réflexions sur la naturalité

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réflexions sur la naturalité
par Jacques Lecomte
Montée des chèvres, 91190 Gif-sur-Yvette
jlecomte @ usa. net
La naturalité, traduction adoptée de « wilderness », est un néologisme largement utilisé, mais qui
recouvre des concepts généralement flous.
Ratcliffe (1977) adoptait pour sa part une attitude pragmatique en associant la naturalité à l'ancienneté
de l'écosystème et à l'absence de signes de perturbation due à l'homme.
Peterken à plusieurs reprises s'est penché sur ce concept, en particulier en ce qui concerne les forêts.
En 1997, il écrit qu'on peut considérer comme un fait indéniable la naturalité originale ainsi que la
naturalité future mais que les naturalités présentes, passées et potentielles sont hypothétiques. Il me
semble plus clair quand il dit qu'en Europe, virtuellement toutes les forêts sont depuis longtemps
directement ou indirectement affectées par l'exploitation ou la gestion. De ce fait, la naturalité est
alors une variable continue et les différentes composantes de la forêt peuvent avoir différents degrés
de naturalité.
Schnitzler (1997), en s'inspirant de Peterken, distingue la naturalité des premiers temps postglaciaires
où la présence humaine en forêt ne devait avoir qu'un impact insignifiant, comparable à celui d'une
espèce animale. La naturalité virtuelle est celle que l'on pourrait observer si l'homme était resté ce
qu'il était aux stades paléolithiques et la naturalité future celle que l'on observerait si l'homme
disparaissait subitement.
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Courrier de l'environnement de l'INRA n°37, août 1999
Pour moi, et d'autres, la naturalité d'un système écologique s'apprécie le long d'un gradient. La
variable « naturalité » peut être estimée en fonction de l'influence des activités humaines sur
l'évolution du système considéré.
En tenant compte du facteur « temps », on considérera des naturalités passées, présentes et futures,
mais on ne pensera jamais que le futur peut rejoindre le passé.
La place de l'homme
Le fait d'adopter cette définition ne signifie pas que je pense que l'espèce humaine ne fait pas partie de
la nature et je n'adopte pas cette attitude pré-darwinienne encore répandue.
Cependant l'ampleur de l'impact de ses activités tant planétaires que locales sur le sens de l'évolution,
voire le maintien des systèmes écologiques, est d'un autre ordre que celle de tout autre espèce, même
si on peut citer quelques émules timides comme le castor.
Il faut cependant admettre que de nombreuses autres espèces jouent également un rôle important lié à
leurs fonctions. On parle d'espèces clefs de voûte. Les conséquences de leur éventuelle disparition,
souvent due à l'homme, en apportent la preuve, qu'il s'agisse des grands herbivores, des carnivores ou
des pollinisateurs.
Mais cette influence s'exerce dans la logique d'un système écologique évolutif, donc de la naturalité,
sauf si cette disparition est directement due aux activités humaines. C'est pourquoi on peut légitimer
les réintroductions d'espèces comme moyen d'augmenter la naturalité, dans la mesure où leur
élimination n'a pas été occasionnée par une modification irréversible du milieu.
Les frontières entre la nature et le « reste »
On peut aussi, si besoin est, pour effectuer une séparation entre un système fortement dominé par
l'homme et un système naturel faire la remarque suivante. Dans un système naturel, on peut distinguer
schématiquement trois niveaux d'utilisation d'un flux d'énergie. Le premier niveau est constitué par
les végétaux avec une forte biodiversité spécifique, le deuxième est constitué par un grand nombre
d'herbivores tant vertébrés qu'invertébrés et le troisième comporte un assez grand nombre de
carnivores plus ou moins spécialisés. Dans un système complètement dominé par l'homme, nous
aurons une autre organisation. Au premier niveau, une faible biodiversité représentée par les plantes
cultivées ; au deuxième niveau, les herbivores domestiques et, enfin, au troisième niveau un omnivore,
l'homme, qui se nourrit aux dépens à la fois de la production végétale et des herbivores domestiques.
De plus, l'homme est le plus souvent très intolérant vis-à-vis des êtres vivants qui pourraient venir le
concurrencer dans l'exploitation de ces deux niveaux trophiques. Aux débuts de l'histoire de
l'humanité, les deux ressources étaient exploitées par la cueillette et la chasse. La cueillette glissait
d'ailleurs assez vite vers une forme d'agriculture, les hommes favorisant les végétaux les plus
importants en tant que ressource. Le noisetier a été ainsi, semble-t-il, favorisé à Fontainebleau au
néolithique. Aujourd'hui, en Amazonie, les Indiens propagent au cours de leurs migrations les
végétaux qui leur sont utiles et que l'on retrouve ensuite en densité anormale sur les emplacements
d'anciens villages que rien ne permettrait autrement de détecter facilement. De même le passage de la
chasse à la domestication peut être interprété comme un recul de la naturalité.
De plus, l'homme ayant besoin de matériaux et d'énergie pour ses habitations, qui sont par ailleurs
consommatrices d'espaces, a exploité les milieux forestiers en dirigeant leurs évolutions de manière
significative dans la plupart des cas.
Ceci étant, le gradient de naturalité n'atteint jamais la note cent et ne descend pas souvent à zéro.
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Courrier de l'environnement de l'INRA n°37, août 1999
Aucun système n'échappe aux pollutions atmosphériques planétaires ni aux conséquences des
changements climatiques induits par les activités humaines.
Par ailleurs, il est difficile de trouver des milieux dans lesquels des organismes vivants ne s'installent.
Ainsi, dans des hôpitaux, en principe aseptisés, on sait que les bactéries, les champignons ou les
acariens tiennent leurs places.
L' impor tance de l' histoir e
Après ces premières réflexions, il me semble évident que la compréhension de la naturalité sera
grandement facilitée par l'étude de l'histoire. Savoir comment s'est constitué la faune d'une région et
comment elle a évolué ou comment se succèdent les peuplements végétaux depuis plusieurs milliers
d'années apporte beaucoup, surtout si cette histoire tente d'y inclure l'histoire de l'impact de l'homme.
Voir, par exemple, Yalden (1982) pour les mammifères de Grande Bretagne ou Le Mée (1990) pour la
forêt de Fontainebleau.
Bien entendu, il ne faut pas tomber dans un piège qui nous ferait dire que ce qui est naturel est l'état
du système tel qu'on peut l'imaginer il y a deux mille ans et qu'il faut tenter d'y revenir.
L'écologie n'est pas l'archéologie, encore que cette dernière conteste aussi, souvent, la passion de la
reconstruction.
Cependant, connaître la naturalité d'hier pour apprécier celle d'aujourd'hui et accompagner l'arrivée
de celle de demain me paraît un bon exercice. Et l'ancienneté connue du système est un facteur
important.
L'âge de l'écosystème
La notion de forêt ancienne utilisée en Grande-Bretagne (au moins 500 ans de continuité) n'est pas
non plus sans intérêt (Peterken, 1981). Le type d'exploitation pendant la période considérée joue aussi
sûrement un rôle important.
À côté de la prise en compte de cet aspect dynamique très important, je rejoins volontiers Peterken en
estimant que toutes les composantes de l'écosystème peuvent ne pas avoir le même niveau de
naturalité. Ces composantes sont très diverses.
Par exemple, la présence d'espèces animales ou végétales exogènes est un facteur important.
Néanmoins ces espèces peuvent jouer dans un écosystème les fonctions d'espèces autochtones
disparues. La notion de fonctionnalité est, bien entendu, essentielle. L'absence d'une partie de la
faune, en particulier des grands carnivores ou des grands herbivores, doit être prise en considération.
Dans de nombreux cas, ces derniers ont été remplacés par des herbivores domestiques pour retrouver,
espère-t-on, une naturalité fonctionnelle. La difficulté est de maintenir une densité optimale dans un
système très artificialisé.
Les invasions diverses
En ce qui concerne les invasions, il faut distinguer celles qui sont spontanées et qui, sans doute, ont
toujours joué un rôle important dans la constitution des « naturalités ». Pensons à la reconquête par la
faune et la flore de notre continent après les glaciations.
Mais il n'en est pas de même des introductions voulues ou facilitées par l'homme.
Par leurs nombres et leurs incongruités, ces arrivées mettent à mal non seulement la naturalité mais
aussi la biodiversité autochtone.
Courrier de l'environnement de l'INRA n°37, août 1999
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La superficie et les alentours
De même la surface est capitale. Un milieu forestier de dix hectares peut difficilement contenir
suffisamment d'éléments pour constituer une naturalité de haut niveau. En revanche, ce n'est pas le
cas pour une tourbière de dix hectares.
Cependant, on ne peut pas découper arbitrairement une partie du milieu terrestre pour créer des îles de
forte naturalité indépendantes du milieu qui l'entoure. Cette seule idée d'ailleurs s'oppose à la notion
de naturalité car, si la faune et la flore terrestres d'une île océanique sont entourées par un milieu qui le
plus souvent ne joue pas un rôle essentiel et peut être considéré comme hostile, il n'en est pas de
même de nos découpages artificiels.
Les relations d'un espace naturel avec ce qui l'entoure conditionnent sa naturalité.
La notion d'écotone ou simplement d'interface doit être retenue pour apprécier la naturalité. On doit
d'ailleurs aller bien au-delà et éviter de penser que des milieux en apparence bien individualisés
échappent à cette règle. Un étang dépend évidement du bassin versant qui l'alimente et ses habitants
trouvent une partie de leur niche à l'extérieur, qu'il s'agisse des batraciens qui viennent pondre mais
effectuent leur croissance ailleurs ou de l'oiseau migrateur pour qui il n'est qu'une étape.
Le maintien d'une certaine qualité dans les milieux environnants et de la connexion entre des espaces
protégés fait aussi partie de cette naturalité qui, j'espère que nous en sommes convaincus, ne se
résume pas en la liste des espèces rares ou menacées du milieu considéré en dépit d'habitudes
administratives qui ne sont pas sans danger.
Cette réflexion doit être, on s'en doute, largement utilisée pour juger de la valeur d'une politique de
protection de la nature.
Je pense aussi qu'une discussion approfondie sur la naturalité pourrait inclure un examen de la notion
de climax telle qu'elle subsiste après des années de critiques et de nouvelles formulations1. Ceci paraît
important pour les milieux forestiers même si on pense qu'il existe aussi des climax non forestiers.
Quelle opinion publique ?
Enfin, on ne peut échapper à un début d'analyse de l'attitude de nos contemporains vis-à-vis de la
naturalité. Pour certains, il y a une certaine assimilation avec le concept de virginité, on parle de forêts
vierges, les humoristes disent que ce sont celles où la main de l'homme n'a jamais mis le pied !
Cette assimilation est dangereuse car si la virginité existe ou n'existe pas, nonobstant le titre d'un
roman de Prévost2, bien oublié, la naturalité se situe objectivement le long d'un gradient et bien des
incompréhensions actuelles sont dues au fait que l'on se garde d'annoncer sur quel barreau de
l'échelle on se trouve.
En tout état de cause, le rejet de l'existence de la naturalité intégrale ne peut être accepté comme un
argument pour en interdire la protection de ce qui en est proche, voire la restauration. La restauration
écologique est d'ailleurs un sujet à la mode qui semble poser des questions aux « philosophes de la
nature » mais beaucoup moins aux écologues.
D'un autre côté, le retour à un cheminement vers une naturalité généralisée est sans doute une utopie
et cette éventualité ne devrait pas bloquer toute réflexion sur un développement durable en matière de
production agricole ou forestière.
1
On est surtout maintenant convaincu que les écosystèmes ont pu évoluer vers différents états d'équilibre, sous l'influence des très
importants changements climatiques que la Terre a connus.
2
NDLR : Marcel Prévost a publié Les Demi-Vierges en 1894 et Les Vierges Fortes en 1900.
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La recherche de l'absolu en écologie
Pour terminer, il faut signaler que l'intérêt légitime porté à la naturalité aurait eu, dit-on, des
conséquences fâcheuses sur les orientations de la recherche écologique.
Drury (1998) montre à quel point les chercheurs ont été obsédés par la recherche d'une nature dont
l'Homme serait totalement exclu.
Pour cette raison, il écrit : « traditionnellement, les recherches écologiques ont été conduites
indépendamment des études sur les effets de l'occupation humaine. Dans la plupart des cas, les
écologistes sont partis au loin pour éviter d'avoir des territoires d'étude présentant des traces
d'influences d'activités humaines, parce que de tels territoires ne seraient pas naturels ».
Cette attitude n'a pas facilité la compréhension, à partir de bases scientifiques, des phénomènes qui
préoccupent les gestionnaires des espaces en France et ailleurs.
La quête de la naturalité, tout importante qu'elle soit, ne doit pas nous détourner de cette nature plus
proche et toujours menacée •
Références bibliographiques
DRURY W.H., 1998. Chance and change. Ecologyfor
conservatiomsts. U. of Calif. Press.
LE M É E G., 1990. Évolution dans la forêt de Fontainebleau au cours
des cinq derniers millénaires. Bull. Ecol., 21(4),
119-127.
PETERKEN G.F., 1981. Woodland conservation and management..
Capman and Hall. Londres. 328 p.
PETERKEN G.F., 1997. Concepts of naturalness. In Naturalité et
forêts d'Europe. Conseil de l'Europe, Strasbourg.
RATCLIFFE D.A., 1977. A nature conservation review. Cambridge
U. Press. 2 vol., 388 et 320 p.
SCHNITZLER A. 1997. Prise en compte des cycles sylvigénétiques
naturels pour une saine définition de la gestion
conservatoire. Dossier de l'environnement de
l'INRAn" 15.57-76.
Y A L D E N D.W., 1982. When did the mammal fauna of the British
isles arrive ? Mamnials Review, 12(1). 1-37.
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