SEQUENCE I, TEXTE 1 – LUCRECE De natura rerum

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SEQUENCE III, TEXTE 4 – Ovide, L’Art d’aimer
Carpe diem (III, 57-82)
Commentaire
Introduction
Entrée en
matière & auteur
Ovide, poète élégiaque du Ier siècle ap. J.-C., s’est fait connaître notamment par
les Métamorphoses, mais aussi par de nombreux textes liés à l’amour et à ses
déclinaisons : les Amours, les Héroïdes ou l’Art d’aimer. Ce texte est particulièrement
singulier, à la croisée des genres. Entre texte poétique et traité sur l’amour, l’Art d’aimer
a marqué l’époque augustéenne caractérisée par une volonté de retour à des valeurs
morales fortes.
Dans le livre III de l’Ars amatoria, Ovide s’adresse aux femmes, après deux
livres destinés aux hommes. il le fait, comme à l’ordinaire, par une suite de prescriptions,
Contenu et
et dans l’extrait il s’agit d’inviter les femmes à jouir de leur jeunesse, c’est-à-dire à
portée du
passage
profiter des occasions de l’amour. Le poème offre ainsi une version réduite, voire
dévoyée de la philosophie épicurienne, que Lucrèce a transmise à Rome dans le De
Natura rerum, dont Ovide a fort apprécié la valeur poétique.
Mais que reste-t-il, dans l’entreprise de l’Ars amatoria, des préceptes d’Epicure ?
Problématique et
sinon le carpe diem retenu par la postérité ? Nous verrons donc que nous avons affaire à
annonce du plan
un texte prescriptif, centré sur la thématique de la fuite du temps et emprunt
d’épicurisme.
I- La recommandation adressée aux jeunes femmes de jouir de la jeunesse
1. Un texte prescriptif
> Comme c’est souvent le cas dans l’Ars, comme dans tout traité didactique, le poète accumule les conseils et les
ordres. Il a donc souvent recours au mode impératif : on en trouve quatre ici, à la 2ème du pluriel (« petite, memores
estote, Ludite », au début et « carpite » vers la fin du texte). Ces injonctions peuvent être accompagnées d’une idée
d’urgence : « jam nunc » au v.59, « Dum licet » au v.61.
> A l’urgence s’ajoute l’autorité du poète, qu’il vient d’acquérir d’une part par le patronage de Vénus, qui est le
sujet du « facit » du premier vers, et Ovide a reçu d’elle une feuille et des grains de sa couronne de myrte (v.54).
L’ « ingenium » dont il est question enveloppe Ovide d’une aura divine, puisqu’il procède de la déesse. La capacité
à généraliser d’autre part est aussi un signe de la connaissance du poète, ce qui renforce son autorité : il le fait par
exemple dans le vers 60 : « Sic nullum vobis tempus abibit iners », avec l’adjectif « nullum », ou encore en utilisant
le présent de vérité générale dans bien des images illustratives : « cito pede labitur aetas » (v.65), « laxantur »
(v.73), « exuitur » (v.77), « fugiunt » (v.79). Les pluriels ont la même fonction, quand ils parlent de catégories :
« Anguibus » et « cervos », aux vers 77-78.
> Son implication dans le texte donne aussi du poids à son autorité et par suite à ses recommandations.
« [E]go…vidi » (v.67) et « mihi » (v.68) mettent le poète en scène dans son propre poème, et dans une situation
concrète. Il s’inclut dans la malédiction du temps qui passe et vieillit les êtres : « Nostra sine auxilio fugiunt bona »
(v.79), en plaçant le possessif en tête de vers. Enfin, il s’exclame doublement au vers 73, avec l’exclamation
« Quam cito », renforcée par l’accusatif exclamatif « me miserum ! », qui le montre affligé par les ravages des
rides, celles des femmes, ou bien les siennes.
2. Destinataires
> Les femmes sont bien évidemment les destinataires de ce poème, « puellae », en fin du premier vers ; elles
apparaissent à chaque impératif (2ème du pluriel), mais aussi dans le pronom « vobis » (à la coupe du v.60), et dans
le verbe : « educitis » (v.61). Les prescriptions du poète ont donc une portée générale.
> Toutefois, à partir du vers 69, un « tu » insère dans le poème la fiction d’une apostrophe précise. Quatre vers sont
consacrés à cette destinataire anonyme, avec le possessif « tua » (v.71) et les verbes « excludis, jacebis, invenies ».
L’adverbe « nunc » du vers 69 semble authentifier une situation concrète, ce que semble signifier aussi le verbe «
juras » à la fin du vers 75. Fiction ou émergence d’une aventure autobiographique, cette 2ème du singulier apporte
en tout cas plus de poids au discours du « professeur de vie ».
> Plus important est de savoir à quel type de femmes s’adresse le poète. Le deuxième vers procède, par la relative
du vers 58, à une restriction : « Quas pudor et leges et sua jura sinunt ». C’est aux femmes respectables donc,
qu’Ovide adresse ses conseils, ce sont ces femmes qui peuvent tirer des leçons (« praecepta ») de son « ars ».
Ovide déjoue ainsi les pièges d’accusation d’immoralité. Dès le début du livre I, Ovide avait insisté sur ce point :
« concessa furta canemus, / Inque meo nullum carmine crimen erit », v.33-34.
Ovide ne s’adresse pas aux courtisanes (I, 435), ni aux femmes mariées (III, 614) que les lois d’Auguste soumettent
à une stricte fidélité, mais aux femmes affranchies. Les lois et la pudeur sont encore mentionnées au vers 615. En
outre, Ovide parle de femmes jeunes, des « puellae » qui sont encore aux années du printemps de leur vie (« vernos
annos », v.61), et qui ont des prétendants que parfois elles rejettent, comme dans le passage à la 2ème du singulier,
où le poète reprend le motif de la porte close, déjà présent dans les Amours : « tua janua », « limina », v.71-72. Ces
femmes ne sont plus des enfants (« a virgine », v.75), mais en auront bientôt, comme le rappellent les deux derniers
vers. Les femmes visées sont donc encore libres, prêtes pour l’amour.
3. La leçon : profiter de la jeunesse
> Le poète engage les jeunes femmes à profiter de leur jeunesse, et des plaisirs qu’elle leur permet : « Ludite », dit
l’impératif en tête du vers 62. La jeunesse est présentée comme une période idéale, bénie, pour jouir des plaisirs. La
métaphore des années printanières (« vernos », à la coupe penthémimère, « annos », v.61), prépare l’image des
violettes (« violaria », v.67), des roses (« rosa », v.72) et l’image de la fleur à cueillir (« carpite florem ») du vers
79. La jeunesse est la période des avantages et des bienfaits : l’adjectif « bonus » est répété dans le vers 66, et
substantivé au vers 79.
> Le poème repose sur l’opposition entre cette jeunesse, désignée comme « aetas » (v.65, deux fois), et « juventa »
(v.81) qui s’oppose à la « senecta » du v.59, à la « vetustas » du 77. Le but de la vie est de ne laisser passer
« nullum tempus iners » (v.60), où l’adjectif « iners » prend tout son sens : qui est inactif, qui n’a rien produit ; il
s’agit de l’idée de gâchis. Il faut profiter de la vie, non seulement avant la vieillesse, mais avant d’avoir été
prématurément vieillie par les enfantements (« partus faciunt breviora », v.81). La formule « carpite florem »
rappelle le « carpe diem » d’Horace (Odes, I, 11), métaphore concise et efficace.
II- Une argumentation poétique basée sur la fuite du temps
1. Une argumentation par l’image
> Le texte fonctionne comme une argumentation avec ses arguments et ses exemples. Après les cinq premiers vers
qui précisent le destinataire et le but de l’extrait, Ovide entreprend de convaincre par les images de la fuite du
temps, qui viennent appuyer ses arguments. Ainsi les années qui passent (« eunt anni », celles qui suivent justement
les « vernos annos » du vers précédent), sont-elles semblables à l’eau qui s’écoule : « more fluentis aquae », v.62 ;
on trouve aussi la personnification de l’ « aetas » (« cito pede labitur », v.65) après une occurrence plus abstraite :
« Utendum est aetate ». Le texte tire sa force surtout de ces images répétées et moins des arguments, qui sont moins
nombreux qu’elles ; le poète revient constamment au concret des situations et de la vie. C’est l’adaptation du
discours philosophique abstrait.
> Du thème du temps qui s’enfuit, le poète en vient aux ravages de la vieillesse, qui donnent lieu à de nombreuses
images elles aussi. Le distique sur l’arbrisseau, qui se trouve au centre du poème, opère la transition. La blancheur
de l’arbuste (« canent » et « frutices » sont placés aux coupes penthémimère et hephthémimère) annonce les
cheveux blancs des vers 75-76 (« canas…comae »). Le temps prive de la vitalité du teint (v.74) et produit les rides
(« rugis » en fin de vers 73).
2. Avertissement et menaces
> Le tableau de la vieillesse donne au poème un aspect plus menaçant aussi. En employant souvent le futur de
certitude (« Tempus erit », v.69, « jacebis », v.70, « Spargentur », en tête du vers 76), le poète présente aux femmes
ce qui ne manquera pas de se produire, et doit les conduire à jouir du présent. Cela aboutit au système hypothétique
« nisi carptus erit…cadet » du vers 80, qui enferme les femmes dans une forme d’ultimatum. Les négations jouent
d’ailleurs un rôle important dans le poème. A cinq reprises, « Nec » est placé en tête de vers, et la négation peut,
comme au vers 66, redoubler l’idée dans une version négative : ainsi la fuite du temps (« labitur aetas ») est
renforcée par « Nec bona tam sequitur quam bona prima fuit » (v.65-66). Le distique 63-64 insiste, par la répétition
de structure (« Nec quae praeteriit ») initiale, sur l’idée d’un passage irrévocable.
> La menace prend davantage de force encore avec l’apostrophe au « tu » : le poète semble dresser l’avenir de la
belle qui rejette les amants au vers 69, en soulignant le futur et le présent par les coupes. Opposition entre la
courtisée, et la vieille femme (« anus »), souffrant du froid et de la solitude ; l’hendyadin « deserta nocte » renforce
l’idée de solitude en lui donnant la dimension plus vaste de la nuit. Plus d’hommes pour répandre des roses sur son
seuil (v.72) : le verbe « spargo » réapparaît plus loin à propos des cheveux blancs ; plus d’hommes pour se battre à
sa porte (« nocturna rixa », v.72).
> Le champ lexical du temps est tellement présent qu’il en devient obsessionnel. On en trouve des expressions au
sens propre : « senecta/senes/ senescit » (v.59, 78, 82), « vetustas » (v.77), « tempus » (v.60, 69, 82), « aetas »
(v.65 deux fois), « juventae » (v.81) ; « anni/annos » (v.61-62), « hora » (v.64). Des notations du moment :
« nunc » (v.59, 61 dans « etiamnum », 69), « mane » (v.72), « nocte » (v.70, et « nocturna », v.71) ; de la rapidité :
« cito » deux fois ; des expressions figurées : l’eau (« aquae/unda »), la fleur (symbole de l’éphémère) ; la mue des
serpents, les bois des cerfs qui renvoient à l’âge de ces animaux (v.77-78). Les temps du passé évoquent
évidemment ce qui n’est plus : « praeteriit, fuit, vidi, data est ».
3. La varietas poétique
> Les thèmes de la fuite du temps et des ravages de la vieillesse, thèmes traditionnels (l’eau qui s’écoule, et qui
n’est jamais deux fois la même : « Nec… iterum revocabitur unda », est déjà employée par Héraclite), permettent
au poète de retravailler les images, et, de là, de s’adonner à la varietas qui caractérise son art poétique dans l’Ars
amatoria. Les vers 61 à 64 sont par exemple l’occasion d’un jeu sur les années, que métaphorise l’eau, elle-même
reprise par l’onde (ces deux vers disant la même chose différemment), avant un retour à la notation de temps par
l’heure. L’image des serpents est une observation naturaliste redoublée par celle des bois de cerfs ; pour changer du
règne animal, le règne végétal est aussi convoqué, avec l’arbrisseau, l’épineux, les violettes et finalement la fleur
qui fanera (« turpiter ipse cadet », v.80).
> La variatio permet de persuader les femmes, moins sur le plan de l’argumentation, que dans l’ordre de la
séduction par la poésie. Ainsi des répétitions claires et des échos plus subtils font apparaître le talent du poète dans
l’insinuation de son discours : répétition de la structure « Nec quae praeteriit », à la penthémimère et à la coupe du
pentamètre, v.63-64, d’ « aetas » et de « bona » aux vers 65-66 ; échos entre « sparsa nec » (v.72) et
« Spargentur » (v.76), « canent » à la penthémimère du vers 67 et « canas » à l’hephthémimère du 75. Le travail
sur les sonorités enfin est un atout supplémentaire pour persuader : au vers 75 par exemple, on note une alternance
entre les assonances en [a] et [i] et les allitérations en [k] et [s] ; le roulement désagréable du [r] est très fréquent
dans tout le texte, évoquant l’érosion du temps ; couplé avec le [t], aux vers 71 et 80 par exemple, il suggère la
brutalité.
III- L’épicurisme revu par Ovide : au service de l’amour et de la poésie
1. Le carpe diem : une réduction de l’épicurisme philosophique
> Le poème d’Ovide opère une sélection notable dans le discours de la philosophie épicurienne. Il ne s’agit pas
seulement de le vulgariser, mais de l’utiliser, quitte à le dévoyer. Il n’est pas question de physique ni de
métaphysique ici : les dieux ne sont pas évoqués, sinon avec Vénus qui guide le poète, motif plus littéraire que
religieux ; la mort ne l’est que discrètement, avec « praeteriit » et « perit », plutôt dans le sens du passage et de la
disparition, et s’agissant de l’eau et du teint. Le mobilisme héraclitéen est figuré dans le vers 62-63. L’idée que la
crainte des dieux et de la mort est inutile et infondée n’apparaît pas.
> La leçon pratique que tire Ovide est résumée finalement dans l’image de la fleur à cueillir : il faut saisir
l’occasion de la jeunesse pour jouir des plaisirs. Or, l’épicurisme n’est pas la quête du plaisir, mais le fait d’éviter le
déplaisir, pour atteindre à l’ataraxie. Parmi les plaisirs naturels à rechercher, on trouve boire, manger, dormir ; le
sexe n’est pas un plaisir nécessaire. Le passage des vers 69 à 72 où Ovide s’adresse à une femme au singulier, et
avec les trois coupes qui soulignent ce passage, est un dévoiement de la philosophie : les amants rejetés (« excludis
amantes ») disent clairement qu’Ovide ne s’occupe que de séduction et d’amour, ce que confirment le motif de la
porte, le seuil garni de roses, le verbe « jacebis » qui renvoie à la couche. L’image traditionnelle de la femme
comparée à un champ cultivé (« continua messe senescit ager ») ne peut qu’évoquer les relations sexuelles, même
si celles-ci sont destinées non au plaisir, mais à la reproduction (« partus »).
2. Stratégie amoureuse
> « Profiter du jour présent », c’est donc avant tout se livrer à l’amour tant qu’on est jeune et belle. Ce n’est
absolument pas le sens de la philosophie épicurienne. La philosophie d’Epicure n’est qu’un outil de la stratégie
amoureuse. Convaincre les femmes sur ce point, ce sera aussi ouvrir les portes (« excludis », « tua janua »,
« limina »), et l’emporter sur les réticentes. L’allusion aux cheveux, au corps (« corpora »), au teint (« color »)
montre que le but est ici érotique, et véritablement « profane », non philosophique.
> Le poète lui-même pourra profiter des belles qui auront compris la leçon. L’accusatif exclamatif « me miserum »
que l’on trouve dans le vers 73 évoquant le vieillissement du corps (« laxantur… rugis ») est ambigu : le poète y
déplore sans doute que les belles flétrissent, mais lui-même voit son âge avancer et son corps se transformer. Le
temps passe aussi pour lui, qui a reçu jadis une couronne d’un arbuste qui n’est plus qu’épine (v.67-68). Ovide, pris
lui-même dans la course contre le temps, veut persuader les femmes de se donner, et notamment à ceux comme lui
qui se voient vieillir.
3. Stratégie du poète
> En dehors d’un profit personnel d’amant, Ovide poursuit aussi un but poétique. A ce moment du livre III,
convaincre les femmes de céder à l’amour tant qu’il est temps lui permet d’ouvrir les portes de son œuvre, de
continuer son ars. Si la femme cesse de refuser l’entrée aux amants, elle permet aussi la poursuite de l’exploration
de l’amour, et celle de l’écriture. L’ « ingenium » du premier vers aime à s’exprimer, et la varietas témoigne de ce
plaisir à écrire. Le « Ludite » du vers 62 renvoie également au plaisir d’Ovide, à jouer au jeu de l’ars.
> La perte de vitalité qu’est la vieillesse, c’est celle aussi qu’encourt la poésie, si l’amour cesse. L’adjectif « iners »
qui clôt le vers 60 signifie étymologiquement : sans art ; sans ars ? En incitant les femmes à se donner à l’amour, le
poète les incite également à profiter de ses conseils, et à poursuivre les jeux de séduction. On pourrait alors lire le
vers 64 comme une menace pour l’œuvre d’Ovide lui-même : « Et perit in nitido qui fuit ore color », l’adjectif
« nitidus » pouvant signifier riche et brillant pour le style, et « os » renvoyer à la parole. Convaincre les femmes est
une condition de l’œuvre poétique.
Conclusion
Bilan du
commentaire
Ouverture
En ce début du livre III, Ovide donne donc une leçon d’épicurisme bien particulière aux
femmes : elles doivent profiter de leur jeunesse, et s’adonner à l’amour. Le poète a recours aux
images pour les convaincre et les persuader, en développant les thèmes de la fuite du temps et des
ravages de la vieillesse ; mais il trouve là encore une occasion de poursuivre la varietas de sa
poésie. L’ars n’hésite pas ici à dévoyer le discours philosophique épicurien, pour perpétuer les
entreprises de séduction, et l’entreprise de l’écriture.
Il faut donc bien garder en mémoire que la prodigieuse postérité du « Carpite
florem » se fonde sur une lecture de l’épicurisme si réduite qu’elle confine au contresens.
Le « carpe diem » d’Horace n’était pas une invitation à l’hédonisme, et n’oubliait pas la
dimension ascétique de l’épicurisme ; Ovide fait de l’écriture érotique une priorité sur le
respect du discours d’Epicure.
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