LETTRES ARTS SPECTACLES CENTENAIRE Dullin, l'homme qui affirma face à Zeus-Pétain la liberté d'Oreste, fut aussi le découvreur de Vilar... et Cocteau ! « Tandis que j'agonise » et intitulé « Autour d'une mère ». Dullin a eu un autre fils célèbre : Jean Vilar. Quand, deux ans après la mort de Dullin, Vilar a pris la direction du T.N.P. pour lui donner l'éclat que l'on sait, il a dit et redit qu'il voulait réaliser le théâtre populaire dont rêvait Dullin A Chaillot, il a aussitôt créé une école portant le nom de son maître et confiée à Lucien Arnaud, le plus ancien des compagnons de Dullin, qui a d'ailleurs laissé un livre de souvenirs sur les débuts de l'Atelier (aux éditions de l'Arche). De naissance savoyarde, élevé à Lyon, Charles Dullin, né en 1885, avait été anarchiste dans sa jeunesse et compromis dans la fameuse.« bande à Bonnot ». Sa maîtresse d'alors, devenue Elise Jouhandeau, a raconté tout ça... Mais Dullin ne se contentait pas de fréquenter les faux-monnayeurs. Sur une autre photo de famille, on peut le voir auprès de Jacques Copeau, en compagnie de Louis Jouvet et de Gaston Baty, tous fondateurs du Vieux-Colombier. L'aventure du théâtre moderne avait commencé. Dullin se rendait célèbre par la création du rôle de Smerdiakov, dans l'adaptation des « Frères Karamazov », et, surtout, par sa création de « l'Avare », qu'il a joué quasiment jusqu'à sa ANARCHISTE ET SAVOYARD mort. Son physique le prédestinait à ce genre de rôle. L'ex-Sarah-Bernhardt ne convenait pas à Déformé très jeune par des rhumatismes, Charles Dullin. Pas d'associations de spectateurs, pas d'enréginientement à l'époque pour drainer les Dullin était bossu. Physique idéal pour jouer foules. Ni Armand Salacrou (« La Terre est « Richard III », Volpone, - Savonarole et autres ronde »), ni Shakespeare (« Richard III » ; « le disgraciés. La voix aigre, d'une monotonie Roi Lear »), ni les immenses qualités de Dullin voulue, il possédait, dans la sobriété, une violence •acteur n'ont pu faire que le Conseil de Paris ne le tragique que je n'ai jamais connue chez aucun chasse ignominieusement en 1947. Ainsi s'ache- acteur depuis. En scène, on n'entendait, on ne vait la carrière d'un des plus prestigieux hommes voyait que lui. de théâtre de l'entre-deux-guerres, le seul qui ait laissé une postérité. DES THÉÂTRES DE TOUS LES TEMPS C'est le plus fidèle et le plus ancien de ses disciples, Jean-Louis Barrault, qui monte « les Mais ce n'est pas seulement comme acteur que Oiseaux », un des autres succès de Dullin du temps de l'Atelier. Barrault a maintes fois raconté son Dullin appartient à la grande histoire du théâtre. arrivée chez Dullin, à vingt et un ans, d'abord Fondateur de l'Atelier, ce charmant théâtre de la comme élève, puis, longtemps, comme figurant. place Dancourt, en plein Montmartre, aujourDullin, qui était à la fois accueillant et méfiant à d'hui rebaptisée place Charles-Dullin, il a été le l'égard des jeunes, lui amené la vie dure. Mais c'est premier à vouloir nous faire connaître tous les tout de même à l'Atelier, en 1935, que Barrault a théâtres de tous les temps. D'Aristophane à pu, grâce à Dullin, monter son premier spectacle. Shakespeare, de Calder6n à Ruzzante, de Un mimodrame inspiré du roman de Faulkner Pirandello — qu'il fut le premier à jouer en France — à Kataeïv, de Molière à Balzac (« le Faiseur », (1) Au cinéma, c'est Harry Baur qui jouait le rôle de une de ses grandes compositions), il a multiplié les créations les plus inattendues, les plus fortes. Les Volpone, et Dullin, celui de Corbaccio. ' ette semaine, Jean Mercure met en scène et joue « Volpone », de Jules Romains (d'après Stefan Zweig, d'après Ben Jonson...), et Jean-Louis Barrault, « les Oiseaux» .d'Aristophane (adaptation de Pierre Bourgeade), tous deux en hommage à Charles Dullin, né il y a cent ans, mort en 1949. Pourquoi Dullin 9 Voulant jouer « Volpone », Jean Mercure n'a pas pu oublier celui qui avait découvert cette œuvre postélisabéthaine — son plus grand succès au théâtre et au cinéma (1). Surtout, c'est dans ces lieux que Charles Dullin a terminé sa carrière en 1947. . Les occupants allemands avaient débaptisé le théâtre Sarah-Bernhardt pour en faire le Théâtre de la Cité (aujourd'hui Théâtre de la Ville). A l'époque, on en avait voulu à Dullin d'avoir pris le théâtre dans ces conditions, mais il s'était revanche en montant la première pièce de Sartre, « les Mouches », où, sous prétexte d'Orestie, il s'en prenait au régime de Vichy qui voulait faire des Français des coupables, affirmant, face à Zeus-Pétain, la liberté d'Oreste... Les collabos s'étaient déchaînés. C 72 Vendredi 22 février 1985 CHARLES DULLIN DANS « VOLPONE » jeunes auteurs n'étaient pas oubliés. Il a été le découvreur de Cocteau, Salacrou, Achard, Passeur, Arnoux, Richaud, Sartre... Ses musiciens? Darius Milhaud, Georges Auric. Ses décorateurs ? Picasso, Touchagues, Cassandre, Adam... Pas d'argent. Pas de subventions. L'hostilité constante de la critique officielle. Sa seule défense ? L'alliance toute morale des membres du Théâtre du Cartel : Jouvet, Baty, Pitoëff et lui-même. Couvert de dettes, tournant dans des films, comme Jouvet, pour payer les comédiens (mal) et, son seul luxe, nourrir le cheval sur lequel ce bossu traversait Paris et pour lequel il avait aménagé une écurie au Théâtre de l'Atelier. Que reste-t-il de Dullin, hormis le souvenir de ceux qu'il a fascinés ? Des images de films, quelques photos... Acteurs, metteurs en scène, race éphémère. Deux ou trois générations ont déjà suivi Dullin au théâtre. Sans lui, sans deux ou trois autres, pas davantage, où en serions-nous ? GUY DUNIUR