Cahiers d’économie et sociologie rurales, 79, 2006
Les lois économiques
doivent-elles sappliquer
aux biens de subsistance?
Alain CLÉMENT
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Alain CLÉMENT *
Should economiclaws apply to subsistencegoods?
Summary While many very generallaws exist in economics (Malthuss law, the law of supply and demand,
Engel’s law,etc.) attesting that the scientificcharacter of the discipline,vital resources’fall intoacategory of
their ownand are recognised as such. This has led to the creation of knowledge and specificlaws that arenot
applicable and not transposable toother areas of economics (e.g. the King-Davenant law). Some economists have
even proposed to transfer vital resourcesbecauseof their specificcharacter from the domain of economics toanother
disciplinary,moraland politicaldomain,morein relation withour way to think the role of subsistencegoods in
the history of humanity.Thereby they opened the way and provided justification for other types of (normative)
‘man-made’ laws and for rules and norms.It is then easier to understand why,even in today economicdebates, we
talk of the ‘agriculturalexception’.
Key-words :economiclaws,norms, rules,agriculturalexception
Les lois économiques doivent-elles sappliquer aux biens de subsistance?
RésuS’il existedenombreuses lois très générales en économie (loi de Malthus,loi de l’offreet de la
demande,loi d’Engel,…) qui témoignent du caractère scientifiquedeladiscipline,«les vivres »
constituent unchamp scifique, reconnu comme tel,quidébouche sur laformation d’un savoir et de
lois particulières,non applicables,non transposables àd’autres champs de l’économie (loi de
King-Davenant,par exemple). Dans le passé, uncertain nombred’économistes ont même proposéque
«les vivres » sortent du champ de l’économie,en raison de cette scificité,et rejoignent unautre
champ disciplinaire,moralet politique,plus conforme àl’idée quenous nous faisons du rôle des
subsistances dans l’histoiredel’humanité. Ils ont ainsiouvert la voie et lajustification àd’autres types
de lois (normatives)àdes règles et des normes édictées par les hommes.Oncomprend mieux pourquoi,
aujourd’huiencore,on parle «d’exception agricole »dans les bats économiques.
Mots-cs :lois économiques,normes, règles,exception agricole
*
UniversitéFrançois Rabelais,UFR de droit,d’économie et des sciences sociales,50 avenueJeanPortalis,
BP 0607, 37206 Tours cedex 03 et UMR 5206 Triangle CNRS-Lyon 2-ENS
e-mail :clement@univ-tours.fr
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ARCE QUELLE touche à unbesoin vitaldel’homme,laquestion des vivres a
occu une placeprivilégiéedansla théorie économique, tout du moins jusquau
milieu du XIXe scle,riode àpartir de laquelle lacontraintepopulation/ressources
alimentaires sedesserra très progressivement.Ledéfi auquel la théorie économique
naissanttaitconfrontée étaitceluidel’élaborationde solutions quidevaient
satisfairel’objectif premier du peuple,«manger à safaim », sans pour autant
négliger les intérêts économiques des producteurs de ces mêmes biens de subsistance.
Le traitement de laquestion des vivres ouvrait ainsila voie àl’émergenceet à
l’élaborationdun savoiréconomiqueet de lois économiques 1 .Cependant,la
singularitéet la scificitédu fait alimentaire, très souvent reconnuescomme telles,
ne risquaient-elles pas de conduireàlaformation d’un savoiret de lois scifiques
non applicables et non transposables àd’autres champs de l’économie ?Pouvait-on
alors parler de véritables lois économiques quand celles-cine relevaient quedun
champ particulier ?Nefallait-il pas plutôt remettreencausecette scificitépour
fairedes vivres unbien économiquecomme unautre,auquel cas des lois
économiques plus générales pouvaient sappliquer ?Ou,comme le proposaient
certains auteurs,fallait-il maintenirles subsistances hors du champ de l’économie en
raison de cette scificité?Car,derrrecetteinterrogation,s lafin du XVII e scle
et au fur et àmesurequele savoiréconomiquedevenait autonome, seposait la
question du véritable champ d’appartenancedu fait alimentaire. Pouvait-il ou devait-
il relever du champ autonomedel’économie en formation ?Ou devait-il relever et
rester,en raison de sa scificité,dans unautrechamp disciplinaire,plus conforme à
l’idéequel’on sefaisait du rôle (moralet politique,en particulier)des subsistances
dansl’histoiredel’humanité2et ouvrir ainsila voie et lajustification àd’autres types
de lois (plus normatives,par exemple),c’est-à-direàdes règles et àdes normes
édictées par les hommes ?Dans cecas,une absencepartielle ou totale d’application
des lois économiques généralesau domaine des subsistances pouvait alors être
justifiée. En relatant une histoiredelapensée économique sur laquestion des
subsistances depuis lariode mercantiliste(XVI e scle)jusquauXIXe scle en
Franceet en Grande-Bretagne,on assistebien àlaformulationdecedouble discours :
undiscours,progressivement dominant, sur l’émancipation de l’économie en
1La loi telle qu’elle est définie chez les économistes possède généralement deux significations :
laloi normativequiest souvent une prescription,uncommandement,et laloi positivequi
établit des relations universelles entredes événements,déduites de conditions initiales.Plus
précisément,en économie,cequedoit crirelaloi positiveest l’enchaînement d’une série
d’actions d’individus au sein d’ungroupe quiamène certaines conséquences prévisibles,car la
sciencconomiqueest avant tout une sciencedelaction humaine et de sacoordination,
cf. Postel (2003). Comme le noteBlaug(1980),par ailleurs,l’histoiredel’économie abonde en
lois économiques positives :loi de Gresham,loi de Say,loi de l’offreet lademande,loi des
rendements croissants,pour n’en citer quequelques-unes.
2Ainsi,Max Weber (1923 [1991])expliquequelacouverturedes besoins alimentaires par le
biais du marccapitalisteest très récentedans l’histoiredel’humanité. Polanyi(1957 [1976])
fait également remarquer que,dans toutes les soctés dites primitivesetantiques,les
transactions lucratives concernant les produits alimentaires sont totalement bannies.Même s’il
notel’existencedemarcs céréaliers plus nombreux s le XVIe scle en Europe,leur
réglementationest particulièrement sévèrejusquau XIXe scle (Polanyi,1944 [1983]).
P
A.CLÉMENT
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général3et de l’économie des subsistances en particulier,avecélaboration de lois
économiques générales,mais aussidelois scifiques,et undiscours récurrent de
résistanceenvers l’intégration des vivres dans le champ de l’économie pure. Ce
dernier courant,qualifié de courant d’économie morale 4 , sattache àmaintenir les
vivres dans le champ plus normatif de lamorale et de lapolitique.
Les mercantilistes établirent progressivement des règles et des principes,présentés
le plus souvent comme des conseils aux responsables politiques en charge de ces
questions,afin de répondreaux problèmes induits par l’existencedepénuries
agricoles et alimentaires récurrentes.Cen’est quau cours du XVIIIe scle quel’on
tentad’introduirel’existencedcontraintes »économiques,puis d’élaborer de
véritables lois économiques universelles dont l’intérêt était de donner des indications
plus générales quant aux politiques àmettreenplacepour répondreaux besoins
premiers du peuple. Mais cette volontéde vouloir émanciper la sciencconomique
d’uncertain nombredenormes et de règles morales,plus particulièrement dans ce
domaine-là, fut vivement critiquée par unpuissant courant d’économie morale. Le
bat seprolongeaen Angleterreavecl’opposition Smith/Steuart et confirmala tenue
d’undouble discours quiallait connaître son apothéose,puis une retombée,dans la
premièremoitié du XIXe scle,aveclaquestion des cornlaws.
Des règles plus quedeslois,ou l’administrationdelabondance
chez les mercantilistes
Avecles mercantilistes de lariode XVIe-XVIIe scles,avant quel’on puisse
parler de lois économiques,des règles ont étéforgées,largement défendues par les
grands auteurs de l’époque,dont laplus importantedans cedomaine était lacessité
du pain àbon marché. Ilne sagissait pas de loi,mais d’une obligation impérieusequi
s’imposait à tous.Leblé était unbien quidevait intégrer une contraintemajeure,celle
du prixpartir de laquelle découlaient des contraintes connexes (contraintes de
déplacement,contraintes de stockage,contraintes sur les transactions). Cette règle
allait induire uncertain nombredemesures,de politiques et de lois,au sens juridique
du terme. EnAngleterre,en particulier,les cornlaws furent conçues pour limiter les
exportations et éviter les pénuries et les sculations àlahausse sur les prix.S’il existait
une loi,c’était avant tout laloi de lacessité,laloi du besoin. Les vivres avaient
d’emblée un statut àpart et relevaient du champ politique.
Delaloi du besoin aux règles normatives :abondanceet «bon marc»
Bodin soulignale premier les méfaits de lachertédes produits,et
particulièrement des céréales :«Ilfaut quelepeuple viveàbon marc»(1568-
1578[1986], tome 6,p. 432). Cet objectif était partagé par Richelieu et par
Louis XIII car,comme le rapporteleCardinal,«le Roy sirequelassemblée luidonne
advis des moyens qu’il y ad’établir unordrepour queles grains soient toujours à unprix si
3Sur cepoint,cf. Vidonne,1986.
4Pour reprendrel’expression de Thompson,1971[1989].
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LES LOIS ÉCONOMIQUES DOIVENT-ELLES SAPPLIQUER AUX BIENS DE SUBSISTANCE ?
raisonnable quelepauvrepeuple puisse vivre sans les grandes incommodités qu’il aquelquefois
souffertes»(Richelieu,1624-1626 [1975], tome 1,p. 587). Les céréales étaient
considérées comme des «biens communs » sur lesquels la soctéavait des droits et,
en saqualitédegardienne des biens de lacommunauté,lapolice se tenait prêteà
faire respecter ces droits,plus d’ailleurs en fonction de lapaix sociale quedelajustice
sociale. Leprix, sans pour autant être unprix administré, unprix politique,devait
rester soumis àdes impératifs autres que strictement marchands.L’objectif était
d’encadrer le marché et de ne pas laisser fluctuer les prix de fon incontrôlée.
Enplus de cettecontraintequipesait sur les prix,il existait unprincipe de secours.Le
Roi avait pour devoir d’assurer l’existencedes citoyens et de pourvoir àleur subsistance.
Bodin (1576-1593 [1986], tome 6,p. 42voquaet défendit le premier cetteobligation
morale des rois qudoivent,laRépubliqueet leur maison entretenues,garder le surplus pour la
cessitépublique». Montchrestien (1615 [1889], p. 18),autremercantilistedecette
riode, rendait le Roi «responsable de l’entretien et du bon fonctionnement de son pays ». En
Angleterre,Mun,commerçant de profession,adoptades positions identiques.Ilparla
aussidu rôle nourricier du Princequiest «l’estomac de l’homme et, s’il cessedalimenter les
autres parties du corps,non seulement il les altère,mais il sedétruit aussilui-même »(Mun,1664
[1965], p. 68). Cependant,l’État ne pouvait qu’êtrefournisseur en dernier ressort et
n’intervenait qu’en cas d’urgenceou de danger imminent.
Des règlesaux politiques
Compte tenu de ces obligations,des règles sont apparues d’autant plus cessaires
queles observateurs et le peuple avaient laforteconviction quelaformation des prix
agricoles était largement tributairedecomportements humains cupides,d’ententes
frauduleuses de lapart des intervenants principaux qu’étaient les marchands nationaux
et étrangers.
La production et ladistribution des vivres étaient donc soumises à une loi
générale :celle du besoin. Cette règle du «bon marché dans l’abondancétait
d’autant plus impérieusequ’elle s’inscrivait en accordavec une opinion publique
imprégnée par l’idée d’uncomplot des marchands contrelepeuple. Ilexistait une
hostilitégénérale àl’égarddes marchands qui,par leurs ententes et leurs mouvements
sculatifs,orientaient les prix àlahausse. Eneffet, selon Bodin,l’action concertée des
marchands et des monopoles,en contribuant àleur enrichissement personnel au
triment des consommateurs,était causedelachertédes bs et du préjudiceportéau
peuple. Dans cecontexte,le droit des pouvoirs publics de taxer les denrées,
notamment en cas de disettes,en imposant unprix plafond n’est pas mis en doute.
Sans remettreenquestion le droit de proprté,on admettait quelecommercedes bs
était une sortede servicepublicet que salibertédevait êtrelimitée par l’exigencedun
prix àlaportée des pauvres.Lanalysedéveloppée aux XVIeet XVIIe scles soumettait
le droit de proprtéau droit d’acheter le bà unbon prix 5 .
5Cf .Hont I.and Ignatieff M.(1983). Needs and justicein the wealthofnations:An
introductory essay,in:Wealthand Virtue:The Shaping of PoliticalEconomy in the ScottishEnlightenment,
Hont I.and Ignatieff M.(editors),Cambridge,Cambridge University Press,pp. 29et s.
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