Dullin, l`homme qui affirma face à Zeus-Pétain la liberté

LETTRES ARTS SPECTACLES
CENTENAIRE
Dullin, l'homme qui affirma face
à Zeus-Pétain la liberté d'Oreste, fut aussi le découvreur
de Vilar... et Cocteau !
C
' ette semaine, Jean Mercure met en scène et
joue « Volpone », de Jules Romains
(d'après Stefan Zweig, d'après Ben
Jonson...), et Jean-Louis Barrault, « les Oi-
seaux» .d'Aristophane (adaptation de Pierre
Bourgeade), tous deux en hommage à Charles
Dullin, né il y a cent ans, mort en 1949.
Pourquoi Dullin
9
Voulant jouer « Volpone »,
Jean Mercure n'a pas pu oublier celui qui avait
découvert cette œuvre postélisabéthaine — son
plus grand succès au théâtre et au cinéma (1).
Surtout, c'est dans ces lieux que Charles Dullin a
terminé sa carrière en 1947. .
Les occupants allemands avaient débaptisé le
théâtre Sarah-Bernhardt pour en faire le Théâtre
de la Cité (aujourd'hui Théâtre de la Ville). A
l'époque, on en avait voulu à Dullin d'avoir pris
le théâtre dans ces conditions, mais il s'était
revanche en montant la première pièce
de
Sartre,
« les Mouches », où, sous prétexte d'Orestie, il
s'en prenait au régime de Vichy qui voulait faire
des Français des coupables, affirmant, face à
Zeus-Pétain, la liberté d'Oreste... Les collabos
s'étaient déchaînés.
ANARCHISTE ET SAVOYARD
L'ex-Sarah-Bernhardt ne convenait pas à
Dullin. Pas d'associations de spectateurs, pas
d'enréginientement à l'époque pour drainer les
foules. Ni Armand
Salacrou
(« La Terre est
ronde »), ni Shakespeare (« Richard III » ; « le
Roi Lear »), ni les immenses qualités de Dullin
•acteur n'ont pu faire que le Conseil de Paris ne le
chasse ignominieusement en 1947. Ainsi s'ache-
vait la carrière d'un des plus prestigieux hommes
de théâtre de l'entre-deux-guerres, le seul qui ait
laissé une postérité.
C'est le plus fidèle et le plus ancien de ses
disciples, Jean-Louis Barrault, qui monte « les
Oiseaux », un des autres succès de Dullin du temps
de l'Atelier. Barrault a maintes fois raconté son
arrivée chez Dullin, à vingt et un ans, d'abord
comme élève, puis, longtemps, comme figurant.
Dullin, qui était à la fois accueillant et méfiant à
l'égard des jeunes, lui amené la vie dure. Mais c'est
tout de même à l'Atelier, en 1935, que Barrault a
pu, grâce à Dullin, monter son premier spectacle.
Un mimodrame inspiré du roman de Faulkner
(1) Au cinéma, c'est Harry Baur qui jouait le rôle de
Volpone, et Dullin, celui de Corbaccio.
« Tandis que j'agonise » et intitulé « Autour
d'une mère ».
Dullin a eu un autre fils célèbre : Jean Vilar.
Quand, deux ans après la mort de Dullin, Vilar a
pris la direction du T.N.P. pour lui donner l'éclat
que l'on sait, il a dit et redit qu'il voulait réaliser
le théâtre populaire dont rêvait Dullin A Chaillot,
il a aussitôt créé une école portant le nom de son
maître et confiée à Lucien Arnaud, le plus ancien
des compagnons de Dullin, qui a d'ailleurs laissé
un livre de souvenirs sur les débuts de l'Atelier (aux
éditions de l'Arche).
De naissance savoyarde, élevé à Lyon, Charles
Dullin, né en 1885, avait été anarchiste dans sa
jeunesse et compromis dans la fameuse.« bande à
Bonnot ». Sa maîtresse d'alors, devenue Elise
Jouhandeau, a raconté tout ça... Mais Dullin ne
se contentait pas de fréquenter les faux-mon-
nayeurs. Sur une autre photo de famille, on peut
le voir auprès de Jacques Copeau, en compagnie
de Louis Jouvet et de Gaston Baty, tous
fondateurs du Vieux-Colombier. L'aventure du
théâtre moderne avait commencé. Dullin se
rendait célèbre par la création du rôle de
Smerdiakov, dans l'adaptation des « Frères
Karamazov », et, surtout, par sa création de
« l'Avare », qu'il a joué quasiment jusqu'à sa
mort.
Son physique le prédestinait à ce genre de rôle.
Déformé très jeune par des rhumatismes, Charles
Dullin était bossu. Physique idéal pour jouer
« Richard III », Volpone, - Savonarole et autres
disgraciés. La voix aigre, d'une monotonie
voulue, il possédait, dans la sobriété, une violence
tragique que je n'ai jamais connue chez aucun
acteur depuis. En scène, on n'entendait, on ne
voyait que lui.
DES THÉÂTRES DE TOUS LES TEMPS
Mais ce n'est pas seulement comme acteur que
Dullin appartient à la grande histoire du théâtre.
Fondateur de l'Atelier, ce charmant théâtre de la
place Dancourt, en plein Montmartre, aujour-
d'hui rebaptisée place Charles-Dullin, il a été le
premier à vouloir nous faire connaître tous les
théâtres de tous les temps. D'Aristophane à
Shakespeare, de Calder6n à Ruzzante, de
Pirandello — qu'il fut le premier à jouer en France
— à Kataeïv, de Molière à Balzac (« le Faiseur »,
une de ses grandes compositions), il a multiplié les
créations les plus inattendues, les plus fortes. Les
CHARLES DULLIN DANS « VOLPONE »
jeunes auteurs n'étaient pas oubliés. Il a été le
découvreur de Cocteau, Salacrou, Achard,
Passeur, Arnoux, Richaud, Sartre... Ses musi-
ciens? Darius Milhaud, Georges Auric. Ses
décorateurs ? Picasso, Touchagues, Cassandre,
Adam...
Pas d'argent. Pas de subventions. L'hostilité
constante de la critique officielle. Sa seule
défense ? L'alliance toute morale des membres du
Théâtre du Cartel : Jouvet, Baty, Pitoëff et
lui-même. Couvert de dettes, tournant dans des
films, comme Jouvet, pour payer les comédiens
(mal) et, son seul luxe, nourrir le cheval sur lequel
ce bossu traversait Paris et pour lequel il avait
aménagé une écurie au Théâtre de l'Atelier.
Que reste-t-il de Dullin, hormis le souvenir de
ceux qu'il a fascinés ? Des images de films,
quelques photos... Acteurs, metteurs en scène,
race éphémère. Deux ou trois générations ont déjà
suivi Dullin au théâtre. Sans lui, sans deux ou trois
autres, pas davantage, où en serions-nous ?
GUY DUNIUR
72 Vendredi 22 février 1985
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