisme théorique sont
donc finalement eux-mêmes rabattus sur des humeurs, des humeurs trop
tendres dont le dédain du voyage, dédain qui ­s’avère ainsi ­compatible
avec un cosmopolitisme de principe, est ­l’illustration principale. Le
voyage doit donc être pris en ­considération dans son sens le plus
­concret, ­comme un exercice et ­comme la manifestation ­d’un certain
rapport à la vérité : il est la « meilleure escolle » pour « former la
vie » par la « diversité de tant ­d’autres vies, fantaisies et usances »,
­jusqu’à faire éprouver la « perpetuelle varieté de formes de nostre
nature ». Le voyage ­n’est pas un détachement abstrait de la coutume
ou du monde de ­l’apparence, loin ­s’en faut, mais un « exercice profitable », une « ­continuelle exercitation » de « ­l’âme » par « les choses
incogneuës et nouvelles2 », un exercice qui rend donc manifestes à la
fois la multiplicité de la nature humaine et du moi, ­l’impossibilité
de dépasser la vanité (laquelle peut seulement être rendue manifeste),
le caractère théorique du cosmopolitisme de Socrate et la réalité ­d’un
autre cosmopolitisme plus inscrit dans la vie.
Mais ce cosmopolitisme théorique critiqué par Montaigne ­comme
le signe ­d’une humeur « tendre » est aussi lié, selon lui, à ­l’attachement
de Socrate à la loi. Le même qualificatif de « tendre » justifie en effet
un peu plus bas le besoin de règles étroites :
Pour les estomacs tendres, il faut des ordonnances ­contraintes et artificielles.
Les bons estomacs suivent simplement les prescriptions de leur naturel appetit3.
1 Ibid.
2 Ibid., p. 973-974. 3 Ibid., p. 990.
244
thomas berns
­L’artifice ­contraignant de la loi ­n’est plus ou pas seulement un éloignement de la nature, mais devient le signe ­d’une faiblesse dans le
rapport à soi, ­d’un éloignement de sa propre nature. Comme on le voit,
dans le cadre de cette mise en débat de la figure de Socrate depuis son
dédain pour les pérégrinations, Montaigne, en ­s’appuyant sur Diogène,
parvient à ­convoquer une longue suite de questions ­qu’il articule dans
une équation organisée par ­l’exercice du voyage : le rapport à ­l’étranger,
au soi, à la philosophie et même à la loi.
Merveilleuse et tellement juste cruauté de Montaigne : juste avant
tout parce que, qui pourrait encore dire dans un tel cadre de quel côté
est la vanité ! La réalité ­d’un cosmopolitisme abstrait et le dépassement
de la vanité sont ce que Montaigne peut refuser ­d’un seul et même
mouvement, un double refus rendu manifeste par la référence à ­l’exercice
du voyage.
Le procès de la raison de Socrate, et plus largement des socratiques, en
particulier les stoïciens, est fréquent sous la plume de Montaigne. Et il
­s’agit toujours ainsi ­d’indiquer que la raison peut induire ­l’obéissance aux
artifice et un éloignement de sa ­complexion naturelle ou plus largement
du quotidien : Montaigne fait à plusieurs reprises le procès de la force
de la « raison » qui permettrait à Socrate de corriger ses « ­complexions
naturelles », mais « le rend obeïssant aux hommes et aux Dieux qui
­commandent en sa ville1 » ; Socrate et ­d’autres philosophes (dont Diogène
lui-même, cette fois) sont ­considérés ­comme « trop asservis à la reverence
des loix2 ». La « noble impassabilité Stoïque » tout entière tournée vers la
vertu, à ­l’opposé de la « stupidité populaire » de Montaigne mue par sa
« ­complexion3 », permet à ces philosophes de « corriger les imperfections »
sans « en estre marris », là où Montaigne ne peut « desirer en general
estre autre4 ». « Asservis et collez » à leur secte, ils ne doutent jamais de
la vérité ­qu’ils pensent « avoir trouvée » plutôt que de la chercher5. La
référence intransigeante que les uns et les autres font à la Nature peut
toujours ne reposer que sur des « traces artificielles6 ».
1
2
3
4
5
6
Essais, III, 12, p. 1059, voir aussi Essais, III, 2, p. 817.
Essais, III, 1, p. 796.
Essais, III, 10, p. 1020.
Essais, III, 2, p. 812-813.
Essais, II, 12, p. 502 et p. 504.
Essais, III, 13, p. 1113.
Cynisme et cosmopolitisme : Socrate et son fou 245
Certes, il ne ­s’agit pas de sauver définitivement les cyniques de ce
procès de ­l’intransigeance des sages et des socratiques. La frontière
est souvent mince entre cyniques et stoïciens : Montaigne les prend
ensemble en ­considération ­comme ces « hommes sages de la secte
plus refroingnée », précisément pour insister suite à Plutarque, sur le
fait ­qu’ils ont accepté avec plaisir ­l’exil1 – et on ­connait le procès ­qu’il
fait ­d’une image et ­d’une pratique renfrognées de la philosophie dans
­l’essai I, 26. Mais il ­n’en reste pas moins que ­c’est souvent avec ­l’aide
des cyniques que Montaigne parvient à faire le procès de la philosophie
­comme leçon théorique, pour la transformer au ­contraire en un exercice vécu de vertu, sans règles et sans paroles. Globalement, le mépris
de la gloire et des ­convenances manifesté par les cyniques est souvent
rappelé par Montaigne avec sympathie ; Diogène lui permet en outre de
montrer la libéralité qui habite ­l’amitié2 ; se moquer, ­comme il le fait,
de ­l’humanité est plus juste, plus efficace et plus au goût de Montaigne
que de la haïr3. Surtout, ­c’est ­l’ignorance de Diogène qui ­l’autorise à se
mêler de philosophie et à se soucier des
exercitations naturelles, vrayes et non escrites. Il ne dira pas tant sa leçon,
­comme il la fera. Il la repetera en ses actions4.
Voilà enfin donc une forme de répétition radicalement autre que celle
de « ­l’inculcation ». Et quand Montaigne cherche à définir ­comme « la
plus grande chose du monde » le fait de « sçavoir estre à soy » et de vivre
pour soi, il se réfère aux leçons ­d’Anthistène, et une nouvelle fois, à un
refus des principes théoriques :
La vertu […] se ­contente de soy : sans disciplines [i. e. règles théoriques], sans
paroles, sans effects5.
De même, Anthistène lui permet de manifester son indifférence à
la louange ­d’autrui dans un débat, puisque toute victoire est avant tout
une victoire sur soi-même, là où Socrate, dans les dialogues platoniciens
1
2
3
4
5
Essais, III, 9, p. 978.
Essais, I, 28, p. 190.
Essais, I, 50, p. 303-304.
Essais, I, 26, p. 168.
Essais, I, 39, p. 241.
246
thomas berns
manifeste au ­contraire un souci de la gloire1. Enfin, Diogène et Anthistène
sont ceux qui, dans ­l’essai III, 9, manifestaient le refus de « ­s’attendre
aux loix », pour leur préférer la « nature », juste avant que Montaigne
ne fasse de la soumission aux lois le signe ­d’une faiblesse propre aux
estomacs tendres2.
La critique de la vanité, sans donner lieu à un dépassement de la
vanité, et la mise en avant ­d’un cosmopolitisme qui ne serait pas une
abstraction, ­c’est-à-dire qui ne rompt pas avec ­l’exercice du voyage,
empruntent ­l’une et ­l’autre à la posture cynique leur inscription dans
une « exercitation », dans une pratique réelle (il ne ­s’agit pas de pratiquer des exercices virtuels, ­comme chez les Stoïciens), active (et non pas
seulement « indifférente » ­comme chez Socrate), et portée donc par des
exemples inscrits dans le quotidien : ces exemples sont ceux du voyage
(et non pas ceux de la pauvreté, c­ omme chez les cyniques).
Il ne ­s’agissait nullement de dire de la sorte ­qu’il doit simplement y
avoir ­conformité ou harmonie entre la vie et les principes énoncés dans le
discours (ce serait encore de « ­l’inculcation »), pas plus que de ­considérer
que la ­complexion de chacun définit les principes de ses actions, mais
de montrer que la forme de ­l’existence est une ­condition essentielle du
dire, ­qu’elle est un exercice qui permet le dire vrai, ­qu’elle rend visible
la vérité dans les gestes, dans la vie elle-même ; bref que la vie peut
devenir une manifestation ou une présence immédiate de la vérité (ce que
Foucault analyse à travers la parrhêsia) : le voyage (plutôt que ­l’austérité)
permet de révéler la vérité de la vanité, de rendre manifeste la vie ­comme
vanité ; tant les différentes vanités qui nous lient et dont le voyage nous
délie – la maisonnée, la guerre, le mariage, ­l’amitié, la mort, les biens
qui nous semblent nécessaires – que la vanité qui se manifeste dans le
voyage lui-même, puisque, je le répète, il ne ­s’agit ainsi jamais de croire
que la vanité peut être dépassée, et ­c’est justement à ce titre que ­c’est un
exercice de la vérité qui est requis plutôt que le respect ­d’un principe
­considéré c­ omme juste.
On sait en effet que ce texte se clôt précisément par une réflexion sur
la vanité et sur la nécessité de faire retour en soi-même, de regarder en
soi-même, tout en sachant que la vanité ne se dépassera pas. Mais il se
1 Essais, III, 8, p. 925.
2 Essais, III, 9, p. 990.
Cynisme et cosmopolitisme : Socrate et son fou 247
termine aussi par un trait de cosmopolitisme réel et vécu, ­c’est-à-dire
limité et imparfait, qui ­s’affirme dès lors précisément ­comme étant
aussi un trait de vanité : Montaigne, ­s’arrêtant sur le plaisir qui lui fut
fait ­d’être reconnu citoyen de Rome, cette « seule ville ­commune et
universelle », du moins à ­l’échelle des « nations Chrestiennes », puisque
« chacun y est chez soy » et ­qu’il suffit ­d’être chrétien pour être « princes
de cet estat1 ». Le bon usage de la vanité ­comme le cosmopolitisme vécu
se rejoignent, ­c’est-à-dire ne peuvent être que cyniques !
Thomas Berns
Université libre de Bruxelles
Centre Perelman de philosophie du droit
1 Ibid., p. 997-1001.
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