Sous la direction de Dominique Jacques-Jouvenot et Gilles Vieille Marchiset SOCIO-ANTHROPOLOGIE DE LA TRANSMISSION LOGIQUES SO C I A LES SOCIO-ANTHROPOLOGIE DE LA TRANSMISSION Logiques sociales Collection dirigée par Bruno Péquignot En réunissant des chercheurs, des praticiens et des essayistes, même si la dominante reste universitaire, la collection « Logiques Sociales » entend favoriser les liens entre la recherche non finalisée et l'action sociale. En laissant toute liberté théorique aux auteurs, elle cherche à promouvoir les recherches qui partent d'un terrain, d'une enquête ou d'une expérience qui augmentent la connaissance empirique des phénomènes sociaux ou qui proposent une innovation méthodologique ou théorique, voire une réévaluation de méthodes ou de systèmes conceptuels classiques. Dernières parutions Christophe PERREY, Un ethnologue chez les chasseurs de virus. Enquête en Guyane française, 2012. Thomas SEGUIN, La politique postmoderne. Généalogie du contemporain, 2012. Emilie HENNEQUIN (dir.), La Recherche à l’épreuve des terrains sensibles : approches en Sciences Sociales, 2012. Michel LIU, La dynamique des organisations : l’émergence des formes démocratiques, 2012. Joseph AOUN, Les identités multiples, 2012. Henry TORGUE, Le sonore, l’imaginaire et la ville. De la fabrique artistique aux ambiances urbaines, 2012. Marie-Christine ZELEM, Mondes paysans. Innovations, progrès technique et développement. Témoignage de Pierre Brugel, 2012. Hugues CUNEGATTI, Passer son permis. Sociologie d’une formation déniée, 2012. Gilles VIEILLE MARCHISET et Anne TATU-COLASSEAU, Sociologie(s) du sport, 2012. Olivier SERVAIS, L’Épistémologie pratique de Pierre Bourdieu, 2012. Rahma BOURQIA (dir.), Territoires, localité et globalité. Faits et effets de la mondialisation, volume 2. 2012. Rahma BOURQIA (dir.), La sociologie et ses frontières. Faits et effets de la mondialisation, volume 1. 2012. Sous la direction de Dominique JACQUES-JOUVENOT et Gilles VIEILLE MARCHISET SOCIO-ANTHROPOLOGIE DE LA TRANSMISSION L’Harmattan © L’HARMATTAN, 2012 5-7, rue de l’École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-296-99504-8 EAN : 9782296995048 PRÉFACE Socio-anthropologie de la transmission Des études de cas en question « Le fond même de la transmission dans l’humanité, marquée selon les cultures les plus diversement stylisées, c’est l’acte de transmettre… une transmission ne se fonde pas sur un contenu mais avant tout sur l’acte de transmettre » P. Legendre, L’inestimable objet 1 de la transmission Genèse et évolution d’un concept et d’une approche socioanthropologique de la transmission 1. Une posture socio-anthropologique Il ne s’agit pas ici de développer une philosophie de la transmission mais d’apporter une contribution à la compréhension de l’acte de transmettre. L’objet de cet ouvrage analyse la transmission des savoirs professionnels et culturels dans des contextes sociaux différents. Il résulte d’une démarche socio-anthropologique volontairement inductive qui a fait les preuves de sa valeur heuristique. En effet, les articles proposés ici sont tous le produit de recherches doctorales soutenues ou en voie de l’être par les chercheurs d’une des équipes du Laboratoire de sociologie et d’anthropologie (LASA) dirigée par Dominique Jacques-Jouvenot et Gilles Vieille Marchiset. Une partie de ces recherches porte sur des savoirs professionnels transmis dans des contextes familiaux, alors que d’autres analysent des savoirs culturels qui empruntent des voies « nouvelles » de transmission. 1. P. Legendre, L’inestimable objet de la transmission, Fayard, 1985. 8 Socio-anthropologie de la transmission. Des études de cas en question Toutes ces recherches postulent que la transmission est un processus fait d’interactions sociales au sein duquel se lisent les trois obligations : donner-recevoir et rendre, chères à M. Mauss 1. Dans cette perspective, nous considérons donc que ces interactions engagent les acteurs au-delà de la transmission d’un savoir, dans un rapport symbolique propre à la logique du don 2. Dans cette même logique, nous privilégions les liens entre les acteurs aux contenus des savoirs transmis, pour appréhender l’acte de transmettre. En effet, nous postulons, comme nous y invite F. Waquet dans son très beau travail sur le monde intellectuel, que le savoir ne se transmet pas tout seul. « Il faut pourtant bien, nous dit-elle, que des relations s’établissent entre ceux qui enseignent et ceux qui apprennent, à moins d’imaginer que le savoir ne passe par sa propre vertu des structures (où sont placés les maîtres) aux étudiants » 3. L’hypothèse principale est donc que la transmission des savoirs ne se comprend qu’à partir de l’analyse de la transmission des places entre des acteurs sociaux, dans des contextes divers. Cette multiplicité des contextes nous permet d’établir des comparaisons toujours dans le droit fil des travaux de M. Mauss. Cette fidélité au père fondateur inscrit les travaux des chercheurs dans une perspective résolument socio-anthropologique qui postule que les faits de transmission résultent de processus qui articulent les générations les unes aux autres et ce, dans une temporalité longue 4. Nous verrons que cette variable de la temporalité est fondamentale dans la mesure où le temps est le cadre social privilégié dans lequel s’organise la transmission. En cela, à l’instar de Régis Debray 5, nous considérerons que l’acte de transmettre se distingue de celui de communiquer qui, en privilégiant l’espace, favorise le lien social dans une contemporanéité des acteurs. Enfin, nous verrons que les 1. M. Mauss, Sociologie et Antropologie, 7e édition, PUF, 1990. 2. A. Caillé, « M. Mauss et le paradigme du don », in Sociologie et Sociétés, volume 36, n° 2, 2004, pp. 141-170. 3. F. Waquet, Les enfants de Socrate, Albin Michel, 2008. 4. R. Debray, Transmettre, PUF, 1997. 5. R. Debray, op.cit. Socio-anthropologie de la transmission 9 interactions sociales qui structurent le processus de transmission génèrent, par le biais de l’invariant anthropologique du don, de l’harmonie et des solidarités, mais aussi des conflits qu’il revient au socio-anthropologue de déconstruire pour mieux « recomposer le tout », comme nous y invite Marcel Mauss au fil de ses observations et analyses. La démarche inductive en socio-anthropologie est heuristique, notamment lorsqu’il s’agit de rendre compte de la complexité d’un objet comme celui qui nous intéresse ici. C’est d’un questionnement empirique sur la transmission dans des professions patrimoniales 1, que s’est imposée à nous, une réflexion plus générale sur l’acte de transmettre par la mise à l’épreuve de nos hypothèses sur d’autres terrains. En effet, le terrain des professions patrimoniales inscrit l’acte de transmettre dans l’univers familial. Qu’en est-il de la transmission hors du contexte familial ? De la même façon, qu’en est-il de la naturalisation des savoirs sur les différents terrains étudiés ? Le lecteur trouvera dans cet ouvrage un ensemble de situations, de contextes de transmission différents, tant dans les aspects des savoirs transmis – il s’agira aussi bien de savoirs professionnels que de savoirs culturels –, que des espaces d’observation des savoirs transmis – espace familial ou non familial –, ou encore des nouveaux supports ou médias de cette transmission. La comparaison des résultats sur ces différents terrains devrait nous permettre de tenter une modélisation de l’acte de transmettre. 2. De la transmission des savoirs à l’acte de transmettre Une des premières hypothèses testées dans ce travail porte sur la rhétorique de naturalisation des savoirs utilisée par les acteurs sur le terrain patrimonial. Et qu’en est-il sur les autres terrains ? Nous montrerons que cette rhétorique fonctionne comme un écran à la visibilité des stratégies de reproduction professionnelle. La 1. D. Jacques-Jouvenot, Le choix du successeur et la transmission patrimoniale, L’Harmattan, 1997. 10 Socio-anthropologie de la transmission. Des études de cas en question naturalisation des savoirs permet ainsi de dissimuler les ressorts culturels de la transmission. 2.1. Derrière le savoir « naturel », la transmission culturelle Lors des interactions enquêteur-enquêté sur des terrains différents, chacun a constaté une rhétorique partagée par les acteurs qui, à la question : « qui vous a transmis votre savoir ? » répondaient toujours quelque chose de cet ordre : « j’avais ça dans le sang », « j’ai toujours aimé ça », « c’est ça que j’ai toujours voulu faire » ou encore « j’avais le don pour ça ». Chaque chercheur s’est trouvé d’emblée confronté à une naturalisation des savoirs par les acteurs. Cette naturalisation vise à rendre l’explication sociologique impossible. En effet, considérant le savoir comme un héritage génétique, l’interviewé le renvoie à une antériorité, de l’ordre de la nature, de l’inné plutôt que de l’acquis. Cette inscription génétique – au sens de la genèse – fait « naturellev-ment » de lui le détenteur du savoir. Le sociologue rencontre là un phénomène qui se présente comme indescriptible, hors du champ social, donc incompréhensible par lui. Cette difficulté contre laquelle bute le sociologue n’est pas nouvelle. Charles Suaud est un des premiers sociologues à s’être penché sur la question à propos de la vocation religieuse 1. Il s’agit selon lui de comprendre « comment se réalise chez les élus la genèse de la croyance en la vocation » et d’autre part de montrer que les acteurs porteurs de la vocation, comme ceux qui disent « l’avoir dans le sang », ne sont pas sociologiquement n’importe lesquels. « C’est à la condition d’intégrer au système des facteurs objectifs, la spécificité de ces croyances et la logique propre de leur mode d'imposition… que l'on pourra rapporter la vocation à ses conditions sociales de production sans faire l'économie des pratiques par lesquelles ces conditions sont transformées en motivations religieuses ». Comment se construit la croyance des acteurs en cette grâce naturelle. D’autres diront le don ou le talent ou l’avoir dans le sang. Éviter de faire sienne la rhétorique des 1. C. Suaud, La vocation. Conversion et reconversion des prêtres ruraux, Éditions de Minuit, 1978. Socio-anthropologie de la transmission 11 acteurs, c’est aller au-delà du « sang des éleveurs » ou du « nez du parfumeur », au-delà du « ça » qui dissimule l’accès aux savoirs, pour établir la genèse des modalités de leur transmission. De ce point de vue, on trouvera dans cet ouvrage un texte de F. Aubry qui met en évidence les modalités de production de la croyance des acteurs en un talent hérité. La littérature sociologique et ethnologique est de ce point de vue assez pauvre et si elle ne reprend pas complètement cette rhétorique d’acteurs à son compte, elle ne réussit pas pour autant à la dépasser. Il en est ainsi des analyses suivantes (M. Salmona, G. Steiner et C. Ladjali, Denis Chevallier, Jorion et Delbos) très intéressantes par le fait d’une description très précise des gestes professionnels, mais insuffisantes pour mettre en évidence les modalités de la transmission des savoirs qui fondent les pratiques. Cette limite d’analyse provient de la difficulté des chercheurs à dépasser la rhétorique de la naturalisation des acteurs. Le discours de l’imprégnation ou de l’héritage affectif présent dans les travaux de Michèle Salmona 1 est assez significatif de ce mode d’approche et d’analyse de la transmission des savoirs. Pour elle, les savoirs des éleveurs seraient transmis à partir d’une proximité familiale, qui permet leur imprégnation. C’est « à force de voir faire », « d’être baignés » suffisamment longtemps dans un milieu familial que les savoirs se transmettent. En même temps que la socialisation au métier s’opérerait un processus d’identification au père. Et l’amour du métier accompagnerait alors l’amour pour celui qui l’exerce, c’est-à-dire le père, rendant possible le processus de transmission des savoirs professionnels et paternels. L’eros, la sexualité imprègnerait les rapports entre maître et élève ; le désir de l’élève de plaire au maître éveillerait la soumission et le doute nécessaire à tout processus d’acquisition des savoirs et de construction de son autonomie. On retrouve dans cette analyse le mystère dont parle G. Steiner à propos de la transmission des savoirs 1. Michèle Salmona, Les paysans français, le travail, les métiers, la transmission des savoirs, L’Harmattan, 1994. 12 Socio-anthropologie de la transmission. Des études de cas en question scolaires, mystère qui fait dire à l’apprenti 1 : « je ne vais jamais l’égaler mais je voudrais bien qu’un jour il me prenne au sérieux… ce n’est pas tout à fait la concurrence de l’ambition. C’est quelque chose qui ressemble à l’amour, à l’eros » 2. Acceptons donc avec ces auteurs, que ce processus désigné par le concept d’identification fonctionne dans le processus de transmission. Il n’en reste pas moins que des individus placés dans un même bain professionnel, les enfants d’une même fratrie par exemple, n’accèdent pas tous au savoir parental. Il ne suffit donc pas « d’être né dedans » pour que la transmission opère. Le texte introductif de Denis Chevallier au numéro 16 de la revue Terrain est un modèle du genre d’un type de discours sur la transmission des savoirs, que nous appelons discours de la sensualité 3. Celui-ci privilégie le faire (les sens) aux savoirs (les mots sur le faire). C’est ainsi que le geste se transforme en savoir-faire. « Cet acte traditionnel efficace, ne se dit ni ne se montre explicitement mais se sent, s’incorpore, se vit au jour le jour, s’exprime dans le milligramme du cuisinier, « le nez » du parfumeur, « la dextérité » du tronçonneur, ou « l’oreille » du fondeur de cloches et que l’on nommera parfois dans ces pages « le tour de main, le vice, et le plus souvent le savoir-faire » 4. Levi-Strauss nous a, il y a déjà longtemps, mis en garde contre cette « mystification du chercheur par l’indigène » ! Les travaux de Jorion et Delbos 5 nous sortent en partie de l’impasse en montrant que plus que de la transmission de savoirs, chez les paludiers étudiés, il s’agit d’une transmission de travail. Si cette 1. G. Steiner, C. Ladjali, Éloge de la transmission, éditions Albin Michel, Itinéraires du savoir, 2003. 2. G. Steiner et C. Ladjali, op. cit., p. 108. 3. Denis Chevallier, « Des savoirs efficaces », Revue Terrain, n° 16, mars 1991. 4. D. Chevallier ajoute un peu plus loin dans le texte combien cette attitude est partagée entre les ethnologues français : « Ce presque rien, pour paraphraser Jankélévitch, qui aux dires des gens de métier, ferait l’efficacité du geste technique, est au centre d’un ensemble de recherches originales dans le champ de l’ethnologie de la France ». 5. P. Jorion et G. Delbos, La transmission des savoirs, édition MSH Paris, 1990. Socio-anthropologie de la transmission 13 manière d’appréhender le savoir ne résout pas la question du contenu du savoir, cette mise en équivalence savoir/travail ouvre, nous semble-t-il, des perspectives tout à fait nouvelles, puisqu’elle recentre l’observation et l’analyse sur des séquences de travail, présupposant une socialisation à des places au travail. Nous ne sommes plus là face à des enfants qui se nourrissent des savoirs parentaux, mais face à des enfants socialisés à un processus de travail. Ce processus est lui-même découpé en différentes séquences, auxquelles l’enfant accèdera en fonction des besoins de l’entreprise dans laquelle il évolue. Il s’agirait donc de transmettre du point de vue du donateur et d’acquérir du point de vue du successeur, plus une place qu’un savoir, ceci même si « on ne devient paludier qu’à force de traverser des épisodes truffés d’épreuves ». De cette victoire sur les épreuves dépend l’habilitation professionnelle au sens où l’entend M. Stroobants 1, c’est-à-dire « ce qui donne droit à exercer une compétence déterminée et avérée qui institue aussi son champ et ses modalités d’action ». On pourrait dire tout aussi bien que de ce passage d’épreuves réussi, dépend la transmission d’une expérience professionnelle. C’est dans le prolongement de cette perspective ouverte par les auteurs précédemment cités que nous avançons sur le chemin de la relation entre les acteurs. Si la perspective adoptée par Jorion et Delbos, « on ne transmet pas du savoir mais du travail » est également vérifiée sur nos terrains, nos travaux nous ont conduits un peu plus loin sur le chemin de l’habilitation et de ce fait, nous ont donné à comprendre autrement le processus de transmission en privilégiant l’interaction à l’intérieur de laquelle circulent les savoirs, plutôt que les savoirs eux-mêmes 2. Saisissant l’hypothèse proposée par ces auteurs, nous avons constaté que, dans les métiers de l’élevage, ce sont bien des places au travail qui règlent les modes de transmission du métier. Plutôt que d’interroger les modalités de transmission des savoirs, la question 1. M. Stroobants, Savoir-faire et compétences au travail. Une sociologie de la fabrication des aptitudes, éditions de Bruxelles, 1993. 2. D. Jacques-Jouvenot, op. cit. 14 Socio-anthropologie de la transmission. Des études de cas en question nouvellement posée se trouve donc être : comment circulent et se transmettent les places professionnelles ? 2.2. Des savoirs aux acteurs Nous avons montré ailleurs que cette naturalisation des savoirs vient également du fait que le savoir vu comme un contenu défini, un ensemble de techniques et de concepts, ne fait pas sens en tant que tel pour les acteurs. En effet, dans nos précédents travaux sur la transmission des savoirs de l’éleveur 1 nous montrons que ce savoir circule avec et dans le métier, qui se confond lui-même avec le patrimoine. Celui qui hérite du savoir professionnel hérite avant tout d’un métier, d’une place au travail. D’où le fait que les interviewés ne cessent de reformuler la transmission des savoirs en effaçant la question des savoirs au profit du métier, forçant ainsi le chercheur à suivre la piste de la transmission du métier. Pour quelles raisons ? M. Verret a en partie répondu à cette question dans ses travaux sur la culture ouvrière, rappelant que le statut même du savoir empêche les acteurs d’en parler facilement. Ainsi dit-il, « un savoir appris est un savoir qu’on ne sait plus qu’on sait, qu’on a sans le savoir » 2. En effet, le processus même de l’acquisition des savoirs entraîne non seulement une modification de l’avoir (j’en sais plus aujourd’hui qu’hier), mais de l’être, c'est-àdire une modification identitaire (je suis autrement aujourd’hui qu’hier). Comme le dit très justement A. Strauss 3, « on peut regarder en arrière mais on ne peut plus revenir en arrière, on ne peut évaluer qu’à partir de son nouveau statut ». Le savoir n’existe pas en dehors de cette interaction préalablement définie et pour saisir les modalités de sa transmission, cela impose de s’intéresser aux acteurs de l’interaction. On constatera alors qu’il n’y a pas ceux qui savent et ceux qui ne savent pas, mais des prédécesseurs et des successeurs à des places données. Ceci, comme le rappelle A. Strauss, « donne une continuité non seulement au groupe et à 1. D. Jacques-Jouvenot, op. cit. 2. M. Verret, La culture ouvrière, L’Harmattan, Logiques sociales, réédition 1996. 3. A. Strauss, Miroirs et masques, Métailié, Paris, réédition 1992. Socio-anthropologie de la transmission 15 l’organisation mais à l’expérience personnelle ». La continuité de l’expérience est donnée par le simple fait qu’il y avait quelqu’un avant et qu’il y aura quelqu’un après. Cette continuité de la transmission est d’autant plus forte et consciente chez les acteurs qu’elle s’exerce dans des milieux familiaux. Or, il nous a plu de questionner cette interaction entre donateur et donataire dans d’autres contextes. Et il nous est apparu que les liens de parenté, et notamment la relation père/fils fonctionnaient comme un modèle de l’interaction entre donateur et donataire, quel que soit le contexte – familial ou non – dans lequel s’inscrivent les acteurs. Ces derniers se référent toujours métaphoriquement à la relation père/fils pour dire le lien qui les unit. Quelles différences entre les liens de parenté et ceux de la parenté élective ou virtuelle reconstruite entre un maitre et son élève, entre un professionnel et son apprenti. En l’absence de parenté biologique, les acteurs fabriquent de la parenté, nous dit F. Waquet 1. Elle montre en effet que dans le monde intellectuel, la relation entre un Maître et son disciple emprunte toujours les mots de la parenté. L’élève est toujours « comme un fils » et le maître « comme un père ». La figure magistrale est donc toujours calquée sur une figure paternelle. On ne peut s’empêcher d’emprunter à F. Waquet ce clin d’œil fait à Marcel Mauss parlant de son maitre S. Levi : « Sylvain Levi suivait ses élèves de près, comme un père qui suit son fils ». Cette fabrication de la parenté inscrit donc le savoir et sa transmission dans une logique familiale que l’on soit ou non en présence d’acteurs liés par le sang. Le cas du savoir intellectuel décrit par F. Waquet est intéressant à plus d’un titre. En effet, d’une part, en montrant la parenté des mécanismes de transmission du monde intellectuel et du monde des métiers manuels, le cas du savoir intellectuel rompt avec cette opposition très classique entre « savoir » et « savoir-faire ». D’autre part, on voit bien comment en transmettant son savoir, le maître transmet en même temps une chaire ou un poste de professeur, mais aussi un ensemble de places 1. F. Waquet, op. cit., p. 172. 16 Socio-anthropologie de la transmission. Des études de cas en question dans les réseaux professionnels (revues, conseils d’Université…). Cet ensemble de places professionnelles constitue un patrimoine au sein duquel, à l’Université comme sur les exploitations agricoles, le savoir se transmet. Transmettre est une qualité proprement humaine porteuse d’identité et de culture dans laquelle les donateurs ont un projet : « ce dur désir de durer » cher à Paul Eluard, qui consiste à vouloir faire trace, à laisser une empreinte de son passage dans le monde des vivants. Cet échange concerne autant les biens matériels que symboliques : en effet, on peut décider de laisser un souvenir, transmettre un métier, des valeurs familiales ou professionnelles. Mais il y a toujours une dimension symbolique qui accompagne la transmission du patrimoine professionnel : comme le souligne A. Caillé dans un très bel article 1, « il n’est de don que ce qui excède par sa dimension symbolique la dimension utilitaire des biens et des services ». Dans le processus de transmission des savoirs, la dimension symbolique s’apparente à la force du lien construit dans l’interaction. Cette relation résulte également du jeu de nombreux autres acteurs. Dans le contexte familial, les collatéraux ne sont pas à négliger. De la même façon, dans le monde des aides-soignantes, étudié par F. Aubry, les collègues professionnelles deviennent des acteurs essentielles de la relation de transmission de savoirs professionnels. Les acteurs ne sont pas situés dans un statut définitif de donateur ou de successeur. En effet, d’une part, ils occupent dans leur cycle de vie ces deux places successives. D’autre part, dans l’interaction de la transmission, ils peuvent aussi être simultanément donateur et successeur. Et enfin, il est très important dans le champ professionnel, de prendre en compte la capacité de « s’y voir » 2 des acteurs, c'est-à-dire de se projeter dans le statut du donateur, dès la plus tendre enfance ou plus tard, lors de la formation professionnelle. L’interaction ne se résume pas à une circulation des plus vieux vers les plus jeunes, mais quelquefois elle 1. A. Caillé, op. cit. 2. G. Delbos P. Jorion, La transmission des savoirs, éditions MSH, collection ethnologie de la France, Paris, 1990, Socio-anthropologie de la transmission 17 résulte d’une interaction inverse des plus jeunes vers les plus vieux, interaction que M. Segalen nomme « la transmission à rebours » 1. Tout ceci impose donc de considérer le statut des acteurs comme une modalité primordiale dans la compréhension de l’acte de transmettre. 3. Au-delà de la reproduction 3.1. Transmettre n’est pas reproduire Le concept de transmission d’une place professionnelle rappelle celui de reproduction et nous oblige donc à spécifier ce qui les différencie. La corrélation établie par Bourdieu et Passeron 2 entre origine sociale et position sociale établit le paradigme de la reproduction sociale. Pour le dire autrement, les groupes sociaux se reproduisent par le biais de l’habitus familial, que l’on peut considérer comme un système d’héritage de normes, de savoirs et de valeurs, qui produit un mode de socialisation propre au groupe social d’appartenance et dont l’individu est relativement prisonnier. Et comme le soulignent Pinçon et Pinçon-Charlot 3, « plus les déterminismes sont forts et structurants et plus ils tendent à passer inaperçus et en conséquence ils pourront être vécus positivement. Tout simplement parce qu’il tend alors à y avoir une harmonie entre les habitus, les systèmes de disposition intériorisés comme une seconde nature et les conditions de la pratique ». Si fructueux que soit ce modèle – y compris sur des terrains familiaux comme ceux que nous avons étudiés – et sauf à considérer que les savoirs existent hors des rapports sociaux qui les portent, il ne peut nous suffire. En effet, l’exemple des métiers patrimoniaux est éclairant de ce point de vue. Dans ces métiers, plus qu’ailleurs, le choix du métier 1. M. Segalen, « Continuités et discontinuités familiales : approche socio-historique du lien intergénérationnel », in C. Attias-Donfut, Les solidarités entre les générations, Nathan, Essais et recherches, 1996. 2. P. Bourdieu et J.-C. Passeron, La reproduction, éditions de Minuit.1970. 3. M. Pinçon et M. Pinçon-Charlot, Grandes fortunes, Paris, Payot, 1996. 18 Socio-anthropologie de la transmission. Des études de cas en question reste une affaire de famille 1. De ce point de vue, nous pouvons même considérer que les métiers patrimoniaux sont un modèle du genre et continuent de l’être en ce début de XXIe siècle. Et cela au prix même de leur disparition ! Plutôt ne pas transmettre que de transmettre hors de la famille 2 ! Les stratégies familiales de reproduction mises en évidence par Pierre Bourdieu 3, fonctionnent bien et établissent, dans ces métiers, celui des enfants le mieux adapté à la pérennisation du patrimoine familial. Comme P. Bourdieu, nous avons montré qu’être de la famille, être un garçon et occuper une place qui s’adapte le mieux à une reprise possible au moment du départ en retraite du père, sont les trois déterminants sociaux objectifs qui font de cet enfant-là le successeur désigné 4. Les travaux de Bernard Zarca sur les artisans français mettaient eux aussi en évidence que « les modes de transmission n’échappent pas au calendrier des naissances, à la répartition des sexes dans la famille, au statut matrimonial des germains et aux modalités de distribution du statut de travailleur indépendant au sein du couple parental » 5. Si l’ensemble de ces travaux mettent l’accent sur l’importance ede la reproduction dans le processeus de transmission, pour autant, le concept de reproduction suffit-il à expliquer le devenir professionnel des enfants d’une même fratrie face à des modèles culturels parentaux identiques ? Nous ne le pensons pas. On lira attentivement sur cette question l’article d’A. Tatu-Colasseau qui tente de comprendre les mécanismes par lequels les processus 1. « Dans les catégories les plus modestes, l’héritage socio-professionnel reste fort : près de 9 agriculteurs sur 10 sont fils d’agriculteurs et un ouvrier sur deux vient d’une famille ouvrière... sans compter que les chances d’être cadre plutôt qu’ouvrier restent 40 fois plus forte pour un fils de cadre que pour un fils d’ouvrier (Source : Aujourd’hui en France, n° 16978 du 7 avril 1999). 2. M. Gillet, Les hors cadres-familiaux, D. Jacques-Jouvenot [dir.], Thèse de Doctorat, Université de Franche-Comté, 2002. 3. Pierre Bourdieu, « Stratégies matrimoniales et reproduction sociale », in Le sens pratique, Paris, Éditions de Minuit, 1980, pp. 312-332. 4. D. Jacques-Jouvenot, 1997, op. cit. 5. B. Zarca, « L’héritage de l’indépendance professionnelle selon la lignée, le sexe et le rang dans la fratrie », Population, n° 2, 1993. Socio-anthropologie de la transmission 19 familiaux créent les conditions de l’engagement des descendants de l’immigration, dans la sphère des loisirs. Si l’on suit la démonstration de Pierre Bourdieu, notamment dans son très beau texte sur les stratégies matrimoniales, les enfants héritent d’un même habitus, d’un même rapport au savoir. Or un seul, voire deux enfants, selon les exigences du patrimoine, seront fabriqués comme des héritiers successeurs. Ceux-là sont dans un premier temps désignés car adaptés aux stratégies de reproduction familiale. Cela signifie que pour l’auteur, les parents, les donateurs sont toujours les premiers à agir en vue de reproduire. Ce n’est que dans un second temps que l’héritier s’approprie cet héritage pour accéder à son nouveau statut de successeur. Nous sommes d’accord avec cette proposition même si, nous allons le voir, elle n’épuise pas la question. Mais contrairement à l’idée défendue par D. Bertaux et C. Delcroix, selon laquelle dans la transmission familiale, les enfants se soumettraient à cette décision parentale sans discuter, on constate, comme dans les autres formes de transmission une négociation de l’injonction à hériter faite par les parents. « À part la transmission patrimoniale – au cours de laquelle des biens matériels changent d’un seul coup de propriétaire – qui ne concerne que les familles disposant d’un patrimoine matériel, les nombreuses autres formes de transmission s’opèrent dans la longue durée, par socialisation et imitation, et ne sont pas toutes réussies, loin de là : les parents proposent, mais ce sont les enfants qui disposent » 1. Dans les métiers patrimoniaux, nous avons montré, contrairement à ce que proposent ces auteurs, que la transmission ne s’opère pas « d’un coup » et que les héritiers ne sont quelquefois pas disposés à hériter. Enfin, comme le souligne Pierre Bourdieu 2, la mise en œuvre de stratégies éducatives, qui sont interdépendantes des stratégies successorales et viennent les renforcer pour contraindre l’héritier à se laisser hériter par l’héritage, certains successeurs désignés échappent à ce destin. De ce 1. D. Bertaux, C. Delcroix, « Transmissions familiales et mobilités », in Migrations Société, vol. XXI, n° 123-124, 2009. 2. P. Bourdieu, Sur l’État. Cours au Collège de France 1989-1992, Seuil, 2012, p. 375.