Estimation prévisionnelle et égalité de traitement - cabanes

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Sous-rubrique Dossier
Estimation prévisionnelle
et égalité de traitement
des candidats
■ Fortement concurrentiel – donc contentieux –, le secteur de la collecte des déchets ne
semble pas disposé à cesser d’alimenter la jurisprudence, comme il le fait depuis des
années.
■ L’un de ces contentieux a récemment permis au juge administratif de préciser les
exigences attendues du pouvoir adjudicateur dans l’établissement de l’évaluation
prévisionnelle du marché qui doit servir de fondement à cette déclaration
d’infructuosité : l’estimation de la collectivité doit notamment revêtir un caractère
« réaliste ».
Auteurs
Christophe Cabanes et Vincent Michelin,
avocats à la Cour, SELARL Cabanes-Neveu
Références
• TA Lille 19 mai 2011, Sté Coved,
req. n°1102497
• CAA Lyon 22 septembre 2011,
req. n°10LY00323
• TA Lyon ord. 18 novembre 2011, Sûreté Idex
Énergie, req. nos 1106421 et 110642
Mots clés
Dossier de consultation • Marché négocié
• Référé précontractuel • Offre
irrégulière • Infructuosité •
Extrait
Art. 35-I-1° CMP
« Les pouvoirs adjudicateurs peuvent passer des marchés négociés dans les cas
définis ci-dessous : I.- Peuvent être négociés après publicité préalable et mise en
concurrence : 1° Les marchés et les accords-cadres pour lesquels, après appel
d’offres ou dialogue compétitif, il n’a été proposé que des offres irrégulières ou
inacceptables que le pouvoir adjudicateur est tenu de rejeter. Une offre irrégulière est
une offre qui, tout en apportant une réponse au besoin du pouvoir adjudicateur, est
incomplète ou ne respecte pas les exigences formulées dans l’avis d’appel public à la
concurrence ou dans les documents de la consultation. Une offre est inacceptable si
les conditions qui sont prévues pour son exécution méconnaissent la législation en
vigueur, ou si les crédits budgétaires alloués au marché après évaluation du besoin à
satisfaire ne permettent pas au pouvoir adjudicateur de la financer. Les conditions
initiales du marché ne doivent toutefois pas être substantiellement modifiées. Le
pouvoir adjudicateur est dispensé de procéder à une nouvelle mesure de publicité s’il
ne fait participer à la négociation que le ou les candidats qui, lors de la procédure
antérieure, ont soumis des offres respectant les exigences relatives aux délais et
modalités formelles de présentation des offres. »
Contrats Publics – n° 117 – janvier 2012
E
n droit, une personne publique peut régulièrement négocier après publicité et mise en concurrence un marché
pour lequel il n’a été proposé que des offres irrégulières
ou inacceptables. C’est ce que précisent les dispositions de l’article 35-I-1° du code des marchés publics (voir extrait). Toutefois
le recours au marché négocié n’est possible que dans la mesure
où la déclaration d’infructuosité est intervenue légalement, de
sorte que l’illégalité de la décision d’infructuosité doit entraîner
l’annulation du marché négocié conclu à sa suite(1).
I. Recours à la procédure négociée en cas
de déclaration d’infructuosité
Si le juge des référés précontractuels n’opère pas un véritable
contrôle sur le caractère acceptable ou régulier des offres,
ce contrôle étant réduit à l’erreur manifeste d’appréciation,
en revanche la décision d’infructuosité est susceptible d’être
contrôlée par le juge, y compris par la voie du référé précontractuel, notamment à l’appui d’un recours contre la procédure
négociée venue à la suite de la déclaration d’infructuosité(2). Le
tribunal administratif de Melun a clairement jugé en ce sens :
« Considérant, en premier lieu, qu’il résulte de ces dispositions, d’une part,
que la procédure d’appel d’offres et la procédure négociée sont deux procédures matériellement et juridiquement distinctes, la première trouvant
son aboutissement dans la signature du marché ou dans une déclaration
d’infructuosité, d’autre part, que la procédure négociée ne peut être mise en
œuvre que si la déclaration d’infructuosité est fondée et, enfin, que celle qui
peut être mise en œuvre, après publicité préalable et mise en concurrence ou
sans publicité préalable et sans mise en concurrence, dépend étroitement
des raisons pour lesquelles la procédure a été déclarée infructueuse ; que, par
suite, contrairement à ce qui est soutenu par l’Ugap en défense, la société CS
(1) TA Rennes 22 mars 1995, Préfet du Finistère c/Maison de retraite de
Ploneour.
(2) CE 3 mai 2002, req. n° 24281 — TA Lyon ord. 17 décembre 2002, Sté NCI
Abilis, req. n° 0205032.
1
Dossier Sous-rubrique
Systèmes d’information (CSSI) est recevable à se prévaloir devant le juge du
référé précontractuel des irrégularités affectant la procédure d’appel d’offres,
jusque et y compris celles affectant la déclaration de son infructuosité, à
l’appui de son recours contre la procédure négociée venue à sa suite ; […].
Considérant qu’il résulte de ce qui précède et sans qu’il soit besoin de statuer
sur les autres moyens soulevés par la société CS Systèmes d’information
(CSSI), que ladite société est fondée à demander l’annulation de la procédure
négociée engagée pour l’attribution du marché public n° 07S0014 relatif à la
fourniture d’éléments d’actifs de réseaux locaux d’entreprises et de sécurité ;
qu’en outre, dans les circonstances de l’affaire, il y a lieu de faire droit à ses
conclusions tendant à ce qu’il soit enjoint à l’Ugap de lui transmettre les
rapports d’analyse des offres produites dans le cadre de la procédure d’appel
d’offres ouvert n° 06S0029 préalablement à tout nouvel engagement d’une
procédure négociée. »(3)
On ajoutera que le juge des référés précontractuels sanctionne
systématiquement le recours irrégulier par un pouvoir adjudicateur à une procédure dont les obligations de publicité et
de mise en concurrence sont de moindre intensité que celles
qu’il aurait dû respecter en réalité. Ainsi, le Conseil d’État a jugé
s’agissant d’un recours irrégulier à la procédure négociée après
publicité et mise en concurrence :
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« Considérant qu’en jugeant que l’acte par lequel le département du Cher
se proposait de confier à un tiers l’exécution du service de transport scolaire
n’était pas constitutif d’une activité d’exploitation de réseau ni davantage une
activité de mise à disposition de réseau au sens de l’article 135 du code marchés publics, nonobstant la circonstance que le contrat envisagé comporte
des stipulations manifestant le contrôle du département sur les conditions
d’organisation et de fonctionnement du service public en cause, et qu’ainsi
le département ne pouvait être regardé comme une entité adjudicatrice au
sens des dispositions précitées, le juge des référés, qui n’a pas dénaturé les
pièces du dossier, n’a pas commis d’erreur de droit ; Considérant, en second
lieu, qu’il appartient au juge des référés, saisi en vertu des dispositions de
l’article L. 551-1 du code de justice, de rechercher si l’entreprise qui le saisit se prévaut de manquements qui, eu égard à leur portée et au stade de
la procédure auquel ils se rapportent, sont susceptibles de l’avoir lésée ou
risquent de la léser, fût-ce de façon indirecte en avantageant une entreprise
concurrente ; qu’ainsi, le juge des référés du tribunal administratif d’Orléans,
n’a pas commis d’erreur de droit en jugeant, par une ordonnance qui est
suffisamment motivée, que le département avait manqué à ses obligations de
publicité et de mise en concurrence pour avoir lancé une procédure négociée
avec mise en concurrence préalable sur le fondement des dispositions de
l’article 144 du code des marchés publics, procédure applicable aux seules
entités adjudicatrices, et que la société requérante était susceptible d’avoir
été lésée par ce manquement bien qu’elle ait participé à la procédure jusqu’à
son terme et que son offre ait été retenue pour certains lots, dès lors que le
département avait effectivement négocié les offres qui lui étaient soumises
et qu’il n’établissait pas qu’il aurait été à même de le faire dans les mêmes
conditions s’il avait appliqué les dispositions de la première partie du code
des marchés publics. »(4)
II. Estimation réaliste et déclaration
d’infructuosité
Au cas d’espèce jugé récemment par le tribunal administratif de Lille(5), la société requérante avait, entre autres moyens,
(3) TA Melun ord. 22 mai 2007, req. n° 0703417/2.
(4) CE 14 décembre 2009, Dpt du Cher, req. n° 330052 : CP-ACCP, n° 96,
février 2010, p. 14 ; RDI, 2010, p. 150, note S. Braconnier S.
(5) TA Lille 19 mai 2011, Sté Coved, req. n° 1102497.
contesté le recours à la procédure négociée au motif pris de l’irrégularité de la déclaration d’infructuosité antérieure(6). Le juge
a retenu le grief par une motivation qui fixe très précisément
les exigences attendues du pouvoir adjudicateur dans l’établissement de l’évaluation prévisionnelle du marché qui doit servir
de fondement à la déclaration d’infructuosité. Il doit s’agir d’une
estimation « réaliste au regard des besoins propres du marché »,
ce qui n’était pas le cas de l’estimation critiquée et cela pour les
raisons suivantes :
« Considérant que la communauté de communes Cœur d’Ostrevent fait valoir
que son estimation a été faite sur la base sur la base des données de prix
d’Eco-Emballages et des prix à la tonne pratiqués par la société Coved ellemême dans le cadre d’un marché en cours avec une communauté d’agglomération voisine ; que, toutefois, il ressort du procès-verbal de la commission
d’appel d’offres du 29 novembre 2010 que les trois offres remises dans le
cadre de la première consultation lancée par la communauté de communes
Cœur d’Ostrevent émanaient toutes de grandes entreprises spécialistes de la
collecte des déchets, dont les estimations de coût peuvent donc être jugées
représentatives des prix pratiqués dans le secteur économique concerné ; qu’il
résulte par ailleurs de l’instruction que, même après négociations, l’offre de
l’attributaire désigné au terme de la seconde consultation excède encore
de 15,3 % l’estimation précitée de l’administration ; qu’enfin, si la communauté de communes Cœur d’Ostrevent a fait valoir à l’audience qu’une partie
de l’écart entre son estimation et le montant des offres reçues provient du
nombre exagéré de salariés à reprendre indiqué par la société Coved, sortante, elle n’explique pas pourquoi elle a communiqué aux candidats ces
informations alors qu’elle n’en a pas tenu compte elle-même pour faire sa
propre estimation ; que, dans ces circonstances, et pour sincère qu’elle ait pu
être, l’estimation retenue par la communauté de communes Cœur d’Ostrevent
ne peut manifestement pas être considérée comme réaliste au regard des
besoins propres du marché envisagé ; que, par suite, la société Coved est
fondée à soutenir que la communauté de communes Cœur d’Ostrevent s’est
à tort crue autorisée à recourir à une procédure négociée sur le fondement de
l’article 35-I-1° du code des marchés publics après avoir déclaré infructueuse
la première consultation au seul motif que les trois offres remises dépassaient
significativement son estimation. »
III. Élément pris en compte justifiant
le caractère irréaliste
Il est intéressant de relever que le juge du référé s’est fondé
pour refuser à l’estimation de la collectivité ce caractère réaliste :
• D’abord sur le constat de ce que les offres jugées trop élevées dans le cadre de l’appel d’offres émanaient « de grandes
entreprises spécialistes de la collecte de déchets ». Les sociétés
habituées à répondre aux appels d’offres publics ne manqueront pas certainement d’apprécier une décision qui voit autre
chose qu’un indice d’entente dans une concordance d’offres
à un prix élevé et accepte au contraire d’admettre qu’il puisse
s’agir d’un indice d’erreur de la personne publique dans son
évaluation prévisionnelle du prix du marché.
• Ensuite sur l’observation d’une faible baisse des prix dans le
cadre de la négociation qui, pour le juge, a conforté la crédibilité de l’évaluation convergente du prix du marché faite par
les candidats à un niveau plus élevé que celui estimé par la
collectivité.
• Enfin sur une analyse précise des conditions dans lesquelles
la collectivité a fixé son évaluation prévisionnelle. Au cas
(6) CAA Paris 24 mars 2003, Crédit d’équipement des PME, req. n°98PA1226.
Contrats Publics – n° 117 – janvier 2012
Sous-rubrique Dossier
d’espèce, les débats avaient permis de constater que la collectivité, tout en estimant la charge liée à la reprise du personnel trop élevée, avait transmis aux candidats l’évaluation telle
qu’annoncée par le candidat sortant(7) sans la reprendre pour
sa part dans sa propre estimation. La collectivité avait ainsi
créé les conditions d’une différence dans l’appréciation des
charges liées à l’exécution du marché entre sa propre estimation et celle des candidats. L’estimation de la collectivité a donc
pu à la fois s’inscrire dans une logique qui lui était propre, et
être à ce titre considérée comme « sincère » par le juge, tout en
étant incohérente au regard des informations transmises aux
candidats dans le devis de consultation.
Notons toutefois une récente décision de la cour administrative
d’appel de Lyon qui rejette un grief d’irréalisme invoqué à l’encontre d’une estimation prévisionnelle au motif pris de ce que:
« La seule circonstance que le prix de 410 278,20 euros obtenu à l’issue de
la négociation avec la société Maitr’o excédait lui-même l’estimation initiale
ne suffit pas à établir que cette dernière, dont il est constant qu’elle avait
été faite sur la base des prix unitaires constatés dans le hameau de Pont
d’Ouche pour des travaux du même ordre, aurait été irréaliste ; que, dans les
circonstances de l’espèce, il ne résulte pas de l’instruction que l’appel d’offres
aurait été mené dans des conditions qui ne permettaient pas sa réussite ; que,
par suite, il a pu régulièrement être déclaré infructueux »(8).
IV. Une information de qualité transmise
aux candidats
En résumé, on se doit d’insister sur l’importance que les personnes publiques doivent accorder à la qualité de l’information qu’elles transmettent aux candidats dans leurs dossiers de
consultation ; information qui, recueillie le plus souvent auprès
du candidat sortant, doit être réaliste, c’est-à-dire correspondre
à la réalité de l’exploitation connue. Il s’agira donc de données
réelles et non optimisées à l’initiative de la personne publique
en vue de l’exécution du futur marché.
Le sujet est d’importance car il touche alors directement la
régularité de la procédure de consultation au travers du respect
du principe d’égalité de traitement des candidats et plus précisément de l’égalité entre les sortants et les autres concurrents.
Une très récente ordonnance au tribunal administratif de Lyon
en offre un autre exemple :
« Considérant qu’il résulte de l’instruction que les niveaux de consommation
des installations annoncés dans les documents de la consultation, qui constituent un élément essentiel du marché compte tenu des attentes particulières
de Dynacite en termes de performances énergétique, de recherche d’économie
d’énergie et d’optimisation de la performance énergétique, prises en compte
pour le critère « valeur technique » dans trois sous-critères sur quatre, ne
correspondent pas aux niveaux réels de consommation ; qu’en effet, il n’est
pas contesté que la comparaison des données communiquées par Dynacite
dans les documents de la consultation avec celles des factures existantes sur
les sites considérés laisse apparaître une différence de l’ordre de 10 % ; que
si Dynacite justifie cette différence par le fait que les consommations ont été
ajustées pour prendre en compte les aléas saisonniers tels que la rigueur de
l’hiver ou encore les dates de mise en route et d’arrêt des installations, dès
lors, de telles données, qui peuvent représenter des consommations idéales,
(7) CE 19 janvier 2011, Sté TEP, req. n° 340773.
(8) CAA Lyon 22 septembre 2011, req. n°10LY00323 : comm. F. Llorens,
Contrats marchés publ. n° 11, novembre 2011, comm. 321.
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ne constituent en aucun cas des consommations réelles ; que les entreprises
candidates, à l’exception du titulaire des précédents marchés, n’étaient dès
lors pas en mesure de comprendre que les consommations présentées comme
réelles étaient en fait des consommations recalculées ; qu’en conséquence,
le manquement commis par Dynacite, qui a favorisé le prestataire sortant
qui bénéficiait d’un avantage lui permettant de formuler une offre plus compétitive compte tenu de sa parfaite connaissance des données des marchés
antérieurs, a pénalisé les autres candidats, et notamment la société requérante, au stade de l’élaboration de son offre, non seulement d’un point de vue
technique mais encore d’un point de vue financier ; que par suite, la Sûreté
Idex Énergie est fondée à soutenir que ce défaut d’information constitue un
manquement aux obligations de mise en concurrence susceptible de l’avoir
lésé, entachant ainsi d’irrégularité l’ensemble de la procédure d’attribution
des lots nos 1, 3 et 4 ; qu’il y a lieu dès lors de prononcer l’annulation de
l’intégralité de la procédure litigieuse. »(9)
Les exigences ainsi formulées par le juge administratif sont
pleinement justifiées, car de la qualité de l’information transmise aux candidats sur les conditions d’exécution antérieures
du contrat dépend sans aucun doute l’égalité du traitement des
candidats.
La charge de travail qui en résulte pour les personnes publiques
ne doit pas être négligée, tout comme son impact sur le délai
global de préparation et d’attribution d’un contrat. Il va ainsi
appartenir à la personne publique de solliciter les informations du titulaire sortant avec suffisamment d’anticipation pour
pouvoir non seulement en contrôler l’exactitude mais aussi
vaincre éventuellement par voie judiciaire certaines réticences
de ce dernier à les communiquer. Et si les informations ainsi
recueillies sont destinées à être analysées et traitées par un
assistant à la maîtrise d’ouvrage pour être intégrées dans un
dossier de consultation spécialement élaboré en vue de l’attribution d’un nouveau marché, il appartiendra encore à la
personne publique de s’assurer que les travaux de son assistant n’ont pas eu pour effet de modifier les informations ainsi
recueillies, par exemple en les optimisant dans la perspective
d’une exécution future et améliorée du marché, alors même
que le juge administratif a rappelé que l’information doit porter
sur des données réalistes, c’est-à-dire exemptes de tout « optimisme ». n
(9) TA Lyon ord. 18 novembre 2011, Sûreté Idex Énergie, réq. nos 1106421
et 1106423.
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