Université Lille III – Pôle Arts UE 8. Théorie de l’art L 2 / semestre 4 La Folie créatrice: art, pathologie, philosophie Florian Gaité / [email protected] L’artiste comme psychotique: le cas de la schizophrénie Qu’est-ce que la psychose ? Psychose : Terme assez général, qui désigne un trouble mental, de nature organique ou génétique. Jusqu’à la fin du XIXième siècle, en psychiatrie, la psychose est synonyme de folie, d’aliénation mentale, avant que ne s’installe le couple névrose-psychose : le différence est alors que la première est une maladie des nerfs qui ne mérite pas l’enfermement, tandis que le seconde relève de l’activité de l’aliéniste. Elle se manifeste par un rapport troublé au réel. Symptômes principaux Inadaptation sociale, perturbation de la faculté de communiquer, absence de conscience de l’état morbide, perte du contact avec la réalité (allant jusqu’au délire, à l’hallucination : le psychotique reconstruit une réalité fictive pour suppléer la perte du réel), altérations du moi etc. L’artiste comme psychotique: le cas de la schizophrénie On peut distinguer: Paranoïa (avec délire) et schizophrénie : ➢ Paranoïa : Psychose chronique développée à partir du caractère paranoïaque, caractérisée par un délire systématisé et cohérent, à prédominance interprétative (délire de persécution, de grandeur, de jalousie), ne s'accompagnant pas d'affaiblissement intellectuel, évoluant lentement sans aboutir à la démence. (cnrtl) ➢ Schizophrénie : Psychose chronique caractérisée par une dissociation de la personnalité, se manifestant principalement par la perte de contact avec le réel, le ralentissement des activités, l'inertie, le repli sur soi, la stéréotypie de la pensée, le refuge dans un monde intérieur imaginaire, plus ou moins délirant, à thèmes érotiques, mégalomanes, mystiques, pseudo-scientifiques (cntrl) ➢ Psychose manioco-dépressive (aujourd’hui les psychiatre disent trouble bipolaire, en évacuant le terme de psychose, pas assez précis) : elle se caractérise par une variation anormale de l’humeur : alternance de périodes d’excitation (manie ou hypomanie) et de dépression, voire de mélancolie profonde, entrecoupées de périodes de stabilité. Le terme « bipolaire » évoque les deux pôles manie et dépression, entre lesquels l’humeur oscille. Manie : ➢ Syndrome mental caractérisé par des troubles de l'humeur (exaltation), des troubles du comportement (agitation, surexcitation) et des troubles intellectuels (fuite des idées, perte de mémoire). Ex: Monomanie : Trouble mental dans lequel l'esprit se fixe sur un seul point; obsession, idée fixe. (cnrtl) ou mégalomanie : Délire de grandeur, surestimation de soi qui se rencontre chez les sujets dont le jugement est affaibli. (cnrtl) L’artiste comme psychotique: le cas de la schizophrénie Focus sur la schizophrénie: nosographie • Littéralement vient de schizein (« diviser, dissocier, fendre, séparer ») et phrenos (« la pensée, l’esprit, l’intelligence, âme, coeur, diaphragme – en tant que siège supposé de la pensée »). Terme inventé par Eugen Bleuler en 1908 pour se substituer à « démence précoce ». Deux précurseurs : Pierre Morel en 1860 et Emil Kraepelin dans la sixième édition de son Traité de psychiatrie (1889). • Esprit dissocié, fragmenté, scindé = la désagrégation de la personnalité entraîne la discordance des facultés cognitives et affectives entre elles (relation engagée dans les processus de mémoire, de conscience, d’attention etc.). Le schizophrène a du mal à dire « je » ou à savoir à quoi ça correspond. Attention: schizophrénie ≠ trouble de la personnalité multiple. • Selon le DSM-IV, la schizophrénie se définit comme un trouble de l'identité, de la mémoire, de la conscience et de la perception de l'environnement (relevant de la fonction d’intégration de l’information). Il est associé à des troubles dissociatifs: l’amnésie dissociative (difficulté à se souvenir), la fugue dissociative (envie de partir, de changer d’identité), le trouble de dépersonnalisation (impression d’être le spectateur de soi)…. L’artiste comme psychotique: le cas de la schizophrénie Quel lien entre la schizophrénie et la création artistique ? • La schizophrénie est une pathologie créative: « D’un point de vue nosographique, la schizophrénie (…) est, parmi les affections mentales de ce groupe, d’une part, de loin la plus fréquente et, d’autre part, celle qui est la plus souvent impliquée dans l’expression graphique et picturale ». G. SEBAN, Création artistique et figuration délirante, Paris, L’Harmattan, 2001 • Affirmation tempérée par d’autres études. Ex: « Creativity and mental Illness : Prevalence Rates in Writers and their first-degree Relatives », American Journal of Psychiatry, 1987 • Moins que la schizophrénie comme maladie, ce sont les troubles schizoïdes qui sont peut-être les plus créatifs « Le schizoïde dont l'humeur est de plus en plus froide et distante se désintéresse du monde extérieur pour se réfugier dans une vie imaginaire faite de rêveries autistiques, éloignées du réel. La limite entre ce type prémorbide et (...) la schizophrénie se trouve franchie dès que les troubles deviennent suffisamment intenses pour être incompatibles avec la vie sociale ». Étienne DELAY, Psychologie médicale, 1953. L’artiste comme psychotique: le cas de la schizophrénie Les potentiels créatifs de la schizophrénie (David Nebreda) L’artiste comme psychotique: le cas de la schizophrénie Les potentiels créatifs de la schizophrénie (David Nebreda) L’artiste comme psychotique: le cas de la schizophrénie Le « schizo » en philosophie : Gilles Deleuze et Félix Guattari • Le schizo comme concept, ou plutôt « personnage conceptuel » = fruit de la collaboration entre Deleuze et Guattari, étalée sur plus de deux décennies, nourrit le souhait d’une « schizo-analyse », se réclamant d’une forme de « psychiatrie matérialiste », dite « institutionnelle », proposant comme Lacan de « schizophréniser le champ de l’inconscient ». • Ecrits communs (notamment): Deux tomes Capitalisme et schizophrénie : L’Anti-Œdipe (1972) et Mille Plateaux (1980). Le sujet y est repensé sous les termes de « machine désirante », elle-même fruit d’une « production de désir ». • Point de départ: la visite des hôpitaux psychiatriques: un « schizo » d’hôpital Ils y rencontrent ce « schizophrène artificiel, tel qu’on le voit à l’hôpital, loque autistée produite comme entité » ou « qu’est-ce qui réduit le schizophrène à sa figure autiste, hospitalisée, coupée de la réalité ? » = schizo coupé de la vie. (NB: clinique de La Borde) • Schizophrène comme production de la société capitaliste « quand on dit que la schizophrénie est notre maladie, la maladie de notre époque, on ne doit pas vouloir dire seulement que la vie moderne rend fou. Il ne s’agit pas de mode de vie, mais de procès de production » (L’Anti-Œdipe) L’artiste comme psychotique: le cas de la schizophrénie Le « schizo » : figure de l’artiste ? • Schizo « loque » (pathologique) et schizo « révolutionnaire » (artistique) A la figure du « schizo » loque et autiste, Deleuze et Guattari opposent le schizo « révolutionnaire », créatif, capable de s’opposer aux forces du capitalisme. « Nous ne disons pas que le révolutionnaire est schizo. Nous disons qu’il y a un processus schizo, de décodage et de déterritorialisation, que seule l’activité révolutionnaire empêche de tourner en production de schizophrénie », la schizophrénie révolutionnaire est ce qui s’oppose à la paranoïa du capitalisme • Le « désassujettissement » schizophrénique Le schizo (trouble de l’identité) permet à un individu de ne plus être un sujet, donc de ne plus être assujetti par les forces capitalistes. Désassujettir = enlever sa qualité de sujet (qui le détermine, l’emprisonne), l’émanciper, le libérer (parenthèse: le Corps Sans Organes) • Les délires du schizo CONTRE le calcul de la société capitaliste Deleuze conçoit schizophrénie comme exaltation des processus primaires (au sens psychanalytique = la drogue, l’hallucination, le délire etc.), contrariant les processus secondaires du système capitaliste (le calcul, l’algorithme, le contrôle, la rationalisation, l’échange marchand…). L’artiste comme psychotique: le cas de la schizophrénie • Le schizo artiste comme création d’identités singulières et impersonnelles > L’art comme « invention de nouvelles possibilités de vie » (influence de Nietzsche, de Foucault: « invention de soi ») > Impersonnel = qui échappe aux normes sociales, aux lois de la personne (« personna » = masque en latin, rôle joué dans la société) > Singulier = comparable à nul autre = le schizo comme être anomal (sans loi) et anormal (sans normes) L’artiste comme psychotique: le cas de la schizophrénie • Limites et critique à la valorisation de la schizophrénie pour la théorie de l’art Limites par Deleuze : le délire doit être fixé et se rendre communicable = Non pas la perte totale de l’identité mais l’émergence d’un « je » plus profond Valorisation de la folie chez Deleuze: « on parle souvent des hallucinations et du délire ; mais la donnée hallucinatoire (je vois, j’entends) et la donnée délirante (je pense) présupposent un Je sens plus profond, qui donne aux hallucinations leur objet et au délire de la pensée son contenu. Un « je sens que je deviens femme », « que je deviens dieu » » etc., qui n’est ni délirant, ni hallucinatoire, mas qui va projeter l’hallucination ou intérioriser le délire. Délire et hallucination sont seconds par rapports à l’émotion vraiment primaire qui n’éprouve d’abord que des intensités, des devenirs, des passages » L’artiste comme psychotique: le cas de la schizophrénie Délires à l’oeuvre : Yayoi Kusama « Ma vie est un pois perdu parmi des milliers d'autres pois… » L’artiste comme psychotique: le cas de la schizophrénie • Limites et critique à la valorisation de la schizophrénie pour la théorie de l’art Limites contre Deleuze : schizophrénie et anti-création Ne pas valoriser outre mesure folie et pathologie! Justification de Deleuze: « est-ce notre faute si Lawrence, Kerouac, Burroughs, Artaud ou Beckett en savent plus sur la schizophrénie que les psychiatres et les psychanalystes ? » (Pourparlers, p.37). Jean Oury: l’art du schizophrène est souvent déceptif « Dans beaucoup de dessins de psychotiques, il peut se faire qu’à un moment donné, il y ait quelque chose d’extraordinaire. Mais bien souvent, c’est rempli de banalités. On ne distingue plus rien ; il y a une sorte de compulsion au remplissage. Ils ne peuvent pas tolérer le vide, à tel point qu’on pourrait presque définir l’univers psychotique comme l’univers qui a horreur du vide, le vide en tant qu’ouvert ». = Exceptés les cas où l’artiste s’est révélé schizophrène et s’est ajusté sur cette constitution exceptionnelle pour investir singulièrement sa recherche, la schizophrénie reste une affection mentale profondément résistante aux enjeux de l’activité artistique. L’artiste comme psychotique: le cas de la schizophrénie Excursus: le « Corps sans organes » (CsO) Notion que l’on trouve principalement dans les deux tomes de Capitalisme et schizophrénie, mais introduit dès Logique du sens, repris dans Logique de la sensation. Empruntée à Antonin Artaud (auteur du Théâtre et son double, dans lequel il développe une pensée du « théâtre de la cruauté », Héliogabale ou l’anarchiste couronné, Van Gogh, le suicidé de la société), qui l’introduit dans un poème « Pour en finir avec le jugement de dieu ». L'homme est malade parce qu'il est mal construit. Il faut se décider à le mettre à Car liez-moi si vous le voulez, mais il n'y a rien de plus inutile qu'un organe. Alors vous lui réapprendrez à danser à l'envers comme dans le délire des bals nu pour lui gratter cet animalcule qui le démange Lorsque vous lui aurez fait un musette et cet envers sera son mortellement, dieu, et avec dieu, corps sans organes, alors vous l'aurez délivré de tous ses automatismes ses organes. et rendu à sa véritable liberté. véritable endroit. L’artiste comme psychotique: le cas de la schizophrénie Excursus: le « Corps sans organes » (CsO) • A penser en regard de la pensée du désir chez D & G: — Le Cso versus l’organisme: les organismes sont des « machines désirantes » (soumises aux modes de production capitalistes), le CsO est son antithèse. — « Sans organes » signifie sans organisation, défonctionnalisé: Mille Plateaux: « le CsO n’est nullement le contraire des organes. Ses ennemis ce ne sont pas les organes. L’ennemi c’est l’organisme » Logique de la sensation: « le corps sans organes se définit donc par un organe indéterminé, tandis que l’organisme se définit par des organes déterminés » — le CsO est un corps sans identité fixe, il va « au-delà du moi » — le CsO est intensif, il est traversé de forces, d’intensités — le CsO s’oppose aux lois du marché: il est « l’improductif, le stérile, l’inengendré, l’inconsommable ». Il est « ce qui reste quand on a tout ôté ». — le CsO est plus la métaphore d’un état de conscience (c’est pour cela qu’il qualifie la quête des schizophrènes, des drogués, des masochistes) qu’une réalité physiologique, même si l’image du corps est celle qui en rend le mieux compte. L’artiste comme psychotique: le cas de la schizophrénie Excursus: le « Corps sans organes » (CsO) • Exemples artistiques — Le corps délirant: William Burroughs (Le festin nu, 1959): Mille Plateaux: « des organes sexuels apparaissent un peu partout, des anus jaillissent, s’ouvrent pour déféquer puis se referment » Burroughs: « au lieu d’une bouche et d’un anus qui risquent tous deux de se détraquer, pourquoi n’aurait-on pas un seul orifice polyvalent pour l’alimentation et la défécation ? On pourrait murer la bouche et le nez combler l’estomac et creuser un trou d’aération directement dans les poumons – ce qui aurait dû être fait dès l’origine » (Le festin nu). — Le corps intensif: Francis Bacon Expérimenter le CsO, c’est « défaire l’organisme au profit du corps, le visage au profit de la tête » = le CsO s’oppose à la rationalité. Attention: Deleuze qualifie Bacon plutôt d’hystérique (et non de schizophrène): ses peintures renvoient à une pure présence intensive (elle crée des sensations): « Présence, présence, c’est le premier mot qui vient devant un tableau de Bacon ». L’artiste comme psychotique: le cas de la schizophrénie Excursus : le « Corps sans organes » (CsO) • Les têtes sans visage, le CsO chez Francis Bacon L’artiste comme psychotique: le cas de la schizophrénie Excursus: le « Corps sans organes » (CsO) • Exemples artistiques — Le corps masochiste. cf Sacher-Masoch (Fakir Musafar) « le corps masochiste, on le comprend mal à partir de la douleur, c’est d’abord une affaire de CsO ; il se fait coudre par son sadique ou sa putain, coudre les yeux, l’anus, l’urètre, les seins, le nez, il se fait suspendre pour arrêter l’exercice des organes, dépiauter comme si les organes tenaient à la peau, enculer, étouffer, pour que tout soit bien scellé bien clos» • Limites (cf Mille plateaux) Prudence de D&G: dans les CsO, il faut « des autodestructions qui ne se confondent pas avec des pulsions de mort ». Le CsO est un horizon, un Idéal régulateur: « le Corps sans Organes, on n’y arrive pas, on ne peut pas y arriver, on n’a jamais fini d’y accéder, c’est une limite »