CYNISME ET COSMOPOLITISME: SOCRATE ET SON FOU 239
un enfant, alors que la juste réalité est au-delà des nations. Rien de bien
surprenant dans cet appel à une imagination universelle.
Notons cependant que ce débat sur le cosmopolitisme et sur l’exil,
dans l’esprit de Montaigne et chez ses diérentes sources, est d’emblée
situé au plus loin du terrain politique sur lequel par exemple Euripide
l’avait précédemment placé quand il mettait dans la bouche de Polynice
que l’exil est un grand mal dès lors qu’il lui a fait perdre sa parrhêsia1,
sa liberté de parler: dans ce cadre, parole franche et cité s’articulent
dans un rapport de nécessité. Au contraire, le dialogue entre Socrate
et Diogène que nous allons décrire en nous appuyant sur le texte de
Montaigne, rompt et complique ce lien de nécessité, mais il n’en rend
pas moins possibles plusieurs formes de cosmopolitisme.
Notons enfin que le choix de Socrate chez Cicéron, Plutarque et
Montaigne (et d’autres à son époque) est particulièrement probléma-
tique: Socrate n’était en fait pas un exilé ; pire, il refusa même de le
devenir pour se sauver, ceci pour l’exil dans son sens contraint. Mais
Socrate n’est pas non plus un voyageur2 –sinon dans les rangs de l’armée,
dont les campagnes ne sauraient à proprement parler être considérées
comme des voyages. Dans les dialogues platoniciens qui ne sont pas
situés à Athènes ( comme les Lois, texte qui ne cesse de multiplier les
institutions, tel le Conseil Nocturne, chargées de filtrer le rapport à
l’étranger, jusqu’à élever l’autochtonie en principe), le personnage du
philosophe n’est pas Socrate mais « l’Athénien ». Socrate apparaît donc
comme le représentant d’un cosmopolitisme bizarrement sédentaire, et
donc théorique ! L’exemple d’un cosmopolitisme vécu, inscrit dans la
vie, devrait bien plutôt être cherché du côté des cyniques, Diogène de
Sinope par exemple, qui se serait eectivement défini comme kosmo-
politè, comme « citoyen du monde », et qui était bel et bien un exilé ;
Diogène, qui se moquait de l’homme théorique défini par la pensée
platonicienne
3
. Diogène enfin, que Platon lui-même aurait considéré
comme un « Socrate devenu fou4 ».
1 Euripide, Les Phéniciennes, v. 388 sq.
2 Montaigne lui-même le signale en Essais, I, 55, p.315.
3 Platon ayant défini l’homme comme un animal à deux pieds sans plume, et l’auditoire
l’ayant approuvé, Diogène apporta dans son école un coq plumé et dit: « Voilà l’homme
selon Platon » (Diogène Laërce, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, Livre VI,
« Diogène », §14).
4 Ibid., VI, §54.