Le rôle des conventions dans le système de santé

Sciences Sociales et Santé, Vol. X, n° 1, mars 1992
Le rôle des conventions
dans le système de santé
Philippe Batifoulier*
Résumé. En économie de la santé, le problème de l'allocation des ressources
s'est longtemps appuyé sur le marché et plus particulièrement sur le modèle
néoclassique traditionnel. L'introduction de l'organisation (au sens large)
permet à la théorie des incitations de présenter un mode d'allocation alternatif
fondé sur le contrat. Toutefois, l'institutionnel ne peut se réduire à du
contractuel. Le système de soins est bâti sur l'existence de règles cognitives
qui assurent son efficacité. Le compromis entre acteurs inégaux repose alors
sur la constitution d'espaces de cohérence: des conventions de santé.
Sur la période 1975-1987, en France, les dépenses de santé par
habitant ont augmenté 2,9 fois plus vite que le produit intérieur brut par
habitant alors que la moyenne des pays de l'OCDE est de 1,3 (Schieber et
Poullier, 1990) (1).
Cette évolution a fait de la santé une variable de politique
économique dont les pouvoirs publics cherchent à maîtriser la croissance.
Le financement du risque maladie est, en effet, profondément déséquilibré
et l'assurance maladie est structurellement en déficit (2).
__________
* Philippe Batifoulier, économiste, Laboratoire d'Analyse Économique et de
Décomposition de l'Information des Structures Sociales, de Santé et d'Emploi
(Laédix), Université de Paris X Nanterre, bureau G-214, F-92001 Nanterre Cedex.
(1) Ce chiffre mesure l'élasticité réelle des dépenses de santé par rapport au PIB.
(2) L'analyse comparative, des différents postes de dépenses de la Sécurité sociale, de
F. Lenormand et P. Espagnol (1990), conclut à l'originalité du risque maladie. Celui-ci
reste insensible aux variations conjoncturelles. Alors que les autres postes ont
bénéficié de la récente reprise de la croissance économique, seule l'assurance maladie
reste structurellement en déficit.
PHILIPPE BATIFOULIER
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Si, pendant longtemps, la santé est restée en dehors des
préoccupations de l'économiste (3), la croissance des dépenses de santé a,
de fait, rendu nécessaire et pertinente l'approche économique.
La complexité du secteur sanitaire rend cependant l'objectif de sa
compréhension d'autant plus difficile. Toute politique économique en
matière de santé est impossible sans l'étude des fondements de la relation
de soins qui lie médecin, patient et tutelle, et des conditions de sa stabilité.
Le système de soins est un système de règles. Une telle
configuration est définie par le terme d'organisation qui doit être entendu
dans un sens large.
Les deux caractéristiques minimales d'une organisation sont :
- l'usage de règles qui prescrivent les attitudes requises et assurent
la coordination des comportements à la place ou à côté des prix
(ou des rationnements) ;
- l'existence d'une entité collective qui inscrit la relation
économique dans un ensemble structuré et s'oppose à la
métaphore de l'agent individuel.
Comme le souligne O. Favereau (1989b), une équipe de football
comme le conseil constitutionnel sont, dans ce cadre, des organisations.
Aussi, réserverons-nous le terme d'institution au système de soins pour
indiquer :
- qu'il s'inscrit dans des conditions historiques, sociales,
culturelles, etc. précises ;
- qu'il n'implique pas de contenu objectif et mesurable du
« produit ».
L'institution sanitaire est une organisation dans la mesure où elle
repose sur des « règles du jeu » soumises à négociation et à conflit au sein
d'une entité collective, mais une organisation particulière car elle fait
intervenir un acteur prépondérant : l'État assurant le rôle de tutelle.
L'analyse de l'institution sanitaire doit alors se situer au confluent de
l'économie publique (puisque la responsabilité de la gestion du système
incombe aux pouvoirs publics) et de l'économie des organisations. Si la
première approche est bien développée, la seconde l'est beaucoup moins.
Dans cet article, après avoir souligné la façon insuffisante dont la théorie
économique traditionnelle rend compte des phénomènes institutionnels du
système de soins, on s'efforcera de montrer la nécessité d'une autre
approche basée sur l'existence de conventions.
__________
(3) Les premières études d'économie de la santé, reconnues comme telles, remontent
en 1967 avec les travaux de J. Brunet -Jailly alors que la revue économique y consacre
un numéro spécial en mai 1976.
CONVENTIONS ET SYSTEME DE SANTE 7
Économie de la santé conventionnelle: du marché à l'institution
Le bien santé n'est pas un bien marchand. Son financement est
socialisé. Les pouvoirs publics sont le régulateur principal du système. Le
raisonnement en termes de marché peut ainsi paraître, a priori, erroné.
Pourtant la théorie économique a rapidement intégré cette spécificité en
utilisant, dans un premier temps, les outils habituels de l'approche
microéconomique.
Le modèle néoclassique standard a ainsi constitué le support quasi
exclusif des approches théoriques en économie de la santé. En élaborant
une microéconomie du médecin-producteur et du patient-consommateur, il
a intégré la spécificité sanitaire dans un cadre marchand.
La critique d'une de ses hypothèses fondamentales - l'indépendance
de l'offre et de la demande -a donné lieu à un débat théorique d'une grande
ampleur sur la possibilité pour les producteurs de soins d'induire la
demande en exerçant un pouvoir discrétionnaire. Cette faculté dont dispose
le corps médical de manipuler la demande sera d'abord présentée et
discutée.
Ces théories ne s'attachent qu'à décrire la relation patient-médecin.
Ce n'est, en effet, qu'avec la théorie des incitations (4) que le cadre
institutionnel du système de soins est pris explicitement en considération.
Les rapports conflictuels entre la tutelle et les différents acteurs du système
de soins sont alors analysés en terme de « relation d'agence » et formalisés
par des règles qui ont le statut de contrat.
En conclusion de cette première partie, on propose un essai
d'évaluation de l'application d'une telle théorie aux caractéristiques
concrètes essentielles du système de soins et plus particulièrement au
traitement des catégories fondamentales que sont l'incertitude et la
rationalité des agents.
Modèle néoclassique et effet d'induction
Le modèle (néoclassique) standard fait du malade un consommateur
qui demande un bien -le bien santé -et du médecin, un producteur qui offre
ce même bien. Le lieu de rencontre entre cette offre et cette demande est le
marché, qui définit les prix et quantités d'équilibre par une série
d'ajustements successifs. Les deux hypothèses fondamentales sous-jacentes
à ce type de construction et qui définissent une théorie standard sont les
suivantes (Arrow, 1974) :
__________
(4) Ou plus généralement la théorie des contrats dont B. Holmstrom et J. Tirole (1989)
proposent une excellente revue critique.
PHILIPPE BATIFOULIER
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- la rationalité (substantielle) des comportements individuels
exprimée par un mécanisme d'optimisation sous contrainte ;
- la coordination des comportements par le marché, lieu de
rencontre d'une offre et d'une demande.
Comme en témoigne le titre de l'article de S. Darbon et A. Letourmy
(1983) : « La microéconomie des soins médicaux doit- elle nécessairement
être d'inspiration néoclassique ? », le schéma néoclassique avec les
catégories d'offre, de demande et de marché semble être le seul cadre
théorique d'analyse du système de santé.
Pour ce faire toutefois, il a dû intégrer les spécificités du secteur
sanitaire en étendant la notion d'offre classique au comportement du
médecin. C'est alors le lieu d'exercice qui distingue les différentes
formulations. En effet, alors que l'attitude du médecin de ville peut être
appréhendée par un arbitrage travail-loisir où le médecin est assimilé à un
entrepreneur individuel supposé rechercher l'efficacité économique (5),
celle du médecin exerçant à l'hôpital suppose la définition, plus complexe,
d'une fonction de production médicale au travers de l'identification d'une
fonction de coût (6).
Cette complexité est encore accentuée dans la formulation de la
fonction de demande. Les études statistiques dévoilent, en effet, des
particularités que ne peut saisir le schéma néoclassique puisqu'elles
conduisent à remettre en cause l'autonomie de la demande par rapport à
l'offre et à développer une approche mettant l'accent sur le pouvoir
discrétionnaire du médecin.
En effet, la fonction de demande du malade-consommateur se révèle
très peu élastique au prix (7). Le concept de demande, au sens traditionnel
du terme, apparaît ainsi introuvable. C'est pourquoi s'est développée une
autre approche fondée sur la faculté du corps médical à manipuler la
demande.
Cette théorie repose sur un constat simple: c'est dans le cabinet
médical que se prend la décision de consommer, le médecin est à la fois
révélateur (ou traducteur) du besoin et producteur du bien. Offre et
demande sont alors interdépendantes, la fonction de demande est endogène
au comportement du médecin.
__________
(5) Le médecin arbitre entre son temps de travail libéral et ses loisirs et exprime ses
choix par le niveau de ses honoraires. Voir M.-O. Carrère (1988) pour une présentation
plus complète.
(6) Voir M. Pauly (1980) et T.G. Cowing et al. (1983) pour une présentation détaillée
des modèles américains et A. Wagstaff (1989) pour les modèles britanniques.
(7) Si les tests économétriques montrent des élasticités -prix négatives, celles-ci restent
très faibles, entre -1,5 et -0,1 selon H. Lafarge (1988) et entre -2,1 et -0,1 selon
J. Manning et al. (1987) dont les propres résultats sur données américaines tirées au
hasard concluent à une élasticité -prix de -0,2 : une augmentation du prix de 10%
s'accompagne d'une diminution de 2% de la consommation médicale.
CONVENTIONS ET SYSTEME DE SANTE 9
Le problème de l'induction de la demande par l'offre est tout à fait
central en économie de la santé dans la mesure où il opère une rupture avec
le paradigme standard. Il établit, en effet, une interdépendance de l'offre et
de la demande par l'observation d'une corrélation positive entre densité
médicale et utilisation des soins (Evans, 1974). Les médecins ont donc
pouvoir discrétionnaire de déplacer la demande sans pour autant modifier
le prix.Comme le souligne E. Levy (1988), la controverse entre les
partisans de l'induction et les tenants du modèle standard est profonde pour
au moins trois raisons :
- sur le plan de la politique économique. Si le corps médical a la
faculté de manipuler la demande, alors la défense du
consommateur exige le contrôle de l'offre médicale. L'effet
d'induction, en rendant caduc l'arbitrage par le marché, justifie
l'intervention des pouvoirs publics (8) ;
- sur le plan théorique, l'indépendance de l'offre et de la demande
est une hypothèse fondamentale du modèle néoclassique. Sa
remise en cause altère l'ensemble de la théorie ;
- sur le plan idéologique enfin, les préférences des économistes
pour l'intervention de l'État s'expriment en parallèle des
confirmations empiriques de l'effet d'induction et inversement.
Les enjeux sont donc importants et expliquent sans doute la
prégnance du sujet sur l'ensemble de l'économie de la santé.
Pourtant, le débat sur l'existence de l'effet d'induction s'est
progressivement déplacé vers la nature de ses limites. En effet,
indépendamment des considérations de validité empirique, le débat
théorique s'est focalisé sur la notion de limite au pouvoir discrétionnaire du
médecin.
Pour les tenants de la théorie néoclassique (standard), la différence
entre le bien de santé et les autres biens économiques est une simple affaire
de degré. Dans le système de santé les coûts d'information sont plus élevés.
Il suffit alors d'intégrer les coûts d'acquisition de l'information et de
contrôle supportés par le patient dans le modèle de maximisation de l'utilité
sous contrainte. Cette recherche d'information sur la réputation du médecin
permet alors au patient d'exercer une menace sur le producteur (aller
consulter un autre médecin par exemple) et rend ainsi caduque toute
tentative d'exercice d'un pouvoir discrétionnaire.
__________
(8) Pour un développement de ce point, voir U. Reinhardt (1989).
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