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ARCE QU’ ELLE touche à unbesoin vitaldel’homme,laquestion des vivres a
occupé une placeprivilégiéedansla théorie économique, tout du moins jusqu’au
milieu du XIXe siècle,période àpartir de laquelle lacontraintepopulation/ressources
alimentaires sedesserra très progressivement.Ledéfi auquel la théorie économique
naissanteétaitconfrontée étaitceluidel’élaborationde solutions quidevaient
satisfairel’objectif premier du peuple,«manger à safaim », sans pour autant
négliger les intérêts économiques des producteurs de ces mêmes biens de subsistance.
Le traitement de laquestion des vivres ouvrait ainsila voie àl’émergenceet à
l’élaborationd’un savoiréconomiqueet de lois économiques 1 .Cependant,la
singularitéet la spécificitédu fait alimentaire, très souvent reconnuescomme telles,
ne risquaient-elles pas de conduireàlaformation d’un savoiret de lois spécifiques
non applicables et non transposables àd’autres champs de l’économie ?Pouvait-on
alors parler de véritables lois économiques quand celles-cine relevaient qued’un
champ particulier ?Nefallait-il pas plutôt remettreencausecette spécificitépour
fairedes vivres unbien économiquecomme unautre,auquel cas des lois
économiques plus générales pouvaient s’appliquer ?Ou,comme le proposaient
certains auteurs,fallait-il maintenirles subsistances hors du champ de l’économie en
raison de cette spécificité?Car,derrièrecetteinterrogation,dès lafin du XVII e siècle
et au fur et àmesurequele savoiréconomiquedevenait autonome, seposait la
question du véritable champ d’appartenancedu fait alimentaire. Pouvait-il ou devait-
il relever du champ autonomedel’économie en formation ?Ou devait-il relever et
rester,en raison de sa spécificité,dans unautrechamp disciplinaire,plus conforme à
l’idéequel’on sefaisait du rôle (moralet politique,en particulier)des subsistances
dansl’histoiredel’humanité2et ouvrir ainsila voie et lajustification àd’autres types
de lois (plus normatives,par exemple),c’est-à-direàdes règles et àdes normes
édictées par les hommes ?Dans cecas,une absencepartielle ou totale d’application
des lois économiques généralesau domaine des subsistances pouvait alors être
justifiée. En relatant une histoiredelapensée économique sur laquestion des
subsistances depuis lapériode mercantiliste(XVI e siècle)jusqu’auXIXe siècle en
Franceet en Grande-Bretagne,on assistebien àlaformulationdecedouble discours :
undiscours,progressivement dominant, sur l’émancipation de l’économie en
1La loi telle qu’elle est définie chez les économistes possède généralement deux significations :
laloi normativequiest souvent une prescription,uncommandement,et laloi positivequi
établit des relations universelles entredes événements,déduites de conditions initiales.Plus
précisément,en économie,cequedoit décrirelaloi positiveest l’enchaînement d’une série
d’actions d’individus au sein d’ungroupe quiamène certaines conséquences prévisibles,car la
scienceéconomiqueest avant tout une sciencedel’action humaine et de sacoordination,
cf. Postel (2003). Comme le noteBlaug(1980),par ailleurs,l’histoiredel’économie abonde en
lois économiques positives :loi de Gresham,loi de Say,loi de l’offreet lademande,loi des
rendements décroissants,pour n’en citer quequelques-unes.
2Ainsi,Max Weber (1923 [1991])expliquequelacouverturedes besoins alimentaires par le
biais du marché capitalisteest très récentedans l’histoiredel’humanité. Polanyi(1957 [1976])
fait également remarquer que,dans toutes les sociétés dites primitivesetantiques,les
transactions lucratives concernant les produits alimentaires sont totalement bannies.Même s’il
notel’existencedemarchés céréaliers plus nombreux dès le XVIe siècle en Europe,leur
réglementationest particulièrement sévèrejusqu’au XIXe siècle (Polanyi,1944 [1983]).
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