Témoignage
Dullin
et «les Mouches»
C'est le grand jeu. Elles sont
là, dans la pénombre, ten-
drement profilées, elles
émergent dans une lumière
lunaire, dans l'admirable simplicité
d'un champ de bataille après l'em-
par Jean-Paul Sartre
• Le 10 décembre, la bibliothèque de l'Arsenal
(1, place Sully) organise une exposition Char-
les Dullin, pour le vingtième anniversaire de
sa mort. On y verra d'innombrables docu-
ments, réunis pour la première fois sur celui
qu'il faut considérer comme le « père du
théâtre moderne ».
A cette occasion, Jean-Paul Sartre a voulu
rappeler ce qu'il devait, comme homme de
théâtre, à Charles Dullin, qui, en 1943, monta
sa première pièce : « les Mouches ».
Envers Charles Dullin — en dehors de l'amitié
•
et du respect que m'inspira l'homme dès que je
l'ai connu — j'ai deux sujets de reconnaissance.
C'est lui qui, avec Pierre Bost, sauva par une
recommandation chaleureuse mon premier manus-
crit 'en passe d'être refusé par les lecteurs de Gal-
limard; c'est lui qui, en 1943, monta ma première
pièce, « les Mouches », sur la scène du Sarah
Bernhardt. Si « la Nausée » n'avait pas été
publié, j'aurais continué d'écrire ; mais si « les
Mouches » n'avait pas été représenté, je me
demande, tant mes préoccupations m'éloignaient
alors du théâtre, si j'aurais continué de faire des
pièces. Ainsi, quand je me rappelle les années
38-43, je retrouve Dullin à l'origine des deux for-
mes principales de mes activités littéraires.
Recommander « la Nausée » à Gaston Galli-
mard, qu'il conn aissait bien, c'était amical et géné-
reux mais enfin cela ne lui coûtait guère. Avec
« les Mouches », il en allait tout autrement. En
ces années d'occupation, on sortait peu : l'art
dramatique vivotait ; Dullin, quel que fût le
spectacle monté, avait le plus grand mal à rem-
plir l'immense nef de Sarah-Bernhardt. Représen-
ter la pièce d'un, inconnu, c'était risquer de per-
dre son théâtre. D'autant que la couleur
,
politique
des « Mouchés » n'était pas pour plaire à des
critiques qui collaboraient tous. Dullin n'ignorait
rien de tout cela ; j'en étais si conscient que je
cherchai et trouvai l'appui d'un commanditaire
qui vint le voir et tenta de l'étourdir avec un flot
de paroles. Dullin l'écoutait, souriant de coin,
silencieux avec sa vieille méfiance paysanne. De
fait, un beau jour, quand il fallut prendre une
décision, le commanditaire se jeta dans le lac du
bois de Boulogne. On l'en retira, mais j'appris
qu'il n'avait pas un sou.
J'allai seul au rendez-vous que nous avions pris
tous les trois, je dus apprendre la nôuvelle à
Dullin. Il restait silencieux, les yeux brillants de
malice. Sans manifester la moindre déception. A
la fin de mon petit discours, je déclarai que je
reprenais ma pièce. «
Pourquoi?
me demanda-t-il.
Je te la monte tout de même. »
Je ne sais trop
s'il lui faisait confiance tout à fait. Mais il voulait,
en dépit des dangers poursuivre au Sarah-Bern-
hardt sa politique théâtrale de l'Atelier, faire
jouer de jeunes auteurs par sa troupe et par de
jeunes acteurs en souhaitant, certes, le succès,
mais sans trop s'en préoccuper. Son rôle, pensait-
il, était de
faire connaître :
au public de juger.
Bref il prit tous, les risques
=
et perdit : la pièce,
* er
Ne joug pas
les mots, joug la situation »,
disait Dullin à ses acteurs.
Admirable leçon
pour l'auteur
CHARLES DULLIN DANS
a.
LES MOUCHES »
La richesse, à travers la pauvreté
éreintée par la critique eut une cinquantaine de
représentations devant
n
zles salles à demi vides. Il
ne m'en
voulut
pas un instant. Seul maître à
bord, il se jugeait seul responsable et je ressens,
toute vive encore, mon amitié pour lui quand je
me rappelle de quel air désolé il m'apprit qu'il
arrêtait les représentations, le jour où, à la lettre,
il devint impossible de les continuer.
Et puis, d'une certaine façon, nous n'avions
perdu ni l'un ni l'autre ; sa grandeur aura été
de découvrir des auteurs qui remportaient chez'
lui des
-
vestes et connaissaient ensuite le succès
sur d'autres scènes. Et puis il avait fait, en ce
cas., ce qu'il souhaitait depuis longtemps : monter
- une tragédie moderne. « Les Mouches », est-ce
une tragédie ? Je n'en sais rien, je sais qu'elle
le devint entre ses mains. Il avait de la tragédie
grecque une idée complexe : une violence sau-
vage et sans frein devait s'y exprimer avec une
rigueur toute classique. Il s'efforca de plier e les
Mouches » à cette double exigence. Il voulut cap-
ter des forces
.
dionysiaques et les organiser, les
exprimer par le jeu libre et serré d'images apolli-
niennes; il y réussit 11 le sut et l'entier succès de
cette mise en scène — qui faisait rendre à ma
pièce ce qui n'y était sans doute pas mais que,
certainement, j'avais rêvé d'y mettre — compen-
Exposition
Le
bal rnasqué
des machines
* A quand les
moissonneuses-lieuses
éclairées façon
Rembrandt ?
ouvErn
Musée
des Arts décoratifs.
109, rue de Rivoli.
poignade. Elles s'appellent « Lettera
22 » ou « Valentine ».
Des machines à écrire ? Si peu.
C'est éclairé comme la Vénus de
Milo, isolé de tout contexte, exhibé
comme des sculptures. On n'est plus
, dans une exposition d'objets techni-
ques, d'instruments de travail, on erre
dans mie «
ambiance de 900 m2 »,
« dynamisée par des effets de mise
en scène particulièrement payants »
(communiqué de presse).
A quand les moissonneuses-lieuses
ornées de faveurs roses et traitées à
la lumière frisante, façon Rembrandt ?
Le formalisme mélodramatique de
la présentation réalisée par Gae
lenti correspond à un esthétisme
celui. de l'objet en soi, valable pour
lui-même. La forme, ici, estompe la
fonction et l'emballage l'information.
Cette transfiguration d'une machiiie
à écrire en symbole confus et solitaire
de la modernité — grâce à des « ac-
cumulations >, des mitraillages pho-
tographiques, des kaléidoscopes, des
objets collés à six mètres de haut sur
des miroirs — est opérée avec le
concours de divers artistes, peintres
et sculpteurs — Alechinsky, Mari,
Del Pezzo, Folon, etc. — transfor-
més en graphistes et en étalagistes.
Les germes improductifs »
Ici encore, nous sommes dans la
confusion. Tantôt Olivetti organise,
pour améliorer son « image », des
expositions « d'art pur » qui tendent
vers le décoratif (par exemple, ré-
cemment, dans le même musée
« Plus vrais que nature » avec Pas-
cali, Konnelis, Céroli, Marotta).
Tantôt, la même firme réalise à
grands frais une présentation théâ-
tralisée de ses produits, avec le
concours de peintres dans le vent.
Otez quelques machines ici, ajoutez
en quelques-unes là : les deux genres
se confondent. •
Dans les deux cas, l'expression
artistique est devenue le support d'une
marchandise qui s'enrobe d'artifices
au lieu de se donner pour
ce
qu'elle
est : un médium technique destiné à
exécuter telle ou telle
opération utili-
taire.
Il suffit de comparer, dans les
mêmes bâtiments du Musée
des
Arts
décoratifs, la salle d'Eichter, pour
Braun (au C.C.I., 1 er étage) et celles
d'Olivetti (au rez-de-chaussée) pour
mesurer combien la présentation hon-
nête d'un produit posé tout bêtement
sur une table, pour être vu, compris,
acheté, l'emporte de loin sur les
orgues
de
lumière à la
Wieland
Wagner.
Qu'y puis-je si ce trompe-l'oeil psy-
chologique m'en rappelle un autre
le pathos humaniste d'Adriano Oli-
vetti, son paternalisme « torturé »,
4:
visionnaire », son vibrato si émou-
vant de patron chrétien qui affirmait
en 1958 : «
Nous avons voulu créer
une entreprise d'un type nouveau, au-
delà du socialisme et du capitalisme
E...] et chasser les germes improduc-
tifs de la lutte des classes (qui agit
contre la charité) »
(1).
CHRISTIANE DUPARC .
(1) e
Olivetti - 1908-1958 ». Livre
anniversaire. Ivrea.
Page 14 Lundi 8 décembre 1969