par Colette Schoonbroodt (1) et Arthur Gélinas (2) Mots-clé: apprentissage, constructivisme, empowerment, éducation, pratique, interaction, représentation, changement. Notre fil conducteur sera l’interrogation suivante: si nous envisageons l’intervention en éducation du patient comme un acte professionnel d’éducation, porteur d’intentions de transformation, posé par un expert, mené dans le cadre d’une relation éducative avec un patient, quels sont les points de repères qui nous paraissent pertinents à analyser pour tendre vers un agir d’empowerment ? (1) Ph. D. en Santé Publique, chargée de cours à l'UQAR, chercheur au GRIES-UQAR et Université de LAVAL (2) Ph. D. en Administration scolaire, Professeur à l'UQAR, Directeur du G.R.I.E.S. (Groupe de Recherche Interdisciplinaire en Éducation pour la Santé), Université du Québec à Rimouski, allée des Ursulines, 300, Rimouski (Québec), G5L 3A1. Tél. : ++ 001 418 723 1986, poste 1654 Fax : ++ 001 418 724 1841 Email : [email protected] (3) Cadre axiologique : relatif aux valeurs, idéologies, croyances. Cadre ontologique : relatif aux connaissances, modèles, concepts. Cadre praxéologique : relatif aux pratiques, actions. Bulletin d'Education du Patient, Vol. 17, n°3, Septembre 1998. 90 A partir d’une conception résolument constructiviste du processus d’apprentissage, l’auteur mène une réflexion sur la dimension éducative des pratiques d’intervention préventives. Six points d’ancrage pertinents en empowerment sont proposés aux soignants afin de les aider à interroger leur pratique. Un modèle d’intervention éducative, visant le changement et mené dans le cadre d’une relation entre expert(s) et usager(s) est ensuite décrit et illustré. L’auteur conclut en affirmant la nécessité d’un renouvellement des pratiques, vers une éducation pour le patient plutôt qu’une éducation du patient. Se préoccuper de la relation éducative dans les pratiques d’intervention préventive auprès de patients est, à nos yeux, une évidence et une nécessité. Cependant, il faut reconnaître que ce n’est pas une attitude courante ni dominante dans l’ensemble du champ de la santé publique; elle apparaît même comme secondaire. La littérature en santé publique reste dominée par un intérêt pour les résultats de recherches empiriques relatifs aux problèmes de santé ciblés. Certaines revues portent par contre sur des pratiques de prévention; on y retrouve davantage des descriptions de programmes, justifiées à partir de données empiriques concernant le problème sanitaire traité, le public ciblé, et parfois des éléments du contexte d’implantation et des intervenants. Rares sont les informations sur la méthodologie d’intervention (ce qui n’est pas réductible à la méthode ou aux techniques) : c’est comme si l’acte professionnel d’intervention préventive, visant un changement auprès des personnes, allait de soi pour tous les acteurs concernés. Comme si, à partir du moment où se justifie, scientifiquement ou socio-politiquement, une intervention préventive, la façon d’opérationnaliser des intentions est un donné qui n’intéresse ni les scientifiques ni les politiques. Au-delà de la prise de conscience qu’il est nécessaire de faire quelque chose, peut-on vraiment se passer d’un débat sur les dimensions stratégiques relatives à l’acte professionnel ? Peut-on continuer à négliger l’investigation portant sur les fondements des choix praxéologiques (relatifs aux pratiques, aux actions), sur les référents sous-jacents aux modes d’intervention basés sur le changement ? Ou encore, comment procéder pour faire évoluer nos expertises professionnelles, face aux changements d’enjeux en santé publique ? Comment transformer nos pratiques pour passer d’un mode prescriptif à un mode appropriatif de type empowerment ? Au G.R.I.E.S. (Groupe de Recherche Interdisciplinaire en Éducation pour la Santé), depuis plusieurs années, la question des transformations de pratiques préoccupe les professeurs - chercheurs. Nos travaux s’inscrivent dans cette perspective d’analyse des modes d’intervention, dans un souci de clarification des cadres axiologiques, ontologiques et praxéologiques (3), qui opèrent dans les pratiques professionnelles des intervenants, et ce dans différents univers de développement professionnel. L’éducation pour la santé est un de ces domaines d’investigation. Le point d’ancrage de nos travaux est l’étude des processus de changement et de prise en main par les acteurs de leur transformation (voir notre dernière publication sur l’empowerment dans FORTIN R. et al, 1998). Nous nous préoccupons de la cohérence et de la pertinence entre le «voir» et le «faire», dans des pratiques professionnelles d’empowerment. Dès lors, notre expertise est d’ordre conceptuel et méthodologique, et s’inscrit dans une finalité d’intervention. Loin de pouvoir nous définir comme des experts de problématiques en éducation du patient, nous situerons plutôt notre contribution sur l’intervention de changement, dans une perspective résolument constructiviste. Nous allons proposer au lecteur de considérer le contenu de cet article comme une série de points d’ancrage significatifs pour interroger sa pratique d’intervenant(e) à partir de référents particulièrement pertinents en empowerment. Notre fil conducteur sera l’interrogation suivante : si nous envisageons l’intervention en éducation du patient comme un acte professionnel d’éducation, porteur d’intentions de transformation, posé par un expert, mené dans le cadre d’une relation éducative avec un patient, quels sont les points de repères qui nous paraissent pertinents à analyser pour tendre vers un agir d’empowerment ? Bulletin d'Education du Patient, Vol. 17, n°3, Septembre 1998. La relation éducative et l’intervention d’empowerment. Réflexion critique pour une transformation des pratiques Bulletin d'Education du Patient, Vol. 17, n°3, Septembre 1998. Nous allons évoquer six points de repères significatifs avant de tenter de décrire un modèle d’intervention éducative, visant une intention de changement, et se déroulant dans le cadre d’une relation entre un expert - intervenant et un ou plusieurs usager(s) (4). Six points de repères Apprendre est un acte social de construction pour s’adapter Nos référents s’inscrivent dans la perspective épistémologique du constructivisme, où l’on considère que la réalité sociale ne préexiste pas à l’observateur, mais qu’elle est construite par les acteurs sociaux, dans leurs interactions. La réalité sociale est un construit plutôt qu’un donné (une représentation), dont la dimension dynamique est importante à considérer. Ainsi, dans cette vision du monde, on s’intéresse avant tout au processus de construction de cette réalité par les acteurs, dans ses dimensions symbolique et sociale, plutôt qu’au construit comme objet fini. Dans cette perspective, l’éducation est envisagée comme une activité de transformation : éduquer, c’est transformer. Toute personne se définissant comme éducateur est un acteur social qui s’ingère dans la vie d’un autre acteur social, dans l’intention de modifier quelque chose chez cette personne ou dans son environnement. La relation éducative est donc une interaction sociale, dans un contexte donné, entre plusieurs acteurs qui portent des connaissances (croyances, pris-pouracquis, etc.) et des enjeux particuliers. Éduquer, c’est se pencher sur l’apprentissage et sur les processus de transformation des connaissances de l’apprenant, plutôt que sur l’enseignement ou la transmission des connaissances. Au cours de son processus d’adaptation, l’apprenant va modifier des connaissances déjà acquises en de nouveaux apprentissages qui lui paraissent plus pertinents. L’éducation du patient ne peut échapper au choix stratégique d’une approche d’intervention, soit d’éducation à la santé ou d’éducation pour la santé selon le modèle de différenciation que nous avons proposé (GELINAS A. et al, 1997). Pour caractériser ce choix, spécifions que la première stratégie est centrée sur l’enseignement de la santé ou des comportements adéquats à celle-ci. Elle porte sur des expertises biomédicales. La seconde se sert de l’éducation pour connaître comment les gens construisent leur santé et les soutenir dans leur processus de gestion appropriative de sens de leur santé. En effet, dans la mesure où, pour les constructivistes, le monde n’est pas préétabli, il ne peut dès lors être perçu ni connu directement, mais uniquement par l’intermédiaire d’un sujet actif. Dans ce sens, pour percevoir et connaître le monde, l’homme agit sur son univers en lui donnant une forme qui lui convient, dans un rapport d’intentionnalité. C’est une question de survie : nous ne pouvons survivre et nous adapter que dans la mesure où nous réussissons à conférer une «forme viable» à notre expérience. La connaissance est cette activité vitale qui permet à l’homme de s’auto-organiser en vue de s’adapter, c’est-à-dire de répondre aux problèmes qu’il rencontre dans son existence quotidienne. Face à un événement comme la maladie, le patient va développer, à sa façon, une compréhension par rapport à ce qui se passe; cette conception constituera sa connaissance pratique. La connaissance est donc plus qu’une simple activité cérébrale ou intellectuelle consciente, c’est «une activité vitale globale» (PÉPIN Y., 1994), elle est «la recherche des manières de se comporter et de penser qui conviennent», par rapport à des buts que l’on poursuit (VON GLASERSFELD E., 1988, p. 41) ou à une situation qu’on a besoin de gérer. La connaissance n’est pas toujours consciente : les réflexes, les habitudes et les attitudes sont des «actes de connaissance», bien souvent implicites pour les personnes. Par la connaissance, les individus construisent des savoirs appelés savoirs pratiques et expérienciels : au travers de leurs expériences de vie, ils construisent autant de savoirs sur des objets (ex. : diabète, coeur, sérénité, etc.), sur des événements (ex. : hospitalisation, accident, perte, etc.), ou sur autrui. Ce sont les mêmes processus qui interviennent, c’est-àdire la maîtrise de l’expérience que nous avons d’autrui, de façon à pouvoir nous adapter aux interactions sociales, atteindre nos buts, et réaliser nos projets. Dès lors, la présence d’autrui et les effets sur nous de ses comportements, influencent nos propres capacités d’adaptation et donc nos constructions, au travers des interactions sociales. Notion de conflits de construction L’importance accordée à la connaissance pratique ou expériencielle des patients va nous permettre de comprendre le sens du concept de «viabilité des connaissances», qui renseigne les individus sur la fonction adaptative des connaissances. La viabilité des connaissances n’est pas synonyme de «vérité», mais fait référence au caractère fonctionnel et d’efficacité des construits. Pour VARELA (1988, p. 344), plusieurs construits viables peuvent coexister et «personne ne peut prétendre mieux comprendre le monde que les autres», pas même l’expert. Le succès des savoirs construits renseigne les individus sur leur façon de concevoir le monde : les construits sont viables tant qu’ils produisent toujours les bénéfices escomptés. Toute connaissance qui se maintient est donc une connaissance viable pour l’individu ou le groupe qui l’a développée; a l’inverse, le verdict de l’échec est révélateur : «l’échec signifie que le monde ne peut se plier à la forme que nous voulons lui donner, du moins quand il s’agit d’atteindre un but particulier», parce que cette connaissance peut être viable dans la poursuite d’un autre but (PÉPIN Y., 1994, p. 66). Ainsi l’individu, dans ses expériences, vit des succès (expériences qui renforcent des constructions antérieures) et des échecs (expériences qui nécessitent soit des reconstructions, soit des distinctions inédites), c’est-à-dire des conflits de construction, de connaissances : certaines formes demeurent viables face A propos du constructivisme : Dans cette perspective, la réalité sociale ne préexiste pas à l’observateur, elle est construite par les acteurs sociaux via leurs interactions. La réalité sociale est donc un construit plutôt qu’un donné (une représentation), dont la dimension dynamique est importante à considérer. L’intervenant s’intéresse au processus de construction de cette réalité par les acteurs, dans ses dimensions symbolique et sociale, plutôt qu’au construit comme objet fini. L’éducation du patient ne peut échapper au choix stratégique d’une approche d’intervention, soit d’éducation à la santé ou d’éducation pour la santé. Dans la première stratégie, l'éducation est centrée sur l’enseignement de la santé ou des comportements adéquats à celle-ci. Elle porte sur des expertises biomédicales. Dans la seconde, l'éducation consiste à connaître comment les gens construisent leur santé et les soutenir dans leur processus de gestion appropriative de sens de leur santé. La connaissance est une activité vitale globale. Elle est la recherche des manières de se comporter et de penser qui conviennent, par rapport à des buts que l’on poursuit ou à une situation qu’on a besoin de gérer. Face à un événement comme la maladie, le patient va développer, à sa façon, une compréhension par rapport à ce qui se passe; cette conception constituera sa connaissance pratique. (4) Ce travail d’écriture en éducation constructiviste a été abordé de façon plus élaborée dans SCHOONBROODT C., 1996a. 91 Les interaction humaines : Les interactions humaines sont considérées comme autant d’occasions d’affirmation, de mise à l’épreuve, de négociations contextuelles et perpétuelles des visions du monde respectives des partenaires : les individus qui interagissent co-construisent leur réalité. Le constat subjectif de l’échec d’adaptation, qu’il s’agisse de maîtriser l’expérience ou d’atteindre les buts escomptés, joue un rôle crucial quand il s’agit d’apprentissages et de changement. Les constructivistes considèrent que l’une des principales qualités du contexte est de fournir à l’apprenant une diversité de partenaires et de situations dans et avec lesquels la personne est amenée à transformer sa connaissance du monde, de façon à pouvoir interagir et s’adapter. L’hôpital représente plus qu’un lieu où sont dispensés des soins et des services médicaux : il est aussi, pour ceux qui le fréquentent, un lieu d’apprentissage sur la gestion de la maladie, sur soi-même en tant personne capable ou non de prendre soin d’elle, ainsi qu’un lieu d’apprentissage sur les rapports humains, les règles de jeux entre patient et experts médicaux. 92 La personne au centre de l’appréciation de ses constructions Les savoirs pratiques et expérienciels sont relatifs aux personnes qui les ont construits : seules ces personnes elles-mêmes sont capables d’en juger la viabilité, à partir du sentiment de maîtrise de leur expérience et en fonction des buts qu’elles poursuivent. Le constat de l’échec d’adaptation, qu’il s’agisse de maîtriser l’expérience ou d’atteindre les buts escomptés, tout aussi subjectif, joue un rôle crucial quand il s’agit d’apprentissages et de changement. Dans la perspective de l’apprentissage, le concept de «système appréciatif» de VICKERS, repris par GÉLINAS A. (1984), fait référence au double processus de perception et d’interprétation du réel par les acteurs sociaux. Le système appréciatif est constitué de croyances, de valeurs, de connaissances, d’émotions prévalantes chez l’individu; il agit comme un filtre, une grille d’analyse dans la perception et l’interprétation des événements. Ces deux processus sont plus ou moins conscients chez chacun; il est cependant possible d’augmenter le niveau de conscience par des activités éducatives centrées sur le processus d’élaboration des constructions avec la personne, pour développer ses capacités d’adaptation et d’accommodation. Nous verrons dans le modèle pédagogique comment un intervenant peut soutenir, chez la personne, la prise de conscience de ses propres filtres appréciatifs. Apprendre, c’est transformer Les constructivistes considèrent l’échec et l’adaptation cognitive comme des éléments générateurs de changement : l’échec est le principal moteur de l’apprentissage, c’est-à-dire de la transformation et de l’évolution des connaissances. «L’échec force l’accommodation, c’est-à-dire la déconstruction et la reconstruction du monde tel que nous le connaissons» (PÉPIN Y., 1994, p. 66). Apprendre consiste à changer notre façon de comprendre le monde, ou un phénomène particulier, et à modifier notre façon de nous comporter par rapport à lui; dans ce sens, nous pouvons concevoir qu’apprendre participe au changement d’attitude et d’habitude de vie. Il est dès lors possible de considérer qu’apprendre se fait par un processus de cognition sociale, dans un contexte particulier qui influence le processus. Du point de vue des constructivistes, l’élève, dans son expérience de l’école et de la vie scolaire, construit un sens global sur cette expérience; c’est dans ce contexte qu’il va élaborer sa connaissance pratique sur lui-même, sur l’éducateur, sur les règles du jeu scolaire et social. Il va développer des modalités d’adaptation à ce milieu qui lui conviennent. Après la famille, l’école devient le lieu où le jeune apprend à s’accommoder et à s’adapter, où il apprend des règles de jeu de la vie sociale. L’influence du contexte sur les transformations Dans une telle vision de l’éducation, qui souligne le rôle de l’interaction sociale et de la part active prise par la personne apprenante (concernée par le changement), le contexte prend toute son importance dans le processus de transformation. Plusieurs études portant sur l’école en tant que contexte nous permettent de faire des transferts, pour questionner le milieu hospitalier en tant que contexte soutenant les changements souhaités par les programmes d’intervention préventive auprès des patients. Les constructivistes considèrent que l’une des principales qualités du contexte est de fournir à l’apprenant une diversité de partenaires et de situations dans et avec lesquels la personne est amenée à transformer sa connaissance du monde, de façon à pouvoir interagir et s’adapter. Une question fondamentale se pose à ce stade-ci : Le contexte hospitalier actuel est-il un contexte qui favorise le rôle actif du patient dans l’évaluation, par lui-même, de sa maladie et de son traitement, mais aussi de l’autorité des pourvoyeurs de services et de connaissances ? Cette évaluation lui serait-elle, au contraire, imposée de façon institutionnalisée ? L’hôpital représente plus qu’un lieu où sont dispensés des soins et des services médicaux : il est aussi, pour ceux qui le fréquentent, un lieu d’apprentissage sur la gestion de la maladie, sur soi-même en tant personne capable ou non de prendre soin d’elle, ainsi qu’un lieu d’apprentissage sur les rapports humains, les règles de jeux entre patient et experts médicaux. Le savoir pratique des usagers intègre en effet l’apprentissage du rapport à une autorité instituée, celle du pouvoir médical. Les travaux de GOFFMAN E. (1973, 1991) étudient ce phénomène d’apprentissage de connaissances viables relatives aux règles de jeu de l’institution : il constate notamment un déplacement, dans la communication, entre l’objet pour lequel l’institution est mandatée (soigner, rendre les personnes autonomes, etc.) et les rapports interpersonnels. Ainsi, la motivation d’un patient peut être tout autre que celle de guérir ou d’éviter une rechute; la motivation peut relever des enjeux de Bulletin d'Education du Patient, Vol. 17, n°3, Septembre 1998. à certaines expériences, et incompatibles pour d’autres. Dans le domaine de la santé, il est fréquent de constater que des événements subis et non prévisibles par nos approches traditionnelles de prévision, mais aussi des discours apparemment contradictoires, peuvent déstabiliser quelqu’un dans ses croyances et ses connaissances. Dans cette perspective constructiviste, les interactions humaines sont considérées comme autant d’occasions d’affirmation, de mise à l’épreuve, de négociations contextuelles et perpétuelles des visions du monde respectives des partenaires : les individus qui interagissent co-construisent leur réalité. GÉLINAS A. (1984) parle de «savoirs intersubjectifs». Face à la diversité des points de vue, et sans vouloir réaliser absolument un consensus ou une compréhension commune, DIONNE P. et OUELLET G. (1990) parlent d’«accord pragmatique» pour considérer l’efficacité et la viabilité des interactions entre des individus : dans l’interaction, il suffit en fait que chaque partenaire puisse construire, voire déconstruire et reconstruire, le comportement de l’autre de façon viable pour lui-même. Dans cette dynamique interactive, la diversité est conçue comme une richesse et peut être gérée. Bulletin d'Education du Patient, Vol. 17, n°3, Septembre 1998. rapports humains, dont l’apprentissage traditionnel favorise probablement une logique d’impuissance et un rapport de soumission vis-à-vis des savoirs médicaux, une incapacité ou une difficulté à se reconnaître soi-même comme producteur légitime de connaissance, voire même une atrophie de sa propre capacité à évaluer et à critiquer de façon dialectique et productive les savoirs qui nous sont proposés. La prise en charge médicale institutionnalisée, le développement technologique imposant, le jargon médical, l’inaccessibilité du dossier médical, etc. sont autant d’indices venant étayer cette conception d’une dépossession du pouvoir du patient par le médecin. Ces indices ne sont-ils pas révélateurs d’une logique de contrôle et de normalisation sous-jacente aux interventions, en conformité avec cette vision d’un rapport de soumission du patient au professionnel ? Ne serait-il, dès lors, pas légitime de re-questionner la perspective selon laquelle l’hôpital serait un milieu privilégié pour développer des apprentissages attitudinaux relatifs à la prise en main, par le patient, de son traitement et de sa qualité de vie ? Plutôt que de se borner à chercher une réponse affirmative ou négative, il serait davantage opportun de s’interroger et d’analyser, au travers de situations concrètes, les objets qu’il aurait lieu de transformer dans le contexte d’intervention, afin de rejoindre l’intention de développer autre chose qu’une prescription de changement à un public captif (5). De plus, par les expériences vécues en milieu hospitalier, les patients apprennent sur eux-mêmes : comme pour tout exercice d’adaptation, ils se construisent des représentations viables sur eux-mêmes (image de soi, sentiment d’efficacité, etc.), représentations qui vont avoir des incidences majeures sur le processus de prise en main (d’empowerment). De par son inscription intrinsèque dans le contexte dans lequel elle se développe, l’activité éducative est influencée par ce contexte. Comment ses règles de fonctionnement, implicites comme explicites, vont-elles participer ou détourner les motivations d’une personne à apprendre, à connaître, à changer ? Ce que nous constatons, c’est que l’oubli par l’institution de la capacité du patient à évaluer la viabilité de ses propres connaissances sur sa situation entraîne, dans le processus d’appropriation, plusieurs risques. Il y a d’abord un risque que le patient n’ait plus confiance dans les savoirs formels, l’expertise médicale, ou encore dans les spécialistes de la santé qu’il rencontre dans ce contexte. Un risque également qu’il ne considère plus les professionnels comme des personnes significatives, c’est-à-dire qui ont développé des constructions relatives différentes des siennes, qu’il peut critiquer ou qui peuvent au contraire lui permettre questionner ses propres constructions, et donc l’aider à amorcer un processus d’évolution et de complexification de ses propres connaissances, à augmenter ses capacités d’adaptation. Le risque alors est que la transformation des savoirs pratiques du patient ne passe plus par le milieu des professionnels de la santé, devenu inaccessible, voire non-significatif, pour son adaptation; cette transformation des savoirs pratiques peut alors se développer de façon indépendante. C’est ce qui se passe de plus en plus actuellement, lorsque l’on observe l’engouement pour les médecines alternatives et la quête de bien-être. Ce qu’il est important de retenir, c’est que la distance entre les connaissances théoriques (6) et les savoirs expérienciels est un élément fondamental dans le processus d’apprentissage et de changement; comme nous allons le voir, cette distance va intervenir dans la dynamique de médiation de pertinence entre l’expert et l’usager (GÉLINAS A., 1984). L’incidence d’une vision constructiviste sur nos croyances et nos pratiques traditionnelles d’intervenant Un premier constat d’humilité consiste à reconnaître que rien ne peut expliquer comment une connaissance peut être transmise d’un sujet à un autre, ni même comment le faire efficacement et correctement. Dans la perspective constructiviste, il n’y a pas de bonne réponse ou de bonne façon de faire, il n’y a que des réponses pertinentes pour les acteurs concernés. On ne peut donc pas déterminer à l’avance comment on peut s’assurer que l’apprenant développe de lui-même le savoir précis qui est en jeu (PÉPIN Y., 1994). Il est dès lors paradoxal de concevoir une intervention dite éducative, en réalisant une pré-planification d’un contenu et d’une démarche. Aucun document écrit, pamphlet, vidéo, etc. ne peut plus être considéré comme une méthode d’intervention adéquate, mais peut tout au plus être utilisé comme support à l’intervention ; la pertinence de ces divers supports devra cependant toujours être réexaminée par l’expert et par les usagers, dans chaque situation concrète. C’est la règle de la relativité ! Dans la mesure où les connaissances sont construites, le rôle du langage et la «transmission des savoirs» devront être conçus différemment : l’expert ne parlera plus aux usagers dans l’intention de communiquer des idées, des informations et des savoirs formels, mais communiquera pour orienter un processus de construction des savoirs par les personnes elles-mêmes. Trois pris-pour-acquis dans le processus éducatif traditionnel ne sont donc plus du tout compatibles avec une conception constructiviste de l’apprentissage : - la transmission des connaissances; - la réduction de l’écart par rapport à un savoir établi a priori; - l’acquisition de connaissances qui ne serviront que plus tard. Pour les constructivistes, la connaissance n’a de sens que parce qu’elle permet de résoudre les problèmes rencontrés lors de la poursuite de différents buts ou de la réalisation de différents projets. Dans cette logique, rien ne peut prédire que l’apprenant va développer une connaissance conforme à celle qu’on veut lui enseigner; par contre, cette connaissance sera viable ou non, pour lui et selon lui, en fonction de ce qu’il poursuit. Dès lors, la notion même de «connaissances scolaires» et celle de leur transmission sont en rupture avec la pensée Figure 1 : La personne comme patient (qui patiente en salle d'attente). Figure 2 : La personne comme patient compliant (qui est client captif). Figure 3 :La personne comme acteur de sa santé (qui construit du sens). (5) Nous menons actuellement ce genre de recherche en milieu scolaire où sont, là aussi, remis en cause beaucoup de pris-pour-acquis sur l’opportunité de définir l’école comme milieu privilégié pour faire de l’éducation pour la santé. Si le rassemblement d’élèves captifs dans un même contexte est justifié dans une perspective d’économie de moyens, est-il pertinent de mettre en place des projets de prévention du tabagisme dans ce contexte ? Recherche financée par le Conseil québécois de la recherche sociale du Québec. (6) Toute connaissance qui n’est pas celle de la personne est théorique pour elle. 93 Des savoirs relatifs : Pour les constructivistes, les savoirs ne sont pas considérés comme des connaissances «réalistes», mais plutôt comme des hypothèses révélées, par et pour certains, viables en fonction de certains buts. Des savoirs ancrés dans l'expérience : Le seul savoir possible est le savoir d'expérience, relatif à la survie de l'être, à la poursuite de ses projets, et à la réalisation de ses désirs. La résistance au changement : Ce n’est pas la présence ou l’absence de motivation qui peut expliquer que certaines personnes n’apprennent pas ou ne changent pas (résistance au changement), mais le fait qu’un certain nombre de sujets soit motivé par d’autres projets que ceux qui animent l’intervenant. Le rôle actif de la personne : L’usager est à la fois acteur et auteur de sa cognition : son réseau conceptuel est une construction ou un modèle hypothétique au travers duquel il compare, traduit, symbolise, transforme. Il juge par lui-même de sa réussite, c’est-àdire de la pertinence et de la validité de sa démarche et de sa connaissance. 94 Un second postulat est relatif à la conception qui affirme l’éducation sert à réduire l’écart qui existe entre ce que le patient sait (ou ne sait pas) et ce qu’il devrait savoir; une telle conception repose sur la croyance que les savoirs sont des acquis, des propriétés intrinsèques des phénomènes étudiés, sur une logique «substantialiste» diront MORF A. (1985) et MOSCOVICI S. (1984). Lorsque l’expert considère que le patient ne sait pas, qu’il n’a pas de représentations préalables sur un sujet particulier ou encore lorsque sa préoccupation est d’établir un diagnostic des conceptions «naïves et spontanées» des patients pour mieux identifier leurs erreurs et établir un plan de corrections (bilan évaluatif pour diminuer l’écart), cet expert s’inscrit d’emblée dans une perspective où il enseigne des connaissances réputées «vraies», ou à tout le moins viables pour lui, quelle que soit leur compatibilité avec celles de la personne. Ces savoirs standardisés, dictés par un programme et soutenus par une méthode d’évaluation des apprentissages, prévalent sur les savoirs pratiques des individus. Pour les constructivistes, les savoirs ne sont pas considérés comme des connaissances «réalistes», mais plutôt comme des hypothèses révélées, par et pour certains, viables en fonction de certains buts. Dans une pratique éducative, ces savoirs formels peuvent néanmoins interagir avec les connaissances spontanées des usagers, dans le but de créer des «conflits de constructions»; il faut d’ailleurs souligner que ces conflits peuvent intervenir tant pour les savoirs formels (scientifiques, relatifs à l’expertise médicale) que pour les savoirs pratiques des personnes. Les constructivistes refusent de considérer le sujet comme «ignorant», et abordent la résistance au changement autrement. Dans la pratique éducative et dans le processus d’adaptation, les «apprenants» savent et apprennent toujours quelque chose. Parfois, ils connaissent ou croient autre chose que ce qu’on voudrait qu’ils sachent, mais ces croyances ou connaissances n’en demeurent pas moins toujours viables pour eux, tant et aussi longtemps qu’ils n’ont pas perçu l’erreur ou l’échec. Quand il y a échec, la seule correction possible relève de la personne concernée, pourvu qu’elle identifie que ses savoirs pratiques sont en échec. Ce n’est donc plus la présence ou l’absence de motivation qui peut expliquer que certaines personnes n’apprennent pas ou ne changent pas (résistance au changement), mais le fait qu’un certain nombre de sujets soit motivé par d’autres projets que ceux qui animent l’intervenant : leurs enjeux relatifs à l’acquisition ou à la modification de connaissances, de croyances et/ou de comportements sont différents ou ailleurs. Faire acquérir aux patients des connaissances «au cas où» ils rencontreraient des problèmes... Croire que ces connaissances seraient utiles, plus tard, s’ils en avaient besoin en leur évitant d’avoir à résoudre, par eux-mêmes, des problèmes qui ont été résolus par d'autres... Toutes ces croyances sont remises en question, car il s'agit en fait de savoirs qui ne sont pas encore des savoirs pratiques pour la personne; apprendre quelque chose de nouveau sans que cette connaissance ne soit problématique, c'est-à-dire qu'il y ait mise en échec par rapport à des constructions antérieures de l'usager, ne cadre pas avec la pensée constructiviste. Le seul savoir possible est le savoir d'expérience, relatif à la survie de l'être, à la poursuite de ses projets, et à la réalisation de ses désirs; «Et cela, peu importe la valeur qu'imputeront d'autres perspectives à ce savoir» (PÉPIN Y., 1994, p. 71). Il est donc impossible pour un constructiviste de développer des connaissances qui n'apparaîssent pas utiles à l'usager, afin de lui permettre de comprendre son expérience, dans son présent et par rapport à son vécu : «Il ne peut y avoir de savoir vide d'expérience qu'on pourrait appliquer au moment où l'expérience visée se produirait» (PÉPIN Y., 1994, p.72). Cette conception de l'apprentissage remet fortement en question la visée préventive de la connaissance, de même que le recours à certaines activités d'apprentissage par anticipation lorsque celles-ci ne s'inscrivent pas dans un référent expérienciel, de type cognitif, émotif, et/ou attitudinal. Quatre balises d’un modèle pour une intervention éducative d’empowerment Nous avons souligné que le processus de construction est personnel, et s’insère dans un contexte social d’enseignement - apprentissage. Certaines attitudes de l’intervenant sont dès lors plus adéquates et pertinentes que d’autres pour favoriser l’appropriation, par les patients, de leur propre cheminement de changement. Nous allons nous attacher à tracer quatre attitudes inter reliées, favorisant chez l’usager une prise en main de sa propre transformation. - Les conceptions de l’usager : l’intervenant ne peut plus faire fi du savoir de l’usager, ni assimiler les informations médicales et le savoir scientifique, afin de le rendre «digeste» pour le patient. L’usager est à la fois acteur et auteur de sa cognition : son réseau conceptuel est une construction ou un modèle hypothétique au travers duquel il compare, traduit, symbolise, transforme. Comprendre comment la personne considère la situation, se représente son problème de santé, son traitement, etc. devient un questionnement récurrent de l’intervenant, pour amener le patient à prendre conscience de sa propre démarche de sens et la rendre explicite. De cette façon, l’usager juge par lui-même de sa réussite, c’està-dire de la pertinence et de la validité de sa démarche et de sa connaissance ; c’est le début de Bulletin d'Education du Patient, Vol. 17, n°3, Septembre 1998. constructiviste : il n’est plus possible de croire dans une démarche d’apprentissage utilisant des programmes prédéfinis pour lesquels sont planifiés des contenus de connaissances que les usagers devront maîtriser, et dont le moteur sera un expert, qui maîtrisant ces connaissances, devra mobiliser des moyens pour amener les personnes à comprendre ce qu’il comprend et à reproduire cette connaissance de façon autonome. Bulletin d'Education du Patient, Vol. 17, n°3, Septembre 1998. l’autorégulation, du sens de l’autonomie et, par là même, de la possibilité d’un apprentissage réellement actif. - La mise en échec des savoirs pratiques : l’intervenant va se préoccuper de créer une situation où un rapport problématique peut apparaître entre savoirs formels (expertise médicale) et savoirs pratiques (patient). Si l’on considère que l’être humain cherche constamment à construire le monde, tant de manière globale que situationnelle, pour pouvoir s’y insérer et prendre une place viable, ce sont alors la mise en ordre de son expérience globale, la construction de lui-même, et ses interactions avec les autres qui mobilisent l’activité cognitive de la personne. C’est là que s’inscrit la motivation à apprendre et à changer, c’est-à-dire les enjeux de l’apprentissage; les informations scientifiques doivent être resituées en fonction de la connaissance que le patient a construit par rapport à sa situation. Comment l’événement hospitalier ou le traitement s’inscrit-il dans l’ensemble de la construction globale que le patient fait ? En quoi, ce qui est vu comme un problème de prévention par l’intervenant, constitue un problème d’adaptation pour le patient ? C’est en s’intéressant aux constructions de sens du patient que l’intervenant peut inventer des stratégies pour mettre en échec les savoirs pratiques (ce qui ne veut pas dire les disqualifier), et provoquer potentiellement leur transformation. Le rôle de l’expertise est ici de susciter une conscience discursive et confrontante entre les divers savoirs. La notion de mise en échec du savoir pratique est donc cruciale. Cette conception repose sur la représentation de tout apprentissage comme une déconstruction et une reconstruction des représentations antérieures, lorsqu’elles apparaissent subjectivement à leur propriétaire comme non viables; le rôle de l’intervenant consistera alors à utiliser son propre savoir, d’expertise médicale mais aussi d’expérience, pour «mettre en péril» les constructions des usagers, et ce, à partir des critères que ceux-ci déterminent (rapport subjectif d’évaluation d’échec). Il faudra donc que l’intervenant puisse cerner ce qui est problématique chez les patients dont les savoirs pratiques deviennent non valides, et soit capable de développer des stratégies pour problématiser ce rapport entre les savoirs, en tenant toujours compte des buts visés par les patients, de leurs enjeux à modifier des choses dans leur vie. - Le système appréciatif (GÉLINAS A., 1984) : pour amorcer une résolution de problèmes, le patient doit commencer par apprécier la valeur adaptative de ses connaissances et des savoirs scientifiques qu’on lui propose. Son système appréciatif opère comme le font les paradigmes : il est constitué de croyances, de valeurs, de connaissances et d’émotions, et agit comme un filtre valoriel et cognitif sur les capacités de perception et d’interprétation du réel. Ce système appréciatif est à la base de nos comportements. Plusieurs forces telles que les automatismes des comportements, l’absolutisme ou la transcendance des connaissances ou des savoirs, ou encore la rigidité des normes sociales limitent les capacités d’appréciation et, par là même, l’accessibilité aux connaissances et aux transformations (GÉLINAS A., 1984; DÉSAUTELS J., 1994). Viser des changements profonds, de niveau II au sens de WATZLAWICK P. (1975), suppose une prise de conscience de ses propres filtres. Il s’agit d'un exercice qui permet de prendre conscience des postulats qui sous-tendent les façons habituelles de connaître, de mettre à distance et de problématiser sa propre connaissance, dans la perspective d’examiner la pertinence contextuelle des savoirs scientifiques et des savoirs expérienciels. Diverses stratégies à caractère pédagogique peuvent être imaginées pour permettre cette dialectisation avec des usagers ; nous en avons développé dans la démarche méthodologique du changement émergent (SCHOONBROODT C. et GÉLINAS A., 1996) - Un mouvement continu entre savoir pratique et savoir théorique : la démarche d’apprentissage relève d’une pratique éducative, au sens où c’est «un processus dynamique et interactif d’enseignement apprentissage auquel participent différents acteurs» (GÉLINAS A., 1984, p. 145). Il s’agit d’un processus qui peut être illustré par une spirale, imprimant un mouvement circulaire allant en s’amplifiant : il n’est pas nécessaire d’avoir complété toutes les étapes pour accéder à une autre étape du processus, un retour étant possible à une (des) étape(s) antérieure(s), modifiée(s) entre-temps depuis le passage dans celle(s)-ci. Cette dynamique implique que le départ s’inscrit dans le savoir d’expérience (pratique) accessible par le patient, et évolue vers le savoir théorique : commencer par les informations théoriques, éloignées du vécu d’expérience de la personne, constituerait donc une erreur. Pour illustrer cette démarche pédagogique, GÉLINAS A. distingue cinq étapes, de complexité différente, mais toutes imbriquées l’une dans l’autre : 1. le point de départ ou l’élément qui amorce le processus est retenu parce qu’il fait sens pour l’usager. Ce qui importe à ce niveau, c’est la capacité de l’intervenant à identifier et apprécier ce point de départ : il peut s’agir d’une expérience, d’un élément de connaissance, d’une croyance, etc. Nous prendrons ici l’exemple de patients diabétiques. 2. l’amorce de la médiation de sens passe par la recherche de sens sur un objet (dans notre exemple, le diabète) : Qu’est-ce que le diabète signifie pour les personnes concernées par l’intervention préventive ? L’intervenant ne prédéfinira pas le thème, ne donnera pas de définition, mais veillera à réaliser un questionnement ouvert ; le but n’est en effet pas de situer les usagers par rapport à une référence (comme dans un pré-test), mais de saisir la signification qu’ils accordent au thème du diabète, dans toute sa diversité et son originalité (créativité). Par cette activité, l’intervenant va pouvoir dégager les différents savoirs d’expérience, les construits personnels et sociaux (appelés «représentations»). 3. la troisième étape relève d’un rapport d’apprentissage à cet objet, c’est-à-dire du rapport à l’objet en termes de conditions pédagogiques. Le système appréciatif : Pour amorcer une résolution de problèmes, le patient doit commencer par apprécier la valeur adaptative de ses connaissances et des savoirs scientifiques qu’on lui propose. Bibliographie : DÉSAUTELS J. (1994), Le constructivisme en action : des étudiants et des étudiantes se penchent sur leur idée de science, Revue des Sciences de l’Education, Vol. XX, n°1, pp. 135-156. DIONNE P., OUELLET G. (1990), La communication interpersonnelle et organisationnelle : l’effet Palo Alto, Gaëtan Morin éditeur, Boucherville. GÉLINAS A. (1984), Evaluation et multirationnalité, in Paquet C., Des pratiques évaluatives, NHP, Victoriaville. GÉLINAS A. et al (1997), L’éducation pour la santé : vers une gestion appropriative de la santé, in FÉGER R., L’éducation face aux nouveaux défis. Actes du 4ème congrès des sciences de l’éducation de langue française du Canada, Editions Nouvelles, Montréal, pp.401-409. GOFFMAN E. (1973), La mise en scène de la vie quotidienne (Tome 1 : La présentation de soi), Editions de Minuit, Paris. GOFFMAN E.(1991), Les cadres de l’expérience, Editions de Minuit, Paris. FORTIN R. et al (1998), L’empowerment comme processus appropriatif en éducation pour la santé, in Education santé, n°129, pp. 4-8. MORF A. (1985), L’enseignement fait-il avancer les sciences ? Conjonctures et politiques, n°7, pp. 131-140. MOSCOVICI S. (1984), Psychologie sociale, Presses Universitaires de France, Paris. .../... 95 .../... PÉPIN Y . (1994). Savoirs pratiques et savoirs scolaires : une représentation constructiviste de l’éducation, in Revue des Sciences de l’Education, vol. XX, n°1, pp. 63-86. SCHOONBROODT C. (1996a), La prévention du tabagisme chez les jeunes, recherche et intervention : étude épistémologique, Thèse de doctorat en Santé publique (Education pour la santé), Université Catholique de Louvain, Belgique. SCHOONBROODT C., GÉLINAS A. (1996b), La prévention par le changement émergent : apprendre à gérer les problèmes, in Education santé, n°108, pp.3-10. VON GLASERFELD E. (1988), Introduction à un constructivisme radical, in WATZLAWICK P., L’invention de la réalité. Constructions au constructivisme, Editions du Seuil, Paris, pp. 19-43. WATZLAWICK P. et al (1975), Changements, paradoxes et psychothérapie, Editions du Seuil, Paris. 96 En guise de conclusion Dans cet article, nous avons abordé la relation éducative en tant que moyen au service d’une intentionnalité d’empowerment ; dans cette perspective, l’intérêt accordé à l’activité de la personne concernée par le changement -le patient- est central. Cependant, face à des modèles traitant de cet aspect de la relation médecin - patient, tels que celui de SZASZ et HOLLENDER par exemple, nous attirons l’attention sur une nuance fondamentale pour les constructivistes au niveau de la notion même d’actif passif. Par «activité», il faut entendre la production de sens et d’action plutôt que la participation en tant que «consommateur» de solutions proposées par l’expert. Dans le cadre de la perspective d’empowerment, l’intervenant vise plus que la participation démocratique ou mutuelle des patients, voire même une forme de coopération : c’est de gestion appropriative qu’il s’agit ici, dans laquelle chaque partenaire met en interaction ses propres constructions de sens afin d’élaborer des pistes d’action de changement pertinentes pour celui qui va être directement concerné par ce changement. Les conditions sine qua non d’une telle démarche sont la reconnaissance, par l’expert, de la relativisation de ses propres connaissances et du potentiel de création de sens du patient. La maladie, ou une hospitalisation, peut constituer une expérience vécue favorisant l’émergence de conflits de construction, dans la mesure où cette expérience remet en question les façons de comprendre ce qui se passe et les modes d’adaptation de l’individu; lorsque ses connaissances ne fonctionnent plus, le patient peut alors adopter une attitude de recherche active de reconstruction ou, à l’inverse, se retrancher dans une attitude passive de soumission, voire d’abandon. Pour l’enseignant ou l’intervenant en prévention de la maladie, toute situation de déstabilisation peut être considérée comme une situation de gestion de changement; aborder une telle situation comme un processus d’apprentissage, c’est considérer que chaque acteur a son propre rôle à jouer, l’un ne pouvant se substituer à l’autre. Si l’on s’éloigne du modèle de transmission, ou pour l’exprimer de manière humoristique du «remplissage de cruches vides», la mise en place d’un changement effectif requiert de tenir compte de plusieurs éléments : - l’apprenant ne va retenir que ce qui est en médiation avec ses propres constructions de sens; - l’apprenant doit évaluer lui-même ses échecs ou conflits de construction - le contexte doit permettre l’accès à des interactions sociales et à des interactions de constructions, mais aussi soutenir ces interactions ; - le climat ne doit pas être empreint d’un pouvoir d’imposition considéré comme une garantie de l’efficacité de la transformation. L’apprentissage constitue en fait un processus et une entreprise complexes, mais combien enrichissants. Travailler dans une perspective constructiviste de l’apprentissage requiert nécessairement un renouvellement du paradigme, des modèles, des concepts et des stratégies. Dans l’état actuel des choses, le cadre des expertises médicale et de nursing nous apparaît limité pour travailler à un renouvellement réel des pratiques d’intervention, dans la mesure où les modèles nous semblent peu pertinents pour aborder les recadrages nécessaires : le renouvellement obtenu serait du «plus pareil», au sens de WATZLAWICK. Un renouvellement réel des pratiques d’intervention nécessiterait du sang neuf pour nourrir la réflexion et le développement de modèles, dans le sens d’une éducation pour le patient plutôt que d’une éducation du patient. Bulletin d'Education du Patient, Vol. 17, n°3, Septembre 1998. L’intervenant va stimuler les patients à identifier leurs expériences par rapport au diabète : ce qu’ils en connaissent et comment ils ont appris cela. Par un questionnement approprié, l’intervenant va pouvoir stimuler les usagers à analyser leur propre système appréciatif, à décrire et à identifier les conditions qui ont participé à la construction de sens de cet objet (processus de construction et «enactement»). Cette activité peut être collective : les patients vont alors interagir sur les diverses subjectivités, ce qui peut favoriser pour les membres de ce groupe, le développement contextué d’un savoir intersubjectif lié à la négociation de sens sur les conditions ellesmêmes. 4. l’exposition de sens et le recadrage correspondent à l’étape de confrontation des divers sens à propos de l’objet ou du thème. C’est à ce niveau que chaque patient peut confronter son savoir pratique avec d’autres savoirs «théoriques», ceux des autres patients ainsi que les savoirs scientifiques relatifs à l’expertise médicale sur le sujet. Cette démarche et évolutive et est amorcée par la 2ème étape. Si l’intervenant doit apporter des éléments de contenu (exposé de savoirs théoriques), c’est le moment propice pour le faire, dans la perspective d’une médiation de pertinence et d’un recadrage. Les stratégies pédagogiques peuvent être diverses, allant d’une présentation magistrale à une animation participative, telle qu’une discussion collective ; l’important est de pouvoir estimer que les savoirs théoriques ne sont ni trop proches ni trop éloignés (inaccessibles), pour permettre d'amorcer une confrontation. Le recadrage consiste ensuite à créer un contexte où le savoir pratique peut être questionné et problématisé par le biais du système appréciatif individuel, en vue de favoriser l’émergence (et non la planification) d’un nouveau savoir. Il y a donc remise en question, qui porte aussi bien sur le contenu (la dimension de l’information) que sur le pour quoi (la dimension intentionnelle et motivationnelle, propre à chaque construction). 5. l’intégration des apprentissages et la construction de sens est l’étape de l’identification des conditions d’émergence de nouveaux savoirs, et de la vérification d’une intégration des apprentissages. On sera donc particulièrement attentif à la dynamique de la saisie, de l’exploitation du savoir émergent et du transfert du processus, en restant dans une perspective globale d’autonomisation des apprenants.