N°1
Pierre Bouvier
L'objet de la Socio-anthropologie : Crise, déstructuration, recomposition, perdurance
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Texte intégral
Le propos de la « socio-anthropologie1 » est issu d'une réflexion tant sur la crise sociétale que sur les
potentialités de l'interdisciplinarité. L'émergence et la justification de cette analyse tient d'abord aux
transformations qui affectent les sociétés contemporaines. Depuis quelques décennies, on assiste à une
remise en cause des facteurs dominants de la modernité, du moins de ses tendances centrales et plus
précisément de l'assise que constituaient le progrès, le développement et les dynamiques sociales, sous leurs
divers aspects.
En cette fin de siècle le projet millénariste d'un cheminement vers le Bonheur s'essouffle. Une
accumulation de nuages plombe l'horizon. La dualisation du corps social, la brisure des solidarités
organiques, la montée non seulement du chômage mais également de l'exclusion concourent au scepticisme
ambiant.
Cette situation de crise n'est pas nouvelle, du moins pour ce qui touche les conditions économiques et
leurs effets sur les modes de vie. Des cohortes de chômeurs ont marqué les années trente en Europe et aux
États-Unis. Plus encore les barbaries guerrières, par deux fois, mais à un niveau de radicalité extrême avec le
nazisme, laissèrent des traces indélébiles. Ces situations n'avaient cependant pas atteint le cœur même de
l'argumentaire tissé successivement par divers auteurs, au cours des siècles, dont, entre autres, par
Condorcet2. Les temps théocratiques et métaphysiques, illustrés par Auguste Comte, s'étaient effacés pour
laisser place, non sans difficultés, aux Lumières scientifiques et émancipatrices. La thématique du progrès
devenait, même pour ceux qui s'interrogeaient sur la validité de la trilogie évolutionniste : sauvagerie,
barbarie, civilisation, la référence implicite, incontournable.
Les dernières décennies ne répondent plus à ces attentes antérieures. Elles sont marquées par une
dualisation croissante qui n'est pas seulement circonstancielle. La prédominance de l'économique sous sa
forme la plus brutale va de paire avec l'effacement des idéologies et avec la montée des exclusions effectives
ou potentielles. Les processus de socialisation se construisent de plus en plus autour de deux pôles. Le
premier, celui de l'inclusion, est marqué par la logique qui conduit de l'insertion dans la production à la
possibilité de capitaliser et de consommer. Le second, à l'inverse, conduit, du fait d'une non-insertion dans
la production, à des situations diverses mais également marquées par la précarité et la survie. Par ailleurs,
non seulement l'environnement est gravement perturbé dans ses cycles mais l'être humain se voit confronté
à de nouvelles pandémies issues de l'avancée me de ses connaissances et de ses techniques. Le progrès,
de réalité effective, tend à être relégué au statut de mythe.
Ceci s'inscrit dans une logique fondamentale de profit à court terme. Elle prend le pas sur l'esprit des
Lumières, émancipateur et redistributeur de richesse. Les préoccupations éthiques s'effacent. Les Pouvoirs
publics, les institutions et les partis politiques accompagnent cette situation ou y assistent, impuissants.
Lecture disciplinaire
La sociologie a été influencée par l'idéologie de l'ordre et du progrès ainsi que par les valeurs et les
pratiques qui se sont développées dans ce contexte. Qu'il s'agissent par exemple des thèmes du structuro-
fonctionnalisme et de leur principe de régulation ou des thèses du matérialisme, l'adhésion aux valeurs de
l'expansion ou du développement effectif, inéluctable est centrale. On retrouve plus ou moins explicitement
cette tendance dans les sociologies spécialisées.
Les outils conceptuels et méthodologiques qu'elles utilisent répondaient aux données et aux
interrogations d'une époque, celle en particulier des Trente Glorieuses, de la régulation fordienne, du
partage des bénéfices, de la satisfaction de certaines attentes par des productions et des consommations de
masse encore relativement vierges de nuisance.
L'idéologie du progrès, du développement possible par l'éradication des pratiques et des mœurs du
conservatisme : celle de l'iniquité et des privilèges, s'appuyait en France et plus généralement dans le monde
occidental sur les avancées de la République laïque et démocratique. Par ailleurs, cette dynamique était
issue et se nourrissait au plan tant économique que technique, de la révolution industrielle. Le travail
humain organisé, l'amélioration des outils et des machines apportaient ou du moins permettaient
d'envisager, à l'instar de ce qui s'était mis en place de l'autre côté de l'Atlantique, une massification de
l'accès aux produits, à la consommation, voire à l'épanouissement. On aurait assister à une conjonction,
fortuite ou réelle, entre le progrès matériel et les avancées démocratiques.
Au tournant du XIXe-XXe siécles, ces effets de la Révolution industrielle se sont traduits, pour diverses
couches sociales, par une confiance dans les potentialités de la modernité en terme d'accroissement des
richesses, de mise en forme et d'accès à des biens de consommation plus nombreux et divers et d'accession à
des postes de responsabilités. L'État encadre et coordonne cette amélioration des conditions matérielles et
intellectuelles. Il en est ainsi, par exemple, de la généralisation de l'enseignement. Cette progression, elle ne
se fait pas que dans le libre jeu du libéralisme et du laisser faire. Elle est légitimée par un projet. Celui-ci
reprend les idéaux de la Révolution et des Droits de l'homme. Liberté, égalité, fraternité sont les thèmes qui
motivent les adhésions et ce, à l'encontre de l'Ancien Régime, de ses privilèges et de l'obstruction faite à
l'émergence des nouvelles catégories sociales. Des intellectuels issus de ces couches sociales émergeantes,
militent à titre collectif et personnel pour ce programme, c'est-dire, entre autres, pour l'attribution des
charges en fonction des mérites et non des rangs ou de la fortune. Ils ont foi dans les potentialités du
progrès scientifique. Le bon fonctionnement des institutions, en l'occurrence celle du contexte républicain, y
occupe une place non négligeable. L'argumentaire d'un des plus célèbres ouvrages sociologiques de cette
époque, celui d'Emile Durkheim : De la division du travail social, se construit autour des modalités de
l'ordonnancement souhaitable des sociétés de la modernité. La solidarité organique apparaît comme le
facteur de la cohésion sociale de cette fin du XIXe siècle, période traversée par les effets de la volution
industrielle et par les attitudes « anomiques » de certains de ses acteurs.
Ce modèle va motiver tacitement les générations successives, les faire patienter sinon supporter les
vicissitudes pour qu'elles puissent, demain, reprendre cette dynamique « positive » qu'économistes et
sociologues analysent et parfois anticipent3.
Aujourd'hui, à l'évidence, ces éléments ne tiennent plus le devant de la scène. Leur capacité heuristique
s'étiole.
Nouveau regard
Il apparaît donc nécessaire de lire, à nouveau frais, les données contemporaines. Elles sont sensiblement
étrangères aux contextes antérieurs. Alors que souvent la sociologie trouvait dans l'économie macro-sociale
des appuis lui permettant d'affermir une proposition, aujourd'hui les économistes font preuve de
modération. En difficulté face à leurs propres conjectures, ils ne cherchent plus à occuper une position
référentielle. Les outils forgés antérieurement sont mal assurés face aux mutations contemporaines.
L'analyse sociologique, en prenant ses distances avec les mythologies du progrès et leurs volontarismes
intégratifs et productifs, peut trouver « naturellement » du côté de l'étude des sociétés situées à l'écart ou en
décalage avec le technicisme contemporain l'occasion de réinterpréter ses manières de faire. Les acquis de
l'anthropologie, et en particulier sa façon d'observer les faits sociaux, peuvent apparaître, aujourd'hui,
comme un lieu de ressourcement. Ceci d'autant qu'est patente la déshérence des systèmes d'explication
généraliste appliquée aux normes, aux équilibres et aux dynamiques de la modernité.
La « socio-anthropologie » prend pour objet cette situation présente, ce contexte déstructuré, anomique.
Pour l'aborder elle postule un croisement entre certains éléments d'ordre tant sociologique
qu'anthropologique.
L'apport de l'anthropologie tient aux résultats que cette discipline a obtenus vis-à-vis de population à
effectif réduit, à valeur plus stable que vibrionnique, à cohérence plus effective que circonstancielle. Les
modalités d'acquisition qu'elle utilise font également partie des données à prendre en compte : observations
de longue durée, immersion, écoute non définie…
La dévalorisation des assurances et des volontarismes, la déréliction des grandes théories se prêtent à un
retour du local, du quotidien, des singuliers pluriels, de l'expression décalée. De leur mise en perspective, de
leurs frottements, de nouveaux modèles d'interprétation apparaissent. Dans cette rencontre et de cet
abrasement interdisciplinaire émergent des éléments constitutifs de la socio-anthropologie : construits
pratico-heuristiques, ensembles populationnels cohérents, endoréisme et autoscopie, autant de notions
participant aux lectures renouvelées du contemporain Ces concepts permettent d'accéder au plus près
des quotidiennetés, dans leurs expressions essentielles, décapées des corsets théoriques qui déterminaient
antérieurement leurs postures. Le construit pratico-heuristique, échange signifiant entre individualités,
peut s'ouvrir vers un ensemble populationnel. Celui-ci argumente sa cohérence de la nature heuristique de
ses contacts fondateurs4.
L'effacement des volontarismes permet l'expression des pratiques endoréiques, c'est-à-dire de celles qui,
hier, étaient inaudibles hors du cercle étroit de leur lieux d'élocution. Les autoscopies individuelles et
collectives disent les paroles émergentes. L'observation attentive, en immersion, restitue les pratiques et les
représentations.
La socio-anthropologie procède ainsi d'une réflexion sur les effets de l'interdisciplinarité. En creux
s'inscrivent les difficultés de toute orthodoxie face à la non fixité des faits sociaux, et à leur transformation.
L'épistémologie des sciences, et les cheminements erratiques qu'elle révèle, participe de ce désir de ne pas
s'en tenir à une lecture univoque et canonisée des phénomènes. Progression, immobilisme, pas de côté,
retour en arrière, hybridation ou disparition marquent l'histoire des modes d'appréhension. S'agissant des
sciences sociales le regard rétrospectif conforte l'intérêt porté à des interpellations entre divers modes
d'analyse, à leur entrecroisement et à la fécondité de leur métissage.
Contextualisation
Essayer de percevoir les raisons de telle ou telle rencontre implique de -construire les orthodoxies, les
manifestes et les hagiographies, carapaces que se sont données les disciplines et grâce auxquelles elles se
protègent. Michel Foucault a effectué ce type de démarche d'une manière extensive pour l'ensemble des
humanités et de façon plus intensive pour ce qui touche à la médecine, à la psychologie, à la psychiatrie.
C'est par une procédure impliquant de contextualiser sur la durée et dans l'espace tant les débats, les
auteurs et les scolastiques que les environnements matériels et sociaux que l'on peut essayer de saisir
l'émergence des problématiques. Celles-ci pourront être circonstanciel-les ou de plus longue durée,
rencontrer rapidement des échos favorables ou, à l'inverse, être en butte à l'hostilité ou à l'indifférence. Ces
appréciations sont elles-mêmes éléments factuels et non paroles, louanges ou diatribes définitives. Les
devenirs radieux ou mornes sont du ressort de cohortes successives d'acteurs qui s'expriment et réagissent
aux impulsions suscitées par des contextes toujours différents. La chouette de Minerve perçoit, au
crépuscule, des essors ou des disparitions qui, apparemment, pour le temps de son vol, contredisent souvent
les attentes.
La « socio-anthropologie » se doit d'être située dans ses intentions et vis-à-vis de ses locuteurs.
Anthropologie, ethnographie, ethnologie, folklore et sociologie dressent la scène et les acteurs de première
référence.
L'Autre et le Même, dans le contexte de déstructuration de cette fin de siècle, sont l'interface du projet
« socio-anthropologique ». La mise à distance, celle qui s'instituait nolens volens entre l'ethnologue et les
Autres, les conditions du dialogue ainsi que la déconstruction de l'élaboration de l'interprétation par
l'observateur participent des principes que nous poursuivons.
La démarche tient à cette tentative de croiser les regards tant des analyseurs que des observés. Pour les
premiers se détache la figure habituelle de l'Occidental, de l'Européen et de ses avatars migrateurs. Pour la
seconde, celle des populations dites et considérées avant tout comme terrain là-bas mais, aujourd'hui,
également ici. La neutralité des travaux est dorénavent remise en cause. Reprenant et systématisant les
propos de Victor Segalen, de Michel Leiris, de Claude Lévi-Strauss, des chercheurs tels que Clifford Geertz,
George Marcus, James Clifford… ont déconstruit le lissage des textes. Ils essaient d'en révéler les ambiguïtés
et les limites. Les difficultés et les embûches du regard du Même sur les Autres ne peut qu'influer sur les
descriptions, voire sur la crédibilité tant des descripteurs que de leurs modélisations. Il s'agit d'expliciter ce
hiatus.
Ceci ne veut pas dire, comme certains l'affirment, que les éléments présentés par tel ou tel ethnologue ne
relèveraient plus que du domaine de la fiction ou d'une narration ne pouvant prétendre à rendre compte
d'autre chose que de l'identité de l'auteur. De telles critiques oublient la connotation heuristique dont ces
travaux sont porteurs, une fois que l'on a tamisé, présenté et précisé leurs conjonctures d'énonciation
singulière et sociale. La qualité de ces analyses se révèleront d'autant plus qu'elles auront été apurées de
cette prétention positiviste qui est souvent la leur. Elles apparaîtront alors comme des moments
circonstanciels de connaissance qui, toutefois, tissent du logique, participent, peu ou prou, à des
perspectives dont la mise en situation et l'examen peuvent permettre d'approfondir la connaissance de
l'Autre et du Même, du Soi et de l'Altérité.
Ce frottement entre sociologie et anthropologie ne s'inscrit pas inopinément dans cette fin du XXe siècle.
Les traits caractéristiques de cet espace temporel concourent à son apparition. Cette émergence était peu
probable et n'avait effectivement pas eu lieu précédemment ou ne s'en était tenue qu'à des bribes de
propositions. Ces traces, nous avons commencé à les reconstituer. Elles témoignent du fait même de leur
nature éphémère, souterraine ou frileuse, de l'importance des contextes épistémologiques et sociaux.
Ce premier numéro présente ainsi trois axes : textes classiques, réflexions méthodologiques et regards
neufs. Il s'agit d'abord de donner à la lecture des définitions ayant eu cours au dix-huitième et dix-neuvième
siècles. On peut, à l'évidence, observer des différences sensibles d'interprétation quant aux champs de
l'anthropologie et de la sociologie. L'analyse de Jacques Hamel resitue ensuite des éléments du débat
interdisciplinaire actuel et les interférences entre ces domaines. Les études de Valérie Cohen, Jean-François
Poltorak et Léa Salmon nous montrent comment des faits sociaux contemporains peuvent bénéficier d'une
approche à résonance socio-anthropologique.
Notes
1 Terme que j'ai proposé en 1983 lors de la formation de nouvelles unités de recherche en sociologie (URES) au Centre d'Étude
Sociologique (CNRS). Voir CES Information, n°8, 1983, pp.7, 16, 20, 25 ; P. Bouvier, « Perspective pour une socio-
anthropologie du travail », Sociétés, n° 2, 1984 ; et idem, Socio-anthropologie du contemporain, Paris, Galilée, 1995.
2 Condorcet, Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain, 1793.
3 J. Fourastié, Machinisme et Bien-être, Paris, Minuit, 1951. J. Dumazedier, Vers une civilisation du loisir ? Paris, Seuil, 1962.
4 Ces éléments seront développés dans les prochaines livraisons de la revue.
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