Mauro Carbone Introduction à Le dernier tango à Paris Le titre que j’ai donné à ma conférence pour Cinémonde est : “Voir selon les images : Penser le cinéma avec Merleau-Ponty”. Ce titre faisait allusion à une phrase qui se trouve dans le dernier article publié par le philosophe français Maurice Merleau-Ponty avant sa mort soudaine en 1961. Il s’agit d’un essai sur la peinture, intitulé L’œil et l’esprit, où il écrit: « je vois selon ou avec le tableau plutôt que je ne le vois »1. Ce que je voulais suggérer par mon titre est qu’on peut généraliser ce que Merleau-Ponty dit à l’égard du tableau dans cette phrase, et affirmer par là qu’usuellement il nous arrive de voir selon les images qui peuplent notre imaginaire, même si c’est à notre insu. Autrement dit, les images que nous avons vues, gardées et élaborées de manière plus ou moins involontaire dans notre esprit, eh bien ces images orientent et nourissent notre manière de regarder le monde. Et, comme notre manière de regarder n’est pas séparable de notre manière de penser, on pourrait dire que les images qui peuplent notre imaginaire orientent et nourissent notre manière de penser elle-même. Rien de nouveau dans tout cela. On pourrait dire qu’il s’agit de quelque chose de vieux, vieux comme… Platon, qui se méfiait des images précisément pour les raisons que je viens de rappeler et qui, dans son “mythe de la caverne”, considérait ceux qui croient aux images comme des prisonniers d’un monde illusoire : celui de la caverne. Or, ce mythe est mentionné de manière explicite dans le film du réalisateur italien Bernardo Bertolucci qui précède celui que nous allons voir ce soir, c’est-à-dire dans le film intitulé Le conformiste (daté de 1970, tandis que Le dernier tango à Paris date de 1972). Je vous en montre la séquence : http://www.youtube.com/watch?v=pmG6iiJdVYw Bernardo Bertolucci a ensuite expliqué que le mythe de la caverne de Platon est l’invention du cinéma. Mais il faut faire attention : précisément en exaltant la première partie de ce mythe puisqu’elle anticipe l’invention du cinéma, Bertolucci est en train de faire quelque chose de semblable à ce que le philosophe français Gilles Deleuze avait appelé, trois ans avant, “renversement du platonisme”. En effet, pour Platon la première partie du mythe de la caverne avait la fonction de caractériser la condition des hommes qui sont prisonniers d’un monde illusoire – celui des ombres – dont il faut donc se libérer pour arriver finalement à contempler directement la lumière du soleil hors de la caverne. Par contre, Bertolucci réhabilite seulement la première partie du mythe de la caverne, à savoir l’écran (le fonds de la caverne) ainsi que les ombres. En effet, l’invention du cinéma nous montre, d’un côté, que l’écran ne doit pas être considéré comme un voile qui cacherait le vrai et qui serait à lever ou même à percer, mais comme la condition décisive pour faire voir les images où la vérité se manifeste ; de l’autre côté (l’autre côté du même) le cinéma montre aussi que les ombres ne sont pas l’opposé de la lumière, mais leur complément inséparable. 1 M. Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, Paris, Gallimard, 1964, p. 23, je souligne. 1 Or, ce “renversement du platonisme”, que Bertolucci affirme de manière si explicite dans Le conformiste, est plutôt pratiqué, mis à l’oeuvre dans Le dernier tango à Paris, toujours grâce à l’aide de Vittorio Storaro, qui est le directeur photo des deux films. En effet, l’appartement de la rue Jules Verne, où la plupart du film est située, nous est présenté au début comme une sorte de caverne platonicienne, à l’intérieur de laquelle les personnages interprétés par Marlon Brando et Maria Schneider sont rendus visibles à travers les ombres que leur corps projettent sur les parois de l’appartement et qui au même temps deforment ces corps comme ceux des tableaux du peintre anglo-irlandais Francis Bacon, dont la peinture est évoquée déjà dans le générique de début. Voilà l’idée de vérité qui se fait jour dans des ouvrages comme les tableaux de Francis Bacon et ces films de Bertolucci : on pourrait parler d’une idée non-représentative de la vérité. En effet, les séquences initiales du Dernier tango à Paris dans l’appartement de la rue Jules Verne composent une extraordinaire exploration visuelle de la vision elle-même, qui, au lieu de se pencher de l’intérieur du corps vers le visibile qui serait en face (comme la représentation l’indiquerait), surgit « au cœur » du visibile lui-même à travers les jeux qui s’y établissent entre des rayons de lumière et des cônes d'ombre, entre des révélations soudaines de miroirs et des ombrages de voiles ou des déformations de verres. La philosophie a encore du mal à nommer tout cela. Peut-être, doitelle revenir dans un autre appartement que vous verrez dans le film, reprendre le chewing-gum que Marlon Brando y a collé sous la balustrade du balcon, et continuer sa recherche. 2