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MENON. J’avais oe dire, Socrate, avant même de me rencontrer avec toi, que tu ne faisais
pas autre chose que de mettre toi-même tout en doute et de jeter les autres dans le même
doute1. En ce moment même, à ce qu’il me semble, tu m’as véritablement ensorcelé par tes
charmes et tes maléfices2 : c’est au point que j’ai la tête remplie de doutes. Il me semble, si
je puis hasarder une plaisanterie, que tu ressembles exactement pour la forme et pour tout
le reste à ce large poisson de mer qu’on appelle une torpille. Chaque fois qu’on s’approche
d’elle et qu’on la touche, elle vous engourdit. C’est un effet du même genre que tu me parais
avoir produit sur moi ; car je suis vraiment engourdi d’âme et de corps, et ne je trouve rien à
te répondre. Et pourtant j’ai discouru mille fois sur la vertu, et fort bien, à ce qu’il me parais-
sait ; mais en ce moment je suis absolument incapable de dire même ce qu’elle est. Aussi
m’est avis que tu fais bien de ne pas naviguer et voyager hors d’ici ; car si, expatr dans
quelque autre ville, tu te livrais aux mêmes pratiques, tu ne tarderais pas à être arrêté
comme sorcier.
SOCRATE. Tu es rusé, Ménon, et j’ai failli être ta dupe.
MENON. Comment cela, Socrate ?
SOCRATE. Je devine pourquoi tu m’as ainsi comparé.
MENON. Pourquoi donc, à ton avis ?
SOCRATE. Pour que je te compare à mon tour [...]. Mais je ne te rendrai pas comparaison pour
comparaison. Quant à moi, si la torpille est elle-même engourdie quand elle engourdit les autres,
je lui ressemble ; sinon, non. Car, si j’embarrasse les autres, ce n’est pas que je soi r de moi ;
c’est parce que je suis moi-même embarrassé3 plus que personne que j’embarrasse les autres.
Platon, Ménon, 80a-d. Traduction de É. Chambry, GF, 1967.
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1. Jeter dans le doute (ἀπορεῖν) : le verbe grec signifie πορεῖν être dans l’embarras, ne pas savoir ; l’adjectif ἄπορος
(qu’on ne peut traverser, infranchissable) est formé du préfixe - (sans, pas de) et du radical πόρος (passage, voie) ; le
nom ἀπορία veut dire difficulté de passer. En français, une aporie est « une difficulté d’ordre rationnel paraissant sans
issue » (Petit Robert). Être dans l’embarras, ne pas savoir, c’est précisément ce que recherche Socrate, à la fois pour
lui-même et pour les autres (voir les notes 2 et 3).
2. Tes charmes et tes maléfices (γοητεύεις με καὶ φαρμάττεις) : ces mots sont à prendre ici au sens figuré. Les
charmes et les maléfices utilisés par Socrate étaient un jeu de questions-réponses et de réfutations, pour faire prendre
conscience à son interlocuteur, au fur et à mesure du dialogue, qu’en réalité son propre raisonnement ne tient pas de-
bout et que, du coup, il est dans l’impasse. Le but est de faire honte à l’individu de ses prétendues connaissances, non
fondées.
3. Embarrassé (ἀπορῶν) : à la différence de ceux qu’il interroge, lui-même professait une complète ignorance : « ὅτι ἃ
μὴ οἶδα οὐδὲ οἴομαι εἰδέναι » (« ce que je ne sais pas, je ne pense pas non plus le savoir »), affirme-t-il (Platon, Apolo-
gie, 21d).
Texte n°2 Socrate, un poisson-torpille ?
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