L`extrême droite sur le terrain des anthropologues. Une inquiétante

Socio-anthropologie
10 | 2001
Religiosités comtemporaines
L’extrême droite sur le terrain des
anthropologues. Une inqutante familiari
Sylvain Cpon
Édition électronique
URL : http://socio-
anthropologie.revues.org/164
ISSN : 1773-018X
Éditeur
Publications de la Sorbonne
Édition imprimée
Date de publication : 15 novembre 2001
ISSN : 1276-8707
Référence électronique
Sylvain Crépon, « L’extrême droite sur le terrain des anthropologues. Une inquiétante familiarité »,
Socio-anthropologie [En ligne], 10 | 2001, mis en ligne le 15 janvier 2003, consulté le 30 septembre
2016. URL : http://socio-anthropologie.revues.org/164
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L’extrême droite sur le terrain des
anthropologues. Une inquiétante
familiarité
Sylvain Crépon
NOTE DE L’ÉDITEUR
Cette réflexion est issue d’un travail de thèse de doctorat sur les jeunes militants du Front
national : S. Crépon, « Les logiques identitaires de l’idéologie des militants du Front
national de la jeunesse, une perspective socio-anthropologique sur le nationalisme
d’extrême-droite des années 90 », Université de Paris X-Nanterre, 1999.
1 Lorsque l’on franchit pour la première fois le seuil du siège du Front national avec pour
objectif d’effectuer une ethnographie sur les jeunes militants de ce parti politique
(comme ce fut notre cas il y a maintenant dix ans), on ne peut être que surpris par la
teneur des discours professés. L’anthropologue qui s’engage dans cette démarche
constate non sans un certain sentiment d’inquiétante familiarité qu’est véhiculée au sein
de cette instance politique une idéologie qui puise ses fondements lexicaux dans le
vocabulaire de l’ethnologie et de l’anthropologie. Ainsi entendra-t-il que la notion
d’identité nationale est traduite en termes d’« appartenance culturelle ». Que le
nationalisme à visée expansionniste du temps de la colonisation est rejeté au nom du
respect de l’intégrité culturelle des peuples. Que les hiérarchisations biologiques du
racisme sont décriées au nom d’un relativisme culturel. Qu’au nom de ces valeurs est
également prô un certain tiers-mondisme. Si bien qu’il n’est plus question pour les
jeunes frontistes d’un quelconque expansionnisme colonial ou d’une théorie de la
supériorité de la race mais de ce qui peut apparaître au premier abord comme un
relativisme culturel attaché à préserver les spécificités de chaque peuple. De sorte que les
militants se réclament d’un nationalisme qu’ils qualifient eux-mêmes de
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« différentialiste ». Universalisme et relativisme se trouvent ainsi conjugués très
adroitement en des termes que ne renieraient pas nombre d’acteurs majeurs du champ
anthropologique.
2 Au-delà de la position délicate du chercheur face à ce genre de situation, qui va de pair
avec la vulgarisation de la discipline anthropologique dans le contexte de la
contemporanéité du Proche, l’enjeu analytique ne peut naturellement se limiter à dresser
un simple état des lieux. Si l’on part de l’analyse que fait Clifford Geertz des idéologies
politiques en tant qu’elles sont constitutives du contexte socio-culturel dans lequel elles
évoluent1, l’enjeu consisterait plutôt à montrer comment cette récupération de
l’anthropologie peut être significative des évolutions socio-politiques les plus récentes.
Cette question devient d’autant plus complexe avec une idéologie qui fait de l’Autre-
lointain et de sa culture (associée à une entité homogène et traditionnelle, c’est-à-dire
telle qu’elle a pu être présentée pendant un temps par l’ethnologie) un référent
identitaire de premier plan pour les nouvelles générations d’extrême droite, elles-mêmes
associées au contexte du Proche. Les propos suivants, déclinés à l’envie par les jeunes
militants du Front national, sont significatifs de cette tendance.
« Moi, je pense qu’aujourd’hui, à vouloir à tout prix créer un monde cosmopolite
on met, euh…, on laisse se développer une idéologie dangereuse pour les identités.
C’est-à-dire que de ce point de vue je me sens plus proche de l’Indien d’Amazonie
que du citoyen américain qui, lui, se gave de hamburgers. » (Permanent)
3 Il s’agit dès lors de poser un double regard. D’une part un regard critique sur une
récupération idéologisée des outils conceptuels de l’anthropologie forgés dans le Loin à
des fins autres que scientifiques. Et d’autre part un regard permettant une interprétation
de ce phénomène en tant que tel, c’est-à-dire en tant qu’il peut être constitutif du
contexte politico-culturel dans lequel il évolue. Pour mener à bien cette problématique, il
s’agit d’orienter l’interprétation analytique à travers une démarche épistémologique qui
soit en mesure d’appréhender correctement ce croisement de variables. Nul doute que
l’orientation de la socio-anthropologie semble a priori opératoire pour ce genre
d’investigation tant empirique que théorique2.
4 A la fin des années 1960, quelques intellectuels regroupés au sein de la mouvance du
GRECE (Groupement de recherche et d’étude de la civilisation européenne) tentent de
redynamiser les thèses de l’extrême droite française. Ce mouvement prétend mener un
combat de type culturel afin de légitimer, à travers des thématiques ne rappelant pas trop
les thèses du nazisme ou du fascisme, l’idéologie antiégalitariste prônée par l’extrême
droite depuis ses origines. C’est dans cette optique que sont récupérées les thèses
anthropologiques du relativisme culturel. Il s’ensuit une transposition sémantique de la
notion de race vers la notion de culture et de la notion de supériorité vers celle plus
neutre de préservation des différences. Si l’influence politique du GRECE décline à partir
de la fin des années 1980, ses idées phares investissent fortement l’idéologie du Front
national, notamment auprès de la jeune nération. On assiste alors à un syncrétisme
idéologique qui voit les thématiques grécistes revivifier les éternelles références
barresiennes et maurrassiennes à l’enracinement. L’« imaginaire national » qui permet,
selon Bene-dict Anderson, de substantialiser une représentation homogène d’une
collectivité dont on ne peut connaître tous les individus qui la composent3, s’inscrit à
travers cette idéologie différentialiste dans la notion de culture. Celle-ci devient, un
« fourre-tout » identitaire auquel sont rattachés les éléments les plus disparates du passé
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national, depuis les Celtes jusqu’à la République en passant par la monarchie et la
volution, et ce en dépit des nombreuses lacunes et contradictions.
5 Du point de vue de cette construction identitaire de la nation, la relation entre le me
tel qu’il vient d’être décrit et l’Autre est exprimée par les jeunes frontistes à travers une
double articulation. L’Autre est investi de critères positifs quand il reste cantonné dans le
Loin. C’est-à-dire quand il entre dans le cadre différentialiste de l’étanchéité des entités
culturelles, des frontières nationales. A l’inverse, l’Autre devient investi de critères
gatifs quand il vient se mêler au Même, c’est-à-dire quand il devient visible au
quotidien. Cette dimension de l’Autre-proche amène naturellement à soulever la question
de l’immigration, principal cheval de bataille idéologique du Front national depuis sa
création. Nul besoin de préciser que le principe de l’intégration se trouve de fait remis en
question. Première, deuxième ou troisième génération importe peu. Bruno gret,
encore principale tête pensante du Front national au moment de nos enquêtes, le résume
de la façon suivante : « Chaque année, environ deux cent cinquante mille personnes
nouvelles d’origine étrangère s’installent ou naissent sur notre territoire : un million tous
les quatre ans.4 » Etant issus d’un ailleurs, les immigrés sont porteurs d’une culture
cessairement irréductible à celle des nationaux de « souche ». Comme le résume Pierre-
André Taguieff, du point de vue du différentialisme, « la différence culturelle est traitée
comme une différence naturelle, et une différence de nature. Il y aurait plusieurs natures
humaines5 ». Si le GRECE a transposé la notion de race vers la notion de culture et celle de
supériorité vers la préservation des différences, il n’en demeure pas moins que la
symbolique de la pureté des populations reste la pierre angulaire de l’idéologie
différentialiste. Il s’agit de se préserver de toute altération par contamination, que celle-
ci soit biologique mais aussi et surtout culturelle. Ce point a d’autant plus d’impact dans
les discours des militants qu’il se construit à partir d’une thématique endossant les habits
du relativisme, et donc de l’altérité, ainsi que d’une certaine forme d’universalité. Ce que
les jeunes frontistes veulent pour la France, ils disent le vouloir également pour
l’ensemble des populations de la planète. D’où la difficulté de mener une analyse critique
sur une idéologie liée historiquement à des constructions racistes et xénophobes et qui se
prévaut désormais de l’altérité en ayant pour ce faire récupé les outils conceptuels de
l’anthropologie. Pour Pierre-And Taguieff, cette dimension fait que l’on se retrouve à
présent devant un phénomène de « racisme implicite » qui « ne s’offre pas à la
nonciation facile sous la forme bien reconnaissable de conduites ou de thèses tombant
sous le coup de la loi6 ». Et de poursuivre : « Il ne marche ni à l’inégalité ni à la race
biologique. Il ne se réfère pas aux doctrines nazies. Il n’injurie ni n’appelle expressément
à la haine7. » Il devient de ce fait illusoire de vouloir combattre ou même analyser les
discours racistes ou xénophobes contemporains sur la base des thèses racistes datant d’un
demi-siècle. Une telle marche ne peut aboutir qu’à l’échec étant don le calage
historique, intellectuel et idéologique sur lequel elle se fonde. Le racisme étant
aujourd’hui « voi ou symbolique8 », c’est à travers ses recompositions et donc ses
spécificités propres qu’il importe de l’appréhender.
6 Du point de vue de la thématique de l’identité et du relativisme culturel qui ont constitué
pendant un temps certains de ses fondements essentiels, l’anthropologie a pu être la
source d’effets pervers au regard de certaines récupérations idéologiques, mais
également au regard d’une certaine vision déterministe du rapport entre identité, culture
et tradition qu’elle a pu asseoir dans les représentations. Il a fallu la prise en compte de la
dimension analytique de la modernité (qui permet selon Marc Augé d’envisager la culture
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à travers sa « plasticité9 ») pour que cette conception soit remise en question, puis
passée. La culture n’étant plus envisagée comme une donnée mais comme un construit,
les identités qui en découlent ont dès lors été appréhendées à travers une vision
dynamique et non plus figée. Dans une contribution commune sur la question de l’analyse
de l’identité, Christian Bromberger, Pierre Centlivres et Gérard Collomb indiquent en ce
sens qu’il importe désormais d’appréhender l’identité non plus comme « un donné, hors
du temps et hors du monde (…) mais comme un projet10 ». Le projet identitaire, qu’il soit
traditionaliste ou autre, devient une dimension analytiquement envisageable à l’échelle
de la modernité. Si l’anthropologie se révèle depuis plusieurs décennies être une pratique
épistémologique opératoire pour cerner les sociétés du Proche en tant qu’elle consiste,
comme l’indique Gérard Althabe, « à utiliser les notions et dispositifs conceptuels
élaborés dans le cadre de l’ethnologie du lointain pour identifier et bâtir la
compréhension des phénomènes surgissant dans le présent11 », cette démarche apparaît
d’autant plus nécessaire lorsque ces notions et dispositifs ont été également cupérés par
des idéologies politiques qui constituent, par ailleurs, l’objet du chercheur.
7 Des notions telles que le relativisme culturel qui, à travers leur constitution disciplinaire,
ont été construites dans le but, certes idéologique, d’objectiver au maximum
l’appréhension de l’Autre afin de se garder du regard ethnocentrique, se trouvent
tournées de leur objectif initial afin de légitimer ou d’asseoir des idéologies dont les
fondements poursuivent des finalités différentes voire contradictoires de celles du
chercheur. Ainsi en est-il pour Marc Augé de certains discours nophobes qui « partent
volontiers du thème de la spécificité culturelle pour aboutir à une quasi-identification des
termes immigration, déviance et délinquance12 ». Si bien que l’anthropologie ne peut plus
sormais faire l’économie d’une réflexion critique sur les implications politiques de sa
discipline, tant au niveau de sa relation aux acteurs sociaux appréhendés qu’au niveau de
son discours théorique et de surcroît idéologique.
8 Qu’en est-il de la figure de l’Autre-proche (soit l’immig ou, du moins, celui qui est
finit comme tel) à travers le discours du nationalisme différentialiste ? Ici, l’immigré ne
représente pas une abstraction idéalisée de l’Autre-lointain mais une « réalité » pratique
prenant part au quotidien de l’espace national du Même. C’est précisément parce qu’il ne
fait pas partie de cette entité que constitue l’espace national du point de vue de
l’idéologie du nationalisme différentialiste qu’il permet d’être le révélateur de la
représentation du me, c’est-à-dire de la représentation sym-bolique de la nation. On
distingue ainsi trois types de discours lorsque cette thématique est abordée. Les immigrés
(auxquels sont associés dans les discours les individus issus de la deuxième ou même de la
troisième génération) sont tout d’abord désignés, de par les références différentialistes,
comme étant les premres victimes du processus de l’immigration. Ils sont décrits
comme des êtres déracinés, coupés de toute attache culturelle. Ils sont le symbole du non-
être. A cheval entre deux cultures, ils sont forcément en dehors de toute culture c’est-à-
dire de la catégorisation différentialiste de l’humain. Les propos suivants sont éloquents
sur ce point.
« L’immigration, les fautifs, c’est pas les immigrés. C’est ceux qui leur permettent
de venir et d’être plus prospères en France sans travailler que dans leur pays en
travaillant. Moi je serais africain au Niger aujourd’hui, ben, je viendrais en France,
hein. C’est clair. Donc faut pas s’en prendre à eux. C’est des victimes eux aussi. Peut-
être encore pire que nous. Eux, ils sont complètement déracinés. » (Etudiant)
« Ils [les immigrés] sont en train de se déculturiser [sic] totalement, ils ont plus de
racines chez eux, ils savent même pas parler l’arabe alors que l’arabe, c’est une
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