Relation-educative-et-intervention-d-empowerment

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Bulletin d'Education du Patient, Vol. 17, n°3, Septembre 1998.
La relation éducative et
l’intervention d’empowerment.
Réflexion critique pour une
transformation des pratiques
par Colette Schoonbroodt (1) et Arthur Gélinas (2)
Se préoccuper de la relation éducative dans les prati-
ques dintervention préventive auprès de patients est,
à nos yeux, une évidence et une nécessité. Cepen-
dant, il faut reconnaître que ce n’est pas une attitude
courante ni dominante dans l’ensemble du champ de
la santé publique; elle appart même comme secon-
daire. La littérature en santé publique reste dominée
par un intérêt pour les résultats de recherches empi-
riques relatifs aux problèmes de santé ciblés. Certai-
nes revues portent par contre sur des pratiques de
prévention; on y retrouve davantage des descriptions
de programmes, justifiées à partir de données empi-
riques concernant le problème sanitaire traité, le pu-
blic ciblé, et parfois des éléments du contexte d’im-
plantation et des intervenants. Rares sont les infor-
mations sur la méthodologie d’intervention (ce qui n’est
pas réductible à la thode ou aux techniques) : c’est
comme si l’acte professionnel d’intervention préven-
tive, visant un changement auprès des personnes,
allait de soi pour tous les acteurs concernés. Comme
si, à partir du moment se justifie, scientifiquement
ou socio-politiquement, une intervention préventive,
la façon d’opérationnaliser des intentions est un don-
qui n’intéresse ni les scientifiques ni les politiques.
Au-delà de la prise de conscience qu’il est nécessai-
re de faire quelque chose, peut-on vraiment se pas-
ser d’un débat sur les dimensions stratégiques relati-
ves à l’acte professionnel ? Peut-on continuer à né-
gliger l’investigation portant sur les fondements des
choix praxéologiques (relatifs aux pratiques, aux ac-
tions), sur les référents sous-jacents aux modes d’in-
tervention basés sur le changement ? Ou encore,
comment procéder pour faire évoluer nos expertises
professionnelles, face aux changements d’enjeux en
santé publique ? Comment transformer nos pratiques
pour passer d’un mode prescriptif à un mode appro-
priatif de type empowerment ?
Au G.R.I.E.S. (Groupe de Recherche Interdisciplinai-
re en Éducation pour la Santé), depuis plusieurs an-
nées, la question des transformations de pratiques
préoccupe les professeurs - chercheurs. Nos travaux
s’inscrivent dans cette perspective d’analyse des
modes d’intervention, dans un souci de clarification
des cadres axiologiques, ontologiques et praxéologi-
ques (3), qui opèrent dans les pratiques profession-
nelles des intervenants, et ce dans différents univers
de développement professionnel. L’éducation pour la
santé est un de ces domaines d’investigation. Le point
d’ancrage de nos travaux est l’étude des processus
de changement et de prise en main par les acteurs de
leur transformation (voir notre dernière publication sur
l’empowerment dans FORTIN R. et al, 1998). Nous
nous préoccupons de la cohérence et de la pertinen-
ce entre le «voir» et le «faire», dans des pratiques
professionnelles d’empowerment.
Dès lors, notre expertise est d’ordre conceptuel et
méthodologique, et s’inscrit dans une finalité d’inter-
vention. Loin de pouvoir nous définir comme des ex-
perts de probmatiques en éducation du patient, nous
situerons plutôt notre contribution sur l’intervention
de changement, dans une perspective résolument
constructiviste. Nous allons proposer au lecteur de
considérer le contenu de cet article comme une série
de points d’ancrage significatifs pour interroger sa
pratique d’intervenant(e) à partir de référents particu-
lièrement pertinents en empowerment.
Notre fil conducteur sera l’interrogation suivante : si
nous envisageons l’intervention en éducation du pa-
tient comme un acte professionnel d’éducation, por-
teur d’intentions de transformation, posé par un ex-
pert, me dans le cadre d’une relation éducative avec
un patient, quels sont les points de repères qui nous
paraissent pertinents à analyser pour tendre vers un
agir d’empowerment ?
Bulletin d'Education du Patient,
Vol. 17, n°3, Septembre 1998.
Mots-clé: apprentissage,
constructivisme,
empowerment, éducation,
pratique, interaction,
représentation, changement.
(3) Cadre axiologique : relatif aux
valeurs, idéologies, croyances.
Cadre ontologique : relatif aux
connaissances, modèles, concepts.
Cadre praxéologique : relatif aux
pratiques, actions.
(1) Ph. D. en Santé Publique, chargée
de cours à l'UQAR, chercheur au
GRIES-UQAR et Université de LAVAL
(2) Ph. D. en Administration scolaire,
Professeur à l'UQAR, Directeur du
G.R.I.E.S. (Groupe de Recherche
Interdisciplinaire en Éducation pour
la Santé), Université du Québec à
Rimouski, allée des Ursulines, 300,
Rimouski (Québec), G5L 3A1.
Tél. : ++ 001 418 723 1986, poste
1654
Fax : ++ 001 418 724 1841
Email :
colette_schoonbroodt@uqar.uquebec.ca
Notre fil conducteur sera
l’interrogation suivante: si nous
envisageons l’intervention en
éducation du patient comme un
acte professionnel d’éducation,
porteur d’intentions de
transformation, posé par un expert,
mené dans le cadre d’une relation
éducative avec un patient, quels
sont les points de repères qui nous
paraissent pertinents à analyser
pour tendre vers un agir
d’empowerment ?
A partir d’une conception résolument constructiviste du processus
d’apprentissage, l’auteur mène une réflexion sur la dimension éducative
des pratiques d’intervention préventives.
Six points d’ancrage pertinents en empowerment sont proposés aux
soignants afin de les aider à interroger leur pratique. Un modèle
d’intervention éducative, visant le changement et mené dans le cadre
d’une relation entre expert(s) et usager(s) est ensuite décrit et illustré.
L’auteur conclut en affirmant la nécessité d’un renouvellement des
pratiques, vers une éducation pour le patient plutôt qu’une éducation du
patient.
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Bulletin d'Education du Patient, Vol. 17, n°3, Septembre 1998.
Nous allons évoquer six points de repères significa-
tifs avant de tenter de décrire un modèle d’interven-
tion éducative, visant une intention de changement,
et se déroulant dans le cadre d’une relation entre un
expert - intervenant et un ou plusieurs usager(s) (4).
Six points de repères
Apprendre est un acte social de
construction pour s’adapter
Nos référents s’inscrivent dans la perspective épisté-
mologique du constructivisme, l’on considère que
la réali sociale ne préexiste pas à l’observateur, mais
qu’elle est construite par les acteurs sociaux, dans
leurs interactions. La réalité sociale est un construit
plutôt qu’un donné (une représentation), dont la di-
mension dynamique est importante à considérer. Ain-
si, dans cette vision du monde, on s’intéresse avant
tout au processus de construction de cette réalité par
les acteurs, dans ses dimensions symbolique et so-
ciale, plutôt qu’au construit comme objet fini.
Dans cette perspective, l’éducation est envisagée
comme une activité de transformation : éduquer, c’est
transformer. Toute personne se définissant comme
éducateur est un acteur social qui s’ingère dans la vie
d’un autre acteur social, dans l’intention de modifier
quelque chose chez cette personne ou dans son en-
vironnement.
La relation éducative est donc une interaction socia-
le, dans un contexte donné, entre plusieurs acteurs
qui portent des connaissances (croyances, pris-pour-
acquis, etc.) et des enjeux particuliers.
Éduquer, c’est se pencher sur l’apprentissage et sur
les processus de transformation des connaissances
de l’apprenant, plutôt que sur l’enseignement ou la
transmission des connaissances.
Au cours de son processus d’adaptation, l’apprenant
va modifier des connaissances déjà acquises en de
nouveaux apprentissages qui lui paraissent plus
pertinents.
L’éducation du patient ne peut échapper au choix stra-
tégique d’une approche d’intervention, soit d’éduca-
tion à la santé ou d’éducation pour la santé selon le
modèle de différenciation que nous avons proposé
(GELINAS A. et al, 1997).
Pour caractériser ce choix, spécifions que la premiè-
re stratégie est centrée sur l’enseignement de la san-
ou des comportements adéquats à celle-ci. Elle
porte sur des expertises biomédicales. La seconde
se sert de l’éducation pour connaître comment les
gens construisent leur santé et les soutenir dans leur
processus de gestion appropriative de sens de leur
santé.
En effet, dans la mesure où, pour les constructivis-
tes, le monde n’est pas préétabli, il ne peut dès lors
être peu ni connu directement, mais uniquement par
l’intermédiaire d’un sujet actif. Dans ce sens, pour
percevoir et connaître le monde, l’homme agit sur son
univers en lui donnant une forme qui lui convient, dans
un rapport d’intentionnalité. C’est une question de
survie : nous ne pouvons survivre et nous adapter
que dans la mesure nous réussissons à conférer
une «forme viable» à notre expérience. La connais-
sance est cette activité vitale qui permet à l’homme
de s’auto-organiser en vue de s’adapter, c’est-à-dire
de répondre aux problèmes qu’il rencontre dans son
existence quotidienne. Face à un événement comme
la maladie, le patient va développer, à sa façon, une
compréhension par rapport à ce qui se passe; cette
conception constituera sa connaissance pratique.
La connaissance est donc plus qu’une simple activité
cérébrale ou intellectuelle consciente, c’est «une
activité vitale global(PÉPIN Y., 1994), elle est «la
recherche des manières de se comporter et de penser
qui conviennent», par rapport à des buts que l’on
poursuit (VON GLASERSFELD E., 1988, p. 41) ou à
une situation quon a besoin de gérer. La
connaissance n’est pas toujours consciente : les
flexes, les habitudes et les attitudes sont des «actes
de connaissance», bien souvent implicites pour les
personnes.
Par la connaissance, les individus construisent des
savoirs appelés savoirs pratiques et expérienciels :
au travers de leurs expériences de vie, ils construi-
sent autant de savoirs sur des objets (ex. : diabète,
coeur, sérénité, etc.), sur des événements (ex. : hos-
pitalisation, accident, perte, etc.), ou sur autrui. Ce
sont les mes processus qui interviennent, c’est-à-
dire la maîtrise de l’expérience que nous avons
d’autrui, de façon à pouvoir nous adapter aux interac-
tions sociales, atteindre nos buts, et réaliser nos pro-
jets. Dès lors, la présence d’autrui et les effets sur
nous de ses comportements, influencent nos propres
capacités d’adaptation et donc nos constructions, au
travers des interactions sociales.
Notion de conflits de construction
L’importance accordée à la connaissance pratique ou
expériencielle des patients va nous permettre de
comprendre le sens du concept de «viabilité des
connaissances», qui renseigne les individus sur la
fonction adaptative des connaissances. La viabili des
connaissances n’est pas synonyme de «vérité», mais
fait référence au caractère fonctionnel et d’efficacité
des construits. Pour VARELA (1988, p. 344),
plusieurs construits viables peuvent coexister et
«personne ne peut prétendre mieux comprendre le
monde que les autres», pas me l’expert. Le succès
des savoirs construits renseigne les individus sur leur
façon de concevoir le monde : les construits sont
viables tant qu’ils produisent toujours les bénéfices
escomptés. Toute connaissance qui se maintient est
donc une connaissance viable pour l’individu ou le
groupe qui l’a développée; a l’inverse, le verdict de
l’échec est révélateur : «l’échec signifie que le monde
ne peut se plier à la forme que nous voulons lui donner,
du moins quand il s’agit d’atteindre un but particulier»,
parce que cette connaissance peut être viable dans
la poursuite d’un autre but (PÉPIN Y., 1994, p. 66).
Ainsi l’individu, dans ses expériences, vit des succès
(expériences qui renforcent des constructions anté-
rieures) et des échecs (expériences qui nécessitent
soit des reconstructions, soit des distinctions inédi-
tes), c’est-à-dire des conflits de construction, de con-
naissances : certaines formes demeurent viables face
(4) Ce travail d’écriture en éducation
constructiviste a été abordé de façon
plus élaborée dans
SCHOONBROODT C., 1996a.
A propos du constructivisme :
Dans cette perspective, la réalité
sociale ne préexiste pas à
l’observateur, elle est construite
par les acteurs sociaux via leurs
interactions. La réalité sociale est
donc un construit plutôt qu’un
donné (une représentation), dont la
dimension dynamique est
importante à considérer.
L’intervenant s’intéresse au
processus de construction de cette
réalité par les acteurs, dans ses
dimensions symbolique et sociale,
plutôt qu’au construit comme objet
fini.
L’éducation du patient ne peut
échapper au choix stratégique
d’une approche d’intervention, soit
d’éducation à la santé ou
d’éducation pour la santé.
Dans la première stratégie,
l'éducation est centrée sur
l’enseignement de la santé ou des
comportements adéquats à celle-ci.
Elle porte sur des expertises
biomédicales. Dans la seconde,
l'éducation consiste à connaître
comment les gens construisent leur
santé et les soutenir dans leur
processus de gestion appropriative
de sens de leur santé.
La connaissance est une activité
vitale globale. Elle est la recherche
des manières de se comporter et de
penser qui conviennent, par
rapport à des buts que l’on poursuit
ou à une situation qu’on a besoin
de gérer. Face à un événement
comme la maladie, le patient va
développer, à sa façon, une
compréhension par rapport à ce
qui se passe; cette conception
constituera sa connaissance
pratique.
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Bulletin d'Education du Patient, Vol. 17, n°3, Septembre 1998.
à certaines exriences, et incompatibles pour
d’autres. Dans le domaine de la santé, il est fréquent
de constater que des événements subis et non prévi-
sibles par nos approches traditionnelles de prévision,
mais aussi des discours apparemment contradictoi-
res, peuvent stabiliser quelqu’un dans ses croyan-
ces et ses connaissances. Dans cette perspective
constructiviste, les interactions humaines sont consi-
dérées comme autant d’occasions d’affirmation, de
mise à l’épreuve, de négociations contextuelles et
perpétuelles des visions du monde respectives des
partenaires : les individus qui interagissent co-cons-
truisent leur réalité. GÉLINAS A. (1984) parle de «sa-
voirs intersubjectifs». Face à la diversité des points
de vue, et sans vouloir réaliser absolument un con-
sensus ou une compréhension commune, DION-
NE P. et OUELLET G. (1990) parlent d’«accord prag-
matique» pour considérer l’efficaciet la viabilité des
interactions entre des individus : dans l’interaction, il
suffit en fait que chaque partenaire puisse construire,
voire déconstruire et reconstruire, le comportement
de l’autre de façon viable pour lui-même. Dans cette
dynamique interactive, la diversité est conçue com-
me une richesse et peut être gérée.
La personne au centre de
l’appréciation de ses constructions
Les savoirs pratiques et exrienciels sont relatifs aux
personnes qui les ont construits : seules ces
personnes elles-mêmes sont capables d’en juger la
viabilité, à partir du sentiment de maîtrise de leur
expérience et en fonction des buts quelles
poursuivent. Le constat de l’échec d’adaptation, qu’il
s’agisse de maîtriser l’expérience ou d’atteindre les
buts escomptés, tout aussi subjectif, joue un rôle
crucial quand il sagit dapprentissages et de
changement. Dans la perspective de l’apprentissage,
le concept de «système appréciatif» de VICKERS,
repris par LINAS A. (1984), fait rence au double
processus de perception et d’interprétation du réel
par les acteurs sociaux. Le système appréciatif est
constit de croyances, de valeurs, de connaissances,
d’émotions prévalantes chez l’individu; il agit comme
un filtre, une grille d’analyse dans la perception et
l’interprétation des événements. Ces deux processus
sont plus ou moins conscients chez chacun; il est
cependant possible daugmenter le niveau de
conscience par des activités éducatives centrées sur
le processus d’élaboration des constructions avec la
personne, pour velopper ses capacis d’adaptation
et d’accommodation. Nous verrons dans le modèle
pédagogique comment un intervenant peut soutenir,
chez la personne, la prise de conscience de ses
propres filtres appréciatifs.
Apprendre, c’est transformer
Les constructivistes considèrent l’échec et l’adapta-
tion cognitive comme des éléments générateurs de
changement : l’échec est le principal moteur de l’ap-
prentissage, c’est-à-dire de la transformation et de
l’évolution des connaissances. «L’échec force l’ac-
commodation, c’est-à-dire la déconstruction et la re-
construction du monde tel que nous le connaisson
(PÉPIN Y., 1994, p. 66). Apprendre consiste à chan-
ger notre façon de comprendre le monde, ou un
phénomène particulier, et à modifier notre façon de
nous comporter par rapport à lui; dans ce sens, nous
pouvons concevoir qu’apprendre participe au chan-
gement d’attitude et d’habitude de vie.
Il est dès lors possible de considérer qu’apprendre
se fait par un processus de cognition sociale, dans
un contexte particulier qui influence le processus. Du
point de vue des constructivistes, l’élève, dans son
expérience de l’école et de la vie scolaire, construit
un sens global sur cette expérience; c’est dans ce
contexte qu’il va élaborer sa connaissance pratique
sur lui-même, sur l’éducateur, sur les règles du jeu
scolaire et social. Il va développer des modalités
d’adaptation à ce milieu qui lui conviennent. Après la
famille, l’école devient le lieu où le jeune apprend à
s’accommoder et à s’adapter,il apprend des rè-
gles de jeu de la vie sociale.
L’influence du contexte sur les
transformations
Dans une telle vision de l’éducation, qui souligne le
rôle de l’interaction sociale et de la part active prise
par la personne apprenante (concernée par le chan-
gement), le contexte prend toute son importance dans
le processus de transformation. Plusieurs études
portant sur l’école en tant que contexte nous permet-
tent de faire des transferts, pour questionner le milieu
hospitalier en tant que contexte soutenant les chan-
gements souhaités par les programmes d’interven-
tion préventive auprès des patients.
Les constructivistes considèrent que l’une des princi-
pales qualités du contexte est de fournir à l’apprenant
une diversité de partenaires et de situations dans et
avec lesquels la personne est amenée à transformer
sa connaissance du monde, de façon à pouvoir inte-
ragir et s’adapter.
Une question fondamentale se pose à ce stade-ci :
Le contexte hospitalier actuel est-il un contexte qui
favorise le rôle actif du patient dans l’évaluation, par
lui-même, de sa maladie et de son traitement, mais
aussi de l’autorité des pourvoyeurs de services et de
connaissances ?
Cette évaluation lui serait-elle, au contraire, imposée
de façon institutionnalisée ?
L’hôpital repsente plus qu’un lieu sont dispensés
des soins et des services médicaux : il est aussi, pour
ceux qui le fréquentent, un lieu d’apprentissage sur la
gestion de la maladie, sur soi-même en tant personne
capable ou non de prendre soin d’elle, ainsi qu’un lieu
d’apprentissage sur les rapports humains, les règles
de jeux entre patient et experts médicaux. Le savoir
pratique des usagers intègre en effet l’apprentissage
du rapport à une autorité instituée, celle du pouvoir
médical. Les travaux de GOFFMAN E. (1973, 1991)
étudient ce phénomène dapprentissage de
connaissances viables relatives aux règles de jeu de
l’institution : il constate notamment un déplacement,
dans la communication, entre l’objet pour lequel
linstitution est mandatée (soigner, rendre les
personnes autonomes, etc.) et les rapports
interpersonnels. Ainsi, la motivation d’un patient peut
être tout autre que celle de guérir ou d’éviter une
rechute; la motivation peut relever des enjeux de
L’hôpital représente plus qu’un
lieu où sont dispensés des soins et
des services médicaux : il est aussi,
pour ceux qui le fréquentent, un
lieu d’apprentissage sur la gestion
de la maladie, sur soi-même en
tant personne capable ou non de
prendre soin d’elle, ainsi qu’un
lieu d’apprentissage sur les
rapports humains, les règles de
jeux entre patient et experts
médicaux.
Les constructivistes considèrent
que l’une des principales qualités
du contexte est de fournir à
l’apprenant une diversité de
partenaires et de situations dans et
avec lesquels la personne est
amenée à transformer sa
connaissance du monde, de façon
à pouvoir interagir et s’adapter.
Le constat subjectif de l’échec
d’adaptation, qu’il s’agisse de
maîtriser l’expérience ou
d’atteindre les buts escomptés, joue
un rôle crucial quand il s’agit
d’apprentissages et de
changement.
Les interaction humaines :
Les interactions humaines sont
considérées comme autant
d’occasions d’affirmation, de
mise à l’épreuve, de négociations
contextuelles et perpétuelles des
visions du monde respectives des
partenaires : les individus qui
interagissent co-construisent leur
réalité.
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rapports humains, dont l’apprentissage traditionnel
favorise probablement une logique d’impuissance et
un rapport de soumission vis-à-vis des savoirs
médicaux, une incapaci ou une difficulté à se
reconnaître soi-même comme producteur gitime de
connaissance, voire me une atrophie de sa propre
capacité à évaluer et à critiquer de façon dialectique
et productive les savoirs qui nous sont proposés. La
prise en charge médicale institutionnalisée, le
développement technologique imposant, le jargon
dical, l’inaccessibilité du dossier dical, etc. sont
autant d’indices venant étayer cette conception d’une
dépossession du pouvoir du patient par le médecin.
Ces indices ne sont-ils pas révélateurs d’une logique
de contrôle et de normalisation sous-jacente aux
interventions, en conformité avec cette vision d’un
rapport de soumission du patient au professionnel ?
Ne serait-il, dès lors, pas légitime de re-questionner
la perspective selon laquelle l’hôpital serait un milieu
privilégié pour velopper des apprentissages
attitudinaux relatifs à la prise en main, par le patient,
de son traitement et de sa qualité de vie ? Plutôt que
de se borner à chercher une réponse affirmative ou
gative, il serait davantage opportun de s’interroger
et d’analyser, au travers de situations concrètes, les
objets qu’il aurait lieu de transformer dans le contexte
dintervention, afin de rejoindre lintention de
velopper autre chose qu’une prescription de
changement à un public captif (5).
De plus, par les expériences vécues en milieu hospi-
talier, les patients apprennent sur eux-mêmes : com-
me pour tout exercice d’adaptation, ils se construi-
sent des représentations viables sur eux-mes (ima-
ge de soi, sentiment d’efficaci, etc.), représentations
qui vont avoir des incidences majeures sur le proces-
sus de prise en main (d’empowerment).
De par son inscription intrinsèque dans le contexte
dans lequel elle se veloppe, l’activité éducative est
influencée par ce contexte. Comment ses règles de
fonctionnement, implicites comme explicites, vont-elles
participer ou détourner les motivations d’une person-
ne à apprendre, à conntre, à changer ? Ce que nous
constatons, c’est que l’oubli par l’institution de la ca-
pacidu patient à évaluer la viabilité de ses propres
connaissances sur sa situation entraîne, dans le pro-
cessus d’appropriation, plusieurs risques. Il y a d’abord
un risque que le patient n’ait plus confiance dans les
savoirs formels, l’expertise médicale, ou encore dans
les spécialistes de la santé qu’il rencontre dans ce
contexte. Un risque également qu’il ne considère plus
les professionnels comme des personnes significati-
ves, c’est-à-dire qui ont développé des constructions
relatives différentes des siennes, qu’il peut critiquer
ou qui peuvent au contraire lui permettre questionner
ses propres constructions, et donc l’aider à amorcer
un processus d’évolution et de complexification de
ses propres connaissances, à augmenter ses capa-
cités d’adaptation. Le risque alors est que la transfor-
mation des savoirs pratiques du patient ne passe plus
par le milieu des professionnels de la santé, devenu
inaccessible, voire non-significatif, pour son adapta-
tion; cette transformation des savoirs pratiques peut
alors se développer de façon indépendante. C’est ce
qui se passe de plus en plus actuellement, lorsque
l’on observe l’engouement pour les médecines alter-
natives et la quête de bien-être. Ce qu’il est important
de retenir, c’est que la distance entre les connaissan-
ces théoriques (6) et les savoirs expérienciels est un
élément fondamental dans le processus d’apprentis-
sage et de changement; comme nous allons le voir,
cette distance va intervenir dans la dynamique de
diation de pertinence entre l’expert et l’usager (GÉ-
LINAS A., 1984).
L’incidence d’une vision
constructiviste sur nos croyances et
nos pratiques traditionnelles
d’intervenant
Un premier constat d’humiliconsiste à reconnaître
que rien ne peut expliquer comment une connaissan-
ce peut être transmise d’un sujet à un autre, ni même
comment le faire efficacement et correctement. Dans
la perspective constructiviste, il n’y a pas de bonne
réponse ou de bonne façon de faire, il n’y a que des
ponses pertinentes pour les acteurs concernés. On
ne peut donc pas déterminer à l’avance comment on
peut s’assurer que l’apprenant développe de lui-me
le savoir précis qui est en jeu (PÉPIN Y., 1994). Il est
s lors paradoxal de concevoir une intervention dite
éducative, en alisant une pré-planification d’un con-
tenu et d’une marche. Aucun document écrit, pam-
phlet, vidéo, etc. ne peut plus être considéré comme
une méthode d’intervention adéquate, mais peut tout
au plus être utilisé comme support à l’intervention ; la
pertinence de ces divers supports devra cependant
toujours être réexaminée par l’expert et par les usa-
gers, dans chaque situation concrète. C’est la règle
de la relativi!
Dans la mesure les connaissances sont construi-
tes, le rôle du langage et la «transmission des sa-
voirdevront être conçus différemment : l’expert ne
parlera plus aux usagers dans l’intention de commu-
niquer des idées, des informations et des savoirs for-
mels, mais communiquera pour orienter un proces-
sus de construction des savoirs par les personnes
elles-mêmes.
Trois pris-pour-acquis dans le processus éducatif tra-
ditionnel ne sont donc plus du tout compatibles avec
une conception constructiviste de l’apprentissage :
- la transmission des connaissances;
- la réduction de l’écart par rapport à un savoir
établi a priori;
- l’acquisition de connaissances qui ne
serviront que plus tard.
Pour les constructivistes, la connaissance n’a de sens
que parce qu’elle permet de résoudre les problèmes
rencontrés lors de la poursuite de différents buts ou
de la réalisation de différents projets. Dans cette
logique, rien ne peut prédire que l’apprenant va
velopper une connaissance conforme à celle qu’on
veut lui enseigner; par contre, cette connaissance sera
viable ou non, pour lui et selon lui, en fonction de ce
quil poursuit. Dès lors, la notion même de
«connaissances scolaires» et celle de leur
transmission sont en rupture avec la pensée
(6) Toute connaissance qui n’est pas
celle de la personne est théorique
pour elle.
Figure 1 : La personne comme patient
(qui patiente en salle d'attente).
Figure 2 : La personne comme patient
compliant (qui est client captif).
Figure 3 :La personne comme acteur
de sa santé (qui construit du sens).
(5) Nous menons actuellement ce
genre de recherche en milieu
scolaire où sont, là aussi, remis en
cause beaucoup de pris-pour-acquis
sur l’opportunité de définir l’école
comme milieu privilégié pour faire
de l’éducation pour la santé. Si le
rassemblement d’élèves captifs dans
un même contexte est justifié dans
une perspective d’économie de
moyens, est-il pertinent de mettre en
place des projets de prévention du
tabagisme dans ce contexte ?
Recherche financée par le Conseil
québécois de la recherche sociale du
Québec.
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Bulletin d'Education du Patient, Vol. 17, n°3, Septembre 1998.
constructiviste : il n’est plus possible de croire dans
une démarche dapprentissage utilisant des
programmes prédéfinis pour lesquels sont planifiés
des contenus de connaissances que les usagers
devront maîtriser, et dont le moteur sera un expert,
qui maîtrisant ces connaissances, devra mobiliser des
moyens pour amener les personnes à comprendre
ce qu’il comprend et à reproduire cette connaissance
de façon autonome.
Un second postulat est relatif à la conception qui af-
firme l’éducation sert à réduire l’écart qui existe entre
ce que le patient sait (ou ne sait pas) et ce qu’il de-
vrait savoir; une telle conception repose sur la croyan-
ce que les savoirs sont des acquis, des propriétés
intrinsèques des phénomènes étudiés, sur une logi-
que «substantialiste» diront MORF A. (1985) et MOS-
COVICI S. (1984). Lorsque l’expert considère que le
patient ne sait pas, qu’il n’a pas de représentations
préalables sur un sujet particulier ou encore lorsque
sa préoccupation est d’établir un diagnostic des con-
ceptions «naïves et spontanées» des patients pour
mieux identifier leurs erreurs et établir un plan de cor-
rections (bilan évaluatif pour diminuer l’écart), cet ex-
pert s’inscrit d’emblée dans une perspective il en-
seigne des connaissances réputées «vraies», ou à
tout le moins viables pour lui, quelle que soit leur com-
patibili avec celles de la personne. Ces savoirs stan-
dardisés, dictés par un programme et soutenus par
une méthode d’évaluation des apprentissages, pré-
valent sur les savoirs pratiques des individus. Pour
les constructivistes, les savoirs ne sont pas considé-
s comme des connaissances «réaliste, mais plu-
tôt comme des hypothèses révélées, par et pour cer-
tains, viables en fonction de certains buts. Dans une
pratique éducative, ces savoirs formels peuvent an-
moins interagir avec les connaissances spontanées
des usagers, dans le but de créer des «conflits de
construction; il faut d’ailleurs souligner que ces con-
flits peuvent intervenir tant pour les savoirs formels
(scientifiques, relatifs à l’expertise médicale) que pour
les savoirs pratiques des personnes.
Les constructivistes refusent de considérer le sujet
comme «ignorant», et abordent la résistance au
changement autrement. Dans la pratique éducative
et dans le processus d’adaptation, les «apprenant
savent et apprennent toujours quelque chose. Parfois,
ils connaissent ou croient autre chose que ce qu’on
voudrait qu’ils sachent, mais ces croyances ou
connaissances n’en demeurent pas moins toujours
viables pour eux, tant et aussi longtemps qu’ils n’ont
pas perçu l’erreur ou l’échec. Quand il y a échec, la
seule correction possible relève de la personne
concernée, pourvu qu’elle identifie que ses savoirs
pratiques sont en échec. Ce n’est donc plus la
psence ou l’absence de motivation qui peut expliquer
que certaines personnes n’apprennent pas ou ne
changent pas (résistance au changement), mais le
fait qu’un certain nombre de sujets soit motivé par
d’autres projets que ceux qui animent l’intervenant :
leurs enjeux relatifs à l’acquisition ou à la modification
de connaissances, de croyances et/ou de compor-
tements sont différents ou ailleurs.
Faire acquérir aux patients des connaissances «au
cas où» ils rencontreraient des problèmes... Croire
que ces connaissances seraient utiles, plus tard, s’ils
en avaient besoin en leur évitant d’avoir à résoudre,
par eux-mêmes, des problèmes qui ont été résolus
par d'autres...
Toutes ces croyances sont remises en question, car
il s'agit en fait de savoirs qui ne sont pas encore des
savoirs pratiques pour la personne; apprendre quelque
chose de nouveau sans que cette connaissance ne
soit probmatique, c'est-à-dire qu'il y ait mise en échec
par rapport à des constructions anrieures de
l'usager, ne cadre pas avec la pensée constructiviste.
Le seul savoir possible est le savoir d'expérience, relatif
à la survie de l'être, à la poursuite de ses projets, et à
la réalisation de ses désirs; «Et cela, peu importe la
valeur qu'imputeront d'autres perspectives à ce
savoir» (PÉPIN Y., 1994, p. 71). Il est donc impossible
pour un constructiviste de développer des
connaissances qui n'apparssent pas utiles à
l'usager, afin de lui permettre de comprendre son
expérience, dans son présent et par rapport à son
vécu : «Il ne peut y avoir de savoir vide d'expérience
qu'on pourrait appliquer au moment l'expérience
visée se produirait» (PÉPIN Y., 1994, p.72). Cette
conception de l'apprentissage remet fortement en
question la visée préventive de la connaissance, de
même que le recours à certaines activités
d'apprentissage par anticipation lorsque celles-ci ne
s'inscrivent pas dans un référent expérienciel, de type
cognitif, émotif, et/ou attitudinal.
Quatre balises d’un modèle
pour une intervention
éducative d’empowerment
Nous avons soulig que le processus de construction
est personnel, et s’insère dans un contexte social
d’enseignement - apprentissage. Certaines attitudes
de l’intervenant sont dès lors plus adéquates et
pertinentes que d’autres pour favoriser l’appropriation,
par les patients, de leur propre cheminement de
changement.
Nous allons nous attacher à tracer quatre attitudes
inter reliées, favorisant chez l’usager une prise en main
de sa propre transformation.
- Les conceptions de l’usager : l’intervenant ne peut
plus faire fi du savoir de l’usager, ni assimiler les
informations médicales et le savoir scientifique, afin
de le rendre «digeste» pour le patient. L’usager est à
la fois acteur et auteur de sa cognition : son réseau
conceptuel est une construction ou un mole
hypothétique au travers duquel il compare, traduit,
symbolise, transforme. Comprendre comment la
personne considère la situation, se représente son
problème de santé, son traitement, etc. devient un
questionnement récurrent de l’intervenant, pour
amener le patient à prendre conscience de sa propre
démarche de sens et la rendre explicite. De cette
façon, l’usager juge par lui-même de sa réussite, c’est-
à-dire de la pertinence et de la validité de sa marche
et de sa connaissance ; cest le début de
Des savoirs relatifs :
Pour les constructivistes, les
savoirs ne sont pas considérés
comme des connaissances
«réalistes», mais plutôt comme des
hypothèses révélées, par et pour
certains, viables en fonction de
certains buts.
Le rôle actif de la personne :
L’usager est à la fois acteur et
auteur de sa cognition : son réseau
conceptuel est une construction ou
un modèle hypothétique au travers
duquel il compare, traduit,
symbolise, transforme. Il juge par
lui-même de sa réussite, c’est-à-
dire de la pertinence et de la
validité de sa démarche et de sa
connaissance.
La résistance au changement :
Ce n’est pas la présence ou
l’absence de motivation qui peut
expliquer que certaines personnes
n’apprennent pas ou ne changent
pas (résistance au changement),
mais le fait qu’un certain nombre
de sujets soit motivé par d’autres
projets que ceux qui animent
l’intervenant.
Des savoirs ancrés dans l'expé-
rience :
Le seul savoir possible est le savoir
d'expérience, relatif à la survie de
l'être, à la poursuite de ses projets,
et à la réalisation de ses désirs.
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