30 | La Lettre du Cardiologue n° 421 - janvier 2009
DOSSIER THÉMATIQUE
Toxicité cardiovasculaire
des traitements anticancéreux
Maladie veineuse
thrombo-embolique et cancer :
quels enjeux diagnostiques
et thérapeutiques ?
Veinous thromboembolism and cancer: diagnosis
and therapeutics
Pierre-Yves Le Roux*, Jean-Christophe Cornily**, Ggoire Le Gal***, Jean-Jacques Blanc**,
Pierre-Yves Salaün*
* Service de médecine nucléaire et
biophysique, CHU de Brest.
** Service de cardiologie, CHU de
Brest.
*** Département de médecine interne
et pneumologie, CHU de Brest.
L’association entre maladie veineuse thrombo-
embolique (MVTE) et cancer fut décrite pour
la première fois par A. Trousseau en 1865 (1).
La petite histoire précise que, un an après sa description
de ce syndrome, un épisode de phlébite vint compliquer
des douleurs gastriques dont il souffrait. Il déclara alors
à son élève : “Je suis perdu, une phlébite qui vient de se
déclarer cette nuit ne me laisse plus aucun doute sur
la nature de mon mal.” Le destin lui permettait ainsi
tristement de vérifier la justesse de son observation,
puisqu’il mourut d’un cancer gastrique quelques mois
plus tard.
Cette association a, par la suite, fait l’objet de nom-
breuses études. Cependant, beaucoup de questions
restent à ce jour sans réponses, que ce soit au niveau
des mécanismes physiopathologiques ou de la prise en
charge diagnostique et trapeutique.
Physiopathologie
Qu’un patient soit atteint d’un cancer ou non, l’occur-
rence d’un phénomène veineux thrombotique résulte
d’un déséquilibre entre l’activité prothrombotique et les
mécanismes antithrombotiques (2). Les trois éléments
de la triade de Virchow peuvent être perturbés : le flux
sanguin, la paroi vasculaire ou la coagulation sanguine.
Anomalie des flux sanguins
Chez le patient atteint d’un cancer, le phénomène de
stase veineuse peut être lié à plusieurs facteurs : l’im-
mobilisation, l’obstruction veineuse par compression
extrinsèque ou invasion endovasculaire, comme par
exemple dans le carcinome rénal, ou enfin une hypervis-
cosité consécutive à des phénomènes inflammatoires
ou dysprotéinémiques. Cette stase veineuse entraîne
une diminution de la clairance des facteurs activés de la
coagulation et crée des lésions hypoxiques des valvules
veineuses favorisant la formation de thrombose (3).
Anomalies de la paroi vasculaire
Les cellules tumorales produisent de nombreuses
cytokines (TNFα, IL-1β) responsables de lésions de
l’endothélium. Les cellules malignes circulantes
possèdent également des propriétés d’adhésion à
l’endothélium, en particulier par l’intermédiaire de
molécules de type intégrine ou sélectine (4). Enfin,
à l’échelle macroscopique, la paroi vasculaire peut
être atteinte par invasion endovasculaire, infiltra-
tion tumorale transpariétale directe, ou simplement
par un traumatisme dû aux voies d’abord veineux
nécessaires aux traitements.
La Lettre du Cardiologue n° 421 - janvier 2009 | 31
Points forts
La physiopathologie de l’association entre MVTE et cancer est multifactorielle et le poids respectif des différents
»
phénomènes reste encore à préciser.
La MVTE constitue un important facteur de morbi-mortalité en cas de cancer. »
Le traitement curatif d’un épisode thrombotique doit reposer sur les HBPM et ce pour une durée optimale de 6 mois
»
(diminution de 50 % du taux de récidive, sans augmentation du risque hémorragique par rapport aux AVK).
10 % des patients présentant un épisode de MVTE idiopathique développeront un cancer, le plus souvent dans l’année
»
suivant le diagnostic. Un bilan exhaustif initial détecte plus précocement ces cancers mais il n’a jamais été démontré
qu’il améliorait la survie des patients.
Mots-clés
Maladie veineuse
thromboembolique
Cancer
Anticoagulation
Diagnostic
Highlights
Association of veinous
»
thromboembolism (VTE) and
cancer consits with complex
mechanism including multiple
factors, however the respective
role of each parameter still
remains to be determined.
Veinous thromboembolism is
»
an important factor of morbidity
and mortality in cancer.
Guidelines for VTE treat-
»
ment in patient suffuring from
a cancer propose the use of
LMWH for a duration of at
least 6 months (decrease of
50% of rate recurrence without
increasing bleeding risk in
comparison with AVK).
The risk of cancer in patients
»
with iodiopathic VTE is approxi-
matively 10%, particularly in
the year following the VTE
event. An initial extensive
screening detects earlier
cancers but without demons-
trated improved survival.
Keywords
Veinous thromboembolism
Cancer
Anticoagulation
Diagnosis
Troubles de l’hémostase
Les cellules malignes libèrent des facteurs solubles à
activité procoagulante, comme le facteur tissulaire
ou le “cancer procoagulant A” (CPA).
De plus, les anomalies biologiques sont fréquemment
observées au décours des pathologies tumorales :
diminution du taux de prothrombine, augmentation
du fibrinogène, activation des facteurs de la coagu-
lation, thrombocytose. En revanche, aucune étude
n’a pu mettre en évidence de paramètre biologique
prédictif du risque de thrombose chez un patient
souffrant d’un cancer donné (5).
Le rôle direct de certaines chimiothérapies et hormono-
thérapies dans la MVTE a également été décrit (6).
La physiopathologie de la thrombose veineuse dans
un contexte carcinologique est donc très étudiée,
même si le poids respectif des différents phéno-
mènes reste encore mal défini.
Épidémiologie
La prévalence du cancer chez les patients présentant
un épisode de MVTE varie selon les études entre 10 et
20 % (7-9). Le risque relatif de MVTE est de 4 en cas
de cancer, et il atteint 6 si le patient est traité par
une chimiothérapie, la présence d’un cancer étant
un facteur de risque indépendant de survenue de
MVTE (10, 11). À l’inverse, le risque de développer un
épisode de MVTE dans les 2 ans suivant le diagnostic
de cancer est de 1,6 % (12).
La MVTE constitue également un important facteur
de morbi-mortalité chez le patient atteint d’un
cancer. H.T. Sørensen et al. (13) ont en effet retrouvé
dans leur cohorte un taux de survie à 1 an de 12 %
dans le groupe de patients associant un cancer et
une MVTE versus 36 % dans le groupe de patients
atteints d’un cancer seul.
Si tous les types de cancer sont concernés par cette
augmentation du risque thrombotique, le risque
semble majoré devant certains types histologiques,
telles les tumeurs pancréatiques, gastriques ou
ovariennes (12) et, de façon plus générale, en cas
d’adénocarcinomes (14). Le risque thrombotique
augmente également avec le stade et l’extension
du cancer (12).
Traitement
Traitement préventif
Il n’existe à l’heure actuelle que peu de données
dans la littérature concernant la thromboprophy-
laxie primaire chez le patient atteint d’un cancer.
Selon les recommandations de l’American College
of Chest Physicians (ACCP) élaborées pour la popu-
lation générale (15), la prophylaxie primaire de
la maladie veineuse thrombo-embolique chez le
patient atteint de cancer ne doit s’envisager qu’en
cas de chirurgie ou d’affection médicale aiguë inter-
currente. Il semble donc pertinent de proposer au
patient atteint de cancer une thromboprophylaxie
par héparine de bas poids moléculaire (HBPM) ou
par héparine non fractionnée (HNF) en cas d’hospi-
talisation pour une affection médicale aiguë. En cas
de chirurgie, le risque thrombotique est élevé et une
thromboprophylaxie à forte dose paraît indiquée.
Traitement curatif
Dans le cadre du traitement curatif de la MVTE, le
risque de récidive et de complications hémorra-
giques est 3 à 6 fois plus élevé chez le patient atteint
d’un cancer (2, 16, 17). Les difficultés rencontrées
pour stabiliser l’INR (interaction médicamenteuse,
syndrome inflammatoire, malnutrition, vomisse-
ments, dysfonction hépatique) permettent proba-
blement d’expliquer en partie ces données. De plus,
l’utilisation des antivitamines K (AVK) est souvent
peu commode chez le patient atteint d’un cancer
en raison de la possible nécessité de gestes invasifs
et de la fréquence des thrombopénies.
Des recommandations pour la pratique clinique
ont été publiées sous l’égide des SOR (standards,
options : recommandations ; www.sor-cancer.fr)
en février 2008 (18). Les standards thérapeutiques
sont, pour le traitement initial (jusqu’à 10 jours),
l’absence de recommandation spécifique avec utilisa-
tion alternative possible soit d’une HBPM, soit d’une
HNF. Au-delà des 10 premiers jours, l’on prescrit
un traitement par HBPM à dose curative pour une
durée optimale de 6 mois ou, à défaut, de 3 mois
minimum (tinzaparine 175 UI/kg x 1/j ou énoxaparine
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Maladie veineuse thrombo-embolique et cancer :
quels enjeux diagnostiques et thérapeutiques ?
DOSSIER THÉMATIQUE
Toxicité cardiovasculaire
des traitements anticancéreux
15 UI/ kg x 1/j ou daltéparine 200 UI/ kg x 1/j pendant
1 mois puis 150 UI/kg) [19-21]. Le traitement par
HBPM permet en effet une diminution de 50 %
du taux de récidive, sans augmentation du risque
hémorragique par rapport aux AVK. Actuellement,
les 3 HBPM citées ci-dessus n’ont pas obtenu l’auto-
risation de mise sur le marché en France pour une
prescription d’une durée supérieure à 3 mois, mais
une concertation multidisciplinaire argumentée doit
permettre de les prescrire dans ce contexte pour une
durée supérieure. Les options thérapeutiques sont,
en cas de contre-indication absolue au traitement
anticoagulant, la pose d’un filtre cave avec reprise de
l’anticoagulation dès que possible. En cas de récidive
de MVTE sous anticoagulation optimale, le filtre
cave est indiqué en association avec un maintien
de l’anticoagulation. Le traitement anticoagulant
peut être arrêté après 6 mois s’il s’agit d’un premier
épisode de MVTE provoqué par un événement inter-
current et en l’absence de maladie cancéreuse en
évolution ou de traitement anticancéreux en cours
(chimiothérapie, hormonothérapie). Dans le cas
contraire, le choix HBPM/AVK doit alors être fait
en fonction de la balance bénéfice/risque (interac-
tion médicamenteuse, chimiothérapie, procédures
invasives, état général) et de son acceptabilité par
le patient.
MVTE et cancer occulte :
quel dépistage ?
Dans une méta-analyse récente, M. Carrier et al. ont
mis en évidence qu’en cas de MVTE idiopathique,
c’est-à-dire survenant en l’absence de facteur de
risque majeur réversible (chirurgie, immobilisation)
ou constitutionnel, près de 10 % des patients déve-
loppent un cancer (22). Le délai de survenue est
généralement court, le cancer intervenant le plus
souvent dans l’année suivant le diagnostic (23).
Les néoplasies les plus fréquemment rencontrées
sont l’ovaire, le pancréas, le cerveau et les tumeurs
hépatiques primitives (24). Mais aucun groupe
de pathologies ne se dégage qui permettrait un
dépistage ciblé systématique en particulier, compte
tenu des grandes variabilités de prévalence de ces
cancers, les cancers mammaires, pulmonaires et
prostatiques ne devant pas être sous-estimés, en
raison de leur fréquence. Enfin, certaines carac-
téristiques de la MVTE doivent alerter le clinicien
sur l’éventualité d’une pathologie maligne sous-
jacente : les thromboses veineuses profondes (TVP)
d’emblée bilatérales (25) ou de siège inhabituel
(membres supérieurs, veine cave, veines digestives)
ou les épisodes thrombotiques récidivants, d’autant
plus s’ils surviennent sous traitement anticoagulant
bien mené.
Lensemble de ces données soulève le problème
du dépistage de la pathologie tumorale dans ce
contexte et en particulier devant un épisode de
MVTE idiopathique.
Le bilan recommandé dans ce cas comprend un
examen clinique complet (touchers pelviens,
examen mammaire, examen cutané), qui doit être
régulièrement répété dans l’année suivant l’épi-
sode thrombotique, un bilan biologique standard
(numération formule sanguine, bilans hépatique
et inflammatoire), une radiographie pulmonaire
ainsi que les examens de dépistage habituellement
recommandés pour l’âge et le sexe (frottis cervico-
vaginal et mammographie chez les femmes, dosage
du taux de PSA chez les hommes).
Plusieurs études ont évalué l’intérêt d’un bilan
exhaustif (7) [échographies, tomodensitométrie,
endoscopies digestives, marqueurs tumoraux] dès
le diagnostic de MVTE idiopathique. Dans une
étude prospective, randomisée avec suivi sur 2 ans
de 201 patients, A. Piccioli et al. (26) a comparé
deux groupes de patients, l’un avec bilan extensif
initial, l’autre avec le bilan classique. Les résultats,
résumés dans le tableau, ont mis en évidence une
découverte de cancer plus précoce et donc à un
stade moins avancé.
Ce dépistage plus précoce des cancers devrait
permettre une prise en charge des patients à un stade
curable, augmenter les possibilités thérapeutiques et
ainsi améliorer le pronostic. Cependant, il n’a jamais
été démontré à ce jour qu’un bilan exhaustif initial
induisait un gain en termes de survie. Il semble en
effet qu’un dépistage précoce ne soit pas une garantie
de meilleure curabilité, surtout dans le contexte de la
MVTE. Ainsi, un cancer même très localisé, mais avec
Tableau. Caractéristiques du diagnostic de cancer en fonction du bilan initial.
n Cancers découverts
initialement
Cancers découverts
lors du suivi Total Nombre de cancers T1 ou T2
lors du diagnostic
Délai moyen
de découverte (mois)
Bilan extensif initial 99 13 114 9 1
Absence de bilan exhaustif 102 010 10 211,6
La Lettre du Cardiologue n° 421 - janvier 2009 | 33
DOSSIER THÉMATIQUE
thrombose, est un cancer agressif. Dans l’étude de
H.K. Chew et al. (23), l’impact de la thrombose sur la
mortalité est même beaucoup plus important pour les
cancers localisés que pour les cancers généralisés.
De plus, aucune analyse bénéfice/risque ou coût/
bénéfice de telles procédures n’a été à ce jour
publiée. La plupart des auteurs s’accordent donc sur
le fait qu’un bilan extensif n’est pas indiqué de façon
systématique devant un épisode de TVP idiopathique
mais qu’il doit être adapté au contexte.
Conclusion
Connue depuis de nombreuses années, l’association
thrombose et cancer pose toujours de nombreuses
difficultés de prise en charge, tant au niveau diagnos-
tique que thérapeutique. En effet, aucun paramètre
prédictif biologique de survenue de MVTE n’a pu
à ce jour être identifié et tous les types de cancer
semblent pouvoir être impliqués.
Aucune recommandation spécifique de thrombo-
prophylaxie n’est validée et seule la prise en charge
thérapeutique curative a été récemment codifiée,
mais elle repose sur l’utilisation d’une classe théra-
peutique dont l’AMM n’est pas encore adaptée.
De plus, les moyens de dépistage du cancer, en parti-
culier en cas de MVTE idiopathique, restent un enjeu
diagnostique dont l’impact sur la survie n’a pas été
démontré et dont le rapport bénéfice/risque et le
coût restent à évaluer.
Enfin, des études récentes ont ouvert de nouvelles
perspectives en soulevant l’hypothèse selon laquelle
l’héparine aurait des propriétés anticarcinogènes,
entraînant notamment une diminution de la morta-
lité chez les patients atteints de cancer, même en
l’absence d’épisode thrombotique (27).
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