intérêt général et marchés financiers

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INTÉRÊT GÉNÉRAL
ET MARCHÉS FINANCIERS
par Rémi Pellet
Professeur à l’Université Sorbonne Paris Cité,
Faculté de droit Paris Descartes et Sciences Po Paris
Les historiens nous apprennent que les notions d’intérêt général et de
marché se sont imposées tardivement, entre le xvie et le xviiie siècles. Antérieurement, le roi féodal était tenu d’agir en vue du « commun profit » qui
n’était pas « en surplomb des droits des particuliers » mais consistait « dans
leur juste répartition », alors qu’« à partir du xvie siècle, moment d’affirmation concrète de la souveraineté moderne », les droits des particuliers ne
furent plus conçus « qu’en tant qu’ils ne perturbaient pas les besoins de
l’État et la raison d’État »1 dont le concept d’intérêt général devint alors la
traduction, en servant à justifier l’encadrement de l’économie par des
mesures contraignantes de toutes natures élaborées par « une grande administration centralisée » qui s’est constituée en France au cours des xviie et
xviiie siècles2. Quant au marché, il s’agit assurément d’une réalité sociale
que l’Europe connaît depuis le xiiie siècle au moins3, mais c’est cinq siècles
plus tard seulement que « quelque chose se produisit dans la conception
1. F. Saint- Bonnet, « L’intérêt général dans l’ancien droit constitutionnel », in
B. Mathieu et M. Verpeaux (dir.), L’intérêt général, norme constitutionnelle, Dalloz, coll.
« Thèmes & commentaires », 2007, p. 9-21.
2. V. « La réglementation du commerce par l’État », in R. Szramkiewicz et O. Descamps, Histoire du droit des affaires, 2e éd., LGDJ, 2013, p. 143 et s.
3. V., F. Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme. XVIe-XVIIIe, t. 2., Armand
Colin, 1979, p. 44 : « le marché à terme ne peut exister que dans des zones d’économie déjà
survoltée. Dès le xiiie siècle, un tel marché se présente en Italie, en Allemagne, dans les
Pays-Bas ».
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même de l’échange qui en transforma le sens » : ainsi « en réaction contre la
réglementation d’Ancien Régime, à partir du xviiie siècle environ, les théoriciens élaborèrent la fameuse thèse libérale selon laquelle la somme des
intérêts particuliers égale l’intérêt général4 ». Depuis lors, les deux conceptions de l’intérêt général s’affrontent : celle « d’inspiration utilitariste » qui
« ne voit dans l’intérêt commun que la somme des intérêts particuliers,
laquelle se déduit spontanément de la recherche de leur utilité par des
agents économiques » ; l’autre, « d’essence volontariste », qui « confère à
l’État la mission de poursuivre des fins qui s’imposent à l’ensemble des
individus, par-delà leurs intérêts particuliers »5.
Cependant, comme l’a bien souligné le professeur Didier Truchet, le
droit tente de « dépasser cette opposition » en imposant à l’État le respect
du marché, « parce qu’il n’a pas la capacité de se substituer à lui », et, symétriquement, en faisant admettre la légitimité des interventions de l’État qui
« protège le marché, au besoin contre ses propres excès »6, le maintien de
la concurrence étant devenu un objectif d’intérêt général, de même que la
recherche de l’équilibre financier de l’économie en général7. Les juges administratif8, constitutionnel9 et européen10 ont ainsi joué, successivement, un
4. L. Depambour-Tarride, « Quelques remarques sur les juristes français et l’idée de
marché dans l’histoire », Archives Phil. droit, 1995, no 40, p. 264-285 (nous mettons les
verbes au passé, R.P.) qui renvoie opportunément à P. Rosanvallon, Le Capitalisme utopique. Histoire de l’idée de marché, Seuil, 1999. Un ouvrage récent met bien en exergue la
spécificité historique des marchés financiers : L. Fontaine, Le Marché. Histoire et usage d’une
conquête sociale, Gallimard, 2014, p. 158 et s.
5. « Réflexions sur l’Intérêt général », in Conseil d’État, Rapport public 1999, Introduction.
6. D. Truchet, « État et marché », Archives Phil. droit 1995, no 40, p. 314-325.
7. Significativement, dans sa décision no DC 96-375 du 9 avr. 1996, le Conseil constitutionnel a déclaré conforme à la Constitution une validation législative au nom de « l’intéret
général de l’équilibre financier du système bancaire et de l’économie en général » :
v. N. Lenoir, « L’intérêt général, norme constitutionnelle ? », in B. Mathieu et M. Verpeaux
(dir.), op. cit.
8. On pense bien sûr à la décision T. confl. 22 janv. 1921, Société commerciale de l’Ouest
Africain, no 00706, dite « du Bac d’Eloka », qui admit que l’administration puisse intervenir
« dans les mêmes conditions qu’un industriel ordinaire » et à la décision CE, sect. 30 mai
1930, Chambre syndicale du commerce de détail de Nevers, no 06781, qui posa le principe
selon lequel seul un intérêt général dont la satisfaction n’est pas assurée de façon satisfaisante par le marché peut justifier la création d’un service public. Sur l’évolution ultérieure
de la jurisprudence administrative, v. D. Truchet, Les fonctions de l’intérêt général dans la
jurisprudence du Conseil d’État, LGDJ, 1977 ; « L’intérêt général dans la jurisprudence du
Conseil d’État : retour aux sources et équilibre », in Conseil d’État, Rapport public 1999,
p. 361-374 et Droit administratif, 4e éd., PUF, coll. « Thémis », 2011, p. 343.
9. Depuis, notamment, la décision « nationalisations » du Conseil constitutionnel,
no 81-132 DC, du 16 janv. 1982, consacrant la valeur constitutionnelle de la liberté
d’entreprendre : v. D. Truchet, « État et marché », op. cit., p. 316.
10. Le droit de l’Union européenne a progressivement consacré la notion de « service
d’intérêt général » qui couvre « le service d’intérêt économique général », « le service non
économique d’intérêt général » et « le service universel » : v. D. Truchet, Droit administratif, op. cit. p. 337 et s. V. également D. Simon, « L’intérêt général national vu par les droits
européens », in B. Mathieu et M. Verpeaux (dir.), op. cit., p. 47-67.
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rôle essentiel dans la définition des conditions d’intervention des États dans
la vie économique.
Au plan académique, fut alors consacrée l’existence d’un « droit public
économique » qui couvre, notamment11, le droit des entreprises publiques,
de la planification économique et des aides publiques. En revanche, ces
enseignements ne traitent pas des conditions d’intervention des États et
des banques centrales sur les marchés financiers car ces sujets étaient traditionnellement, dans les facultés de droit, de la compétence des spécialistes de la « Science des finances et de la législation financière », matière
renommée « Finances publiques » dans les années 1970. Mais les professeurs de droit public en charge de cette discipline l’ont progressivement
réduite à l’étude des seules règles budgétaires et comptables des administrations publiques12. L’Université ayant horreur du vide, elle aussi, des
juristes privatistes ont alors revendiqué le monopole de l’enseignement
du « droit financier » délaissé par les publicistes. Cette annexion disciplinaire, si elle profite logiquement des faiblesses de la corporation
concurrente, a été justifiée par des arguments scientifiques qui peuvent
être discutés.
Après avoir constaté que « nul ne songe plus désormais à voir d’abord
dans les termes “droit financier” une référence à des disciplines publicistes », affirmation hélas parfaitement exacte, une équipe de spécialistes du
droit privé soutient qu’« historiquement les marchés financiers étaient des
marchés auto-régulés » et qu’ils se sont vus progressivement imposer
des contraintes d’ordre public afin de satisfaire « l’exigence de sécurité qui
domine les marchés »13. Dans le même sens, une récente thèse de doctorat
en droit privé entend démontrer que « la marque de l’originalité du droit
des marchés financiers procède aussi de son invasion progressive par l’ordre
public14 ». Autrement dit, les marchés financiers auraient précédé les États
et ces derniers n’y seraient intervenus que tardivement pour y imposer le
respect de contraintes d’intérêt général.
Il nous semble pourtant que le processus historique fut différent, les
États ayant été à l’origine même de la création des marchés financiers et
n’ayant cessé d’y intervenir au nom de l’intérêt général (I). Et si la régulation des marchés financiers est aujourd’hui particulièrement marquée « par
11. Dans ses « Réflexions sur le droit économique en droit français », RD publ.
1980. 1009, le Pr Truchet mentionne « l’orientation de l’activité des unités économiques,
des agents économiques ou le fait pour la puissance publique de se livrer elle-même à des
opérations économiques ».
12. Sur les causes et effets de cette évolution, nous nous permettons de renvoyer à R. Pellet, « L’enseignement des finances publiques à l’Université. Bilan et propositions de
réformes », RD publ. 2013. 958-995.
13. A. Couret, H. Le Nabasque, T. Granier, D. Poracchia, A. Raynouard, A. Reygrobellet et D. Robine, Droit financier, 2e éd., Dalloz, coll. « Précis », 2012, p. 4.
14. J. Méadel, Les marchés financiers et l’ordre public, LGDJ, coll. « Bibl. dr. privé », 2007,
p. 4-5.
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la prégnance de l’ordre public15 », il conviendrait alors de reconnaître que le
droit financier relève au moins autant du droit public que du droit
privé16 (II).
I. – INTÉRÊT GÉNÉRAL ET RECOURS AUX MARCHÉS FINANCIERS
L’idéal d’un marché originel auto-organisé est l’un des mythes de la pensée
économique libérale17. En réalité, les marchés financiers ne sont pas nés des
seuls besoins du monde marchand : ils se sont formés par la mise dans le
commerce des titres de la rente publique et ils sont restés sous le contrôle
très étroit de l’État, même s’ils ont pu s’opposer aux politiques publiques
conduites dans l’entre-deux-guerres (A). À partir de la Seconde Guerre
mondiale, l’État, en France plus qu’ailleurs, a détourné à son profit des ressources qui auraient pu se porter sur les marchés financiers (B) mais, au
début des années 1980, les pouvoirs publics ont fait le choix inverse
d’élargir les marchés financiers pour refinancer une dette publique qui n’a
cessé de croître depuis lors (C).
A. – L’INVENTION ET LE CONTRÔLE DES MARCHÉS FINANCIERS
POUR FINANCER LA DETTE PUBLIQUE
Selon certains, « pendant longtemps, la puissance publique ne s’est pas
mêlée de la finance18 ». Rien n’est plus faux. Les États se formèrent en
créant les marchés financiers où s’échangèrent les titres de dette publique
qui furent ensuite utilisés comme monnaie pour régler des dettes privées. Il
existe un « lien historique entre la notion de bourse et l’ordre public financier » car « l’organisation des transactions en bourse » fut placée dès sa création au début du xive siècle « sous l’étroit contrôle de la puissance
publique »19. D’une façon générale, pendant tout l’Ancien Régime, les
marchés furent « administrés » : « la Monarchie intervint continuellement
et de mille façons en matière de taux d’intérêt, pour établir un taux
“normal” » sachant qu’« il ne pouvait y avoir de marché autorégulé dans
une société où les marchands étaient en position dominée »20. Certes, à la
15. A. Couret et alii, op. cit., p. 7.
16. Nous résumons une démonstration faite dans un ouvrage publié dans une collection
codirigée par D. Truchet : R. Pellet, Droit financier public, PUF, coll. « Thémis », 2014.
17. V., J. K. Galbraith, La Science économique et l’intérêt général, Gallimard, 1974.
18. G. Durana, « Peut-on encore encadrer les marchés financiers ? Wall-Street et la loi
Dodd-Franck », Esprit, déc. 2011, p. 35-48.
19. J. Méadel, op. cit. p. 320. En 1305, Philippe IV le Bel créa par ordonnance douze
offices « de change royaux » qui devinrent la Compagnie des agents de change.
20. A. Guerreau, « Avant le marché, les marchés : en Europe, xiiie-xviiie siècle (note critique) », Annales HSS, nov.-déc. 2001, no 6, p. 1133, 1161 et 1175.
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fin de l’Ancien Régime le crédit privé se développa de façon relativement
autonome21, même après la banqueroute de Law en 1720 et l’interdiction
des opérations à terme en 1724, mais les troubles nés de la Révolution française donnèrent un coup d’arrêt au développement de ce marché.
La Compagnie des agents de change fut dissoute en 1793 mais Napoléon la rétablit par un décret du 28 ventôse an X (19 mars 1801) afin
d’assurer le contrôle public des marchés financiers dont il réprouvait moralement l’existence même22. Le contrôle de l’État sur les marchés financiers
s’expliquait par le fait que la cotation et les transactions portaient sur les
emprunts d’État, puisque « jusqu’au début des années 1820, le seul titre qui
pouvait être négocié en Bourse était la rente, si l’on met à part l’action de la
Banque de France23 », de sorte que les agents de change devaient réaliser des
transferts d’inscription sur le Grand livre de la dette publique créé en 1793.
Pendant tout le xixe siècle, le marché financier français resta dominé par les
titres publics auxquels s’ajoutèrent des valeurs ferroviaires qui bénéficiaient
de la garantie de l’État.
Au début du xxe siècle, les marchés financiers s’élargirent24, les « années
folles » furent une période d’euphorie boursière25. La situation particulière
des agents de change, officiers publics en charge de l’organisation des marchés financiers, perdura alors même qu’elle n’avait « d’équivalent dans
aucun pays26 » étranger, mais à côté du marché officiel se développa « la
coulisse », un marché parallèle illégal, qui n’était soumis à aucun contrôle
et sur lequel se pratiquaient des opérations à terme. Dans les années 1920
et 1930, les marchés financiers contribuèrent, avec la Banque de France, au
« mur de l’argent » dressé contre les politiques publiques qui n’allaient pas
dans le sens des intérêts des investisseurs et rentiers. Mais, à partir des
années 1940, l’État marginalisa durablement les marchés financiers en captant une grande partie de leurs ressources.
21. P.-T. Hoffman, G. Postel-Vinay et J.-L. Ronsenthal, Des marchés sans prix. Une économie politique du crédit à Paris, 1660-1870, Éditions de l’EHESS, 2001, p. 136.
22. Selon ses propos rapportés par son ministre du Trésor public : « Je ne veux gêner
l’industrie de personne, mais comme chef du gouvernement actuel de la France, je ne
dois tolérer une industrie pour qui rien n’est sacré, dont le moyen habituel est la fraude et
le mensonge, dont le but est un profit plus immoral encore que celui qu’on cherche dans
les jeux de hasard, et qui, pour le plus médiocre profit de ce genre, vendrait le secret et
l’honneur du gouvernement lui-même, si elle pouvait en disposer », François Nicolas
Mollien, Mémoires d’un ministre du trésor public. 1780-1815, Paris, Guillaumin et Cie,
1898, p. 262.
23. P. Verley, « Les opérateurs du marché financier », in G. Gallais-Hamonno (dir.), Le
marché financier français au XIXe siècle, Publications de la Sorbonne, 2007, p. 32.
24. A. Rezaee, Le marché des obligations privées à la bourse de Paris au XIXe siècle : performance et efficience d’un marché obligataire, thèse de finances, Université d’Orléans, 2010.
25. P.-C. Hautcoeur, Le marché boursier et le financement des entreprises françaises
(1890-1939), thèse d’économie, Université Paris I, 1994, p. 90.
26. J.-M. Thiveaud, « Égalité et privilèges : le monopole des agents de change
(1305-1987) », REF 1987. 105-109.
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B. – LA CAPTATION PAR L’ÉTAT DES RESSOURCES
DESTINÉES AUX MARCHÉS FINANCIERS
À partir de la Seconde Guerre mondiale et pendant près de quarante ans,
l’État conduisit en France une politique que certains économistes appellent
« la répression financière ». Reprenant des procédés inventés par le régime de
Vichy, la IVe République utilisa d’abord le mécanisme du « circuit du Trésor »
en imposant aux principaux établissements financiers l’obligation de soutenir
la rente publique27. De même, en application du principe de l’unité de la trésorerie, les établissements publics et collectivités locales restaient tenues de
déposer leurs liquidités au Trésor public. La Banque de France contribua également beaucoup à alimenter le circuit du Trésor par la politique d’open
market, c’est-à-dire l’achat direct de titres du Trésor, aides financières qui
s’ajoutèrent aux avances que la Banque consentait à l’État depuis sa création.
La nationalisation des banques commerciales et des assurances28 ôta « de la
cote de la Bourse la plupart de ses valeurs phares » et réduisit « de moitié
environ la capitalisation boursière des actions françaises »29. La création et le
développement des assurances sociales publiques gérées en répartition privèrent les marchés financiers de ressources auxquels ils avaient accès dans les
pays anglo-saxons. À son retour au pouvoir en 1958, le général de Gaulle eut
pour principal objectif, dans le domaine financier, de rétablir l’indépendance
de la France en désendettant son État. Cette recherche de l’équilibre budgétaire était inspirée par des économistes libéraux mais la politique financière
gaulliste resta encore dirigiste par bien des aspects. Pour de Gaulle comme
pour Napoléon Ier (v. supra), les intérêts des marchés ne devaient pas prévaloir
sur ceux de l’État : la politique de la France ne devait pas se faire « à la Corbeille30 ». Il fallut attendre un président socialiste pour que les marchés fussent
élargis afin de financer une dette publique devenue considérable.
C. – L’ÉLARGISSEMENT DES MARCHÉS FINANCIERS
PAR ET POUR L’ÉTAT
Après l’échec de l’expérience de deux relances budgétaires, en 1974-1976 et
en 1981-1982, et de la seconde nationalisation du secteur bancaire en
27. A. Gueslin et M. Lescure, « Les banques publiques, parapubliques et coopératives
françaises (vers 1920-vers 1960) », in M. Lévy-Leboyer (dir.), Les banques en Europe de
l’Ouest de 1920 à nos jours, CHEFF, 1995, p. 45-57.
28. L’État contrôla « 58 % du secteur bancaire et d’assurance, d’une façon directe ou
indirecte » et « plus de la moitié du financement des investissements en France entre 1945
et 1970 » : Y. Cassis, Les Capitales du Capital. Histoire des places financières internationales.
1780-2005, Honoré Champion, 2008, p. 297.
29. P.-C. Haucoeur, « Le système financier français depuis 1945 », Risques, janv.mars 1996, no 25, p. 135-151.
30. Formule du général de Gaulle, conférence de presse du 28 oct. 1966.
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1981-1982, la France entreprit de libéraliser son système financier. Une loi de
1984 opéra le « décloisonnement du marché financier31 » en créant, entre le
marché interbancaire et le marché boursier du moyen et long terme, un
marché de court terme sur lequel tous les opérateurs (Trésor, entreprises,
banques) purent émettre des « titres de créances négociables ». Par cette
réforme, l’État chercha à augmenter ses facultés d’emprunt car les ressources
qu’il obtenait par le circuit du Trésor traditionnel s’avéraient insuffisantes à
couvrir des déficits devenus considérables32. De surcroît, pour assurer d’abord
une meilleure diffusion de ses propres titres de dette, le Trésor public favorisa
la création et le développement des marchés de produits dérivés33 en y attirant
les banques qui pouvaient négocier directement ces instruments financiers
sans passer par les agents de change, lesquels ne perdirent leur monopole sur
les transactions boursières (v. supra) qu’avec la loi no 88-70 du 22 janvier 1988
qui les remplaça par des sociétés de Bourse, auxquelles furent ensuite substituées, par la loi no 96-597 du 2 juillet 1996, des « entreprises de marché »,
chargées de fixer les règles des marchés dits « réglementés » dont elles assurent
le fonctionnement. Enfin, en application du traité de Maastricht (1992), les
avances de la Banque de France à l’État furent prohibées mais celui-ci put
s’endetter bien au-delà des limites prévues par les traités européens en recourant aux marchés financiers. La crise de 2008 fut d’ailleurs provoquée en
partie par l’endettement excessif de certains États de la zone euro qui étaient
pourtant censés garantir la sécurité des marchés financiers en les « régulant ».
II. – INTÉRÊT GÉNÉRAL ET RÉGULATION
DES MARCHÉS FINANCIERS
Selon certains privatistes réputés, les États auraient renoncé à « réglementer »
eux-mêmes les marchés financiers, pour ne plus que les « réguler »34 indirectement, par des institutions représentatives des opérateurs de ces marchés.
Ainsi, pour Mme le professeur Marie-Anne Frison-Roche, « la réglementation ne caractérise plus le marché financier parce que la globalisation des
marchés financiers, d’une part, et la montée en puissance des marchés financiers de gré à gré nichés dans les réseaux télématiques, d’autre part, rendent
impossible une réglementation étatique35 ». En sens apparemment contraire,
31. J.-P. Dubois, « L’exercice de la puissance publique monétaire. Le cas français », in
P. Kahn (coord.), Droit et monnaie, CREDIMI, 1988, vol. 14, p. 491.
32. Le déficit budgétaire avait triplé, passant de 30,3 milliards de francs (MdF) en 1980 à
99 MdF en 1982 et à 134 MdF en 1983.
33. MATIF et MONEP absorbés ensuite par Euronext Liffe.
34. Pour une présentation de la notion appliquée aux marchés financiers, v. not. L. Villablanca, Nouvelles formes de régulation et marchés financiers. Étude de droit comparé, thèse de
droit privé, Université Paris II, déc. 2013.
35. M.-A. Frison-Roche, « Le modèle du marché », Archive Phil. droit 1995, no 40,
p. 286-313.
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Mme Méadel, dans sa thèse précitée, soutient que si « le droit des marchés
financiers n’entretient, a priori, que des liens très lointains avec l’intérêt
général », en réalité, « sous l’influence du droit européen, le champ d’application de l’ordre public financier ne cesse de s’étendre ».
Faute de pouvoir prendre part à ce débat qui rendrait nécessaires de
longues analyses, nous limiterons notre propos à une illustration du point
de vue du professeur Truchet selon lequel « la régulation n’est pas de la
déréglementation », qu’elle « n’a de sens véritable en droit administratif que
comme une activité d’intérêt général [A] et de puissance publique à objet
économique [B] » mais que du fait de « leur mission, [de] leur composition
et [de] la procédure qu’elles suivent » les autorités de régulation se « rapprochent des tribunaux au sens de la Convention »36 européenne des droits
de l’homme (C).
A. – DES AUTORITÉS DE RÉGULATION
GARANTES DE L’INTÉRÊT GÉNÉRAL
C’est en 1941 que le pouvoir de contrôle et de répression des infractions
bancaires fut transféré du ministre de tutelle à une Commission de contrôle
des banques (CCB) qui est considérée aujourd’hui par le Conseil d’État37
comme une des prémices de la formule des autorités administratives indépendantes (AAI). La CCB est l’ancêtre de l’actuelle Autorité de contrôle
prudentiel et de résolution (ACPR), née de la loi no 2013-672 du 23 juillet
2013. De même, une loi de 1942 créa le Comité des bourses de valeurs
(CBV), organisme administratif qui décidait de l’admission ou de la radiation des titres à la cote officielle et qui ne fut remplacé qu’en 1967 par la
Commission des opérations de bourse (COB) qui fusionna ensuite avec un
Conseil des marchés financiers (CMF, créé en 1996) pour former en 2003
l’Autorité des marchés financiers (AMF). Ce n’est pas le moindre des paradoxes de l’histoire financière que le régime de Vichy ait inventé la formule
juridique qui permet aujourd’hui d’assurer un contrôle administratif
« dépolitisé » des secteurs sensibles de l’économie : comme l’écrit D. Truchet, « l’indépendance envers le pouvoir politique de l’autorité rassure les
marchés et les protège d’une gestion partisane38 ».
Dans le domaine financier, les nombreuses AAI que le législateur a créées
sont dotées d’organes dirigeants qui sont composés de personnalités désignées par l’État, de hauts magistrats et de représentants des acteurs des marchés. C’est le cas en particulier des collèges de « supervision » et de
« résolution » de l’ACPR, du collège de l’AMF et du Haut conseil de stabilité
36. D. Truchet, Droit administratif, op. cit. p. 380, 369 et 378.
37. Conseil d’État, Rapport public 2001, Les autorités administratives indépendantes,
p. 267.
38. D. Truchet, Droit administratif, op. cit., p. 372.
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financière (HCSF) créé par la loi précitée du 23 juillet 2013. Ce type de
statut permet de garantir que la régulation des marchés se fait bien dans
l’intérêt général et pas seulement dans l’intérêt financier de l’État, c’est-à-dire
du Trésor public, sachant que la mission de l’AMF est, notamment, de
veiller à la protection de l’épargne investie dans les instruments financiers,
que celle de l’ACPR est de surveiller la situation financière des entreprises
du secteur bancaire et de l’assurance, tandis que le HCSF doit exercer « la
surveillance du système financier dans son ensemble ».
B. – DES AUTORITÉS DOTÉES DE PRÉROGATIVES
DE PUISSANCE PUBLIQUE
Certaines des autorités de régulation des marchés financiers sont dotées de
prérogatives normatives, d’enquête et de sanctions. Ainsi, par exemple, le
HCSF peut sur proposition du gouverneur de la Banque de France :
1o imposer à certains établissements financiers sous la juridiction de l’ACPR
des obligations en matière de fonds propres plus contraignantes que les
normes de gestion arrêtées par le ministre chargé de l’Économie, en vue
d’éviter une croissance excessive du crédit ou de prévenir un risque aggravé
de déstabilisation du système financier ; 2o fixer des conditions d’octroi de
crédit par les personnes soumises au contrôle de l’ACPR, en vue de prévenir l’apparition de mouvements de hausses excessives sur le prix des actifs
de toute nature ou d’un endettement excessif des agents économiques.
L’ACPR peut procéder à des contrôles sur pièces et sur place que le
secrétaire général de l’Autorité organise (art. L. 612-23 du Code monétaire
et financier, CMF). Mais l’Autorité peut également prendre des « mesures
de police administrative » qui ont été renforcées par la loi précitée de 2013
et l’ordonnance no 2014-158 du 20 février 2014. Ainsi, l’ACPR peut
« mettre en garde » les personnes soumises à son contrôle lorsqu’elles
portent atteinte aux règles de bonne pratique de la profession. Elle peut
ensuite les « mettre en demeure » de prendre, dans un délai déterminé,
toutes mesures correctrices. L’Autorité est également en droit de demander
à n’importe quelle entreprise soumise à son contrôle de lui soumettre un
plan préventif de rétablissement, dès lors que son activité présente un risque
spécifique au regard de la stabilité financière (art. L. 613-31-11 CMF).
Quant aux mesures de résolution prises par le collège ad hoc, elles peuvent
consister, notamment, à nommer un administrateur provisoire ou à révoquer un dirigeant responsable (art. L. 612-31-16 CMF). Enfin, tout
comme le collège de supervision, le collège de résolution peut saisir la commission des sanctions de l’Autorité (v. infra).
Quant à l’AMF, elle prend un règlement général qu’elle élabore après
consultation des acteurs du marché et qui est publié au Journal officiel de la
République française après homologation par arrêté du ministre chargé de
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l’Économie. Ce règlement général définit les principes d’organisation et
de fonctionnement des entreprises qui effectuent des transactions sur les
marchés. L’Autorité peut prendre des décisions de portée individuelle afin,
notamment, de mettre fin aux pratiques professionnelles contraires au
règlement général. L’AMF dispose également de pouvoirs de contrôle et
d’enquête que la loi no 2013-672 du 23 juillet 2013 a accrus. Enfin, l’AMF
peut ouvrir une procédure de sanction à l’encontre de toute personne ayant
commis un manquement de nature à porter atteinte à la protection des
investisseurs ou au bon fonctionnement des marchés.
En tant qu’elles exercent des prérogatives de puissance publique, les
autorités de régulation financières exercent un pouvoir d’État39. Mais, dans
l’exercice de leurs missions de protection de l’ordre public, ces autorités
doivent se comporter comme des « quasi-juridictions ».
C. – DES AUTORITÉS QUI DOIVENT SE COMPORTER
COMME DES QUASI-JURIDICTIONS
Lorsqu’elles prononcent des sanctions administratives, les autorités de
régulation des marchés financiers doivent appliquer l’article 6 de la
Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales, lequel consacre « le droit d’accéder à un tribunal impartial,
statuant dans un délai raisonnable et au terme d’un procès équitable, en
matière civile comme en matière pénale40 ». Ainsi, par exemple, dans sa
décision CE, 31 mars 2004, Société Etna finance et Parent41 le Conseil
d’État a considéré que les garanties de l’article 6 précité devaient s’appliquer à la procédure de sanction devant le Conseil de discipline de la gestion
financière, lequel a été fusionné avec l’AMF à laquelle s’appliquent désormais les mêmes exigences42. Quant au Conseil constitutionnel, dans une
décision no 2011-200 QPC du 2 décembre 2011, Banque populaire Côte
d’Azur, il a considéré, s’agissant de la Commission bancaire avant sa fusion
dans l’ACPR, que les dispositions qui l’organisaient « sans séparer en son
sein, d’une part, les fonctions de poursuite des éventuels manquements des
établissements de crédit aux dispositions législatives et réglementaires qui
les régissent et, d’autre part, les fonctions de jugement des mêmes manquements, qui peuvent faire l’objet de sanctions disciplinaires, [méconnaissaient] le principe d’impartialité des juridictions ». On comprend alors que
le législateur ait fait évoluer le statut des autorités de régulation des marchés
39. D. Truchet, « Avons-nous encore besoin du droit administratif ? », in Le droit administratif. Permanence et convergences. Mélanges en l’honneur de J.-F. Lachaume, Dalloz, 2007,
p. 1043.
40. CEDH 21 févr. 1984, Oztürk c/ RFA, no 8544/79.
41. No 243579, Lebon 694.
42. CE, sect., 27 oct. 2006, Parent et autres, Lebon 454.
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RÉMI PELLET
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financiers afin d’abord de séparer en leur sein les « organes » de réglementation et de sanction. De plus, concernant l’exercice du pouvoir de sanction,
les textes prévoient désormais la séparation des fonctions d’instruction et de
décision. Ainsi, par exemple, concernant l’ACPR, la loi a confié le pouvoir
disciplinaire à la Commission des sanctions qui est indépendante du collège de l’Autorité qui exerce, lui, les fonctions de poursuites. De même, au
sein de l’AMF les fonctions de membre de la « commission des sanctions »
sont incompatibles avec celles de membre du « collège ».
Les actes des autorités de régulation, règlements ou sanctions, sont de
nature administrative et leur contentieux devrait relever de la compétence
exclusive du Conseil d’État. Mais le Conseil constitutionnel a admis, dans
sa décision no 86-224 DC du 23 janvier 1987, que le législateur attribue au
juge judiciaire, et spécialement à la cour d’appel de Paris, le contentieux des
recours dirigés contre certaines AAI, et spécialement l’AMF, « dans l’intérêt
d’une bonne administration de la justice ». Cependant, même dans le cas
des actes pris par l’AMF la situation reste particulièrement complexe, le
Conseil d’État ayant à juger, notamment, des recours formés contre les
décisions de la Commission des sanctions prononcées à l’encontre des professionnels soumis au contrôle de l’AMF, tandis que la cour d’appel de Paris
(article L. 621-39 CMF), dont les arrêts sont justiciables de recours devant
la Cour de cassation, connaît des décisions prises à l’encontre des personnes
qui ne sont pas des professionnels.
Au demeurant, quelles que soient les juridictions compétentes, il nous
semble que ces contentieux devraient intéresser au moins autant les juristes
financiers publicistes que leurs collègues privatistes, car ils portent sur des
actes d’intervention de la puissance publique sur les marchés financiers.
D’une façon plus générale, plutôt que de reproduire « fidèlement le dualisme juridique », en contribuant ainsi « à l’entretenir »43, alors surtout qu’il
existe « de bonnes raisons pour mettre fin au dualisme juridictionnel44 »,
l’Université devrait être le lieu d’une collaboration des spécialistes des deux
branches du Droit, spécialement dans le domaine financier.
43. D. Truchet, Le droit public, 3e éd., PUF, 2014, p. 30.
44. D. Truchet, « Mauvaises et bonnes raisons de mettre fin au dualisme juridictionnel »,
Justices janv.-juin 1996, no 3, p. 53-63 et « Plaidoyer pour une cause perdue : la fin du dualisme juridictionnel », AJDA 2005. 1767-1770.
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