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L’étude de Amable et Paillard (2002) aboutit à plu-
sieurs résultats intéressants. L’autofinancement est
prépondérant dans tous les pays et en particulier dans
ceux traditionnellement classés dans les systèmes
fondés sur le marché (96 % aux Etats-Unis, 93 % au
Royaume-Uni). Le recours aux crédits bancaires est
partout plus important que les financements de marché
(actions, obligations et titres courts). En Allemagne,
censée être l’archétype du système fondé sur la
banque, la part du crédit figure parmi les plus faibles
et équivaut à celle qui prévaut aux Etats-Unis (envi-
ron 11 %). Le niveau relativement faible de recours
aux crédits bancaires en Allemagne et le niveau rela-
tivement élevé du financement interne (environ
80 %) rapprocheraient ce pays des Etats-Unis et du
Royaume-Uni. Une précision s’impose toutefois
dans la mesure où, en Allemagne, seules les PME
sont caractérisées par un faible niveau d’autofinance-
ment et un fort endettement auprès des banques
(Sauvé et Scheuer (1999)). En revanche, les grandes
ENF allemandes financent leurs investissements
grâce à leurs fonds propres. Ainsi le « modèle alle-
mand » d’un financement fondé sur la banque cor-
respond essentiellement à celui des PME du pays,
distinctes à cet égard des grandes entreprises dont le
mode de financement est plus proche du modèle
anglo-saxon.
En ce qui concerne les appels au marché, ils se révè-
lent plus faibles que le recours au crédit et sont d’une
ampleur équivalente aux Etats-Unis (7,8 %), au
Japon (7,5 %), en France (7,6 %) et en Italie (8.1 %).
Ils sont négatifs dans tous les autres pays notamment
au Royaume-Uni (-0,4 %) : les ENF rachètent leurs
propres actions afin d’augmenter la valeur actionna-
riale et de se protéger des OPA. Lorsqu’il n’est pas
négatif, le flux net des émissions d’actions contribue
faiblement au financement des ENF, excepté en Italie.
Dans leur ensemble, ces résultats ne soutiennent
guère la classification académique habituellement
retenue dans la littérature : « Bank based » vs
« Market Based ». Cette distinction apparaît en outre
d’autant moins bien fondée que la baisse du recours
au crédit bancaire traduit bien davantage un ralentis-
sement de l’investissement en capital physique
qu’une évolution de la structure des financements.
L’examen de la structure de la dette des ENF
(Augory et Pansard, 2003) ne remet pas moins en
question la validité d’un modèle uniforme de finan-
cement anglo-saxon (Cf. Tableau 2) :
États-Unis Japon Allemagne R. U Italie France1Pays-Bas 2Suède 3
Autofinancement 96,1 69,9 78,9 93,3 59,5 72,8 106,9 77
Actions -7,6 3,5 0,1 -4,6 11,5 5,4 -6,2 -3
Crédits bancaires411,1 26,7 11,9 14,6 30,1 25,7 17,5 50,4
Obligations 15,4 4 -1 4,2 -3,4 3,2 0,7 -12,8
Autres titres de dette -15 -4,1 10,1 -7,5 2,3 -7,1 -18,9 -11,6
Tableau 1 : Structure du financement net des ENF 1970-1994 (en % du total)
Sources : Amable et Paillard (2002)
1. 1970-1996
2. 1985-1996
3. 1980-1996
4. Pour la France, les Pays-Bas et la Suède, total des emprunts à court et à long terme.
Titres du marché
Obligations Crédits
monétaire
1995 2001 1995 2001 1995 2001
Italie 0,4 0,4 3,5 4,0 96,2 95,6
Allemagne 0,3 1,4 6,1 3,1 93,6 95,5
Espagne 2,9 0,9 7,8 3,9 89,3 95,2
France 3,3 5,0 13,7 14,6 83,0 80,4
Royaume-Uni
3,0 2,6 17,5 22,4 79,5 75,0
Etats-Unis 6,0 4,3 51,4 57,6 42,5 38,1
Source : Augory et Pansard (2003)
Tableau 2 - Composition de la dette des ENF
(en % hors crédits commerciaux)
et un système bancaire participant faiblement à l’al-
location des ressources et à l’acquisition d’actifs
financiers. L’essentiel des fonds de long terme serait
mobilisé par le marché financier, ce qui favoriserait
les fusions et les prises de contrôle. La propriété
des firmes serait composée d’un nombre important
d’actionnaires (Shareholders) détenant chacun un
petit nombre d’actions, d’où une forte dilution du
capital. Le contrôle de la firme se ferait de l’extérieur,
c’est-à-dire principalement par des investisseurs
institutionnels comme les fonds de pension et les
compagnies d’assurance.
A l’opposé se situeraient des pays comme le Japon
ou l’Allemagne, où le système financier serait « basé
sur la banque » (Bank-based system), avec une forte
participation des banques dans l’industrie se traduisant
par leur présence marquée dans l’équipe de gestion
et dans la surveillance. Un petit nombre de grandes
banques financerait des investissements de long
terme et jouerait donc un rôle clé dans le processus
de croissance. Les firmes seraient ainsi très liées aux
banques par les crédits qu’elles contractent plus que
par les titres qu’elles émettent sur le marché. Il y
aurait très peu de fusions et de prises de contrôle. Le
contrôle de la firme se ferait de l’intérieur (stakeholders),
c’est-à-dire par les propriétaires représentés par un
petit nombre d’actionnaires détenant un nombre
important d’actions.
A l’échelle macroéconomique, le clivage «market
based system »versus «bank based system »se rap-
porte à celui entre « économie de marché de
capitaux » et « économie d’endettement ». Cette dis-
tinction qui constitue la base de la taxinomie tradi-
tionnelle des systèmes financiers est attribuée à John
Hicks. Dans The Crisis in Keynesian economics (La
crise de l’économie keynésienne), en 1974, Hicks est
en effet amené à distinguer entre deux types d’entre-
prises dont les besoins de liquidités diffèrent et ne
sont pas satisfaits de la même manière : les entrepri-
ses du secteur à fonds propres («auto-sector »)et
celles du secteur à découvert («overdraft sector »).
Il établit que les entreprises du secteur à fonds propres
assurent leur liquidité «principalement grâce à la
possession en propre d’actifs liquides »tandis que
dans le second, les entreprises pourvoient à leurs
besoins de liquidité grâce à l’assurance – au moins
apparente – d’une capacité d’emprunt. Son but n’est
alors pas d’étudier l’importance relative de chacun
de ces deux secteurs mais de saisir les implications
de cette distinction en matière de politique
monétaire2. Il mentionne simplement à cet égard que
«dans certains pays – dont [il] présume, les Etats-
Unis- le secteur à fonds propres est important et le
secteur à découvert, réduit ; dans d’autres, tels que
le Royaume-Uni, le secteur à découvert est plus
important ». Autrement dit, il note la présence simul-
tanée de ces deux types de secteurs dans «presque
toutes les économies »de son époque.
La taxinomie traditionnelle des systèmes financiers
repose néanmoins sur les deux cas purs évoqués par
Hicks, celui d’une économie à fonds propres – sans
secteur à découvert – et celui d’une économie à
découvert où les entreprises ne détiendraient pas de
réserves liquides, et seraient «totalement dépendan-
tes des banques pour leur liquidité». Cette taxino-
mie binaire oppose « économie d’endettement » où
prédominerait le crédit bancaire (financement indi-
rect) et « économie de marchés de capitaux » où pré-
dominerait l’émission de titre (financement indirect).
L’hétérogénéité manifeste des structures
de financements
Lorsqu’on examine la structure du financement des
entreprises non financières (ENF), on s’éloigne
considérablement de l’idée même d’un tel modèle
uniforme et a fortiori d’une convergence financière.
L’évolution de cette structure, au cours d’une ving-
taine d’années (1970-1994), révèle clairement la
coexistence des différents modes de financements,
financement interne (autofinancement) et finance-
ment externe, et au sein de ce dernier la coexistence
du crédit et des financements de marché. L’analyse
des flux nets de financements (Amable et Paillard
(2002)) reportée dans le tableau 1 confirme la diversité
des configurations :
2. Cette distinction lui permet de motiver son rejet d’une
conclusion alors largement répandue et hâtive à son sens,
selon laquelle, à la lecture de la théorie keynésienne, « on
ne peut rien faire d’important avec la politique monétaire ».
Hicks s’applique à montrer que « l’impotence relative de la
politique monétaire (…) n’a pas un caractère universel » et
qu’elle ne vaut que pour une « économie à fonds propres ».