Actes du colloque « Nouvelles tendances en communication organisationnelle », 77ème Congrès de l’ACFAS, Université d’Ottawa, 14-15 mai 2009. LA DIMENSION COMMUNICATIONNELLE AU CŒUR DU SOCIAL VINCENT BRULOIS ([email protected]) chercheur en sciences de l’information et de la communication (LabSIC, Maison des sciences de l’homme Paris Nord), responsable du Master Communication et RH (Univ. Paris 13). JEAN-MARIE CHARPENTIER ([email protected]) responsable de l’Observatoire social d’une entreprise publique, membre du Conseil d’administration de l’Association Française de Communication Interne, docteur en sciences de l’information et de la communication, co-responsable du Master Communication et RH (Univ. Paris 13). RÉSUMÉ : Les interactions sociales dans les organisations, les demandes sociales des salariés vis-à-vis de leur entreprise, les relations entre attentes sociales et sociétales prolifèrent et se font de plus en plus pressantes. Face à cela, de nombreux communicants d’entreprise vérifient chaque jour toutes les limites d’une communication stratégico-instrumentale à base d’image venant buter sur la question sociale. Ces liens problématiques entre communication et social nous conduisent alors à nous interroger sur la manière pour ces communicants d’aborder cette irruption du social. Dans quelle mesure sont-ils armés pour le faire ? À quel corpus se réfèrent-ils ? Sont-ils encouragés à le faire ? Quelles sont leurs marges de manœuvre ? Loin d’être abstraites, ces interrogations s’appuient sur un cas précis, celui de l’Association française de communication interne (AFCI). L’association s’interroge en particulier sur les apports de sciences humaines et sociales, sur les “fondamentaux scientifiques” nécessaires aujourd’hui aux praticiens dans l’exercice de leur métier. Partant de ce cas, nous tenterons d’identifier des éléments permettant de nourrir les réponses empiriques des professionnels. À ce titre, l’approche “organisante” de la communication couplée à une approche sociologique de l’entreprise offre certainement un cadre dynamique pour ouvrir un questionnement social de la communication dans les entreprises. Nous partirons d’un prétexte pour fonder nos premières réflexions au sujet d’une étude que nous venons de commencer. En mars 2007, l’Association française de communication interne (AFCI) organisait un séminaire sur l’apport des sciences humaines et sociales à la communication. Devant le constat d’une faible participation à ce séminaire, plusieurs de ses membres ont réagi dans une vive interpellation aux adhérents rappelant notamment le rôle premier, et sans doute fondamental, de la communication : le rapport à l’autre bien avant tous les plans, outils, dispositifs ou autres techniques. L’occasion pour eux de poser une question simple mais forte pour le métier de communicant en entreprise : « quels sont nos fondamentaux scientifiques, et surtout comment assurons-nous le lien permanent entre le matériel analytique et conceptuel qu’ils nous proposent et les pratiques que nous développons ? » (Besse, 2008, p.1). Une manière tout à la fois d’exprimer une distance avec la communication à dominante instrumentale, toujours aussi présente et chaque jour un peu plus - 1 Actes du colloque « Nouvelles tendances en communication organisationnelle », 77ème Congrès de l’ACFAS, Université d’Ottawa, 14-15 mai 2009. inefficace, et leur attente d’une communication au cœur du système organisationnel et social. L’interpellation a porté ses fruits puisque l’AFCI a créé en janvier 2009 un groupe de travail réunissant des responsables de communication d’entreprise, des professionnels d’agences, des universitaires. Ce prétexte sert de starter à notre réflexion. Au-delà de l’interpellation, cette demande de “matériel analytique et conceptuel” est en soi révélatrice. Elle est la traduction à tout le moins d’un désir de comprendre pour agir ; comprendre l’autre, les autres, comprendre ce qui relie, ce qui forme une communauté d’individus, ce qui fait société et, au final, comprendre ce qu’est (ce que doit être ?) la communication en entreprise. Derrière cette question, il s’agit en quelque sorte pour ces professionnels de partir à la recherche du “social” perdu… Diverses stratégies d’entreprise et de groupe visent, depuis longtemps maintenant, à contenir un “social”1 qui ne cesse de se manifester sous différentes formes. Le paradoxe est que ces manifestations ont beaucoup à voir avec la communication, même si on ne peut réduire ce social à des phénomènes de communication. Il est un fait, pourtant, que la dimension communicationnelle en est de plus en plus une donnée-clé2. Les entreprises, singulièrement celles évoluant dans l’univers aujourd’hui dominant des services, procèdent de phénomènes de communication au moins autant qu’elles en produisent ; tant et si bien qu’il devient de plus en plus difficile d’appréhender les organisations en dehors des situations, des relations, des interactions, tant à l’interne qu’à l’externe. Nous retenons donc ici cette question des liens entre communication et social en allant voir en particulier comment, à partir du cas de l’AFCI, les professionnels de la communication en entreprise s’en saisissent ou pas. De quelle manière appréhendent-ils cette irruption du social ? Afin de résoudre cette intrigue, nous rappellerons d’abord le contexte de création de l’AFCI et les fondements qui la soutiennent aujourd’hui, éléments que nous mettrons ensuite en regard de l’activité de communication dans l’entreprise, de son évolution et surtout de son rapport au lien social. Nous serons alors à même de voir ce que peuvent les sciences de l’information et de la communication (SIC) dans ce cadre. 1- Une association de communication à la recherche du social L’AFCI est créée en 1989. La date peut surprendre. En France, l’organisation de la communication dans les entreprises en était encore à ses balbutiements. Pourtant, derrière la figure-type du désormais fameux “dircom”, se cachait une multitude de responsables de communication ou de chargés de communication – en un mot, des communicants – exerçant une multitude d’activités. Une double multitude donc, preuve de l’existence d’un territoire d’activités de communication aux frontières non encore stabilisées et regroupant des missions très (trop) diverses. Une “auberge espagnole” en quelque sorte… C’est justement pour stabiliser une partie de ce territoire et regrouper certaines missions que l’association se crée à la fin des années 80 spécifiquement autour de la communication interne. Dans le contexte de l’époque, il s’agit 1.. Dans notre esprit, ce terme renvoie autant à des notions d’acteur, de pouvoir, de structure ou de contexte que « de mouvement qui se produit au cours d’un processus d’assemblage » pour rependre les termes de Bruno Latour (Changer de société, refaire de la sociologie, éd. La Découverte, Paris, 2006). 2.. Voir à ce sujet l’article de Bernard Miège, « Le communicationnel et le social : déficits récurrents et nécessaires (re)positionnements théoriques » (1998) in L’information-communication, objet de connaissance, éd. De Boeck, Bruxelles, 2004, pp.90 à 103. - 2 Actes du colloque « Nouvelles tendances en communication organisationnelle », 77ème Congrès de l’ACFAS, Université d’Ottawa, 14-15 mai 2009. d’affirmer la communication interne comme une activité à part entière, il s’agit de « se définir un territoire à l’intersection de la communication globale et des ressources humaines » (Rancoule, 1999, p.1). L’idée et la volonté affichées suivent un objectif. Il s’agit de se démarquer en se structurant ; et cela, même si le sens de cette segmentation (la communication interne) n’est pas encore bien ni clairement établi. Il viendra chemin faisant. L’association ne revendique alors pas autre chose que d’être un espace de rencontres, d’échanges et de réflexions sur ce type de communication “dans” les entreprises et plus largement “dans” les organisations. Par ailleurs, il s’agit aussi de « promouvoir la communication interne au sein des entreprises et des organismes »3, l’association favorisant toute activité qui contribue à son développement. Se définir et se faire connaître, tels sont alors les deux mots d’ordre du premier âge de l’AFCI, l’âge de la création. Jusqu’en 1992, les membres de l’AFCI se réunissent donc mais l’association ne se développe guère. Il y a donc un véritable enjeu de structuration d’autant plus que le contexte change. Le début de la décennie 90 est en effet marqué par une rupture, au premier sens du terme pour ce qui est du rapport de l’entreprise à ses salariés. Jusqu’alors l’entreprise se définissait volontiers comme une famille avec un projet, et les communicants et la communication étaient bien souvent utilisés pour “vendre” cette identité aux salariés. Mais la période de crise économique pousse les entreprises à des restructurations massives et douloureuses. La “famille”, drôle de famille, se sépare alors de certains de ses membres et se délite… Les communicants doivent « repositionner leur rôle et justifier leur utilité » ou « disparaître » (Rancoule, 1999, p.1). L’AFCI s’adapte d’autant plus facilement qu’elle cherche depuis l’origine à se démarquer d’une certaine communication typée années 80. L’association se sert alors de cette période troublée comme une chance afin de « faire connaître et reconnaître un métier » – celui de communicant – et de se structurer. Cet âge de la structuration est donc l’occasion pour elle d’affirmer sa position et son territoire. Elle ambitionne de définir « le rôle et le positionnement de la fonction dans l’organisation » et s’attache pour cela à produire un « référentiel de la communication interne » (idem). C’est encore une fois de la compréhension de l’évolution du contexte socio-économique des entreprises que vient le troisième âge de l’AFCI. Sous couvert de l’évolution technologique (les fameuses technologies de l’information et de la communication), de nouvelles organisations de travail émergent. La communication interne doit donc accompagner ces changements ; plus que cela, elle doit les anticiper et jouer un rôle « dans les orientations qui leur sont données » (idem). D’un point de vue empirique, cela signifie que la communication doit devenir « une fonction partagée dans l’entreprise » (idem). D’un point de vue théorique, cela signifie qu’il s’agit moins de « créer une discipline nouvelle » que d’être « attentif à toutes les autres », de « s’ouvrir aux savoirs et aux pratiques des différentes fonctions », de « susciter des rencontres fertiles entre ces apports » (idem). À partir de 1995, jouant de ces changements, l’AFCI s’abreuve donc à des sources très diverses, cherche à ouvrir son regard, découvre l’opportunité d’étendre son territoire en ne s’intéressant pas qu’aux pratiques instituées – communication interne – mais également aux pratiques quotidiennes des individus – communication au travail. Un état de ces réflexions est produit deux ans plus tard (avril 1997) lors de la première Convention AFCI. S’interrogeant sur la place de la communication interne dans un environnement en forte mutation, les débats 3.. Article 2 des statuts de l’AFCI sur le site de l’association (http://afci.asso.fr/): rubrique L’Association puis Organisation. - 3 Actes du colloque « Nouvelles tendances en communication organisationnelle », 77ème Congrès de l’ACFAS, Université d’Ottawa, 14-15 mai 2009. soulignent notamment « l’importance de la négociation pour évoluer vers une logique de coopération » ainsi que « l’exigence d’un nouveau lien entre le local et le global » (Benner, 1998, p.3). La question du social, jusqu’alors latente, fait irruption ouvertement lors de ce troisième âge, celui de la légitimation. Au final, que ressort-il de cette généalogie ? Trois éléments-clés, nous semble-t-il, montrent la singularité de l’association. Le premier élément de cette singularité se trouve dans la volonté des pionniers de l’association de construire la communication interne à l’intersection de la communication globale et des ressources humaines (RH). On peut certes ne voir là que la stratégie d’une fonction visant à se faire une place au détriment d’une autre. Mais à la lecture des expressions des responsables, voire des adhérents, l’idée qui prévaut chez ces communicants est bien moins de se définir contre ce qui existe qu’aux côtés de ce qui existe, bien moins contre la fonction RH par exemple qu’en complément de celle-ci, plus précisément dans les territoires du social abandonnés ou peu traités par les RH. Nombre d’auteurs4 ont déjà montré l’évolution de la gestion des hommes en entreprise. Progressivement, l’administration du personnel a fait place à la gestion des RH, s’ouvrant ainsi à un contenu élargi (rémunération, gestion des carrières, gestion des compétences, évolution des postes, évaluation des performances, etc.), mais en en oubliant bien souvent au passage tout un pan. En se recentrant sur les “ressources”, les RH laissaient alors les “relations” humaines (relations sociales au quotidien) à qui voulait, alors même que les besoins étaient toujours aussi grands de la part des salariés, crise économique et sociale aidant. Une aubaine pour les communicants ? En tout cas, l’AFCI a eu tôt fait de presser les communicants d’investir le territoire. Autre élément de singularité, le fait de concevoir la communication interne comme un territoire partagé entre les fonctions et entre les individus au lieu d’en faire un territoire réservé aux seuls communicants. On en trouve trace à plusieurs reprises notamment dans la revue de l’AFCI – Les Cahiers de la communication interne – dont le premier numéro sort à l’automne 1997. On peut lire dans l’éditorial de ce numéro que la première mission de l’association est « de contribuer au développement de la communication interne sous toutes ses formes dans les entreprises et les organisations » ; « nous estimons en effet qu’[elle] n’est pas un territoire réservé aux professionnels [mais qu’elle] est par définition une fonction partagée » (Labasse, 1997, p.3). La communication n’étant pas qu’une affaire de communicant, la construction de l’association ne peut se concevoir sans les “non communicants” de profession. Troisième et dernier élément de singularité, la volonté initiale de « se doter de concepts et d’outils méthodologiques propres » (Rancoule, 1999, p.1). La provenance des adhérents de l’AFCI témoigne de ce besoin : à l’origine, un tiers des membres étaient des enseignantschercheurs ! L’association se construit donc aussi comme un groupe de réflexion et de prospective. La nature des articles, et le contenu de la rubrique Lu pour vous de la revue reflètent bien cette tension. Pour exemple, dès le premier numéro, la rubrique livrait à ses lecteurs des notes de lecture sur La théorie de l’agir communicationnel de Jürgen Habermas (1995) et sur Travail et communication de Philippe Zarifian (1996). Reconnaissons ensemble qu’il existe des ouvrages plus faciles d’accès pour des praticiens de la communication… L’important étant de 4.. Par exemple, Jean Fombonne dans Personnel et DRH, édition Vuibert, Paris, 2001. - 4 Actes du colloque « Nouvelles tendances en communication organisationnelle », 77ème Congrès de l’ACFAS, Université d’Ottawa, 14-15 mai 2009. « promouvoir une vision ambitieuse du métier de la communication interne » et « d’explorer les possibles »5, il s’agit pour l’association d’être à la fois dans l’action et dans la réflexion, dans l’empirie et la théorie. La logique de ces trois éléments constitutifs de la singularité de l’AFCI est de faire « partager une vision du métier de la communication interne » et d’en « porter les valeurs », d’en « explorer les possibles » et d’en « repousser les frontières »6. Dans le même sens, la « vocation » de la revue, en soutien de l’association, est bien « d’enrichir les connaissances, d’élargir la vision et de stimuler l’action de ses lecteurs » (Labasse, 1997, p.3). Enrichir, élargir, stimuler, autant de termes témoignant de l’ouverture de l’AFCI. 2- La communication d’entreprise, entre poids de l’image et montée du social À la généalogie en trois temps de l’AFCI, aux trois éléments de sa singularité, répondent en réalité trois moments de ce qu’a été le développement de la communication d’entreprise ces dernières années. Trois moments qui scandent une évolution, une transformation et une tension entre l’image et le social7. Premier moment, l’éclosion. La communication d’entreprise se déploie dans les années 80 selon nous pour deux raisons principales : la concurrence et la contestation socio-politique de l’après 68. Un nouveau paysage économique pousse à la libéralisation des marchés et à la concurrence. Portant des enjeux d’image, de distinction, de différenciation, la concurrence concourt puissamment à faire émerger la communication d’entreprise. La contestation vivace de l’entreprise constitue un autre déclencheur. En effet, la critique de l’entreprise est sous-tendue à la fois par une forte critique sociale, marquée par le refus de l’exploitation taylorienne, et par une critique que certains ont appelée “artiste”8 autour du rejet de l’aliénation. Les entreprises cherchent de nouvelles réponses et le développement organisé de la communication promet de porter une nouvelle image tant à l’externe qu’à l’interne. À l’origine, c’est donc bien pour des raisons à la fois économiques, sociales, voire culturelles, qu’il importe à ce moment-là pour l’entreprise d’être distinguée et d’être ré-enchantée. Le parti pris de la communication d’entreprise est alors de tout miser sur l’image. Il faut valoriser, revaloriser une image ancienne mais le plus souvent négative. Sous l’égide des toutes nouvelles directions de la communication, le déploiement s’opère sur deux fronts : à l’externe (la publicité décolle, singulièrement la publicité institutionnelle qui joue sur l’image globale) et au sein même des entreprises. Dans ces dernières, il s’agit de faire évoluer les représentations des salariés à partir de tout un arsenal de supports et de dispositifs faussement participatifs. Les premiers pas de la communication d’entreprise font la part belle aux opérations d’éclat, aux coups médiatiques, à la mise en forme. Le primat est donné à l’image, la belle image, l’image valorisante, le discours mélioratif. Deuxième moment, la professionnalisation. Après des débuts assez flamboyants, le contexte change. Les opérations de séduction et d’enchantement font face à une nouvelle donne. La 5.. Voir le site de l’association (http://afci.asso.fr/): rubrique Publications puis Référentiel. 6.. Voir le site de l’association (http://afci.asso.fr/): rubrique L’Association puis Missions. 7.. Voir Jean-Marie Charpentier, « Communication d’entreprise, de l’image au social », COMMUNICATION ET LANGAGES, Paris, n°149 vol.3 septembre 2006, pp.113 à 121. 8.. Voir Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, édition Gallimard, Paris, 1999. - 5 Actes du colloque « Nouvelles tendances en communication organisationnelle », 77ème Congrès de l’ACFAS, Université d’Ottawa, 14-15 mai 2009. situation économique et sociale du début des années 90 est marquée par un net durcissement de la crise (plans sociaux, licenciements massifs). L’image de l’entreprise que l’on tente de réhabiliter comme lieu de production de richesses, d’investissement, de réalisation individuelle et collective vient buter sur une réalité économique difficile. Très vite, un décalage se manifeste entre la promesse de la nouvelle communication – l’image – et une situation dégradée – la réalité. L’environnement est de plus en plus évolutif et l’aire de jeu des entreprises s’élargit du fait de la mondialisation. Les situations sont plus complexes et les attentes des acteurs externes et internes plus interdépendantes. Surfer sur l’image, sur une image exclusivement positive, ne suffit plus. La réponse de la communication est d’appréhender désormais l’entreprise de manière globale. La dimension dite corporate l’emporte et les communicants s’attachent à professionnaliser tant les stratégies que les dispositifs. « La professionnalisation s’inscrit en parallèle à la prise en compte du poids financier de la réputation, au développement et à la sophistication des outils de mesure et d’évaluation et à la perception que derrière l’appellation générique, la communication recouvre toute une gamme de métiers hautement techniques » note Thierry Libaert (2005). La professionnalisation passe entre autres par une cartographie plus fine des publics (financiers, institutionnels, commerciaux, sociaux). Le pas franchi tient, pour l’essentiel, à la mise en relation et en dynamique des différentes communications de l’entreprise. Désormais, tout fait sens ! « Le territoire propre à la communication corporate est celui de l’entreprise : l’entreprise dans son statut, son histoire, sa dimension géographique, son métier, son organisation, son management, ses résultats, son attractivité » (Emsallem, 2001). Par-delà la vieille coupure entre communication externe et communication interne, une approche multidimensionnelle met au jour l’interaction entre les opinions des différents publics. C’est de cette interaction qu’est censée naître l’image globale de l’entreprise. Ainsi, la communication d’entreprise se renforce, s’adapte au nouveau contexte et relie différents fils à partir d’une plus grande intégration des contingences, des facteurs, des stratégies et des dispositifs. Sans toujours y parvenir, la communication corporate cherche à réduire le fossé qui devenait délicat entre la réalité de l’entreprise et ce qu’elle désire paraître. Plus systémique, elle demeure toutefois fondamentalement indexée sur l’image, c’est-à-dire sur une certaine représentation symbolique de l’entreprise. Sur fond de montée de la mesure de l’opinion dans la société et dans l’entreprise, la notion de réputation fait flores ; on parle même de “capital réputationnel d’entreprise”, un capital centré sur la marque. Malgré toutes les sophistications, les interactivités plus ou moins réelles permises par les outils, on en reste à une course à l’image sur un modèle spéculaire. Ce n’est pas tant avec l’autre que l’on communique. Ce qui compte, c’est l’image (de marque), c’est-à-dire une finalité largement désocialisée. Troisième moment, les remises en question. Les années 2000 peuvent être considérées comme des années difficiles. Le problème vient moins de la dimension professionnelle ou technique que des remises en cause du discours de l’entreprise. Les entreprises se retrouvent interpellées à la fois par la société et par les salariés. Avec la mondialisation, mais surtout avec la financiarisation, elles se focalisent désormais sur la valeur de la marque et sur leur seule valeur financière ; le tout, sur fond de restructurations, de délocalisations et de flexibilité généralisée. Dans la quête de la rentabilité à deux chiffres, le sens fait largement défaut entraînant un problème de confiance qui éclate, aujourd’hui, à grande échelle à l’occasion de la crise. La parole de l’entreprise est mise en - 6 Actes du colloque « Nouvelles tendances en communication organisationnelle », 77ème Congrès de l’ACFAS, Université d’Ottawa, 14-15 mai 2009. question9. Quant aux stratégies de communication, les plus élaborées d’entre elles échouent souvent sur le mur de la réalité économique et sociale. La distance entre le dire et le faire est devenue moins soutenable. Mais dans le même temps, l’entreprise est au cœur de tensions et de conflits qui dépassent sa dimension économique. Effet retour de la mondialisation, l’élargissement de son territoire d’activité la met aux prises avec des questions de société, des questions proprement politiques ; et cela d’autant, que l’État a opéré partout un désengagement massif. Ces tensions de l’entreprise placent les communicants dans une situation inconfortable. Ils ont à gérer un écart majeur entre le politiquement correct du discours à dominante financière, auquel ils sont tenus, et un enjeu de responsabilité sociale de plus en plus prégnant lié à la place de l’entreprise dans la société. Pour l’heure, ils sont souvent à la peine continuant à diffuser une information externe et interne passée au tamis des éléments de langage, nouvelle police des discours, et dans le même temps constatant jour après jour le peu de crédit de la parole diffusée. Une étude10 a d’ailleurs montré leur souhait d’un décentrement de la communication d’entreprise. Compte tenu des évolutions en cours, les communicants pressentent en effet des besoins de cohérence accrus à partir des valeurs de l’entreprise et de son utilité sociale. Fait nouveau, ils expriment très clairement l’enjeu d’une présence de la communication sur les questions sociales. Ainsi, la communication d’entreprise est bel et bien face à une prolifération du social assez nouvelle. Le professionnalisme de la communication corporate s’avère insuffisant parce qu’il reste indexé sur l’image. Or, les questions sociales des entreprises sont de moins en moins solubles dans des politiques d’image. La communication d’entreprise est confrontée au développement de nouvelles formes de dialogue autant avec la société qu’avec les salariés, alors même que sa conception reste en vérité monologique11. Dialogue civil, dialogue social, toute la difficulté aujourd’hui est d’entrer de plain-pied dans une communication au-delà de l’image, au cœur du social. 3- Que peuvent les SIC pour les communicants ? Communication d’entreprise et SIC entretiennent depuis toujours des rapports difficiles, voire problématiques. L’entreprise, qui se fixe comme objectif de construire une image, essentiellement valorisante, se tient le plus souvent à l’écart du discours critique porté par les SIC. A contrario, les universitaires gardent-ils leur distance par rapport à une communication largement instrumentalisée. Mais la montée du social et le mal être de communicants face à l’image offrent la possibilité de rebattre les cartes. Anticipant cette nouvelle donne, l’AFCI a identifié depuis longtemps cette confrontation entre logique de l’image (qui tend à « imposer ses idées aux autres ») et logique de coopération (qui cherche à « créer une capacité de fonctionnement collectif ») (Labasse, 1999, p.4). La première est très marquées par les années 80 ! On peut même penser que c’est en réaction à cette logique que l’association a été créée, car une entreprise « ne peut pas prétendre sérieusement construire et imposer l’image d’elle-même qu’elle souhaite à ceux qui font d’elle une expérience directe et permanente » (ib., p.6). La 9.. Le baromètre IPSOS de suivi d’image des grandes entreprises de janvier 2009 montre bien la perte de confiance très marquée des Français vis-à-vis des entreprises. Le désaveu est généralisé ; seules les entreprises publiques (La Poste, EDF) sont épargnées. 10.. Le baromètre CSA pour l’Union des annonceurs de mars et avril 2007 sur la communication d’entreprise. 11.. Voir Nicole Giroux et Yvonne Giordano, « Les deux conceptions de la communication du changement », Revue française de gestion, Paris, septembre-octobre 1998. - 7 Actes du colloque « Nouvelles tendances en communication organisationnelle », 77ème Congrès de l’ACFAS, Université d’Ottawa, 14-15 mai 2009. seconde renvoie à une vision de la communication interne d’abord et avant tout comme communication “organisante”, telle que définie par Nicole Giroux (1994). Dans cet article déjà ancien, elle revisite trois définitions de la communication interne relevant de deux approches théoriques. De la plus ancienne à la plus récente, elle différencie ainsi la communication productive – qui vise à transmettre une information – de la communication intégratrice – qui vise à mettre en relation – et de la communication “organisante” – qui vise à établir une transaction entre les acteurs. Alors que les deux premières s’inscrivent dans une approche fonctionnaliste, la dernière adopte une perspective interprétative en s’intéressant plus aux individus et à leurs actions qu’aux structures. Ce type de communication se fonde en effet sur « une définition transactionnelle de la communication et sur une description de l’organisation comme produit des activités de communication quotidiennes entre les acteurs » (ib., p.34). Il ne s’agit plus de “faire faire” (communication productive) ou d’“être ensemble” (communication intégratrice) mais de “faire ensemble”, c’est-à-dire de coopérer. Retour sur la coopération donc, leitmotiv de l’AFCI. Coopérer nécessiterait de reconnaître l’autre, les autres « comme des partenaires susceptibles d’apporter une contribution à l’objectif commun » (Labasse, 1999, p.5). Bien plus, coopérer ne pourrait se concevoir « sans accepter de donner à ses partenaires du pouvoir sur le cours des choses » (idem). Coopérer signifierait donc confronter les points de vue, instaurer un débat et donc produire de la contestation. Nicole Giroux fait écho à ces propos en insistant sur le caractère collectif et multidirectionnel de la communication “organisante”12. Pourtant, il y a loin de la coupe aux lèvres ! Tout se passe en effet comme si l’activité de communication décrite par l’association relevait plus d’un idéal (ce que nous aimerions faire, la façon dont on “pense” notre métier) que de la réalité (ce que nous faisons, ce que l’on nous demande). Le référentiel d’activités et de compétences du responsable de communication interne a ainsi été conçu en tenant compte de cet écart entre activité réelle et activité projetée. Une communication d’entreprise se contentant de dépeindre aux individus structures, métiers, produits afin de leur offrir un « paysage bien ordonné, plus ou moins idyllique » n’est plus viable (Labasse, 1999, p.6). L’entreprise doit « s’efforcer de faire comprendre les raisons des changements qui l’affectent » (idem). L’objectif de la communication interne serait alors « d’éclairer l’action de l’entreprise aux yeux des salariés » (idem). Son rôle serait donc bien plus d’accompagner le changement que d’y participer. Dans le meilleur des cas, il s’agit d’écouter les salariés afin de les faire participer et de les engager personnellement ; dans le pire, il s’agit de leur “faire comprendre” le changement tout en les mobilisant pour le “faire passer”. Nous touchons là le paradoxe de l’AFCI, constituée non comme l’association des communicants d’entreprise mais comme celle de la communication interne, de toutes les communications internes de l’entreprise. À la fois, celle instituée et organisée sous le vocable fonctionnel “communication interne” et pratiquée par les seuls communicants (leur travail réel), et celle (microsociale) qui se pratique au quotidien entre individus au travail hors du territoire identifié de la communication. Les registres à l’évidence ne sont pas les mêmes. La première joue beaucoup de l’image, du message, de la réputation à faire partager aux salariés dans une perspective relationnelle voire intégratrice13. Elle participe de cette volonté de changer la subjectivité des 12 .. (Giroux, 1994, p.32). 13.. Intégratrice lorsque l’on tente de “faire passer” les messages « en exhortant les acteurs à la mobilisation » (Giordano, 1999, p.17). - 8 Actes du colloque « Nouvelles tendances en communication organisationnelle », 77ème Congrès de l’ACFAS, Université d’Ottawa, 14-15 mai 2009. salariés, de « “moderniser leurs têtes” […] à travers des “écrans” communautaires plus ou moins artificiels » (Labasse, 1997, p.35). La seconde repose sur les situations, les relations entre les individus et les interactions qui en découlent. Cette communication relève de « l’action organisée en train de se faire » (Giordano, 1999, p.17) ou du « processus en train de se dérouler » (Giroux, 2005, p.31). Les acteurs réunis par cette communication dans l’activité ne suivent pas nécessairement un but identique, mais s’accordent au moins de façon minimale sur le sens de la situation de travail afin de se coordonner et d’agir en commun dans le cadre organisationnel imposé. Ce cadre contraint leur relation, mais leur relation construit également, dans une certaine mesure, l’organisation. Ce qui fait dire à Yvonne Giordano que « la communication se dévoile via les interactions constitutives de l’organisation » (2005, p.155). Cette communication au travail, éminemment sociale, nous invite donc à retrouver la vision “organisante” de la communication. Parmi d’autres approches, il nous paraît que cette vision “organisante” est manifestement d’intérêt pour l’AFCI. Elle ne résout certes pas l’écart entre la double logique de la communication, entre travail réel du communicant ici et maintenant et travail projeté, voire rêvé. Mais la réflexion que cet écart entraîne ouvre des perspectives. Elle doit en tout cas les aider à tenir les deux pôles de leur action : concevoir et gérer l’information mais aussi écouter le corps social, conseiller le management mais aussi favoriser le débat et l’expression des salariés. Elle peut aussi les conforter dans le fait que la communication au sein des organisations est bien un territoire partagé. Elle peut encore les assurer que l’objet de la communication est bien d’améliorer la “qualité des relations”14. Si l’on valide l’hypothèse d’un décentrement en cours de la communication de l’image vers le social, le rôle du communicant s’en trouvera modifié à terme. S’occupant plus des relations en entreprise, il se tiendrait à l’intersection des logiques de fonctionnement (portées par la structure de l’entreprise) et des logiques d’acteurs. C’est celui qui chercherait à articuler le futur (que projettent les discours institutionnels) avec le présent (dont rend compte la communication au travail) et le passé (porté par les individus à travers leur parcours dans l’entreprise). Plus que le changement, c’est le mouvement permanent15 qu’il devrait rendre visible et lisible, auquel il devrait donner du sens plus que de simplement le communiquer. Au final, son territoire serait l’organisation en train de se faire par les interactions de chacun avec les autres. Une telle approche rejoint bien entendu le regard sociologique qui fait de l’entreprise un lieu d’invention du social. La transformation dans les entreprises passe par la compréhension des acteurs et de leurs stratégies, de leurs ressources et de leurs contraintes, dans le rapport qu’ils entretiennent avec l’organisation. Des systèmes sociaux ou systèmes d’action concrets sont à l’œuvre, auxquels il faut encore ajouter la dimension culturelle. Elle complète en la modulant les possibilités de l’acteur et insiste sur sa trajectoire individuelle, sa culture, son identité. L’acteur stratège est aussi « l’acteur de soi » (Gallienne, 1998, p.16). Dans ce sens, une approche sociologique est alors de comprendre les logiques d’actions de ces acteurs dans le cadre d’un système donné (structure). Leurs échanges (interactions) sont analysés à l’aune des normes culturelles et identitaires (culture) qu’ils maîtrisent16. Échanges, interactions, relations sont bien l’épicentre de cette approche sans jamais pourtant franchir le pas de la situation de 14.. (AFCI, 2005). re 15.. Voir Norbert Alter, L’innovation ordinaire, collection Quadrige, édition PUF, Paris, 2003 (1 éd. : 2000). 16 .. Voir l’introduction de Florence Osty, Renaud Sainsaulieu, Marc Uhalde, Les mondes sociaux de l’entreprise : penser le développement des organisations, collection Entreprise et société, édition (revue et actualisée) La Découverte, Paris, 2007. - 9 Actes du colloque « Nouvelles tendances en communication organisationnelle », 77ème Congrès de l’ACFAS, Université d’Ottawa, 14-15 mai 2009. communication en elle-même. En somme, la communication est omniprésente en filigrane, mais n’est pas vraiment l’objet du regard du sociologue. Or, tout nous pousse à penser qu’« au cœur de l’organisation » (Giroux, 2005, p.39), les communications sont « l’essence même du système social » (Giroux reprenant Katz et Kahn, ib.). Leur étude, en tant que telles, conduit à comprendre la façon dont le sens – des changements, du travail quotidien – se construit et circule dans l’entreprise. C’est, en particulier, l’apport original de cette approche communicationnelle, approche pour laquelle l’intérêt des communicants doit être d’autant plus grand que leur rôle d’intermédiation va aller croissant. On en voit déjà un exemple avec l’aide que les communicants apportent de plus en plus au management de proximité pour communiquer avec leur équipe, dans l’animation des intranet et prochainement celle des réseaux sociaux à partir des promesses du web 2.0. Ces premiers pas d’une réflexion en cours, à partir du cas de l’AFCI et de son questionnement quant aux “fondamentaux scientifiques” de la communication, montrent des déplacements intéressants dans la communication d’entreprise. À certains égards, face à la prolifération du social – et donc à l’affirmation de l’autre –, la communication en entreprise est en train de sortir d’une logique de l’offre pour commencer à chercher de nouvelles réponses à la pression de la demande, notamment sociale. Moment opportun pour l’AFCI de s’interroger sur les références théoriques qui peuvent aider les communicants dans leur rapport au social. Moment opportun pour nous de souligner l’intérêt qu’il y aurait à reconnecter des réflexions théoriques fécondes – pour le moins l’approche “organisante”, et certainement d’autres encore – avec des pratiques montantes d’intermédiation chez les communicants. Plutôt que de constater l’étanchéité entre le monde de la recherche et les pratiques professionnelles, il nous paraît que l’évolution de la communication en entreprise offre aujourd’hui quelques pistes pour des réflexions et des échanges nouveaux. L’attente d’une association professionnelle comme l’AFCI en est le signe manifeste et intéressant. L’affaire est donc à suivre et cet article n’est pour nous qu’une introduction. BIBLIOGRAPHIE Site AFCI (http://www.afci.asso.fr), Association française de communication interne, consultation février 2009. 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