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Bulletin d'Education du Patient, Vol. 17, n°3, Septembre 1998.
Nous allons évoquer six points de repères significa-
tifs avant de tenter de décrire un modèle d’interven-
tion éducative, visant une intention de changement,
et se déroulant dans le cadre d’une relation entre un
expert - intervenant et un ou plusieurs usager(s) (4).
Six points de repères
Apprendre est un acte social de
construction pour s’adapter
Nos référents s’inscrivent dans la perspective épisté-
mologique du constructivisme, où l’on considère que
la réalité sociale ne préexiste pas à l’observateur, mais
qu’elle est construite par les acteurs sociaux, dans
leurs interactions. La réalité sociale est un construit
plutôt qu’un donné (une représentation), dont la di-
mension dynamique est importante à considérer. Ain-
si, dans cette vision du monde, on s’intéresse avant
tout au processus de construction de cette réalité par
les acteurs, dans ses dimensions symbolique et so-
ciale, plutôt qu’au construit comme objet fini.
Dans cette perspective, l’éducation est envisagée
comme une activité de transformation : éduquer, c’est
transformer. Toute personne se définissant comme
éducateur est un acteur social qui s’ingère dans la vie
d’un autre acteur social, dans l’intention de modifier
quelque chose chez cette personne ou dans son en-
vironnement.
La relation éducative est donc une interaction socia-
le, dans un contexte donné, entre plusieurs acteurs
qui portent des connaissances (croyances, pris-pour-
acquis, etc.) et des enjeux particuliers.
Éduquer, c’est se pencher sur l’apprentissage et sur
les processus de transformation des connaissances
de l’apprenant, plutôt que sur l’enseignement ou la
transmission des connaissances.
Au cours de son processus d’adaptation, l’apprenant
va modifier des connaissances déjà acquises en de
nouveaux apprentissages qui lui paraissent plus
pertinents.
L’éducation du patient ne peut échapper au choix stra-
tégique d’une approche d’intervention, soit d’éduca-
tion à la santé ou d’éducation pour la santé selon le
modèle de différenciation que nous avons proposé
(GELINAS A. et al, 1997).
Pour caractériser ce choix, spécifions que la premiè-
re stratégie est centrée sur l’enseignement de la san-
té ou des comportements adéquats à celle-ci. Elle
porte sur des expertises biomédicales. La seconde
se sert de l’éducation pour connaître comment les
gens construisent leur santé et les soutenir dans leur
processus de gestion appropriative de sens de leur
santé.
En effet, dans la mesure où, pour les constructivis-
tes, le monde n’est pas préétabli, il ne peut dès lors
être perçu ni connu directement, mais uniquement par
l’intermédiaire d’un sujet actif. Dans ce sens, pour
percevoir et connaître le monde, l’homme agit sur son
univers en lui donnant une forme qui lui convient, dans
un rapport d’intentionnalité. C’est une question de
survie : nous ne pouvons survivre et nous adapter
que dans la mesure où nous réussissons à conférer
une «forme viable» à notre expérience. La connais-
sance est cette activité vitale qui permet à l’homme
de s’auto-organiser en vue de s’adapter, c’est-à-dire
de répondre aux problèmes qu’il rencontre dans son
existence quotidienne. Face à un événement comme
la maladie, le patient va développer, à sa façon, une
compréhension par rapport à ce qui se passe; cette
conception constituera sa connaissance pratique.
La connaissance est donc plus qu’une simple activité
cérébrale ou intellectuelle consciente, c’est «une
activité vitale globale» (PÉPIN Y., 1994), elle est «la
recherche des manières de se comporter et de penser
qui conviennent», par rapport à des buts que l’on
poursuit (VON GLASERSFELD E., 1988, p. 41) ou à
une situation qu’on a besoin de gérer. La
connaissance n’est pas toujours consciente : les
réflexes, les habitudes et les attitudes sont des «actes
de connaissance», bien souvent implicites pour les
personnes.
Par la connaissance, les individus construisent des
savoirs appelés savoirs pratiques et expérienciels :
au travers de leurs expériences de vie, ils construi-
sent autant de savoirs sur des objets (ex. : diabète,
coeur, sérénité, etc.), sur des événements (ex. : hos-
pitalisation, accident, perte, etc.), ou sur autrui. Ce
sont les mêmes processus qui interviennent, c’est-à-
dire la maîtrise de l’expérience que nous avons
d’autrui, de façon à pouvoir nous adapter aux interac-
tions sociales, atteindre nos buts, et réaliser nos pro-
jets. Dès lors, la présence d’autrui et les effets sur
nous de ses comportements, influencent nos propres
capacités d’adaptation et donc nos constructions, au
travers des interactions sociales.
Notion de conflits de construction
L’importance accordée à la connaissance pratique ou
expériencielle des patients va nous permettre de
comprendre le sens du concept de «viabilité des
connaissances», qui renseigne les individus sur la
fonction adaptative des connaissances. La viabilité des
connaissances n’est pas synonyme de «vérité», mais
fait référence au caractère fonctionnel et d’efficacité
des construits. Pour VARELA (1988, p. 344),
plusieurs construits viables peuvent coexister et
«personne ne peut prétendre mieux comprendre le
monde que les autres», pas même l’expert. Le succès
des savoirs construits renseigne les individus sur leur
façon de concevoir le monde : les construits sont
viables tant qu’ils produisent toujours les bénéfices
escomptés. Toute connaissance qui se maintient est
donc une connaissance viable pour l’individu ou le
groupe qui l’a développée; a l’inverse, le verdict de
l’échec est révélateur : «l’échec signifie que le monde
ne peut se plier à la forme que nous voulons lui donner,
du moins quand il s’agit d’atteindre un but particulier»,
parce que cette connaissance peut être viable dans
la poursuite d’un autre but (PÉPIN Y., 1994, p. 66).
Ainsi l’individu, dans ses expériences, vit des succès
(expériences qui renforcent des constructions anté-
rieures) et des échecs (expériences qui nécessitent
soit des reconstructions, soit des distinctions inédi-
tes), c’est-à-dire des conflits de construction, de con-
naissances : certaines formes demeurent viables face
(4) Ce travail d’écriture en éducation
constructiviste a été abordé de façon
plus élaborée dans
SCHOONBROODT C., 1996a.
A propos du constructivisme :
Dans cette perspective, la réalité
sociale ne préexiste pas à
l’observateur, elle est construite
par les acteurs sociaux via leurs
interactions. La réalité sociale est
donc un construit plutôt qu’un
donné (une représentation), dont la
dimension dynamique est
importante à considérer.
L’intervenant s’intéresse au
processus de construction de cette
réalité par les acteurs, dans ses
dimensions symbolique et sociale,
plutôt qu’au construit comme objet
fini.
L’éducation du patient ne peut
échapper au choix stratégique
d’une approche d’intervention, soit
d’éducation à la santé ou
d’éducation pour la santé.
Dans la première stratégie,
l'éducation est centrée sur
l’enseignement de la santé ou des
comportements adéquats à celle-ci.
Elle porte sur des expertises
biomédicales. Dans la seconde,
l'éducation consiste à connaître
comment les gens construisent leur
santé et les soutenir dans leur
processus de gestion appropriative
de sens de leur santé.
La connaissance est une activité
vitale globale. Elle est la recherche
des manières de se comporter et de
penser qui conviennent, par
rapport à des buts que l’on poursuit
ou à une situation qu’on a besoin
de gérer. Face à un événement
comme la maladie, le patient va
développer, à sa façon, une
compréhension par rapport à ce
qui se passe; cette conception
constituera sa connaissance
pratique.