Edgar Fruitier

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Bi o g r a p h i e
Collection dirigée par
A n n e - M a r i e Vi l l e n e u v e
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Du même auteur chez Québec Amérique
Normand Chouinard, coll. Entretiens, 2007.
Gilles Renaud, coll. Entretiens, 2006.
Rémy Girard, coll. Entretiens, 2005.
Albert Millaire, coll. Entretiens, 2004.
Gérard Poirier, coll. Entretiens, 2003.
Françoise Faucher, coll. Biographie, avec la collaboration
d’Anne-Marie Villeneuve, 2000.
Extrait de la publication
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales
du Québec et Bibliothèque et Archives Canada
Fruitier, Edgar
Edgar Fruitier : mémoires
(Biographie)
Autobiographie.
ISBN 978-2-7644-0703-5 (version imprimée)
ISBN 978-2-7644-1466-8 (PDF)
ISBN 978-2-7644-1826-0 (EPUB)
1. Fruitier, Edgar. 2. Acteurs - Québec (Province) - Biographies.
3. Critiques musicaux - Québec (Province) - Biographies.
I. Faucher, Jean. II. Titre. III. Collection: Biographie
(Éditions Québec Amérique).
PN2308.F78A3 2009
791.4502’8092
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Préface de Gérard Poirier
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PRÉFACE
Par bonheur, il me semble que, de près ou de loin, Edgar a été une
présence constante dans ma vie depuis plus d’un demi-siècle. Tou­
jours à l’avant-garde, il a fait ses débuts comme comédien profes­
sionnel quelques années avant moi. Il avait été formé par Henri
Norbert ; moi, par Sita Riddez. Deux écoles… deux styles. Monsieur
Norbert avait décelé très vite les dons de comique d’Edgar, qui le
prédestinaient à jouer les grands valets de comédie ; madame Riddez
ne me voyait qu’en jeune premier romantique.
Ces vocations dramatiques différentes n’ empêchèrent pas – au
contraire – les metteurs en scène de nous réunir sur les mêmes
affiches.
Déjà, à cette époque, Edgar, dans la vie comme à la scène, était ce
personnage hors du commun, excessif et modeste à la fois, adorant
rigoler et faire rigoler. Le rire d’Edgar est en soi un phénomène :
tonitruant, généreux, homérique, il est immédiatement identi­fiable.
Je lui ai déjà dit qu’il perdait une fortune en ne louant pas son
« organe » aux producteurs de comédies.
Cette hilarité est le prolongement de son esprit vif et coloré. Edgar
connaît toutes les blagues, tous les calembours et toutes les anecdotes
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concernant les mondes du théâtre, de la musique et de l’opéra. Il
glousse de plaisir quand il arrive à coller un interlocuteur sur une
date, un titre, un nom. Sa culture est si vaste qu’il peut s’autoriser
cet amusement. Cependant, ce côté farceur ne doit pas faire oublier
l’immense musicologue et musicographe qu’il est devenu au fil des
ans. Ce maître-là ne cesse de m’étonner et d’aviver mon admi­ra­tion.
Une pareille science accumulée dans un seul cerveau tient pour moi
du prodige. N’est-il pas miraculeux de retenir tout ce qu’on lit ? C’est
le cas d’Edgar. Il enregistre tout ce qu’il voit et entend. Parlez-lui de
politique, de science, de religion, d’ethnologie ou de tout autre sujet,
il aura la réponse juste à vos questions. Ces dons exceptionnels
auraient pu faire de cet homme un être préten­tieux et inaccessible.
Il n’en est rien. En toutes circonstances, il demeure un camarade
charmant, joyeux. Bien qu’il vive comme chacun ses petites misères,
toujours il a l’élégance de n’en rien laisser paraître.
Mon ami Edgar est un bon vivant secret, un gastronome sélectif, un
invité fastueux, un voyageur émerveillé, un spectateur curieux et
connaisseur et un fin causeur. Il est aussi un acteur très personnel,
un musicien passionné et intransigeant.
Et, par choix, un solitaire qui, à maintes occasions, recherche la
compagnie de certains privilégiés. Il est un être attachant, et je lui
porte une grande affection.
Les lecteurs de ces souvenirs découvriront avec émotion tous les
aspects, parfois contradictoires, d’un personnage haut en couleur.
Gérard Poirier
AVANT-PROPOS
Edgar m’a raconté sa vie pendant quelques matinées où j’enregistrai
sur mon magnétophone tout ce qu’il me révélait de ses origines, de
ses sentiments, de ses préoccupations, de ses regrets, de ses espoirs,
de sa vie professionnelle, bien sûr, et il s’est étendu avec délectation
sur ce que lui apporte la musique.
Parler ne lui a jamais fait peur, et il est d’une sincérité évidente,
ouvert à tout. J’ai essayé de l’endiguer, de donner une suite logique
à ses propos. Je suis à peu près sûr de ne l’avoir trahi en rien, même
si j’ai dû réécrire et ordonner certains passages. Il m’ a d’ailleurs
donné, après coup, sa bénédiction.
J’espère que tous ceux qui croient le connaître ne seront pas déçus
en découvrant ses petits recoins secrets. Quant aux autres, ceux qui
ne le connaissent qu’à peine, ils seront ravis de tout ce qu’ils décou­
vriront de notre cher Edgar.
Jean Faucher
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I
MES ORIGINES
Il a fallu que j’arrive à mon âge plutôt avancé pour trouver à mon
existence un début d’intérêt. Je vis davantage dans le souvenir que dans
le futur, qui se rétrécit de plus en plus. Et pensant à tout ce que j’ai
eu l’occasion – et parfois l’obligation – de vivre, le recul me permet
d’évoquer ce que je fus, ce que j’ai vécu. Ayant quand même encore
devant moi quelques projets, je reconnais avoir acquis le goût de
m’attarder sur le bilan de mon passé. Dès le début, donc, je voulus
faire face à la critique – non, je ne vais pas me perdre dans la trop
belle littérature, les phrases ampoulées qui ne font que trahir la
sincérité de celui qui les emploie. Je préfère rester dans la simplicité
plutôt que d’être esclave de la littérature.
Dans la famille où je suis né, il y avait un énorme métissage.
Nous étions vraiment de sang mêlé. La famille Fruitier était protes­
tante. En revanche, ma grand-mère était une catholique convaincue,
même si son époux s’avouait protestant. Ce qui n’était pas pour
simplifier les choses de la vie : cela créait notamment quelques
difficultés quand elle insistait pour pousser les enfants vers le catho­
li­cisme. Et il était étrange de voir au Québec une famille francophone
huguenote, même si mon père, mon oncle Georges et ma tante
Sidonie étaient catholiques.
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J’étais le plus jeune de trois enfants ; le cadet de mes deux sœurs,
Louise et Andrée. Je n’avais que deux ans quand mon père est mort,
en 1932, si bien que la famille, pour le remplacer auprès de nous,
demanda à deux neveux de mon grand-père de devenir nos tuteurs.
C’étaient deux professeurs de l’Université McGill, deux protestants.
Du côté de ma mère, une Montreuil, les ancêtres étaient venus
de la Saintonge, la Charente d’aujourd’hui, en France, au début du
xviiie siècle. Cependant, on a découvert que mon arrière-grandmère était iroquoise. Du sang indien coule donc dans nos veines.
Enfin, ma grand-mère Fruitier, du côté paternel, était une
demoi­selle Gélinas dont l’ancêtre était aussi venu de France, mais
qui était d’origine juive, bien que converti depuis longtemps. Il y a
donc également en moi un peu de sang juif. Je suis un vrai sangmêlé et je n’en ai pas honte, bien sûr. En suis-je fier ? Peut-être.
Les souvenirs d’enfance sont une chose étrange. La plupart des
gens se souviennent d’abord des choses qu’ils ont vues. L’œil recueille
les souvenirs beaucoup plus que les autres sens. Moi, c’est grâce à
l’oreille, car mes yeux ont toujours été faibles. J’ai bien sûr quelques
souvenirs visuels, mais j’ai surtout des souvenances de sons.
Par exemple, à Notre-Dame-de-Grâce, où je suis né, il y avait
quelques arbres dans la cour arrière. Mais ce n’est pas la présence
de ces arbres, près de cette maison où j’ai vécu huit ans de ma vie,
que je revois. C’est plutôt le bruit du vent dans les feuilles, le
gazouillis des oiseaux, leurs pépiements que je réentends. C’est le
son des arbres, si j’ose dire.
Lorsque j’avais huit ans, ma grand-mère mourut et nous démé­
nageâmes à Ville-Émard. Nous quittâmes donc le quartier NotreDame-de-Grâce, mi-anglophone mi-francophone, où j’avais vécu
un incident que je n’ai jamais pu oublier, un incident qui se produisit
alors que je n’avais que cinq ans.
Je jouais dans la rue avec mes deux sœurs. Ce faisant, nous ne
parlions que français, bien entendu. Et voilà que tout à coup, trois
ou quatre petits gars d’une dizaine d’années, nous entendant
échanger en français, se précipitèrent vers moi, le plus petit. Ils avaient
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en main des journaux qu’ils enflammèrent et jetèrent sur mon
chandail, qui prit feu aussitôt. C’était sans doute un peu incon­s­cient
de leur part, mais je les soupçonnais d’avoir entendu dans leur
famille anglophone des remarques désagréables sur nous, qui étions
de langue française. Heureusement, mes sœurs éteignirent très
rapidement mon pull-over qui brûlait, et nous nous précipitâmes
pour rentrer à la maison.
Ma mère, à qui mes sœurs racontèrent nos malheurs, se mit
dans une colère épouvantable. Elle était furieuse de constater comme
on traitait ses enfants parce qu’ils se permettaient de parler français.
Pourtant, cela ne faisait qu’illustrer l’ambiance qui régnait dans
notre quartier, avec son mélange de deux cultures.
Pensez que ma mère nous interdisait d’appeler la rue « Queen
Mary » et nous obligeait à emprunter plutôt… le « chemin de la
Reine Mary » !
L’ÉCOLE
Toujours à Notre-Dame-de-Grâce, je commençai à l’âge de six
ans à fréquenter la petite école préparatoire. Une religieuse était
notre enseignante. Elle était d’une générosité et d’une bonté excep­
tionnelles.
J’étais déjà très pudique. Un jour, inopinément, j’éprouvai un
besoin pressant d’aller à la toilette pour « la grosse commission »,
comme on disait alors avec une certaine gêne. Mais aller faire cela
à l’école me paraissait inimaginable. Levant la main, je demandai la
permission de rentrer chez moi, ne me sentant pas très bien. Me
trouvant une très bonne mine, l’enseignante ne voulut pas me libé­
rer. Pourtant, devant mon insistance, elle finit par me laisser partir.
Mais c’était un peu tard. Ce qui arriva alors… Dois-je l’avouer ? En
traversant la rue qui sépare Girouard de Notre-Dame-de-Grâce, je
ne pus pas me retenir et c’est aux pieds d’un policier chargé de
surveiller la circulation que je déposai ce qui m’encombrait. J’eus
l’impression qu’il allait m’arrêter pour m’enfermer en prison, et
c’est cette crainte qui me fit prendre mes jambes à mon cou jusqu’à
Extrait de la publication
la maison. Ce fut une nouvelle occasion pour ma mère de me
sermon­ner avec véhémence.
À l’école, je ne pense pas avoir été un travailleur acharné, mais
je devais avoir certaines facilités. Ainsi, malgré ma faible vue, en
lecture, je pouvais toujours aller au bout des phrases sans trop
d’hésitations. Cela était peut-être dû au fait que très tôt je préférai
la lecture aux jeux de mes copains. Comme tous les petits enfants
de ce temps-là, je lisais la Comtesse de Ségur, Arsène Lupin.
En grandissant, je lisais de plus en plus. Ce n’est qu’à quinze ans,
lors d’un examen de ma vue, qu’un spécialiste m’apprit qu’en fait je
ne voyais que d’un œil, l’autre n’offrant qu’un quart de dixième de
perception. À partir de cet âge, je dus porter des lunettes.
Je me souviens aussi de Marc Favreau, que j’eus l’occasion de
côtoyer, quoique assez peu, à cette époque. Ce n’est que bien des
années plus tard que le métier nous rapprocha.
Donc, après le décès de mon père, nous nous installâmes à
Ville-Émard, ma mère préférant retrouver le quartier de son
enfance. Je fréquentai d’abord l’école locale jusqu’à la sixième année,
puis je démarrai mon cours classique au Collège Sainte-Marie. On
m’avait accordé une bourse, car ma mère était loin d’être riche. J’étais
demi-pensionnaire, mais ce qu’on nous donnait à manger le midi
ne me plai­sait pas beaucoup. Par conséquent, ma mère, grâce à cette
bourse, me donnait un peu d’argent pour que j’aille dans un
restaurant proche, sur la rue Sainte-Catherine, pour me nourrir à
ma conve­nance. En fait, avec l’argent qu’elle me donnait, je me
contentais de manger un sandwich et j’économisais le reste pour
acheter des livres et des partitions musicales. Pas encore de disques,
car ils étaient trop chers pour moi.
Évidemment, les sandwichs au fromage ou à la tomate que je
me procurais n’étaient pas suffisants pour l’adolescent que j’étais. Et
je finis par souffrir d’une anémie que les médecins qualifièrent de
« pernicieuse ». Je dus, pour cette raison, arrêter mon cours classique.
Ce fut d’ailleurs à ce moment qu’on s’aperçut de la faiblesse de mes
yeux. Plus tard, je décidai de reprendre en cours supérieur la
neuvième année, ce jusqu’à la douzième, pour finir par l’École
Extrait de la publication
normale, où l’on formait les professeurs des écoles primaires.
Pendant cette période, j’allais pouvoir manger chez moi, ce qui
rassurait ma mère.
DES RÊVES DE MUSIQUE ET DE THÉÂTRE
Pour mon avenir, je visais deux choses. D’abord la musique, qui
me passionnait malgré le fait que ma mère refusait de me la laisser
étudier. Elle disait : « Je te connais… Si tu te mets à étudier le piano,
tu ne feras rien d’autre ! Or, il faut que tu étudies quand même les
connaissances de base. » Je dois avouer qu’elle n’avait pas complè­
tement tort…
Pourtant, lorsque nous habitions à Notre-Dame-de-Grâce,
j’étais déjà attiré par le piano sans encore pouvoir lire les notes. En
ce temps-là, alors que je n’avais pas huit ans, ma mère me montra
où étaient le do sur le clavier, le ré, le mi, et enfin à quoi cela
correspondait sur une partition musicale. Tout cela devint assez
rapidement très clair pour moi. Mais en grandissant, je m’aperçus
que je ne pourrais jamais devenir un grand interprète, un grand
compositeur, un grand de la musique, quoi… J’avais commencé
trop tard. Et vu le peu d’encouragement maternel, j’abandonnai
plus ou moins le piano.
Mais j’avais une autre passion, celle du théâtre. Quand on a
quinze ans, il n’est pas trop tard pour étudier cet art.
Un jour, j’étais chez des parents, les Duhamel. Il y avait là
quelques membres de ma famille – tante Marie, l’oncle Georges. Les
Duhamel avaient recueilli chez eux une dame vieille comme le
monde et qui ne disait rien. Même si toutes les personnes parlaient
autour d’elle, elle restait immobile, muette. À un moment, je me suis
trouvé tout seul au salon avec la vieille dame plus que nonagénaire.
Le reste du groupe s’était rendu à la cuisine pour assister à la
fabrication d’un gâteau au gingembre, une de mes gourmandises
favorites.
J’aperçus, traînant dans un coin, un exemplaire de l’Almanach
Beauchemin. Je le feuilletai et tombai sur des dialogues de Jovette
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Bernier qui avaient déjà été diffusés à Quelles nouvelles, son émis­
sion de 12 h 15, à Radio-Canada. Je me mis à lire à haute voix le
dialogue d’un homme apparemment désagréable qui donnait la
réplique à Jovette. Il avait des mots très durs et la réprimandait
vigoureu­sement : « Comment ? Vous vous permettez de me faire des
reproches, vous osez me reprocher ! … » Mon ton montait de plus
en plus. Plusieurs femmes avaient alors quitté la cuisine et m’avaient
reproché de parler si fort et d’« engueuler » la vieille dame, toujours
muette.
Je me rendis compte que si j’avais réussi à rendre crédible les
cris du partenaire de Jovette, c’était sans doute parce que j’avais un
certain don dans le domaine de la comédie. Cette expérience fut
assez concluante pour me persuader que j’avais trouvé ma voie. Ce
fut comme mon premier rôle.
UNE TOUTE PREMIÈRE PIÈCE
Alors que j’étais encore à l’école Saint-Henri, juste avant d’entrer
à l’École normale, j’appris qu’un monsieur voulait monter des pièces
théâtrales dans la salle paroissiale de Sainte-Élisabeth-du-Portugal
et qu’il cherchait des interprètes. Ce n’était pas sans intérêt, si bien
que j’allai le trouver. Il m’ offrit assez rapidement le rôle d’un
personnage de soixante-quinze ans, même si je n’en avais alors que
quinze.
Dans la troupe, il y avait des filles d’un couvent voisin, un
monde que j’ignorais, l’école mixte n’existant pas encore. La pièce
que nous défendions s’appelait, je m’en souviens, Les Vieillards
amoureux, d’un auteur belge dont j’ai oublié le nom. Surprise, là
encore. J’étais un peu décontenancé. Le vieillard que j’interprétais
s’exprimait comme on parlait en Belgique, avec des expressions que
je ne comprenais pas et qui correspondaient assez peu à notre
langage habituel.
À la même époque, ma sœur Andrée, qui était artiste, élève
aux Beaux-arts, avait accepté de chanter dans les chœurs de
Mam’zelle Nitouche, montée par les parents d’une de ses camarades
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de Pointe-aux-Trembles. Elle leur avait promis de convaincre son
frère, moi-même, sans nulle vanité, de chanter avec elle. Ce fut
l’occasion pour moi d’une première bêtise sur un plateau.
J’interprétais un soldat qui se promenait avec sa carabine.
Lorsque je dus entrer en scène − était-ce une faute d’inattention de
ma part ? −, j’accrochai avec le bout de ma carabine le décor du
fond, qui aussitôt s’écrasa.
Malgré ma maladresse comme baryton, plutôt comme « basse
chantante » disait-on, je pus chanter de nouveau à plusieurs
occasions.
Huguette Uguay vint un jour me voir. Elle était une amie
d’enfance, une camarade de ma sœur Louise. Huguette m’ apprit
qu’elle aussi voulait se consacrer au théâtre et qu’elle suivait déjà
des cours d’art dramatique.
M’ayant vu dans mon vieillard amoureux, elle me dit, sans
vaines périphrases : « C’est bien beau de faire ça, mais ce n’est jamais
que du “théâtre de romanichel”. Tu devrais étudier. Je vais te présen­
ter à mon professeur. Tu as du talent. Ce sera une occasion de te le
confirmer. » C’est ainsi que je me retrouvai chez Henri Norbert. Je
suivais des cours particuliers d’une heure et j’allais également aux
cours d’ensemble du lundi soir. Je me permis alors de penser
– vantardise exagérée ? – que grâce à moi, il avait dans les mains un
« diamant brut ».
Henri Norbert me fit décortiquer le théâtre classique dans tous
ses méandres, ce dont je lui suis très redevable. Il était très fort pour
nous faire travailler le « contre-emploi ». Cela s’avère toujours utile
pour tout apprenti comédien : cela me permit de m’attarder sur des
personnages que je ne pensais jamais jouer un jour. Même si je me
suis limité aux rôles comiques, voire de composition, j’ai appris
plusieurs grands personnages tragiques. Ce n’est jamais inutile, si
l’on veut acquérir une certaine autorité.
Chez Norbert, je côtoyai beaucoup d’autres élèves, notamment
Suzanne Langlois, Béatrice Picard, Julien Bessette, Jacques Zouvi,
qui ont tous les quatre réussi dans le métier. Je fus étonné de cons­
tater combien étaient nombreux les camarades qui, malgré leur
talent, n’ont jamais réussi à faire carrière. Pour moi, c’était incom­
préhensible.
Le cours d’ensemble avait toujours lieu le lundi soir. Ce choix
était justifié, puisque le lundi est la journée de relâche de presque
tous les théâtres. Un soir, Henri Norbert nous dit : « Mes chers
enfants, vous savez, je suppose, que Gérard Philipe est dans nos
murs, à Montréal, pour faire la publicité de son film Fanfan la
Tulipe. Je l’ai invité, j’ai voulu vous faire une surprise. Il sera là pour
assister à notre cours d’ensemble. Il ne devrait plus tarder. » À cette
simple idée d’apprendre que Gérard Philipe allait assister à notre
cours, je fus pétrifié de terreur, tout en étant ravi de sa venue.
Quelques moments plus tard, on sonna à la porte. Je m’en
souviens comme si c’était hier, car c’est moi qui dus aller ouvrir et
je me trouvai face à face avec monsieur Philipe. Je n’avais aucune
raison d’être terrorisé, car nous découvrîmes un homme débordant
de gentillesse. M. Norbert me le demandant, je dus présenter la
scène sur laquelle je me penchais à ce moment-là. Il s’agissait de
celle d’Alceste avec Philinte, dans Le Misanthrope, de Molière.
Gérard Philipe me demanda à la fin du passage de ma scène du
Misanthrope : « C’est très bien. Quelle est votre conception de ce
rôle ? » À la vérité, j’étais encore bien jeune, je n’avais aucune
conception du rôle. Je me bornais à dire le texte le plus justement
possible.
Gérard Philipe, cette grande vedette, était d’une amabilité et
d’une humilité étonnantes. Il voulait que devant lui nous soyons
toujours très à l’aise, alors qu’il nous éblouissait. Personne n’ignorait
qu’il avait été la tête d’affiche du Théâtre populaire de Jean Vilar,
offrant une image remarquable du Cid, de Ruy Blas et de combien
d’autres héros, sans oublier tous ses films, qui l’avaient fait triom­
pher à travers le monde.
Un peu plus tard dans la soirée, tous ceux qui formaient le
Théâtre du Nouveau Monde vinrent nous retrouver. Ce fut une
grande soirée, vraiment un moment exaltant, pour nous, les jeunes
attirés par le théâtre.
2003 – Radio-Canada célèbre le cinquantième anniversaire de ma
carrière, avec ma nièce Ninon Brais et mes deux petites nièces
Fanny et Isabelle Sénécal.
2007 – Dans le rôle de Fred, dans Toc toc, de Laurent Baffie, au Festival
Juste pour rire, mise en scène de Carl Béchard, avec Marcel Lebœuf.
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