Camenae n° 19 – 2016
Mathieu FERRAND
LE LANGAGE IMPERTINENT DU THÉÂTRE NÉO-LATIN :
SAVOIR-VIVRE ET GROSSIÈRETÉ
DANS DEUX COMEDIAE DE COLLÈGE (PARIS, 1533)
Dans les Essais, Michel de Montaigne prétendait avoir acquis, au collège bordelais de
Guyenne, « asseurance de visage, et soupplesse de voix et de geste » en jouant « les
premiers personnages és tragédies latines de Bucanan, Guérante et Muret »1. De fait, le
théâtre latin fut, dès le début du XVIe siècle, un exercice scolaire très apprécié par les
maîtres humanistes et leurs élèves2. La formation rhétorique qu’il proposait était avant tout
celle de l’homme en société, maître de son corps et de ses mots. On sait le parti qu’en
tirèrent les pédagogues jésuites. Ces ambitions, le théâtre néo-latin les partagea dès son
origine avec les colloques scolaires qu’Érasme et bien d’autres rédigèrent pour leurs jeunes
élèves : il s’agissait, par la composition de saynètes, d’offrir une formation linguistique et
morale mais aussi, tout simplement, une formation à la politesse et aux bonnes manières. A
priori, le théâtre scolaire ne devait donc laisser aucune place à la grossièreté. Mais dans les
faits, les choses furent bien différentes et les pièces de collège n’ont pas toujours été si
sages. Ainsi, les deux textes dont il sera ici question se présentent comme des comediae à
l’antique, divisées en actes et scènes ; composés en vers iambiques ou trochaïques, ils
multiplient les récritures de la comédie romaine ; mais leurs intrigues sont directement
inspirées de la farce ou de la littérature narrative françaises, parfois grivoises ou
scatologiques3. La grossièreté, rupture inconvenante des usages imposés par le savoir-vivre,
peut parfois, alors, toucher à l’obscène.
Cette présence de paroles inconvenantes dans des pièces jouées – la chose ne fait guère
de doute – dans un collège parisien4, pose bien évidemment la question de la place de ces
pratiques ludiques au sein de l’institution scolaire. Rappelons que les règlements des
collèges, au même moment, interdisaient fermement tout propos licencieux, même les jours
de fête5. La question est d’autant plus épineuse que sur la scène, au scandale des mots
s’ajoute celui de la chose vue : comme Cicéron déjà puis Érasme l’ont remarqué, la
grossièreté, et plus encore, l’obscénité, peuvent s’attacher aux res comme aux verba. Or, le
1 Essais, I, 26.
2 Sur le théâtre néo-latin en France, au début du XVIe siècle, je me permets de renvoyer à ma thèse de
doctorat, Le théâtre des collèges parisiens au début du XVIe siècle. Textes et pratiques dramatiques, Paris, EPHE,
décembre 2013 (à paraître chez Droz).
3 Ces deux comediae (Marabeus, Lipocordulus, Bibliothèque nationale de France, Ms. Latin 8439) ainsi que la
Comedia Advocatus (Bibliothèque universitaire de Bâle, Ms. F. VI. 47), qui fut représentée la même année au
collège parisien du Mans, sont les premiers textes, en France, à se présenter explicitement comme des
imitations de la comédie ancienne. Pour une analyse de ces trois comédies latines, voir mon chapitre
« Humanist Neo-Latin Drama in France » dans Neo-Latin Drama and Theatre in Early Modern Europe,
éd. J. Bloemendal et H. Norland, Brill, Leyde, 2013, p. 365-413. Je prépare actuellement leur édition, avec
traduction et commentaire ; ce travail en cours complètera le volume de ma thèse.
4 Je défends l’hypothèse, dans la thèse citée, selon laquelle les comédies dont il sera ici question ont été
composées et jouées au collège parisien des Bons-Enfants de Saint-Victor, autour de 1533.
5 Le collège du Mans où l’on joua la comédie fort leste de l’Advocatus, précise par exemple, dans ses statuts de
1526 : « Nec cantent […] cantilenas sonantes impudicitiam, lasciviam, aut aliquid in quo alii scholastici possit scandalizari »,
cf. M. Félibien et G.-A. Lobineau, Histoire de la ville de Paris, t. III, Paris, G. Desprez et J. Desessartz, 1725,
p. 585-594.