des concepts à l`action

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Dossier de l’environnement de l’INRA n°27
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conservation de la nature
des concepts à l’action
Jacques Lecomte
article repris du Courrier de l’environnement de l’INRA n°43, mai 2001
La recherche fondamentale et les pratiques de conservation doivent entretenir un dialogue
indispensable, selon l’expression de Barbault (2000). C’est dans cet esprit que je vais aborder un
certain nombre de questions, parfois difficiles.
Les réflexions concernant la conservation d’un écosystème sont souvent conditionnées par la réflexion
autour de trois qualités qui lui sont attribuées : la biodiversité, la fonctionnalité et la naturalité.
La biodiversité
Il s’agit de la qualité la plus facile à saisir. Pour comprendre l’ampleur de la tâche que constitue une
évaluation et, surtout, une éventuelle hiérarchisation de la biodiversité, il est bon de rappeler quelques
chiffres.
Aristote, le grand naturaliste de l’Antiquité, ne nomme que 495 espèces animales et les plantes, malgré
l’œuvre de Théophraste, ne sont guère mieux connues. De nos jours, nous avons nommé plus de trois
cent mille végétaux et plus d’un million d’animaux et, chaque année, les listes s’allongent. Nous avons
même encore la surprise de découvrir des espèces nouvelles de mammifères ; par exemple, un rongeur
a été identifié en Guyane lors des inventaires effectués pendant la mise en eau d’un barrage (Vié et al.,
1996).
D’autre part, la biodiversité génétique existante à l’intérieur d’une espèce linnéenne devrait aussi être
prise en considération. Il faut insister sur ce point important.
Parfois, on a tenté d’estimer le rapport entre les espèces connues et celles existant réellement. Le
rapport moyen est souvent évalué à 20% mais il est voisin de 100% pour les mammifères et ne serait
que de 4% pour les virus ou de 10% pour les bactéries. Des inventaires plus complets seraient
nécessaires, mais on conçoit leurs difficultés, d’autant plus que le nombre des spécialistes compétents
est en nette régression. D’autre part, le fait d’avoir identifié une espèce et de pouvoir la nommer est
certes intéressant mais, si on ignore tout de sa biologie, on n’est pas très avancé. Or, le nombre
d’espèces inventoriées se trouvant dans ce cas est considérable. Nel et Nel (2000) signalent que la
biologie et les premiers états de 770 espèces françaises de microlépidoptères demeurent inconnus ! On
peut aussi s’inquiéter de la relative faiblesse de nos connaissances éthologiques, pourtant
indispensables pour concevoir un plan de conservation. Doit-on ajouter que les inventaires et les
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données biologiques ne doivent pas concerner uniquement les espèces animales ou végétales les plus
populaires, ou intéressant un plus grand nombre de systématiciens ?
On constate, en France, que les programmes basés sur des espèces telles que le chamois, le bouquetin,
les aigles ou le grand tétras sont souvent privilégiés par les gestionnaires. Pour expliquer ces choix, il
ne faut pas oublier que la conservation de la nature intéresse certes des scientifiques mais aussi des
militants et que ces deux populations se recoupent en partie. Pour des militants, il est sans doute
important de disposer d’adversaires bien définis et le fait de défendre des espèces emblématiques, qui
ont souvent le statut de gibier, n’est pas sans importance. Il est certain que la défense des collemboles
apporte moins de plaisirs polémiques que celle du chamois. Il ne faudrait pas pour autant que la
défense légitime de ce dernier nous détourne d’autres problèmes au moins aussi importants, sinon
plus.
Il faut donc reconnaître que, souvent, l’aspect médiatique, voire politique, l’emporte sur l’aspect
scientifique et que les conditions d’une conservation à long terme ne sont peut-être pas toujours
remplies. C’est aussi la voie ouverte vers le parc de vision clos qui a peu de choses à voir avec la
conservation de la nature. Conscients de cet inconvénient notable mais aussi de l’intérêt promotionnel
des espèces emblématiques, certains ont alors commencé à parler d’espèces-parapluie dont la
protection garantirait celle de leurs écosystèmes en entier.
On peut ainsi citer le Saumon atlantique dont on assure que la protection est certainement bénéfique
non seulement au milieu, mais aussi à la quasi-totalité des espèces qui s’y rencontrent. La chose est
vraisemblable en ce qui concerne les frayères mais plus contestable le long des trajets de migration
pour lesquels les exigences du Saumon atlantique sont réduites. En général, d’ailleurs, il est
déconseillé d’utiliser des espèces migratrices dans ce rôle bien qu’à mon avis, leurs zones de
reproduction puissent être prises en compte. On constate aussi qu’en faisant ce choix, on se dispense
d’étudier les divers éléments de l’écosystème, ce qui ne peut pas être considéré comme une bonne
option, malgré la valeur propre de l’idée.
Souvent aussi, on se base pour évaluer la valeur écologique d’un milieu sur la présence d’espèces
répertoriées sur des listes nationales, européennes ou internationales d’animaux ou de végétaux
protégés, rares ou menacés. Sans nier l’importance de ces listes qui permettent de prendre des mesures
administratives de protection, en particulier des arrêtés de biotope, il faut reconnaître que leur valeur
scientifique n’est pas toujours évidente. En particulier, bien des taxons n’y figurent pas ou sont très
mal représentés. En la matière, on ne peut comparer la pression exercée par les ornithologues ou les
spécialistes des orchidées avec celle des mycologues ou des microbiologistes.
Une autre pression aboutit à la désignation d’espèces dites confidentielles parce qu’on craint que les
indications concernant leur présence ne soient utilisées par différents pillards. Cette précaution
présente sans doute plus d’inconvénients que d’avantages. De plus, on peut faire remarquer que la
disparition d’une espèce rare, certes très regrettable, n’affecte qu’elle-même alors que les espèces dites
« clé de voûte » peuvent, par leur présence ou leur absence, influencer l’ensemble de l’écosystème.
Assez curieusement, en France du moins, il semble que celles-ci ne soient pas prises en compte en tant
qu’espèces dont la conservation est essentielle. Il est vrai que, depuis la définition donnée par Paine,
en 1969, de nombreuses discussions ont eu lieu au sujet de ce concept. Il faut admettre que la notion
d’espèces jouant à elles seules un rôle déterminant doit être examinée avec quelques précautions.
Par exemple, souvent, dans un écosystème donné les espèces clé de voûte sont redondantes et
nombreuses. C’est plus une guilde qu’une espèce que nous devons considérer. C’est pourquoi Brown
et Heske, en 1990, ont parlé de guilde clé de voûte au sujet du rôle des rongeurs en milieu désertique.
D’autre part, la même espèce peut jouer un rôle important dans un écosystème et insignifiant dans un
autre.
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Pourtant, en particulier au niveau des guildes, on peut trouver des exemples indéniables d’acteurs
essentiels au fonctionnement des systèmes. On peut ainsi citer les pollinisateurs, les coprophages, les
grands herbivores, les ressources trophiques de consommateurs spécialisés. Au niveau spécifique, on
peut mentionner le castor ou certains termites africains. Mais, parler de guilde au sujet des
pollinisateurs est peut-être outré car on va y trouver des chauve-souris, des oiseaux, des insectes et des
adaptations réciproques entre l’animal et la plante qui sont d’une très grande diversité.
On pourrait aussi s’étonner avec Barbault (1995) qu’on ne classe pas l’homme parmi les espèces clé
de voûte. L’humanité a indiscutablement joué ce rôle mais nous sommes certainement maintenant à
classer « hors catégorie ». Pourtant, au risque d’étonner, je pense, qu’en l’absence irrémédiable de
grands prédateurs, une chasse encadrée et disciplinée pourrait constituer une clé de voûte acceptable. Il
s’agit en effet de reconstituer une fonction manquante.
Avec, encore une fois, Barbault (1995), on peut conclure que « sans constituer une clé miraculeuse
mais loin d’être une impasse, le concept d’espèce clé de voûte conduit finalement à d’intéressantes
perspectives... »
On pourrait encore citer la prise en compte des « espèces indicatrices » qui ont fait couler beaucoup
d’encre et séduisent encore les gestionnaires d’espaces protégés. Il est évident que des espèces peuvent
indiquer dans quel type de milieu on se trouve. Parfois, cette démarche comporte une certaine part de
naïveté (par exemple, quand on vous annonce que l’analyse d’un peuplement de Coléoptères indique
l’existence d’une hêtraie alors qu’on se trouve entouré de hêtres !) mais les botanistes ont fait grand
usage de ces indicateurs, avec profit.
En ce qui concerne les indicateurs de qualité, ils ne paraissent pas toujours convaincants. Certes, ils
ont été souvent utilisés pour apprécier la qualité des cours d’eaux mais, dans ce cas - qui mérite
d’ailleurs quelques réserves - il s’agit d’un groupe d’espèces et non d’un indicateur unique.
Il faut sans doute aussi parler des espèces endémiques, celles dont la distribution spatiale est
remarquable par ses petites dimensions. L’existence de ces espèces endémiques est liée à l’isolement.
Au passage, relevons le paradoxe qui nous conduit, d’une part, à lutter, sans doute avec raison, contre
la fragmentation et, d’autre part, à attribuer une grande valeur aux endémiques.
Bien entendu, les îles possèdent souvent un grand nombre de ces espèces. Par exemple, Simon (1987)
estime que 90 à 99% des espèces terrestres, animales et végétales des îles Hawaï sont dans ce cas.
Cependant, on trouve aussi des endémiques dans des milieux continentaux. La faune des Lépidoptères
de la péninsule ibérique en est un bon exemple.
Enfin, sur un autre plan, il faut considérer que la distribution d’un endémique est souvent située à
l’intérieur de frontières politiques, ce qui engage fortement la responsabilité de l’État souverain. Dans
le cas de notre pays, on peut citer, en restant parmi les oiseaux : la sittelle de Corse, l’échenilleur de la
Réunion ou le pic de Guadeloupe, sans parler de la Guyane.
Pour conclure ce rapide tour d’horizon, nous pouvons dire qu’aucun moyen proposé pour hiérarchiser
les espèces en vue d’une conservation prioritaire n’est entièrement satisfaisant. Le meilleur moyen de
sauvegarder l’intérêt de cette approche, qui a le mérite d’être lisible, consiste sans doute à croiser les
différentes échelles de valeur disponibles tout en évitant de laisser croire que nous disposons du
meilleur des outils imaginables.
Dépasser le stade de l’intérêt porté à une espèce individuelle paraît indispensable, d’où la nécessité
d’un accroissement de nos connaissances sur les fonctions exercées par les constituants de
l’écosystème.
Cependant, tout en considérant que l’approche par espèce conserve un certain intérêt, nous sommes
bien obligés de nous pencher sur la question de la conservation des espaces. D’autant que l’on ne peut
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considérer la conservation d’une population viable sur le long terme sans raisonner à l’échelle de la
superficie minimale nécessaire.
Ici encore, les difficultés ne manquent pas. Sur le plan législatif, la France a disposé pendant
longtemps d’un ensemble de possibilités concernant souvent des surfaces relativement restreintes et
souvent partiellement protégées. On pratique la chasse, dans des conditions ordinaires, dans plus de
vingt pour cent des réserves naturelles !
Ces zones protégées possèdent toutes un certain intérêt, mais souvent leur choix est dû à des
opportunités plus qu’à une planification.
Pourtant, à la suite de la rencontre avec la théorie de la biogéographie insulaire de MacArthur et
Wilson (1967), de nombreux spécialistes de la conservation ont pensé pouvoir tirer des enseignements
destinés à permettre la création de nouvelles réserves sur des bases scientifiques indiscutables. Cette
théorie, vérifiée en grande partie par des observations et des expérimentations, n’a pas à être exposée
ici dans les détails. Qu’il soit seulement rappelé, d’une manière un peu caricaturale, que le rapport
entre les dimensions des îles et aussi leurs distances au continent est en relation avec le nombre des
espèces qu’elles abritent. D’autre part, chaque espèce a une durée d’existence limitée et peut ainsi
céder sa place à une nouvelle arrivée. La première démarche intellectuelle a été de considérer que les
habitats terrestres isolés les uns des autres étaient l’équivalent des îles océaniques et évoluaient selon
les mêmes règles. On espérait ainsi répondre à d’importantes questions. Par exemple, doit-on préférer,
à superficies totales égales, une grande réserve ou plusieurs petites ?
Outre quelques faiblesses dans la théorie elle-même, on peut observer une erreur importante
d’appréciation. On ne peut, en effet, comparer la situation de la faune et de la flore terrestre d’une île
océanique, entourée par un milieu parfaitement hostile et souvent difficile à traverser, avec celle
rencontrée dans un habitat terrestre, quelle que soit son originalité. Même si nous prenons l’exemple,
souvent cité, d’un étang sans exutoire, nous constatons que les odonates peuvent aller chasser très loin
et que, si beaucoup de batraciens s’y reproduisent, leurs vies d’adulte se déroulent dans d’autres
habitats. C’est pourquoi la colonisation d’une mare nouvellement creusée est assez rapide. Laan et
Verboom (1986) ont montré qu’une nouvelle mare était colonisée dans les trois ans par le crapaud
accoucheur, à condition de se trouver à moins de 500 m d’une mare plus ancienne abritant cette
espèce.
Il faut cependant reconnaître que ce nouvel effort de réflexion sur les bases du choix d’une réserve
naturelle a produit d’autres fruits : prise en compte du nombre de reproducteurs nécessaires pour une
survie à long terme, réflexion sur les dangers de la fragmentation, intérêts des corridors, etc. Nous
reprendrons l’examen de certains de ces points quand nous étudierons le détail des mesures proposées
pour conserver la nature.
À côté, mais non à l’opposé, de la stratégie de création d’espaces à protections fortes mais de
superficies relativement réduites, nous assistons à la mise en place d’une stratégie bien différente.
Depuis la parution, en 1992, d’une directive européenne connue sous le nom de « directive habitat »,
nous disposons, en effet, d’une stratégie destinée à créer un réseau écologique cohérent dénommé
« Natura 2000 ».
Un habitat est défini comme comprenant les espèces animales ayant tout ou partie de leur niche
écologique, c’est-à-dire essentiellement l’espace trophique et le lieu de reproduction, dans l’espace
considéré ainsi que la végétation particulière et différents paramètres abiotiques. Ces habitats
correspondent aux biotopes décrits dans le manuel européen Corine biotop, dans lequel la végétation
est considérée comme l’identifiant principal. Cette classification n’est pas sans défaut et doit faire
l’objet de certaines adaptations. En France, on connaît des tentatives intéressantes et appropriées à
notre situation. On peut, pour les milieux forestiers et associés, consulter le référentiel publié par
Rameau (1997).
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Pour définir les priorités, on a établi des catégories. En ce qui concerne les espèces, on trouve les
espèces d’intérêt communautaire, rares ou endémiques, vulnérables ou en danger, et des espèces
prioritaires du fait de leur aire de distribution. Les remarques faites en parlant de la conservation des
espèces sont évidemment valables. Celles qui sont le plus souvent ignorées sont peut-être les plus
intéressantes au niveau de la conservation.
En ce qui concerne les habitats, on distingue également les habitats naturels d’intérêt communautaire
et les habitats prioritaires du fait des menaces de disparition.
Sans vouloir entrer dans plus de détails, en particulier concernant la mise en œuvre de ces dispositions,
remarquons que nous nous trouvons toujours devant la difficulté qui consiste à effectuer des choix
pour établir des priorités. Il faut donc saluer ceux qui ont cherché à mettre en place une méthodologie
propre à effectuer ces évaluations, par exemple Bardat et al. (1997).
Cependant, la vérité oblige à dire que l’étendue de nos ignorances doit nous conduire à une certaine
prudence, qui n’est pas synonyme d’inaction. Je pense, dans ce sens, rejoindre Roff et Taylor (2000)
qui disent que, pour estimer la valeur de milieux marins de dimensions importantes en vue d’établir
une hiérarchisation, il vaut mieux utiliser des données géophysiques que de se fier aux seules données
biologiques plus incertaines. C’est pourquoi on peut rester rêveur devant des estimations chiffrées
avec des décimales qui oublient sans doute les faiblesses de nos connaissances et les interactions
difficilement estimables entre les différents habitats.
Bien entendu, la désignation des habitats est une chose, les mesures de conservation que l’on peut
mettre en place en sont une autre, mais les superficies concernées constituent un progrès considérable
par rapport aux possibilités des réserves naturelles dont, par ailleurs - nous l’avons dit -, l’efficacité sur
le plan de la conservation est souvent discutable.
N’oublions pas non plus que bien des espèces remarquables se sont adaptées à des habitats qui le sont
moins. C’est ainsi que la population résiduelle d’outarde canepetière de l’Ouest de la France dépend
beaucoup des zones de grandes cultures, en particulier de la luzerne. On peut aussi citer Sampson
(1983) qui montre que, dans le Wisconsin, la maubèche des champs doit disposer de 10 ha de prairie
naturelle pour pouvoir nidifier, mais qu’un demi-hectare suffit si cette surface se trouve entourée par
des cultures écologiquement équivalentes.
En ce qui concerne la Grande-Bretagne, on trouvera une synthèse concernant la flore et la faune
associées aux cultures dans Macdonald et Smith (1990).
La fonctionnalité
Cette notion n’est pas très bien délimitée et recouvre des choses bien différentes selon les auteurs.
Retenons comme opérationnelle et très large la définition donnée par Valentin-Smith et al. (1998) :
« Ensemble des fonctions écologiques nécessaires à la permanence d’un écosystème ou d’un habitat,
qu’elles soient abiotiques (édaphiques, microclimatiques…) ou biotiques (proies, plantes-hôtes,
mycorhizes…). La fonctionnalité peut être intrinsèque au milieu considéré, ou dépendre de facteurs
externes ».
On peut d’ailleurs remarquer que la mention des proies ou des plantes-hôtes peut se trouver également
dans la liste des espèces clés. Ce qui a l’intérêt de nous convaincre que nos analyses ont quelques
difficultés à rendre compte de la complexité du monde vivant ; la carte n’est pas le territoire ! Nous
pouvons aussi admettre, en reconnaissant les limites de nos connaissances, que différents points de vue
ne viennent pas toujours apporter le trouble mais peuvent se compléter et éviter quelques erreurs.
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D’autres exemples paraissent pourtant incontestables. On peut ainsi penser au rôle joué par les grands
prédateurs, déjà évoqués. Il paraît également incontestable que, dans le cas d’une ripisylve
régulièrement inondée au printemps, la suppression des crues à la suite d’un endiguement constitue
une sérieuse altération de la fonctionnalité. De même, en milieu forestier, l’absence d’arbres âgés
susceptibles d’être porteurs de cavités spontanées ou creusées par un oiseau constitue une altération de
la fonctionnalité. On pourrait citer de nombreux autres exemples, comme celui de la granulométrie des
sédiments du lit d’une rivière et de son impact sur les possibilités de reproduction des salmonidés. La
superficie de l’habitat considéré constitue également un élément essentiel, nous l’avons déjà signalé.
Il faut aussi admettre que les incendies font partie de la fonctionnalité et que la suppression de tout
incendie, de même que les feux trop fréquents allumés par l’homme, altèrent les milieux. Rappelonsnous le feu qui a parcouru environ 4 000 ha du parc de Yellowstone en 1998 et qui a été suivi par une
explosion de la biodiversité, surtout au niveau de la flore.
La naturalité
Il s’agit d’un sujet qui peut donner lieu à d’intéressantes controverses et dont on a donné des
définitions innombrables.
Pour commencer, il faut reconnaître l’importance du facteur temps, d’une part, et celle de l’influence
humaine, d’autre part. Nous pouvons suivre Ratcliffe (1977) qui associe la naturalité à l’ancienneté de
l’écosystème et à l’absence de signes de perturbation due à l’homme. Pourtant, il existe sûrement des
milieux d’apparition récente, îles volcaniques, bancs de sable, etc., dont la naturalité est incontestable.
D’autre part, l’expression de la naturalité est une variable soumise à différents aléas, comme les
grandes modifications climatiques et, en ce qui nous concerne en Europe, la seule naturalité de
référence possible se trouve située après la dernière glaciation. Peterken (1997) accepte l’idée de
naturalité originale mais, concernant la forêt, estime qu’en Europe, toutes les forêts sont depuis
longtemps, directement ou non, affectées par des activités humaines.
On peut aussi admettre que la naturalité est une variable continue et que les différents composants
d’une forêt soient situés à des niveaux différents. Schnitzler (1997) distingue la naturalité des temps
immédiatement postglaciaires où la présence humaine ne devait avoir qu’un effet insignifiant,
comparable à celui d’une espèce animale ; la naturalité virtuelle serait celle qu’il serait possible
d’observer si l’homme était resté ce qu’il était au stade paléolithique et, enfin, la naturalité future serait
celle qui suivrait la disparition de l’homme. Cette définition a l’intérêt de préciser que l’espèce
humaine fait bien partie de la nature et qu’il n’y a pas une limite précise, avant l’homme et après
l’homme. En revanche, elle sous-estime sans doute l’impact des sociétés les plus primitives. Le mythe
du bon sauvage qui ne perturbe pas la naturalité, souvent repris par les protecteurs de la nature, est
malheureusement contredit par les recherches les plus récentes.
En ce qui concerne la végétation, nous l’avons dit, notre naturalité originelle européenne serait à
rechercher après la dernière glaciation. Il nous faudrait ainsi définir la naturalité de référence comme
étant celle existant entre les derniers grands changements climatiques et le début d’une modification
sensible de la végétation du fait de l’homme.
Très rapidement, cependant, elle a dû être altérée par l’homme, comme le montrent de nombreuses
études. De nombreuses techniques sont maintenant disponibles. L’analyse des pollens, des graines et
des charbons, les datations diverses et la climatologie permettent d’estimer de manière raisonnable
l’évolution de la végétation et le rôle des activités humaines.
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C’est ainsi que Vernet (1990) montre que l’influence de l’homme devient très visible dans le Sud de la
France au néolithique moyen, il y a environ 6 000 ans, et plus tôt encore dans le Sud de l’Espagne. En
particulier, les garrigues, considérées comme le paysage caractéristique d’une partie de la France
méridionale, ne sont apparues que 4 500 ans environ avant le temps présent. Pour la faune, nous
disposons de sérieuses présomptions en ce qui concerne le rôle de sociétés dites primitives dans
l’extinction de diverses espèces. Pourtant, il faut reconnaître l’existence d’une relative controverse
entre de nombreux ethnologues qui estiment que les relations entre leurs sujets d’étude et la faune sont
dignes du jardin d’Eden et les zoologistes qui estiment qu’en ce qui concerne les dégâts, les bons
sauvages peuvent parfaitement entrer en compétition avec les hommes supposés civilisés.
Alvard (1999) fait d’ailleurs remarquer que le concept de sociétés n’ayant que très peu d’impacts sur
le milieu naturel est non seulement très répandu parmi les ethnologues mais aussi chez les spécialistes
de la conservation de la nature et également parmi le grand public. Seuls, certains naturalistes tiennent
parfois le discours inverse, en faisant remarquer que les ethnologues négligent généralement de faire
l’analyse des tableaux de chasse, par âge et par sexe, et n’observent pas souvent les conséquences de
la chasse sur les populations animales chassées. Les espèces peuvent, bien entendu, faire l’objet d’un
« tabou » mais il semble que l’interdiction ne soit pas motivée par un souci de protection.
Les premières accusations concernant les sociétés primitives étaient peu étayées mais avaient le mérite
de poser la question. Ainsi, Soergel, en 1912, attribue aux chasseurs préhistoriques la disparition des
grands mammifères. Plus récemment, il faut signaler les idées émises par Martin en 1984, au sujet du
rôle joué par l’homme vis-à-vis de la disparition d’une partie de la grande faune européenne,
mammouths et autres. Remarquons, cependant, que les facteurs climatiques auraient probablement fait
disparaître cette faune, qui ne peut ainsi être considérée comme faisant partie de la naturalité de
référence.
Par la suite, les publications relatives à cette question se sont multipliées et les analyses deviennent
plus fines. On peut ainsi citer Milberg et Tyrberg (1993), qui ont mis en évidence l’impact des sociétés
préhistoriques sur la faune des îles océaniques. Plus de deux cents espèces d’oiseaux auraient ainsi été
effacées à jamais. Même si les destructions imputables, plus tard, aux Européens sont indiscutables, il
n’en reste pas moins vrai que l’idée d’un équilibre entre les sociétés primitives et les ressources
naturelles soutenue, par exemple par Woodley, en 1991, devrait être abandonnée.
On doit, en particulier, mentionner le travail de Miller et al. (1999) qui se sont penchés sur la
disparition de la mégafaune australienne durant le pléistocène. En utilisant des techniques de datation
très fines, ces auteurs montrent que plus de 85% des genres de vertébrés terrestres d’un poids
supérieur à 44 kg disparaissent vers la fin du pléistocène. Un grand nombre des espèces concernées
étaient des marsupiaux, mais on compte aussi des oiseaux de grande taille.
Les auteurs se sont plus particulièrement intéressés à Genyornis newtoni, dont la disparition rapide, il
y a environ cinquante mille ans, coïncide avec l’arrivée de l’homme alors qu’il s’agit bien du
paléolithique. Bien qu’il soit difficile de faire la part de la chasse et des incendies générés par
l’homme, la responsabilité de ce dernier paraît évidente.
Si on ajoute à cela la constatation que des agricultures anciennes ont eu des conséquences
environnementales très négatives, par exemple la stérilisation d’une partie de la Mésopotamie à la
suite de dépôts de sels dus à l’irrigation ou les phénomènes intenses d’érosion liés aux pratiques
agricoles des Mayas, on doit s’interroger sur la possibilité de faire pleine confiance aux populations
indigènes, sans mesures de précaution, pour assurer la conservation des espaces et des espèces, ce qui
pourtant reste encore préconisé.
Mais l’homme dispose d’autres moyens de nuire à la naturalité que la chasse ou la destruction des
milieux.
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Selon de nombreux spécialistes, l’introduction plus ou moins volontaire d’espèces exogènes constitue
une menace très importante. Il faut, bien entendu, distinguer les espèces qui s’installent spontanément
et qui, sans doute, ont toujours joué un certain rôle dans la constitution des « naturalités ». Pensons à la
reconquête de notre continent par la faune et la flore, après la dernière glaciation. Pensons aussi aux
mécanismes qui permettent de maintenir la biodiversité dans les îles océaniques. Il n’en est pas de
même quand il s’agit d’introductions voulues ou facilitées par l’homme qui, souvent, mettent à mal
non seulement la naturalité mais aussi la biodiversité autochtones.
Notons que l’introduction voulue peut faciliter une introduction involontaire. L’introduction de la
pomme de terre a été voulue mais le doryphore l’a accompagnée sans que cela soit souhaité.
De nombreuses informations et réflexions se trouvent dans les actes d’un colloque récent (Barre et al.,
2000).
Conserver ou restaurer ?
La conservation de la nature peut consister à chercher à éviter les nuisances présentes mais aussi à
essayer de réparer les agressions passées. Le premier type d’action ne donne généralement pas lieu à
l’expression de doutes sur l’opportunité d’agir. Essayer de supprimer des effluents polluants du bassin
versant alimentant une tourbière ne suscite que des réactions favorables. De même, une interdiction
respectée de destruction d’une espèce menacée est toujours bien admise. La protection du castor, en
France, a permis aux survivants de reconstituer une population suffisamment importante pour
repeupler des bassins versants d’où ce rongeur avait disparu.
Mais, bien qu’on ait maintenant beaucoup d’informations sur les causes de la disparition des espèces
(Lebreton, 2000), on ne sait pas toujours quelles mesures prendre pour protéger efficacement une
espèce donnée.
Par contre, les avis unanimes ne sont plus de mise dès qu’on parle d’actes de gestion.
Il est vrai que chaque intervention peut favoriser une des trois qualités que nous avons prises en
considération au détriment d’une autre. C’est ainsi qu’en disposant différents types de nichoirs dans
une réserve, on peut augmenter la biodiversité. Mais, ce faisant, on altère certainement la naturalité. À
la limite, en restant fixé sur l’amélioration d’une certaine catégorie de la biodiversité, celle perçue par
le plus grand nombre, le jardin zoologique et l’arboretum représentent un idéal. Malheureusement, les
gestionnaires d’espaces dits naturels n’ont pas tous une conscience très claire des limites raisonnables
à ne pas dépasser.
Bien entendu, la meilleure des gestions est celle qui, s’adressant à un territoire de taille suffisante et où
les qualités requises sont bien présentes, consiste à ne pas intervenir sauf par rapport aux facteurs
défavorables issus de l’extérieur. Cette condition est malheureusement rarement rencontrée en France
métropolitaine, aussi on doit, le plus souvent et dans certaines limites, envisager une gestion.
Nous sommes bien obligés, à ce stade de la discussion, d’aborder la notion de climax, défini comme
étant l’état de la végétation observé quand l’action de l’homme n’a jamais été sensible ou a disparu
depuis très longtemps.
Il est vrai que nous connaissons quelques exemples de restauration spontanée assez spectaculaires.
Dans l’isthme de Darien, en Amérique centrale, des études portant sur les pollens fossiles du sol ont
révélé que la forêt tropicale humide, considérée comme primaire, aurait en fait succédé à une longue
période d’occupation du sol par les agriculteurs précolombiens. Les Amérindiens ayant quitté la région
après l’arrivée des conquistadores, la forêt et la riche biodiversité associée sont revenues en quelques
siècles, sans doute à partir d’îlots de forêt préservés (Bush et Colinvaux, 1994).
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Cependant, on peut douter qu’il en soit toujours ainsi et l’observation de l’évolution des réserves
naturelles intégrales ou peu manipulées sera sans doute très intéressante.
Sans revenir sur la stratégie de conservation des habitats connue sous le nom de Natura 2000, nous
pouvons tenter de définir, comme nous l’avions annoncé, les caractéristiques d’une réserve naturelle
aussi efficace que possible. On trouvera dans Shafer (1990) des propositions, issues des connaissances
et des théories de l’époque mais aussi certainement acceptables par le bon sens.
On peut ainsi dire que, toutes choses étant égales, une grande réserve est préférable à une petite.
Parfois, il sera intéressant de disposer de plusieurs petites réserves bien connectées. L’établissement de
corridors doit être pris en considération. Les zones tampons, dans lesquelles les mesures de protection
sont moins sévères, peuvent néanmoins jouer un rôle important. Enfin, on tiendra compte du concept
de taille minimale d’une population viable à moyen et long terme, des dimensions des domaines vitaux
et du maintien de la diversité génétique interne.
En ce qui concerne la taille de la réserve, force nous est de reconnaître que la France n’est pas très
performante. Sur environ 150 réserves naturelles, 20 ont une superficie inférieure à 30 ha et seulement
11 dépassent 5 000 ha. Les deux plus grandes réserves terrestres et métropolitaines sont le Vercors
- 16 600 ha - et la Camargue - 13 000 ha. En ce qui concerne les réserves biologiques intégrales gérées
par l’ONF, aucune ne dépasse 300 ha. Les zones centrales des parcs nationaux sont, certes, plus
vastes. En métropole, la superficie des parcs terrestres est comprise, à peu près, entre 45 000 et
91 000 ha. Si nous comparons ces surfaces avec celles nécessaires pour contenir les domaines vitaux
d’une population viable, la disproportion paraît évidente.
La notion de population viable à court, moyen ou long terme est importante mais ne repose pas
toujours sur des connaissances très sûres. En particulier, les risques d’appauvrissements de la diversité
génétique ne sont sûrement pas les mêmes pour toutes les espèces, de même que les fondements de
leurs dynamiques de population, ainsi que les capacités d’expansion que procure le milieu. Il peut
sembler paradoxal de dire qu’une population de 10 ours est condamnée à disparaître tandis qu’un seul
couple de chat à pu donner naissance à une population vigoureuse aux îles Kerguelen.
Sur cette question de la biologie des petites populations, on peut consulter les actes d’un colloque
récent (Barre et al., 2000).
Ces remarques étant faites, on doit constater qu’assez rapidement les spécialistes de la conservation
ont pris en compte cette notion de taille minimale d’une population. On aboutit, au moins pour les
vertébrés supérieurs, à une règle assez simple stipulant que 50 individus paraissent nécessaires pour
une survie assurée à court terme et 500 pour le long terme (Franklin, 1980). On serait ainsi garanti
contre le risque d’érosion génétique ou de catastrophe.
Malgré la valeur indicatrice de cette règle, il serait certes souhaitable de disposer d’éléments mieux
fondés. Ainsi Soulé et al. (1986) proposent qu’une population maintenue en captivité puisse conserver
90% de variabilité génétique de la population d’origine pendant deux siècles. On pourrait avoir la
même exigence vis-à-vis des populations en liberté ! D’autre part, les modélisations commencent à
apporter des éléments prédictifs, dont il faudra tenir compte.
Mais, même en prenant comme base les estimations les plus optimistes, force est de nous rendre
compte que la disproportion entre les surfaces mises en réserve et les besoins de telle ou telle espèce
est considérable.
Pour les grands carnivores, il n’est plus question de compter en hectares mais en kilomètres carrés.
Sullivan et Shaffer (1975) estiment ainsi que 8 grizzlis nécessitent 600 km2 ; il en est de même pour 8
loups. Par contre, 8 pumas en réclament 760. En multipliant ces surfaces par le nombre d’individus
nécessaires pour garantir une survie à long terme, on arrive à la conclusion qu’au moins pour les
espèces considérées, seules des conservations étendues peuvent être efficaces.
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On peut aussi penser qu’un palliatif consiste à assurer la connexion entre les réserves existantes au
moyen des corridors écologiques dont nous avons déjà parlé. Comme tous les points importants de la
biologie de la conservation, la question des corridors a été l’occasion de quelques controverses,
notamment aux États-Unis. L’examen des arguments avancés par les adversaires (voir une synthèse
par Mann et Plummer, 1995) montre qu’il s’agit, surtout, d’un débat politique mené par ceux qui
craignent que la solution des corridors compromette définitivement la création de territoires protégés
de grande taille.
En France, des moyens d’éviter les conséquences de la fragmentation sur les ongulés sauvages, à la
suite de l’urbanisation ou de la construction de structures linéaires, ont été mis en place. Sur ces
différentes questions, on trouvera beaucoup d’informations dans Burel et Baudry (1999).
Souvent critiqués, ces passages à gibier sont en fait bénéfiques ; rappelons qu’il suffit, sans doute, du
passage d’un géniteur par génération pour éviter un isolement génétique et que ces passages sont
empruntés par nombre d’espèces qui profitent de l’intérêt général porté au grand gibier. N’oublions
pas non plus les espèces structurées en métapopulations, pour lesquelles la connexion entre les
différentes unités est essentielle.
Une autre forme de connexion peut être créée en veillant à ce que les oiseaux migrateurs trouvent des
« gîtes d’étape » sécurisés le long de leurs voies de déplacement. On aborde ici l’aspect international
de la conservation que l’on peut retrouver dans bien d’autres circonstances.
Enfin, récemment, on a préconisé, dans la perspective de changements climatiques importants, de
prévoir des corridors, orientés nord-sud et des réserves possédant d’importantes différences d’altitude
afin d’assurer le déplacement d’espèces sensibles (Brown, 2000).
Les problèmes de la gestion
Après ces quelques réflexions, nous pouvons en arriver à la gestion. Une première question se pose :
comment se comporter vis-à-vis des espèces exogènes ? Celles-ci, tant végétales qu’animales, sont
maintenant considérées comme la principale menace concernant les espèces indigènes, après la perte
d’habitat. L’élimination de ces intrus est donc souvent considérée comme essentielle.
Les succès sont assez rares. On peut citer l’éradication du castor d’Amérique qui avait commencé à se
répandre à partir d’un élevage dans le bassin de la Loire. Mais la lutte contre le ragondin, le rat
musqué ou le vison d’Amérique - pour ne citer que des animaux échappés d’élevage -, telle qu’elle est
menée en France, ne permet pas d’espérer un réel succès. On peut cependant citer des réussites
concernant des territoires insulaires. La Grande-Bretagne a, par exemple, réussi l’élimination
spectaculaire du ragondin en 1987.
D’autres opérations menées sur des îlots en Bretagne et concernant des surmulots, ou des lapins dans
de petites îles des Kerguelen, ont également été des succès (Pascal et Chapuis, 2000). Ces auteurs
posent, d’ailleurs, des questions importantes. Ainsi, il faut s’inquiéter de savoir si ces intrus ne
remplissent pas des fonctions essentielles qui ne sont plus effectuées par des espèces disparues.
En ce qui concerne les espèces végétales, les effets négatifs sont également redoutables. La jussie en
eau douce, la caulerpe en mer et bien d’autres en milieu terrestre, posent des problèmes bien connus. Il
semble que les moyens de lutte mécaniques ou chimiques soient peu efficaces alors que des procédés
de lutte biologique ou écologique ont obtenu quelques succès (Muller, 2000).
L’interdiction de l’importation des espèces à risque, qui paraît raisonnable, est malheureusement,
semble-t-il, impossible à obtenir dans notre pays !
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Johannesbourg
Une autre intervention souvent mise en œuvre consiste à réintroduire une espèce disparue. Ici encore,
nous nous trouvons devant une question complexe qui concerne aussi bien la biologie que la
psychosociologie humaine. Nous ne donnerons pas la liste exhaustive des succès. Ils sont assez
nombreux et particulièrement intéressants à étudier, qu’il s’agisse des vautours dans les Cévennes ou
l’oryx en Arabie. Il faut aussi prendre en considération l’introduction d’animaux domestiques dans des
milieux protégés pour assurer des fonctions assurées naguère par des espèces aujourd’hui disparues.
Je pense cependant qu’il faut insister sur l’importance que peut prendre l’acceptation par les
communautés humaines qui sont amenées à partager le domaine des animaux introduits. En
particulier, quand il s’agit de carnivores disparus depuis quelques années par suite de l’hostilité
humaine, on découvre que la situation peut avoir changé et s’être aggravée, par exemple par la
transformation du pastoralisme, et que le retour de l’hostilité est prévisible (Lecomte, 2000).
Le comportement des sociétés humaines vis-à-vis de l’ensemble de la conservation de la nature devrait
d’ailleurs être pris en considération en général et pas seulement dans le cas des réintroductions. Avec
des nuances, selon le type de société en question, on peut dire que la protection d’un territoire en
l’absence d’un certain degré de consensus de la population locale est toujours précaire. Il faut aussi se
convaincre que les méthodes utilisables avec profit pour obtenir un consensus sont loin d’être connues.
Par ailleurs, nous devons reconnaître que la gestion n’a pas toujours uniquement des effets heureux.
Assez souvent, des résultats négatifs peuvent être signalés. Par exemple, Doody (1989) met en
évidence que des dunes littorales après des décennies de protection contre l’érosion perdent plusieurs
de leurs espèces caractéristiques, tout simplement parce qu’elles ne sont pas suffisamment perturbées !
En voulant créer des étendues d’eau libre aux dépens d’une roselière pour favoriser les anatidés, on a
réussi à faire totalement disparaître une sous-espèce reconnue du pinson maritime, aux États-Unis
(Bean, 1993).
Il n’est pas jusqu’à la gestion considérée comme douce, celle qui utilise des herbivores domestiques,
qui ne puisse avoir un impact négatif. Dans la réserve naturelle du marais de Lavours, on a mis en
évidence (Morand et al., 1994) que le pâturage portait gravement atteinte à deux espèces rares de
Lépidoptères.
On peut aussi aller bien plus loin dans l’interventionnisme mais alors l’erreur d’appréciation est
indéniable et ne mérite sans doute pas une discussion.
Il existe, pourtant, encore un point qui mérite de retenir notre attention. Il s’agit de l’utilisation des
territoires protégés à d’autres fins que la conservation de la nature. On peut classer dans cette catégorie
la recherche scientifique, la pédagogie et le tourisme. On peut d’ailleurs signaler ici l’existence des
réserves de biosphère du programme sur l’homme et la biosphère (MAB) de l’UNESCO. Ces réserves,
au nombre de 10 en France, ont mission, en particulier, de nous éclairer sur ces différents points
(Cibien et al., 2000). Elles ne sont pas, pour autant, des structures de protection mais des outils de
recherche.
La recherche, d’ailleurs, est sans doute le seul moyen de progresser dans la voie d’une meilleure
conservation, mais elle ne doit pas dépasser certaines limites dans un espace protégé et les protocoles
doivent tenir compte du respect de la protection. Bien entendu, le suivi non destructif des différentes
évolutions reste indispensable.
On doit aussi souligner que la restauration d’un habitat est un outil important de recherche qui permet
de tester des hypothèses écologiques, notamment celles concernant les successions (Jordan, 1987).
La pédagogie est souvent considérée comme une des fonctions d’une réserve naturelle. Là aussi, il faut
être très prudent quel que soit le bien fondé des intentions et une réflexion s’impose qui, encore une
fois, doit mettre la priorité sur la conservation.
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Enfin, le tourisme de nature doit aussi être considéré avec circonspection. Dans certains cas, il n’y a
pas trop de problèmes. On peut approcher en bateau relativement près d’une colonie de fous de Bassan
sans inconvénients notables. Mais, on ne peut qu’être très prudent quand il s’agit de s’approcher d’une
place de parade de tétras.
Il est vrai qu’on se trouve placé très souvent devant un dilemme. Il faut, évidemment, que
l’appréciation de la nature ne soit pas réservée à une élite et on doit souhaiter que le plus grand
nombre soit concerné. Mais, on ne peut pas non plus accepter que le touriste de nature devienne un
facteur important de dégradation. Le rôle des zones tampons et des moyens d’observation à distance
devient très important.
Les exemples de gestions discutables, mais effectivement observées, ne manquent pas. Ainsi, on peut
se poser des questions sur la légitimité de la pose de tuyaux en plastique pour favoriser la nidification
d’un oiseau, on peut regretter l’abattage d’arbres morts dans une réserve pour assurer la sécurité des
visiteurs, on doit refuser la destruction systématique, dans une réserve, des mustélidés, renards et
autres espèces considérées comme nuisibles.
Conclusions
Au terme de ce survol des questions posées par la conservation de la nature et sans donner des
solutions totalement efficaces, il faut cependant indiquer quelques pistes. Je voudrais, d’abord,
souligner qu’il faut se méfier des structures de pensée purement administrative qui ont tendance à figer
et à simplifier les connaissances et les réflexions des scientifiques qui, elles, sont forcément mobiles et
complexes.
Je pense aussi qu’il n’est pas légitime de partir en guerre contre ce qu’on dénonce comme étant une
superposition de divers modes de protection. Même si cela paraît compliqué et peu compréhensible,
souvent du fait de l’abus de l’usage des sigles, chaque type de protection est lié à une démarche
particulière. Parle-t-on de superposition de thérapies quand on soigne un patient hypertendu,
diabétique et allergique aux pollens ?
Parfois, les propositions peuvent paraître contradictoires. Ainsi les exigences vis-à-vis d’une gestion
orthodoxe des territoires à protection forte devront être maintenues et même renforcées. Mais,
paradoxalement, accentuer le contraste entre un faible pourcentage de surfaces strictement protégées et
le reste du territoire d’où toute préoccupation de conservation serait exclue paraît une solution
dangereuse.
Cette dernière exigence nous met, bien entendu, en face de la question très importante de l’agriculture
qui doit garantir le niveau de vie des agriculteurs, satisfaire les demandes des consommateurs et
respecter le plus possible l’environnement. Ici encore, nous sommes devant une tâche compliquée et
les difficultés actuelles de l’agriculture ne contribuent pas à arranger les choses. Pour ne prendre qu’un
seul exemple, on constate que l’utilisation abusive d’un anticoagulant, pour lutter contre des rongeurs,
met en péril un grand nombre d’espèces à haute valeur patrimoniale sans que des solutions
satisfaisantes aient pu être mises en place au moment où j’écris ces lignes. Étant donné l’importance
des enjeux et des superficies concernées, ne serait-il pas nécessaire de prévoir et évaluer l’impact des
politiques agricoles, nationales ou internationales, sur l’environnement ?
Sur un plan plus général, il serait temps de faire évoluer l’aménagement du territoire vers un
aménagement comportant des bases écologiques solides, ce qui est loin d’être le cas actuellement.
Enfin, force nous est de conclure qu’on ne peut réduire la conservation de la nature à la seule
application des résultats des recherches en biologie de la conservation. Nous sommes situés dans un
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Johannesbourg
complexe socio-économique dont nous devons toujours tenir compte. Pour faire face à ce défi, toutes
les armes me paraissent bonnes : réserves naturelles, parcs nationaux, Natura 2000, sans oublier les
parcs naturels régionaux et les différentes mesures agro-environnementales. On ne doit pas, non plus,
négliger les interventions au niveau des paysages qui sont certainement pertinentes quand il s’agit
d’espaces très modifiés par l’homme. L’examen de la popularité de certains concepts, comme celui
des parcs naturels régionaux ou des réserves de biosphère qui associent la conservation de la nature, le
développement durable et la participation des populations locales, devrait faire réfléchir.
Enfin, il faut cesser d’affirmer que la conservation de la nature ne sera pratiquée que sur un petit
pourcentage du territoire national. Le seul pourcentage acceptable est cent pour cent, y compris les
territoires urbains. Ce qui ne veut pas dire, bien entendu, que les mesures à prendre ne soient pas très
différentes, mais jamais nulles, d’une zone à l’autre en fonction des enjeux, écologiques ou
économiques, ces deux catégories n’étant pas incompatibles.
Pour terminer sur une note optimiste, je voudrais souligner que la protection de la nature est loin d’être
indépendante de l’ensemble des grands problèmes d’environnement, pollution des eaux, pollution
atmosphérique, érosion, grands travaux, etc. La prise en compte, souvent sous la pression
d’événements catastrophiques, de ces menaces et de leur prévention est un pas important vers cette
réflexion globale et nuancée que je souhaite.
Et si, en plus, on s’engageait résolument dans la voie du développement durable ! „
Je tiens à remercier quelques lecteurs dont les remarques m’ont été bien utiles. Particulièrement R. Barbault et P. Legrand.
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