L’Île des esclaves Marivaux Livret pédagogique établi par Isabelle de LISLE, agrégée de Lettres modernes, docteur ès lettres, professeur en lycée HACHETTE Éducation Conception graphique Couverture et intérieur: Médiamax Mise en page Alinéa Illustration Evariste Gherardi jouant le personnage d’Arlequin, lithographie d’Hippolyte Lecomte © Hachette Livre-Photothèque Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays. © Hachette Livre, 2003. 43, quai de Grenelle 75905 PARIS Cedex 15. ISBN: 2.01.168697.0 www.hachette-education.com Le Code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes des articles L.122-4 et L.122-5, d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d’autre part, que « les analyses et les courtes citations » dans un but d’exemple et d’illustration, «toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause,est illicite». Cette représentation ou reproduction par quelque procédé que ce soit, sans l’autorisation de l’éditeur ou du Centre français de l’exploitation du droit de copie (20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris), constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal. SOMMAIRE AVA N T - P R O P O S 4 TA B L E 6 D E S CO R P U S RÉPONSES AU X Q U E S T I O N S 10 B i l a n d e p re m i è re l e c t u re . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 0 Scène 1 Le c t u re a n a l y t i q u e . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 1 Le c t u re s c ro i s é e s e t t rava u x d ’ é c r i t u re . . . . . . . . . . . . . . . . 1 8 Scène 3 Le c t u re a n a l y t i q u e . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 4 Le c t u re s c ro i s é e s e t t rava u x d ’ é c r i t u re . . . . . . . . . . . . . . . . 2 8 Scène 6 Le c t u re a n a l y t i q u e . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 5 Le c t u re s c ro i s é e s e t t rava u x d ’ é c r i t u re . . . . . . . . . . . . . . . . 3 8 Scène 8 Le c t u re a n a l y t i q u e . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4 3 Le c t u re s c ro i s é e s e t t rava u x d ’ é c r i t u re . . . . . . . . . . . . . . . . 4 8 Scène 11 Le c t u re a n a l y t i q u e . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5 4 Le c t u re s c ro i s é e s e t t rava u x d ’ é c r i t u re . . . . . . . . . . . . . . . . 5 9 BIBLIOGRAPHIE CO M P L É M E N TA I R E 64 AVANT-PROPOS Les programmes de français au lycée sont ambitieux. Pour les mettre en œuvre, il est demandé à la fois de conduire des lectures qui éclairent les différents objets d’étude au programme et, par ces lectures, de préparer les élèves aux techniques de l’épreuve écrite (lecture efficace d’un corpus de textes, analyse d’une ou deux questions préliminaires, techniques du commentaire, de la dissertation, de l’argumentation contextualisée, de l’imitation…). Ainsi, l’étude d’une même œuvre peut répondre à plusieurs objectifs. L’Île des esclaves, en l’occurrence, permet de travailler sur le grand mouvement littéraire du XVIIIe siècle : les Lumières. Comédie en un acte qui met en scène une utopie sociale, elle constitue une voie d’accès pour une étude du théâtre et du dialogue argumentatif. Dans ce contexte, il nous a semblé opportun de concevoir une nouvelle collection d’œuvres classiques, Bibliolycée, qui puisse à la fois : – motiver les élèves en leur offrant une nouvelle présentation du texte, moderne et aérée, qui facilite la lecture de l’œuvre grâce à des notes claires et quelques repères fondamentaux ; – vous aider à mettre en œuvre les programmes et à préparer les élèves aux travaux d’écriture. Cette double perspective a présidé aux choix suivants : • Le texte de l’œuvre est annoté très précisément, en bas de page, afin d’en favoriser la pleine compréhension. • Il est accompagné de documents iconographiques visant à rendre la lecture attrayante et enrichissante, la plupart des reproductions pouvant donner lieu à une exploitation en classe. • Précédant et suivant le texte, des études synthétiques et des tableaux donnent à l’élève les repères indispensables : biographie de l’auteur, contexte historique, liens de l’œuvre avec son époque, genres et registres du texte… • Enfin, chaque Bibliolycée offre un appareil pédagogique destiné à faciliter l’analyse de l’œuvre intégrale en classe. Présenté sur des pages 4 de couleur bleue afin de ne pas nuire à la cohérence du texte (sur fond blanc), il comprend : – Un bilan de première lecture qui peut-être proposé à la classe après un parcours cursif de l’œuvre. Il se compose de questions courtes qui permettent de s’assurer que les élèves ont bien saisi le sens général de l’œuvre. – Cinq à sept questionnaires guidés en accompagnement des extraits les plus représentatifs de l’œuvre : l’élève est invité à observer et à analyser le passage ; les notions indispensables sont rappelées et quelques pistes sont proposées afin de guider sa réflexion et de l’amener à construire sa propre lecture analytique du texte. On pourra procéder en classe à une correction du questionnaire, ou interroger les élèves pour construire avec eux l’analyse du texte. – Cinq à sept corpus de textes (accompagnés parfois d’un document iconographique) pour éclairer chacun des extraits ayant fait l’objet d’un questionnaire guidé ; ces corpus sont suivis d’un questionnaire d’analyse et de travaux d’écriture pouvant constituer un entraînement à l’épreuve écrite du bac. Ils peuvent aussi figurer, pour la classe de Première, sur le « descriptif des lectures et activités » à titre de groupement de textes en rapport avec un objet d’étude ou de documents complémentaires. Nous espérons ainsi que la collection Bibliolycée sera, pour vous et vos élèves, un outil de travail efficace, favorisant le plaisir de la lecture et la réflexion. 5 TABLE DES CORPUS Composition du corpus Corpus Les enjeux de l’exposition (p. 37) Texte A: Scène 1 de L’Île des esclaves de Marivaux (pp. 27 à 31). Texte B: Extrait la scène 1 de l’acte I de Tartuffe de Molière (p. 37 à 39). Texte C: Extrait de la scène 1 de l’acte I du Mariage de Figaro de Beaumarchais (p. 39-40). Texte D: Extrait de la lettre XXVIII des Lettres persanes de Montesquieu (p. 40-41). Le portrait: la plume et le pinceau (p. 60) Texte A: Extrait de la scène 3 de L’Île des esclaves de Marivaux (pp. 51 à 53). Texte B: Extrait de «De la mode» dans Les Caractères de La Bruyère, (p. 60). Texte C: Extrait de L’Éducation sentimentale de Flaubert (p. 61). Texte D: Extrait de «L’Union libre» dans Clair de terre d’André Breton (pp. 61-62). Document E: Extrait de «Chardin et Rembrandt» dans Essais et articles de Proust (pp. 62-63). Document F: L’Autoportrait au chevalet de Jean-Baptiste Chardin (p. 63). Document G: Photographie d’un écolier (p. 64). Le théâtre dans le théâtre (p. 83) Texte A: Extrait de la scène 6 de L’Île des esclaves de Marivaux (pp. 74 à 76). Texte B: Extrait de la scène 5 de l’ acte V de L’Illusion comique de Corneille (pp. 83 à 85). Texte C: Extrait de la scène 1 de l’acte I de Amphitryon de Molière (pp. 85-86). Texte D: Extrait de la scène 6 de l’ acte III du Jeu de l’amour et du hasard de Marivaux (pp. 86-87). 6 Objet d’étude et niveau Compléments aux travaux d’écriture destinés aux séries technologiques Le théâtre (Seconde, Première) Question préliminaire Comment les scènes présentées dans les documents A, B et C remplissent-elles la fonction informative caractéristique d’une exposition? Commentaire Vous commenterez la première scène de Tartuffe en montrant notamment comment cette exposition remplit sa fonction informative tout en surprenant le spectateur. L’éloge et le blâme (Seconde) Convaincre, persuader, délibérer (Première) Question préliminaire Quels sont les portraits qui donnent une image méliorative de la personne représentée? Quels sont ceux qui en donnent une image plus critique? Vous justifierez précisément votre réponse. Commentaire Vous ferez le commentaire du texte B en présentant le personnage d’Iphis mais aussi l’art du portrait et sa fonction critique. Le théâtre (Seconde, Première) Question préliminaire Montrez comment certains personnages, dans les scènes du corpus, sont amenés à jouer un double rôle. Commentaire Vous ferez le commentaire du texte C en montrant comment le procédé du théâtre dans le théâtre a une fonction comique et critique. 7 TABLE DES CORPUS Composition du corpus Corpus La déclaration d’amour (p. 99) Texte A: Scène 8 de L’Île des esclaves de Marivaux (pp. 91 à 93). Texte B: Extrait de la scène 5 de l’acte II de Phèdre de Racine (pp. 99-100). Texte C: Extrait de l’incipit de La Nouvelle Héloïse de Rousseau, (pp. 101-102). Texte D: Poèmes à Lou, section XXXIV, de Guillaume Apollinaire (pp. 102-103). Hiérarchie et servitude (p. 118) Texte A: Scène 11 de L’Île des esclaves de Marivaux (pp. 112-113). Texte B: «Le Loup et le Chien», Livre I des Fables de La Fontaine (pp. 118-119). Texte C: Extrait de l’article «Autorité politique», dans l’Encyclopédie de Diderot (pp. 119-120). Texte D: Extrait du «Joujou du pauvre» dans Petits poèmes en prose de Baudelaire (p. 121) 8 Objet d’étude et niveau Compléments aux travaux d’écriture destinés aux séries technologiques Étude des genres (Seconde) Question préliminaire À quels genres et à quels registres appartiennent les différentes déclarations d’amour réunies dans le corpus? Commentaire Vous ferez le commentaire du poème de Guillaume Apollinaire en montrant comment deux histoires d’amour se croisent et se confondent. Convaincre, persuader, délibérer (Première) Question préliminaire Quelles images de la hiérarchie sociale peut-on voir au travers des textes du corpus? Commentaire Vous ferez le commentaire du texte D en étudiant les différentes oppositions qui structurent et donnent son sens au texte. 9 RÉPONSES AUX QUESTIONS B I L A N D E P R E M I È R E L E C T U R E ( p. 1 2 6 ) a Les quatre naufragés viennent d’Athènes. z Arlequin apprend d’Iphicrate qu’il se trouve sur l’île des esclaves au cours de la scène 1. e Les deux objets qui garantissent l’autorité d’Iphicrate sont le gourdin et l’épée. r Arlequin tient une bouteille. t Iphicrate redoute d’être tué ou mis en esclavage. y La pièce compte cinq personnages. u Les personnages sont tous réunis dans les scènes 2 et 11. i Le représentant de l’île se nomme Trivelin. o Le séjour des naufragés est censé durer trois ans. q Ce séjour ne dure qu’une seule journée. s La finalité est thérapeutique. d Cléanthis dresse un portrait de sa maîtresse Euphrosine. f Les adjectifs appliqués à Euphrosine sont « vaine, minaudière et coquette ». g Arlequin tente de séduire Cléanthis.Arlequin tente de séduire Euphrosine. h Cléanthis tente de séduire Iphicrate. j Arlequin a l’initiative du retour à l’ordre initial. k Arlequin demande un bateau pour regagner Athènes. l Trivelin prononce la dernière réplique de la scène. 10 Scène 1 S C È N E 1 (pp. 27 à 31) ◆ LECTURE ANALYTIQUE DE LA SCÈNE (pp. 32 à 35) a Lorsque le rideau se lève, le spectateur ne connaît de la pièce que son titre ; ayant eu le loisir de s’interroger sur ce que ce dernier laissait augurer de l’œuvre, il en a tiré – sans doute intuitivement – un certain nombre d’informations : – l’espace est clos ; la géographie fictive est en parfaite adéquation avec l’espace scénique ; – l’île n’est pas nommée ; sans doute ne figure-t-elle pas dans les atlas et appartient-elle à la fiction ; l’intrigue se déroulera donc dans un lieu qui se démarque d’emblée de la réalité. Des questions viennent alors à l’esprit : estce pour mieux représenter la réalité en échappant à la censure, comme l’a pratiqué par exemple La Fontaine en dessinant un royaume animal ? Ou bien s’agit-il d’une utopie ? – le complément du nom contribue à définir l’île ; peu importe sa situation géographique, peu importe ses paysages et ses ressources ; c’est sa spécificité sociale qui la caractérise. Si la préposition exprime une appartenance, les esclaves sont propriétaires de l’île ; ils y règnent en maître. Comment peuvent-ils alors garder leur nom d’esclaves ? D’emblée le titre soulève une question et la situation est ambiguë. z Dès la didascalie initiale l’île nous apparaît comme un espace dangereux : « une mer et des rochers d’un côté ». Le spectateur, lorsque le rideau se lève, découvre l’hostilité du milieu naturel et associe au décor le risque de naufrage. Cette impression est très vite confirmée : Iphicrate et Arlequin sont « seuls échappés du naufrage ». Ayant échappé à la noyade (le premier danger), ils ne sont pas pour autant tirés d’affaire. La deuxième réplique d’Arlequin annonce une issue qui lui semble fatale : « Nous deviendrons […] morts de faim ». Plus loin dans la scène un danger mortel se profile : « leur coutume [...] est de tuer tous les maîtres qu’ils rencontrent ». Mais une autre possibilité existe : « ou de les jeter dans l’esclavage » (l. 31-32). La conjonction de coordination « ou » place sur le même plan les deux issues car, sans doute, pour Iphicrate, sont-elles identiques. Perdre son statut de maître équivaut à perdre la vie ; Marivaux exprime ainsi l’importance de la hiérarchie sociale et l’enjeu de sa pièce. Le spectateur sait que les personnages ne meurent pas dans les comédies ; le décor représente donc davantage un risque social qu’une réelle menace de mort. 11 RÉPONSES AUX QUESTIONS Quoi qu’il en soit, l’intrigue s’inscrit dès le début dans un espace menaçant ; Iphicrate ne peut rester et il exprime à la fois son désespoir et son désir de fuir : « si je ne me sauve, je suis perdu », « Avançons, je t’en prie »… Pourtant la scène est fermée : c’est une île. Le spectateur est alors amené à regarder l’autre côté du décor : « quelques arbres et des maisons ». Il est donc possible de vivre sur l’île des esclaves. Comment Iphicrate y parviendra-t-il ? e Au lever de rideau, Iphicrate « s’avance tristement » accompagné d’Arlequin. Marivaux affiche de cette manière la dimension fictive de sa comédie. En effet, le spectateur se trouve d’emblée confronté à une énigme temporelle ; Iphicrate appartient à la Grèce antique alors que son esclave porte le nom des valets du théâtre des Italiens. Le problème est vite résolu puisque les explications du maître (« des esclaves de la Grèce révoltés contre leurs maîtres », l. 27) inscrivent l’intrigue dans l’Antiquité. Mais, dans un théâtre inspiré de la commedia dell’arte, la temporalité fictive est primordiale ; d’ailleurs l’esclave est un domestique (tous les esclaves n’occupaient pas cette fonction) et l’on retrouve ici le couple atemporel et archétypal du maître et de son valet. r L’intrigue est tout d’abord située dans une temporalité élargie : elle se déroule dans l’Antiquité et Iphicrate rappelle un événement qui s’est produit cent ans auparavant (« et qui depuis cent ans sont venus s’établir dans une île », l. 28). Cet événement ancien est déterminant puisqu’il est à l’origine de l’inversion des rôles demandée par Trivelin. Le naufrage, comme la révolte des esclaves, constitue une sorte d’accident fondateur de l’intrigue ; bouleversant le cours prévu du voyage, il jette les personnages sur une île où tout est possible. Ces deux ruptures, l’une ancienne et l’autre récente, vont rendre possible la remise en cause de l’ordre établi. Dans la mesure où l’on a quitté la route maritime prévue et perdu son navire, on pénètre dans un espace fictif où le bouleversement est institutionnalisé. La révolte des esclaves qui est à l’origine de la « république » sur l’île ainsi que le naufrage se rejoignent pour définir un point zéro de la chronologie. Il existe dorénavant un avant et un après. « Méconnais-tu ton maître, et n’es-tu plus mon esclave ? » (l. 84-85) : le préfixe « mé » comme l’adverbe « plus » expriment ce basculement du temps déterminant dans les relations entre Iphicrate et Arlequin. t Dès le début de la scène, Iphicrate, refusant sans doute cette île et les menaces qu’elle représente, se raccroche désespérément à son univers familier. Après avoir fait allusion à ses « camarades » qui ont vraisemblablement 12 Scène 1 péri, il envisage que certains puissent avoir survécu : « quelques-uns ont eu le temps de se jeter dans la chaloupe » (l. 12-13), « peut-être auront-ils eu le bonheur d’aborder en quelque endroit de l’île » (l. 14-15) ; mais toutes ces hypothèses sont nettement présentées comme peu probables puisque le « peut-être » est faible comparé au « il est vrai que les vagues l’ont enveloppée » (l. 13). Ces « camarades » hypothétiques ont une double fonction dans cette scène d’exposition. D’une part Marivaux annonce de cette manière l’arrivée d’Euphrosine et de Cléanthis car le spectateur, habitué à un théâtre dans lequel hypothèse vaut souvent information, s’attend à découvrir d’autres survivants. D’autre part, l’idée lancée par Iphicrate donne son élan à la première scène. Après un court passage au cours duquel Iphicrate se montre désespéré (« j’envie maintenant leur sort », l. 8) et Arlequin fataliste (« Nous deviendrons maigres, étiques et puis morts de faim », l. 5-6), l’existence possible de survivants est source de mouvement. Les deux personnages s’opposent, l’un insistant pour bouger (« Allons, hâtons-nous », l. 57) et l’autre choisissant l’immobilité (« J’ai les jambes si engourdies », l. 53). y La didascalie initiale pose le couple maître-valet ; au lever du rideau les deux personnages s’avancent en direction des spectateurs, affichant la nature de leur relation. En effet la préposition « avec » introduit un Arlequin en situation de complément circonstanciel d’accompagnement et c’est Iphicrate qui est le sujet du verbe, l’élément moteur. L’échange des apostrophes qui ouvre le dialogue confirme le jeu de scène en définissant les personnages par leur statut. Arlequin désigne traditionnellement le valet de la comédie italienne ; le personnage se réduit à une fonction et n’a pas de nom propre, ce qui sera clairement exprimé au début de la scène 2 (« je n’ai que des sobriquets qu’il m’a donnés », l. 15-16). D’ailleurs le parallélisme des deux premières répliques invite à mettre sur le même plan « Arlequin » et « Mon patron ». On remarquera tout de même qu’une variation d’intonation (signifiée par le point d’interrogation, l. 1, présent chez Iphicrate) vient préciser la nature des relations : l’un ordonne et l’autre ne fait que répondre. Dans la suite du dialogue, on peut relever différents indices : – sans doute les costumes désignent-ils clairement le rang social des personnages; – Iphicrate tutoie Arlequin alors que l’esclave vouvoie son maître ; – lorsque Iphicrate évoque les habitudes de l’île des esclaves, les conditions des deux personnages sont explicitement nommées : « ils tuent les maîtres, à la bonne heure, je l’ai entendu dire aussi ; mais on dit qu’ils ne font rien aux esclaves comme moi » (l. 33-34) ; 13 RÉPONSES AUX QUESTIONS – le naufrage sur l’île des esclaves a rendu la situation d’Iphicrate difficile si bien qu’il éprouve le besoin de rappeler régulièrement son statut et celui de son compagnon : « Esclave insolent ! » (l. 81), « Méconnais-tu ton maître, et n’es-tu plus mon esclave ? » (l. 84-85). u Le naufrage (voir question 4), en brisant le voyage d’Iphicrate, brise sa quiétude sociale ; de même l’annonce de ce que représente l’île des esclaves bouleverse les relations maître-valet.Trivelin n’est pas encore venu exposer la règle du jeu mais déjà Arlequin s’affranchit de son maître. i Tout au long de la scène, Iphicrate s’applique à exercer son autorité sur son esclave. La scène s’ouvre sur une apostrophe injonctive et la modalité impérative est récurrente dans les répliques du maître : « Suis-moi » (l. 42), « Parle donc » (l. 46), « Avançons » (l. 54), « hâtons-nous » (l. 57)… Si Iphicrate est celui qui inaugure le dialogue et celui qui ordonne, il est également, en tant que maître, celui qui détient les informations et celui qui fait preuve d’initiative. En effet, c’est lui qui connaît le passé (« cent ans », l. 28) et le présent (« leur coutume », l. 30) de l’île des esclaves, il en informe Arlequin ; c’est lui qui a l’initiative du mouvement, on le voit lorsqu’il souhaite partir à la recherche des éventuels survivants du naufrage. L’autorité d’Iphicrate sur son esclave s’exerce comme une contrainte puisqu’elle est représentée par le gourdin. À la fin de la scène, cette autorité est symbolisée par l’épée que brandit le maître. Mais « le gourdin est dans la chaloupe » (l. 71) et l’épée inefficace ; dans la dernière réplique d’Iphicrate, l’autorité est devenue pure violence ; Iphicrate court en enchaînant exclamation, interrogation rhétorique et menace. On voit bien de cette manière la progression de la scène. À partir des explications concernant l’île des esclaves, l’autorité d’Iphicrate est d’autant plus manifeste qu’elle ne débouche sur rien ; si le maître continue à jouer son rôle, l’esclave s’est libéré et ne lui obéit plus. Iphicrate est lucide et regrette d’avoir informé son valet (« j’ai mal fait de lui dire où nous sommes », l. 51) ; ayant compris le renversement de situation, il tente, avant d’en venir à l’épée, de déguiser son autorité en amitié. Il dissimule ses sentiments (« retenant sa colère », l. 67), propose des compromis (« faisons seulement une demi-lieue », l. 57-58), fait sourire le masque de l’ami (« mon cher Arlequin », l. 68 ; « ne sais-tu pas que je t’aime », l. 72). On peut remarquer une autre évolution du personnage au cours de la scène. Désespéré et fataliste au début de la scène, il décide rapidement d’agir. Le 14 Scène 1 découragement initial joue sans doute un rôle comique, par contraste avec le ton d’Arlequin ; il disparaît rapidement ; au début de sa quatrième réplique, Iphicrate adopte le mode impératif (« suis-moi », l. 22) et se montre nettement comme un maître. o Dans la première partie de la scène,Arlequin fait figure de valet discipliné ; ses paroles s’entendent comme un écho de celles de son maître : « Arlequin » / « Mon patron » ; « tous nos camarades ont péri » / « Hélas ! ils sont noyés dans la mer » ; « je suis d’avis que nous les cherchions » / « Cherchons. » Lorsque son maître lance une plainte en forme d’interrogation rhétorique, il prend la question au pied de la lettre et donne une réponse claire et précise en bon esclave soumis : « Que deviendrons-nous dans cette île ? » / « Nous deviendrons maigres, étiques et puis morts de faim. » Présent comme une sorte de double de son maître, Arlequin s’inscrit dans la tradition des valets de comédie. Et sans doute est-il bien davantage un valet de comédie qu’un esclave grec. On retrouve en lui toute l’insouciance et la désinvolture insolente d’un Scapin ou d’un Sganarelle (dans Le Médecin malgré lui, Sganarelle ne se sépare pas de sa bouteille). Et sa soumission est même suspecte ; elle rappelle celle de Sylvestre dans la première scène des Fourberies de Scapin. En se tournant vers sa bouteille et en présentant froidement le sort qui attend les deux personnages, Arlequin se moque de l’angoisse de son maître. Mais c’est dans la seconde partie de la scène que, approfondissant ou dépassant son rôle de valet de comédie, il s’affranchit de son maître en refusant d’exécuter ses ordres et en se montrant ouvertement insolent. Dès lors qu’Arlequin a pris connaissance de la règle qui s’applique sur l’île où il a fait naufrage, il change de ton. Le « Mon patron » de la deuxième réplique devient un « Mon cher patron » (l. 69) ironique qui démasque la prétendue amitié d’Iphicrate (« mon cher Arlequin », l. 68). Le gérondif « en badinant » (l. 61) et l’apostrophe « Badin » (l. 61) lancée à Iphicrate donnent le ton de cette seconde moitié de la scène. Alors que la situation est grave pour le maître et que sa voix devient suppliante (« Je t’en prie », l. 54), Arlequin adopte un ton léger ; la parole devient même souvent sifflement, rire (« je vous plains, par ma foi, mais je ne saurais m’empêcher d’en rire », l. 48-49) ou chanson. Cette distance va jusqu’à l’humour noir : « s’ils sont morts, en voilà pour longtemps ; s’ils sont en vie, cela se passera, et je m’en goberge » (l. 76-77). Le ton change lorsque les répliques brèves font place à une tirade dans laquelle on remarque dès la première phrase le tutoiement. Les explications sont crues : « tu vas trouver ici plus 15 RÉPONSES AUX QUESTIONS fort que toi » (l. 90-91), « on va te faire esclave à ton tour » (l. 91), « Quand tu auras souffert » (l. 94). Le cas particulier d’Iphicrate est situé dans une généralité exprimée par une tournure semi-proverbiale : « Tout en irait mieux dans le monde, si ceux qui te ressemblent recevaient la même leçon que toi » (l. 95-96). La tirade s’achève sur l’expression « tes maîtres » (l. 98) qui marque clairement le renversement. q La maison bourgeoise est traditionnellement le cadre de la comédie. Le titre de la pièce de Marivaux, comme le décor qui apparaît au lever de rideau, ne peut manquer de surprendre le spectateur. À une époque où l’on est attiré par les récits de voyage, l’exotisme est à la mode et ce n’est pas un hasard si Montesquieu évoque la Perse dans ses Lettres persanes parues en 1721. Le contexte temporel de l’intrigue n’est pas sans rappeler la tragédie et le spectateur s’amuse de cette récupération comique de l’Antiquité. D’ailleurs, on peut lire le début de la scène comme une parodie des lamentations tragiques. s Les éléments d’exposition : – le couple maître-valet, – le naufrage, – l’existence de compagnons, – la particularité de l’île des esclaves. Les éléments d’action : – Iphicrate présente à Arlequin la particularité de l’île des esclaves, – Arlequin s’affranchit de son maître, – Arlequin expose à son maître sa nouvelle condition sociale. d Le premier décalage apparaît au lever de rideau. Iphicrate est un maître de la Grèce antique alors qu’Arlequin est un valet de la commedia dell’arte. Tout oppose les deux personnages : lorsque le maître se lamente au début de la scène, l’esclave affiche une résignation froide. Le monde d’Iphicrate est vaste : il évoque Athènes, le passé de son pays avec la révolte des esclaves, ses compagnons qu’il voudrait retrouver. Au contraire le monde d’Arlequin se réduit à un ici-maintenant que la bouteille symbolise. Il ne se soucie pas du malheur de son maître (« je ne saurais m’empêcher d’en rire », l. 48-49) ni de celui de ses compagnons de voyage (« pour ce qui est de nos gens, que le Ciel les bénisse » l. 75). Iphicrate, après la révélation qu’il a faite à son valet, dissimule ses sentiments (« retenant sa colère », l. 67 ; « ne sais-tu pas que je t’aime ? » l. 72) ; il utilise la parole comme un instrument de séduction et de manipulation. 16 Scène 1 Arlequin, lui, joue sur toutes les formes de langage (rire, sifflement, chanson) pour exprimer sans masque ce qu’il ressent. Ces décalages entre les deux personnages donnent son dynamisme à l’exposition et le dialogue peut sans peine être souligné par un jeu de scène au cours duquel Iphicrate essaie d’entraîner son esclave tandis que celui-ci refuse de bouger. f La situation exposée est dramatique : les personnages ont fait naufrage ; leurs compagnons sont peut-être morts, Iphicrate risque de mourir tué par les dirigeants de l’île et Arlequin craint qu’ils ne meurent tous deux de faim. Le jeu des décalages entre les deux personnages et l’insouciance d’Arlequin, que le spectateur perçoit au travers du dialogue comme au travers des jeux de scène autour de la bouteille, créent le registre comique. La situation dramatique est traitée sur le mode de l’humour par Arlequin, ce qui contribue à séduire le spectateur. g Une île absente des cartes de géographie et une époque depuis longtemps révolue : le cadre spatio-temporel de la pièce s’écarte volontairement de la réalité vécue par les spectateurs. Si l’esclavage est une question que certains philosophes soulèvent en raison d’un commerce triangulaire florissant, les esclaves dont parle Marivaux appartiennent à la Grèce antique et ressemblent davantage à des domestiques.Tout semble donc gommer les angles gênants. En reprenant le valet conventionnel du théâtre italien, Marivaux souligne la dimension fictive de la pièce. Le spectacle est une parenthèse dans la journée des spectateurs ; de même l’île, close comme une scène de théâtre, est une escale dans le voyage d’Iphicrate. Mais l’escale est déterminante ; puisse la parenthèse l’être aussi. Le spectateur, rassuré par le cadre spatio-temporel, par le jeu des décalages qui dynamise un couple conventionnel et atténue une situation présentée comme dramatique, accueille avec tranquillité la comédie de Marivaux. Mais l’exposition, rassurante et divertissante, pose de manière abrupte et provocante le problème de la pièce. Le ton léger du dialogue fait place à la fin de la scène à une tirade menaçante d’Arlequin. L’esclave n’est qu’un valet de comédie, un pantin de théâtre programmé pour chanter en caressant sa bouteille et en se moquant de son maître. On n’est donc pas obligé de s’inquiéter lorsqu’il dit : « tu vas trouver ici plus fort que toi » (l. 90-91) ; il parle « d’un air sérieux » (l. 86) et on est autorisé à penser que ce n’est qu’un air. Là réside l’ambiguïté intéressante de la pièce.Arlequin présente un résumé de l’action : 17 RÉPONSES AUX QUESTIONS il annonce les épreuves d’Iphicrate mais aussi le dénouement (« Quand tu auras souffert, tu seras plus raisonnable », l. 94). Grâce au jeu du théâtre, l’inversion des rôles apparaît comme bien plus qu’un simple renversement carnavalesque. En utilisant les procédés de la comédie, Marivaux parvient, sans inquiéter outre mesure le spectateur, à poser le problème de la hiérarchie sociale et de la tyrannie des puissants. ◆ LECTURES CROISÉES ET TRAVAUX D’ÉCRITURE (pp. 37 à 42) Examen des textes a Madame Pernelle s’adresse successivement aux différents personnages qui la poursuivent en tentant de l’interrompre. Elle reproche à Dorine son impertinence et rappelle ainsi les caractéristiques des servantes de comédie. Les remarques destinées à Damis, le fils d’Orgon, sont tout aussi agressives et négatives : « méchant garnement », « tourment ». Mariane se voit reprocher son art de dissimuler : « vous faites », « vous semblez », « sous chape ». Quant à Elmire, elle est « dépensière » et ne pratique pas les valeurs d’économie propres à la bourgeoisie ; comme M. Jourdain dans Le Bourgeois gentilhomme, elle est vêtue « ainsi qu’une princesse ». Cléante est présenté comme un intrus (« n’entrer point chez nous ») qui se mêle de ce qui ne le regarde pas (« des maximes de vivre »). On voit apparaître dans ces différents reproches les principaux thèmes de la pièce et le caractère de Tartuffe. z Le champ lexical de la famille est fortement représenté dans cette ouverture et l’on peut relever de nombreuses apostrophes qui définissent les personnages par leur place au sein de la famille : « mon fils », « sa sœur », « ma mère », « ma bru »… La famille est relativement réduite mais sans doute faut-il y inclure la domesticité représentée par Dorine. Ce réseau de vocabulaire participe à l’exposition ; il permet de situer les personnages les uns par rapport aux autres et il installe sur scène une famille bourgeoise typique de la comédie. e La didascalie initiale précise que la scène a lieu dans une chambre et l’on apprend très vite par le dialogue qu’il s’agit de « la chambre du château la plus commode, et qui tient le milieu des deux appartements ». Le comte Almaviva offre cette chambre à Figaro et à Suzanne qui vont se marier. Le décor exprime donc le mariage des deux valets déjà annoncé par le titre. Mais la pièce ne contient pas le lit attendu : « un grand fauteuil de malade est au milieu » et semble 18 Scène 1 le remplacer. L’absence du lit conjugal pose le nœud de la comédie : le mariage des deux valets est encore problématique. r Le dynamisme de la scène repose en partie sur l’enchaînement des répliques. La reprise lexicale est le principal procédé utilisé par Beaumarchais : « je n’en veux point », « raison », « en deux pas », « en trois sauts », « zeste », « crac ». De cette manière, les répliques semblent rebondir les unes sur les autres, ce qui confère au dialogue toute sa souplesse. t Le regard du Persan permet de donner une couleur mystérieuse au théâtre et lui enlever de la sorte son apparence et sa fonction attendues. Le mot « théâtre » n’est avancé qu’après de nombreuses précautions : « une espèce de scène », « j’ai entendu appeler comédie », « qu’on nomme théâtre ». L’originalité de la description repose sur le fait que Rica n’évoque que la salle : « de petits réduits qu’on nomme loges », « à demi-corps », « en bas », « en haut ». Mais il applique à la salle le vocabulaire propre à la scène : « qui jouent ensemble des scènes muettes », « peintes sur les visages », « une troupe de gens debout »… Ce rapprochement donne l’impression qu’au théâtre, c’est la salle qui se donne en spectacle. Travaux d’écriture Question préliminaire Les trois scènes d’exposition remplissent bien leur fonction informative : – le lieu, au travers des didascalies ou des répliques, – l’époque, au travers du décor et des costumes, – les personnages : leur statut social et leurs relations sont posés (maître / valet, liens familiaux, valet / servante), – le genre : les personnages des valets, les liens et les valeurs de la famille bourgeoise annoncent une comédie. Le texte de Montesquieu nous montre que les conditions de la représentation sont difficiles et l’on comprend que la scène d’exposition ne devra pas se contenter d’informer, elle devra également séduire un spectateur parfois peu concerné grâce à : – l’enchaînement des répliques, – les jeux de décalage entre les personnages, – les effets de surprise, – les jeux de scène. 19 RÉPONSES AUX QUESTIONS Commentaire On pourra adopter le plan suivant : 1. L’originalité et le dynamisme de cette scène d’exposition A. Une scène de poursuite « Vous marchez d’un tel pas qu’on a peine à vous suivre » ; répétition du « allons ». Dans cette course les personnages semblent éprouver des difficultés à parler ; seule Madame Pernelle parvient à tenir un discours suivi. Mais le calme s’instaure progressivement et les interventions des différents personnages s’allongent. Cette scène de poursuite rend dynamique ce qui serait autrement un monologue statique de Madame Pernelle. B. Le ton de la colère • Phrases exclamatives. • Lexique dépréciatif : « trop forte en gueule », « un sot », « un méchant garnement »… C. Une exposition inversée • La pièce s’intitule Tartuffe : non seulement il est absent mais en plus il n’est pas présenté. • Le spectateur, habitué à ce que l’on critique le personnage éponyme (Le Bourgeois gentilhomme, Le Malade imaginaire, Les Précieuses ridicules…), découvre de multiples critiques concernant les autres personnages. • Cette scène, qui rassemble beaucoup de personnages, ressemble à une scène de dénouement. • Tous ces indices font que le spectateur comprend bien que l’exposition est inversée. Face à des personnages calmes et respectueux, Madame Pernelle, en colère, devient peu crédible et l’on comprend que les griefs qu’elle formule dessinent le portrait du personnage éponyme. 2. Les éléments exposés A. Le genre : une comédie • Une famille bourgeoise : – l’importance des liens familiaux : les personnages se définissent par leur position dans une structure familiale élargie ; – le rôle de la servante (Dorine annonce sans doute Toinette) ; – le langage populaire (on remarque la place des tournures proverbiales, vers 23 et 31) ; – les valeurs bourgeoises : la vérité, l’économie (vers 24, 29, 31) ; il n’est pas bon d’imiter les nobles (« ainsi qu’une princesse »). C’est ce qui est dénoncé 20 Scène 1 aussi dans Le Bourgeois gentilhomme comme dans « La grenouille qui se veut faire aussi grosse que le bœuf » de La Fontaine. • Le comique qui repose principalement sur le jeu de scène et les hyperboles. • La critique sociale : Madame Pernelle dresse un portrait négatif de chacun des personnages. B. Les personnages • Ils n’ont pas de nom.Tous se définissent par rapport à Madame Pernelle. • On remarque deux groupes : – Damis, Mariane, Elmire, Cléante et Dorine ; – Madame Pernelle, Orgon et Tartuffe qui semblent constituer, grâce à un jeu de substitution, un seul et même personnage : « si j’étais de mon fils son époux ». L’opposition entre ces deux groupes contribue au dynamisme de la scène. C. Les thèmes de la pièce • Le vocabulaire de la morale et de la religion : « j’ai prédit », « Mon Dieu », « je vous prierais », « vous prêchez », « bon exemple »… Le plus souvent ce vocabulaire est une forme vide de sens. • Le thème de l’intrus : il se rapporte à Dorine (vers 15), à Elmire (« leur défunte mère en usait beaucoup mieux ») et surtout à Cléante (vers 36 à 38). • Le thème de la réalité et de l’apparence : les vers 19, 22, 23, 30, 31, 32 installent sur scène le thème du déguisement et amorcent la critique de l’hypocrisie qui est au cœur de la pièce. Le spectateur, dans cette exposition inversée, comprend que ces critiques se rapportent en fait à Tartuffe. Dissertation On pourra adopter le plan suivant : 1. Le théâtre est un lieu social A. Le théâtre : un lieu mondain • L’architecture du théâtre : les loges et le parterre. • Un lieu où l’on se montre et où l’on regarde : Les Lettres persanes, le début de Cyrano de Bergerac. • Théâtre et politique : la cour de Versailles a son propre théâtre et certains auteurs ont l’honneur de jouer devant le roi. • Les limites de cette fonction aujourd’hui : aller au théâtre est toujours un acte social mais de nombreux théâtres ont modifié l’architecture de la salle ; 21 RÉPONSES AUX QUESTIONS le théâtre s’est démocratisé (exemple : le théâtre d’Ariane Mnouckine à Vincennes). B. Un public au pluriel • Chaque représentation est unique et l’on observe une interaction entre la salle et la scène (cf. la tirade de Lechy Elbernon dans L’Échange de Claudel). • Molière dans le célèbre monologue de L’Avare inclut un public (au pluriel) dans son texte. 2. Le théâtre : un lieu de distraction A. Le spectacle • Le texte n’est qu’un support destiné à permettre la représentation. • Le théâtre est destiné à être entendu mais aussi vu : le décor, les costumes, les jeux de scène. B. Se soustraire au réel par la fantaisie et par le rire • Le monde de la comédie est un monde à part : des personnages types, des coups de théâtre… • Les procédés comiques sont nombreux : situation, gestes, mots… C. Se soustraire au réel en éprouvant des émotions • Accumulation d’événements dramatiques dans le drame : Lorenzaccio, Hernani… • La tragédie et la catastrophe finale ; les personnages de tragédie ne nous ressemblent pas ; la fonction cathartique définie par Aristote. 3. Le théâtre nous parle de nous A. La tragédie met en scène nos valeurs et notre condition humaine • Nos valeurs : celle de l’honneur dans Le Cid, le refus de la compromission dans Antigone d’Anouilh ou Électre de Giraudoux. • Notre condition humaine : la tragédie représente des hommes prisonniers de leur destin. B. La comédie met en scène la société et ses travers • Représentation de la bourgeoisie chez Molière : l’importance des liens familiaux dans le Tartuffe. • La comédie est un instrument de critique (cf. Marivaux et Beaumarchais dans les textes du corpus). C. Le théâtre donne une image stylisée de notre société • Tout est exagéré, dans la comédie comme dans la tragédie, pour mieux souligner la vérité de l’image donnée. 22 Scène 1 • Selon le genre : différentes formes d’intrigues et différents registres fonctionnent comme autant de miroirs de notre société. Écriture d’invention On attend des élèves qu’ils prennent en compte la double exigence de la scène d’exposition : informer et séduire. Les personnages, le lieu, l’époque devront être présentés. La scène sera dynamique et on valorisera la diversité des procédés employés (répliques, jeux de scène…). L’inversion des statuts à l’intérieur de la famille doit être annoncée clairement et l’on s’attend à ce que les élèves amorcent dans cette scène une réflexion sur les liens familiaux et la hiérarchie des générations. 23 RÉPONSES AUX QUESTIONS S C È N E 3 (pp. 51 à 53) ◆ LECTURE ANALYTIQUE DE L’EXTRAIT (pp. 56 à 59) a D’abord on remarque que si Cléanthis monopolise la parole dans ce passage, c’est Trivelin qui est à l’origine de ce flot libéré : « Allons commençons » (l. 67). Les questions « Cela la regarde-t-il ? » (l. 76-77) ou « En quoi donc, par exemple, lui trouvez-vous les défauts dont nous parlons ? » (l. 84-85) servent à lancer les tirades de la servante. Le « ce n’est qu’un début » (l. 98) adressé à Euphrosine encourage également Cléanthis à poursuivre son portrait. Il donne également des ordres à Euphrosine : « Attendez donc » (l. 98), « profitez de cette peinture-là » (l. 127-128). Dominant à la fois la maîtresse et son esclave, Trivelin se place nettement en dehors de la hiérarchie sociale et se définit comme un meneur de jeu. z On peut relever : « je vous félicite » (l. 81), « c’est bon signe » (l. 82), « Elle développe assez bien cela » (l. 107), « elle me paraît fidèle » (l. 128). Ces verbes modalisateurs expriment l’opinion de Trivelin quant à la scène qui se joue devant lui. Il apparaît donc comme un personnage détaché de l’action. Meneur de jeu, il conserve une distance qui lui permet de commenter la progression du dialogue. C’est cette distance qui explique d’ailleurs sa disparition dans les scènes suivantes. e Alors que Cléanthis et Euphrosine vivent dans le présent exclusivement, la première éprouvant la jubilation d’une parole enfin libérée, et la seconde la douleur de se voir ainsi insultée,Trivelin domine le temps. Il connaît le passé des personnages et c’est lui qui propose une sorte de définition d’Euphrosine à Athènes : « Vaine, minaudière et coquette » (l. 75) et la peinture que fait Cléanthis de sa maîtresse lui « paraît fidèle » (l. 128). Il comprend le présent et pénètre l’esprit même de la jeune femme : « vous sentez » (l. 82), « Courage, Madame » (l. 127). Et il a la connaissance du futur, qu’il s’agisse d’un futur proche (« ce n’est qu’un début », l. 98) ou de la suite de l’expérience (« j’en augure bien pour l’avenir », l. 82-83). r La première personne du singulier est peu présente dans les répliques de Trivelin et lorsqu’on la rencontre, c’est dans une proposition qui exprime un mouvement vers les autres : « je vais vous interroger » (l. 76), « je vous félicite » (l. 81), « elle me paraît fidèle » (l. 128). 24 Scène 3 Les modalités impérative et interrogative expriment également cette position de Trivelin. Il ne parle pas de lui-même mais fait parler les autres, les écoute, analyse leur discours. Dans chacune des répliques de Trivelin, on peut relever des marques de la présence du destinataire. Une phrase échappe à cette règle mais elle est précédée d’une didascalie qui indique que Trivelin est comme toujours tourné vers les autres : « à Euphrosine » (l. 59). Ainsi Trivelin est présent sur scène comme un meneur de jeu ; c’est lui qui lance la machine de l’inversion et en contrôle le bon fonctionnement. On a l’impression qu’il manipule les personnages comme des marionnettes, et en cela, il représente peut-être Marivaux sur la scène. t La méthode est double car elle s’applique à la fois à la maîtresse et à la servante. Pour Cléanthis, il s’agit de la faire parler afin qu’elle se libère de la rancœur qu’elle a accumulée. Interdite de parole, comme on le comprend au début de la scène (« taisez-vous, sotte », l. 21), elle acquiert enfin le droit de s’exprimer. Et sa parole coule à flot, de manière désordonnée. Seul Trivelin contrôle ce torrent libérateur (« Achevez, achevez », l. 132). On aurait envie de parler de psychanalyse avant la lettre. Pour Euphrosine, la scène a une autre fonction : elle joue le rôle d’un miroir. Et l’on peut relever dans le passage de nombreux indices de cette quête de la vérité : « Vaine, minaudière et coquette [...] Cela la regarde-t-il ? » (l. 75 à 77), « cette peinture-là [...] me paraît fidèle » (l. 128). Il s’agit de justifier les propos tenus (« En quoi donc, par exemple, lui trouvez-vous les défauts dont nous parlons ? », l. 8485) et de préciser l’analyse : « détaillons » (l. 84), « ce n’est qu’un début » (l. 98), « Elle développe assez bien cela » (l. 107). y Dans la scène 2,Trivelin expose, à la fin d’une grande tirade, les vertus thérapeutiques de sa méthode : « Vous voilà en mauvais état, nous entreprenons de vous guérir ; vous êtes moins nos esclaves que nos malades, et nous ne prenons que trois ans pour vous rendre sains, c’est-à-dire humains, raisonnables et généreux pour toute votre vie » (l. 88 à 92). Cette explication prolonge la tirade d’Arlequin à la fin de la première scène : « Quand tu auras souffert, tu seras plus raisonnable » (l. 94). Il s’agit donc de donner la parole à Cléanthis mais il s’agit surtout de faire souffrir Euphrosine afin de la corriger, ce qui explique que Trivelin se tourne autant vers la maîtresse que vers l’esclave. Dans la scène 3, il se montre particulièrement attentif à ses réactions (« petit embarras que cela vous donne », l. 81 ; « vous sentez », l. 82) et la traite comme une malade qu’il s’agit de guérir : « c’est bon signe, et j’en augure bien pour l’avenir » (l. 82-83), « Courage, Madame, 25 RÉPONSES AUX QUESTIONS profitez de cette peinture-là » (l. 127-128). Dans la dernière expression relevée, on voit bien que c’est la connaissance qui conduit à la guérison. Le progrès moral est possible : il passe par la vérité. u Au cours de son discours, Cléanthis indique explicitement sa condition sociale : « nous autres esclaves » (l. 124). On voit bien qu’elle est au service d’Euphrosine : « qu’on m’habille » (l. 101-102), « qu’on m’apporte un miroir » (l. 109). La manière de parler de Cléanthis trahit sa fonction. Sans compter la répétition de « Madame » qui donne à entendre le langage domestique, on observe l’emploi de la troisième personne : « elle regarde, elle est triste, elle est gaie » (l. 9091). On a l’impression que Cléanthis n’ose s’adresser directement à sa maîtresse, elle parle à Trivelin dont on a vu qu’il ne s’inscrit dans aucune hiérarchie sociale et semble ignorer les réactions d’Euphrosine alors que le portrait lui est destiné. Habituée à obéir et souvent rabrouée, Cléanthis, en dépit de son explosion de paroles, manque de confiance en elle : « par où commencer, je n’en sais rien, je m’y perds » (l. 87-88) ; elle a besoin de Trivelin pour orienter son portrait : « je vous ai dit de m’interroger » (l. 87). Le langage de Cléanthis est constitué d’une succession brute de sentiments exprimés par l’abondance des phrases exclamatives et des interjections ; les images se succèdent et l’on entend parler Euphrosine. Cléanthis se montre incapable d’analyser ce qui se passe ; elle donne à voir et à entendre les scènes auxquelles elle a assisté et c’est au spectateur de dégager la critique sousjacente. i Dans la première réplique qu’il prononce dans cet extrait,Trivelin résume Euphrosine en trois adjectifs. Il présente d’elle un portait synthétique, une sorte de définition. Cléanthis, au contraire, développe et illustre ; elle raconte sans chercher à identifier les comportements qu’elle évoque. Froide et réfléchie, la première réplique de Trivelin s’oppose au portrait vivant et passionné de Cléanthis. Trivelin cherche la vérité, l’objectivité. Cléanthis, elle, revit les scènes qui l’ont marquée afin de mieux s’en libérer. L’un est distant, l’autre est impliquée. o On peut relever : – la longueur des répliques ; – l’énumération qui permet d’accumuler : « silence, discours, regards, tristesse, et joie » (l. 91) ; 26 Scène 3 – la suppression des déterminants qui souligne le caractère brut des paroles ; – la répétition du présentatif qui favorise l’accumulation ; – la juxtaposition qui, ajoutée aux trois procédés qui précèdent, montre une syntaxe rudimentaire ; – l’absence de synthèse : le « voilà ce que c’est, voilà par où je débute, rien que cela » (l. 95-96) s’avère vide ; Cléanthis ne peut que déverser des images sans les analyser. q Les expressions « petit embarras » (l. 81), « vous sentez » (l. 82), « Courage, Madame » (l. 127) montrent que Trivelin est attentif aux réactions de sa « malade ». Elles commandent aussi le jeu de l’actrice qui doit laisser apparaître le trouble du personnage qu’elle incarne et jouent, de ce fait, un rôle de didascalie. s La souffrance d’Euphrosine se traduit par des répliques brèves. Elle se trouve dépossédée de la parole (au profit de sa servante) et même de son identité. En effet, juste après le passage délimité, elle s’écriera : « je ne sais où j’en suis » (l. 129). L’interrogation rhétorique « N’en voilà-t-il pas assez, Monsieur ? » (l. 80) exprime également cette souffrance tout comme l’emploi systématique de la tournure négative. d Dans la première grande réplique de Cléanthis, on peut relever de nombreux termes contradictoires pour caractériser Euphrosine : « Madame se tait, Madame parle » (l. 90), « elle est triste, elle est gaie » (l. 90-91), « tristesse et joie » (l. 91). Ces incohérences traduisent la mobilité du jeu d’Euphrosine et rendent bien compte de l’adjectif « minaudière » employé par Trivelin. Euphrosine a de multiples visages, mais « c’est tout un, il n’y a que la couleur de différente » (l. 91-92). « C’est vanité muette, contente ou fâchée ; c’est coquetterie babillarde, jalouse ou curieuse » (l. 92-93) : dans les deux propositions construites symétriquement, les trois adjectifs représentent les couleurs qui diffèrent tandis que les substantifs définissent l’« un » d’Euphrosine en reprenant la définition de Trivelin. En peignant ainsi Euphrosine, Cléanthis soulève la question de la réalité et de l’apparence. f Cléanthis présente, dans deux répliques successives, deux situations opposées. La locution adverbiale « au contraire » (l. 108) marque ici le renversement. À l’origine de chacune des deux scènes, deux événements anecdotiques opposés : dans la première réplique, « Madame » a bien dormi ; dans la seconde 27 RÉPONSES AUX QUESTIONS elle a « mal reposé ». Si le point de départ est minime, les conséquences sont d’importance et la journée d’Euphrosine s’en trouve déterminée. Dans la première réplique, on relève un vocabulaire mélioratif se rapportant à l’apparence de la jeune femme (« belle […] du sémillant dans les yeux […] m’habille », l. 100 à 102) et une vie sociale intense (« verra du monde […] aux spectacles, aux promenades, aux assemblées », l. 102-103). Dans la deuxième réplique, « au contraire », on relève un vocabulaire péjoratif se rapportant au visage (« mal bâtie », l. 110 ; « des yeux battus, un teint fatigué », l. 111-112) et un refus de la vie sociale. Il faut nuancer : ce refus premier est suivi d’un jeu mondain de dissimulation. Lorsque Euphrosine dit « ce n’est point moi » (l. 122), on comprend que tout se réduit chez elle à l’apparence. Les procédés de l’hyperbole et de l’opposition qui sont employés dans ces deux répliques soulignent la critique de Cléanthis – et de Marivaux – concernant la place accordée aux apparences. g Cléanthis critique l’importance du paraître dans les relations sociales.Tout semble affaire de mise en scène et c’est pour cette raison que, dans la deuxième réplique, Euphrosine choisit de recevoir dans l’ombre d’une chambre. Les relations mondaines ne sont que mensonges et artifices : « ce n’est point moi » (l. 122), « il y a huit jours que je n’ai fermé l’œil » (l. 120). L’amitié n’existe pas, elle n’est que rivalité ; en effet, lorsque la jeune femme se sait belle, elle voit du monde et va « aux assemblées » car « son visage peut se manifester » (l. 103-104) ; elle sera admirée ou jalousée. Mais lorsqu’elle a mal dormi, elle redoute le regard des autres : « que va-t-on penser du visage de Madame ? On croira qu’elle enlaidit : donnera-t-elle ce plaisir-là à ses bonnes amies ? » (l. 116 à 118). Le procédé de l’antiphrase employé dans cette dernière expression met en relief la vanité et la cruauté des relations mondaines. ◆ LECTURES CROISÉES ET TRAVAUX D’ÉCRITURE (pp. 60 à 65) Examen des textes a La dernière proposition du texte constitue la pointe ; c’est l’élément vers lequel s’oriente l’ensemble du portrait et c’est le trait d’esprit qui assure l’efficacité critique du texte. La pointe est d’abord un effet de surprise. Ici, le pronom personnel « il » est régulièrement repris et le lecteur est de ce fait étonné de voir le portrait s’achever sur « le chapitre des femmes ». Mais ce trait final est préparé ; on peut 28 Scène 3 en effet relever tout un réseau de vocabulaire qui dessine la féminité du personnage : « mode », « rougit », « douce », « pâte de senteur », « petite bouche », « miroir », « délicate », « adoucissement », « embellir », « molle », « joli maintien », « du rouge ». La pointe porte le coup de grâce : le comportement d’Iphis est si artificiel qu’il en vient à perdre sa propre identité et l’on comprend que le souci de la mode, poussé à l’extrême, dénature. z On peut relever : « éblouissement », « rubans roses qui palpitaient », « amoureusement », « splendeur de sa peau brune », « séduction de sa taille », « finesse des doigts que la lumière traversait ». À mesure que le portrait se précise, le vocabulaire devient de plus en plus positif. De cette manière, Flaubert rend compte de la naissance du sentiment amoureux. Le portrait a une fonction narrative importante ; il fonde et exprime à la fois le coup de foudre. e Le portrait de Madame Arnoux est peint du point de vue de Frédéric. On peut relever : « il ne distingua personne », « il la regarda », « il affectait d’observer », « jamais il n’avait vu », « il considérait ». Ces expressions décident de la progression du tableau. Le premier alinéa du passage, « ce fut une apparition », définissait déjà ce jeu du point de vue. Madame Arnoux apparaît à Frédéric et Flaubert la peint telle que son personnage la découvre. Ce sont également les mouvements de Frédéric qui marquent les étapes du portrait : le « il se fut mis plus loin » ouvre un tableau d’ensemble tandis que « il se planta tout près de son ombrelle » permet un plan rapproché (peau, taille, doigt). r En reprenant la forme ancienne du blason,André Breton dresse le portrait d’une femme aimée (le vocabulaire mélioratif, l’adjectif possessif « ma »). On peut en effet relever le champ lexical du corps féminin : « chevelure », « taille », « bouche », « dents », « langue », « cils »… Chaque élément est précisé grâce à l’usage systématique du complément de détermination : « de feu de bois », « d’éclairs de chaleur », « de sablier », « de loutre », « de cocarde »… t L’analyse de Marcel Proust souligne l’ambiguïté d’un autoportrait qui associe finement la dérision et la rédemption par l’art. D’une part, Chardin porte sur lui-même un regard distant, critique même et Proust en rend compte au travers du vocabulaire choisi : « cocasse », « vieux touriste anglais », « abat-jour vigoureusement enfoncé », « sourire », « vieil original ». Mais les termes choisis par Proust ne sont jamais négatifs, tout au plus amusés et affectueux ; c’est le sens que l’on peut donner à la reprise de l’adjectif « vieux ». La phrase 29 RÉPONSES AUX QUESTIONS nominale « si artiste » introduit un jugement plus profond qui peut même aller jusqu’à contredire l’impression première (« plaisir aristocratique »). On peut relever un certain nombre de termes appartenant au vocabulaire de l’art : « artiste », « indice de goût », « roses », « jaunes », « jaunie », « rosée », « bleu », « sombre éclat », « charme doux », « la noble hiérarchie des couleurs précieuses », « l’ordre des lois de la beauté ». L’analyse est de plus en plus explicite ; à la fin, Proust souligne l’ambiguïté riche du tableau en rapprochant le « vieux bourgeois », et la « noble hiérarchie ». L’emploi de la préposition « dans » et de l’adjectif « apparent » (« dans le désordre apparent ») montre bien la démarche de Proust et la progression du texte. On comprend dans cette étude, comme d’ailleurs dans À la recherche du temps perdu, que l’art sauve de la médiocrité, opère une sorte de transmutation sur un réel ordinaire, voire dérisoire. Travaux d’écriture Question préliminaire En lisant ou en regardant les différents documents réunis dans le corpus, on comprend que le portrait remplit un rôle ; résultant du regard d’une personne sur une autre, il est orienté par un projet plus ou moins explicite. Dans certains cas (textes A et C), le portrait doit être situé par rapport à l’œuvre. Cléanthis agit sur ordre de Trivelin et la peinture qu’elle fait a une fonction thérapeutique, elle doit amener Euphrosine à se regarder telle qu’elle est afin d’évoluer. Le portrait de Madame Arnoux se situe dans le cadre d’une scène de première rencontre et le lecteur découvre l’amour naissant de Frédéric. La technique du point de vue (focalisation interne) employée par Flaubert révèle à la fois le profil de Madame Arnoux et les sentiments de celui qui la contemple. Le poème d’André Breton est aussi un éloge de la femme aimée. Le portrait permet ici d’exprimer ses propres sentiments. On peut déceler dans les deux premiers textes une intention critique ; en peignant sa maîtresse, Cléanthis tourne en dérision les précieux des salons et La Bruyère n’a pas agi d’une manière bien différente en dressant le portrait d’Iphis. Le portrait rédigé par Proust fait ressortir l’objectif de l’autoportrait de Chardin. La peinture du « vieux bourgeois » s’avère susceptible de procurer un « plaisir aristocratique ». Chardin porte sur lui-même un regard critique mais parvient, grâce à l’art, à accéder à un statut digne d’admiration. En se peignant ainsi, Chardin parvient à exprimer les pouvoirs de la peinture. Et 30 Scène 3 Proust, de même, en décrivant l’autoportrait, est amené à formuler sa conception de l’art. Commentaire On pourra adopter le plan suivant : 1. Iphis le mondain A. Un personnage vide • Aucune référence à un intérêt intellectuel : le vocabulaire se rapporte uniquement à l’apparence. • Aucun sens de la mesure : il « rougit » pour un rien. • Aucune spontanéité : « a soin de rire pour montrer ses dents ». • Personnage qui ne se définit que par la mode ; il disparaît lorsqu’il n’est pas à la mode. • Personnage influençable qui se définit par le regard des autres. B. Le poids de l’apparence physique • Le champ lexical du physique est très présent. • Toutes les occupations d’Iphis sont tournées vers sa toilette : il « entretient ses mains », « se met du rouge » ou vers l’action de se montrer (« était venu à la messe pour s’y montrer »). • Tout en lui est artificiel : « il met du rouge », « il s’est acquis »… 2. L’art de dresser le portrait d’Iphis A. Un portrait théâtral • Le personnage est présenté en situation sans explications préliminaires : le présent de narration et la syntaxe (absence de connecteurs logiques) soulignent le côté abrupt de la mise en scène. • Quelques indications de lieu (« Église », « messe », « chambre ») jouent le rôle de didascalie. B. Le jeu des points de vue • Un point de vue externe : champ lexical du physique et des vêtements, verbes de vision au présent. • Un point de vue omniscient : le lecteur apprend ce que pense Iphis (emploi des verbes « croire », « vouloir », « oublier »). 3. Un portrait critique A. L’absence d’identité du personnage • Réduit à un prénom. • Place de l’apparence. 31 RÉPONSES AUX QUESTIONS • Homme ou femme ? On peut relever un grand nombre d’indices de la féminisation du personnage malgré l’emploi du pronom « il » ; la pointe du portrait souligne l’ambiguïté. B. Le mode de vie narcissique • L’importance de l’ostentation et le rôle du miroir. • L’emploi fréquent de la tournure pronominale exprime le caractère réfléchi des actions. C. La généralisation de la critique • Le personnage n’est pas vraiment individualisé (prénom, absence de présentation au début). • La Bruyère joue sur les valeurs du présent : le présent d’actualisation visant à impliquer le lecteur est aussi un présent d’habitude et surtout un présent de vérité générale. • La pointe finale atténue la critique et la rend acceptable pour le lecteur : il s’agit davantage de séduire et de s’amuser que de critiquer sérieusement. Mais le comique, dans ce portrait, fonctionne comme dans les comédies de Molière. Dissertation On pourra adopter le plan suivant : 1. La littérature emprunte aux autres arts A. Littérature et peinture • La technique du portrait et de la description. • Des procédés communs : – le procédé du contraste, – le procédé de la mise en relief. B. Littérature et architecture • La construction d’un roman : les effets de reprise, les symétries, la cohérence. • La construction d’une pièce de théâtre : – exposition et dénouement : des échos, – le jeu des doubles dans la comédie. C. Littérature et musique • Les procédés de mise en relief et de composition appartiennent à la peinture, à l’architecture et à la musique. 32 Scène 3 • La poésie ne se distingue pas à l’origine de la chanson (chez les Grecs, au Moyen Âge). • Les poètes revendiquent cette parenté :Verlaine. 2. La littérature a ses propres spécificités A. Le portrait • La littérature emploie des procédés qui lui sont propres : changements de point de vue, portrait éclaté, dispersé dans une scène narrative, analyse psychologique explicative. • Le portrait est souvent suggestif. Des détails permettent au lecteur ou au spectateur d’ignorer le reste (exemple : L’Île des esclaves, Caractères). B. La liberté du roman • Absence de limites du roman : pas de durée limitée, le nombre de personnages n’est pas fixé, la longueur de l’œuvre n’est pas définie. • Tout est possible : l’analyse qui ralentit l’action (Proust), les décors imaginaires les plus incroyables dans les œuvres fantastiques ou dans les œuvres de science-fiction. C. Le langage • La littérature suggère plus qu’elle ne montre, d’où certaines déceptions lorsqu’un roman que l’on a aimé est mis en images. • La littérature tire sa force du langage et d’une utilisation originale de ce langage : jeux sur les mots, les sonorités, les sens, les constructions… 3. La littérature cherche à émouvoir, comme les autres arts Plus que dans les procédés communs, c’est dans la finalité qu’il faut chercher le point commun entre les différents arts : A. Communiquer • Véhiculer des idées (Candide de Voltaire, Guernica de Picasso…). • Susciter des réactions. B. Procurer un certain plaisir • Le rire (comédie et caricature). • L’émotion. Écriture d’invention On attend des élèves une présentation claire d’une fonction du portrait et on pénalisera fortement ceux qui n’ayant pu se décider auront mélangé plusieurs fonctions. 33 RÉPONSES AUX QUESTIONS Le portrait rédigé devra ensuite illustrer nettement la fonction choisie ; les élèves auront compris qu’il faut choisir la fonction du portrait en tenant compte de ce que l’on peut faire dans le cadre de la seconde partie du travail demandé. On valorisera les copies qui auront varié les procédés dans l’écriture du portrait. 34 Scène 6 S C È N E 6 (pp. 74 à 77) ◆ LECTURE ANALYTIQUE DE L’EXTRAIT (pp. 79 à 81) a Les maîtres ont quitté l’avant-scène et perdu la maîtrise de la parole. On avait déjà compris, en écoutant le flot des paroles libérées de Cléanthis dans la scène 3, que les domestiques étaient condamnés au silence. Ce passage le confirme. En effet, Iphicrate ne prend la parole qu’une seule fois et cette réplique, brève, exprime clairement sa nouvelle condition. « Peux-tu m’employer à cela ! » (l. 30) : si l’ex-maître continue à tutoyer son ex-serviteur, le jeu des pronoms personnels (un « tu » sujet et un « m’» objet) indique la supériorité active. Ajoutons qu’Iphicrate a perdu l’initiative ; il ne parle que lorsque son ancien maître s’adresse à lui et son intervention fait suite à un ordre donné par Cléanthis (« vite des sièges », l. 28). Un peu plus loin dans le passage, on retrouve de façon plus explicite encore la même situation. Il est question d’Iphicrate et d’Euphrosine mais ils ont cette fois-ci totalement perdu l’accès au discours. Les voilà réduits à un déplacement et à des gestes exprimés par la didascalie « Iphicrate et Euphrosine s’éloignent en faisant des gestes d’étonnement et de douleur » (l. 44-45). Personnages muets, condamnés au langage des gestes, ils ne font que se soumettre à l’injonction qui précède : « Qu’on se retire à dix pas » (l. 44). Bien entendu, ce silence des deux maîtres constitue, dans la pièce, un élément de critique sociale. z Le champ lexical de la parole est fortement représenté. On peut relever : « en conversant » (l. 33), « entretien » (l. 34), plus loin « conversation » (l. 56-57), « dire » (l. 65), « Dites » (l. 66), « persuaderez » (l. 67), « convaincre » (l. 69) et enfin à nouveau « dire » (l. 72). Au travers de ce réseau dense, Cléanthis et Arlequin semblent se griser de leur nouvel accès à la parole. Les maîtres sont ceux qui parlent ; ils ne disent pas forcément quelque chose mais ils exercent un pouvoir grâce à ce monopole. e Habitués à être tutoyés et à se tutoyer entre eux, Arlequin et Cléanthis adoptent ici le langage de leur nouveau rôle en recourant au vouvoiement. L’échange de nombreuses apostrophes (« Madame », « Monsieur ») est un autre élément de cette affirmation sociale. Ajoutons le ton du dialogue : les deux esclaves prennent le ton affecté de leurs maîtres et affichent la spécificité sociale de leur discours : « Il n’est plus question de familiarité domestique. Allons, 35 RÉPONSES AUX QUESTIONS procédons noblement » (l. 36-37). La juxtaposition de ces deux propositions nous donne une image de la société dans laquelle la « familiarité domestique » (l. 37) se trouve éloignée et coupée du jeu des aristocrates. Car il s’agit plus d’un jeu que d’un véritable sens ; la noblesse n’est que dans la manière (un adverbe), on ne fait que « procéd[er] noblement » (l. 37). r À la fin du passage on peut relever un certain nombre de verbes à l’impératif qui font partie du discours galant et que nous laisserons de côté pour nous intéresser au discours de Cléanthis en tant que metteur en scène. On relèvera ainsi des impératifs tels que « tenez » (l. 32) ou « promenons-nous » (l. 32). Le futur peut aussi être employé avec une valeur d’ordre : « vous ferez adroitement tomber l’entretien » (l. 33-34). De même le subjonctif sert de substitut à l’impératif à la troisième personne : « qu’ils s’éloignent seulement » (l. 43). On voit au travers de cette abondance de verbes injonctifs que Cléanthis mène le dialogue comme une sorte de metteur en scène réglant ton et mouvement des acteurs. t D’abord Cléanthis pose le thème de la pièce, un peu comme un canevas pour la commedia dell’arte : « vous ferez adroitement tomber l’entretien sur le penchant que mes yeux vous ont inspiré pour moi » (l. 33-34). En rejetant la « familiarité domestique » (l. 37) et en demandant à parler « noblement » (l. 37), elle fixe le niveau de langue de la scène. Il faudra même accentuer le registre soutenu : « n’épargnez ni compliments, ni révérences » (l. 37-38). Cléanthis règle également les déplacements : « promenons-nous de cette manière-là » (l. 32-33), « révérences » (l. 38), « qu’ils s’éloignent » (l. 43). Ayant fixé le thème, le niveau de langue et les déplacements, elle exerce un rôle critique en corrigeant Arlequin, comme on rectifie le jeu d’un acteur : « vous défigurez notre conversation » (l. 56-57), « Rayez ces applaudissements » (l. 59). y Dès la première réplique du passage, Arlequin se montre soumis à Cléanthis. S’il donne un ordre à Iphicrate, c’est pour satisfaire au désir de l’ancienne esclave. Le « qu’on nous apporte des sièges » (l. 23-24) est suivi d’un « vite des sièges » (l. 28). De même, plus loin, le « Qu’on se retire à dix pas » (l. 44) est un écho du « qu’ils s’éloignent seulement » (l. 43) de Cléanthis. On remarque également qu’il ne se permet aucun reproche et accepte même ceux qu’on lui fait tout en cherchant à atténuer la faute : « ce n’est rien, c’est que je m’applaudis » (l. 58). u On s’aperçoit très vite qu’Arlequin est beaucoup moins impliqué dans la scène que Cléanthis. En effet, lorsqu’il dit « la République le veut » (l. 31), il 36 Scène 6 semble se réfugier derrière une autorité qui lui échappe et refuser ainsi toute implication personnelle dans la scène de galanterie. D’ailleurs, il ne parvient pas à prendre au sérieux la nouvelle situation alors que Cléanthis le pousse à bien jouer son rôle. Régulièrement, le vrai visage d’Arlequin apparaît derrière le masque du mondain galant ; le rire spontané de l’esclave et du pitre italien fait éclater le vernis du discours amoureux socialement codifié : « Oh, oh, oh, oh ! » (l. 55), « Ah, ah, ah » (l. 75). Les didascalies indiquent ces ruptures dans le jeu (« il saute de joie », l. 54 ; « riant à genoux », l. 75) alors que celle se rapportant à Cléanthis (« Continuant », l. 60) exprime au contraire son implication dans le dialogue galant. Si, sans se départir d’un sérieux sans doute lié à sa nouvelle condition, Cléanthis alterne discours amoureux et indications de mise en scène,Arlequin, conscient du ridicule de la scène, alterne discours amoureux et propos de spectateur : « je m’applaudis » (l. 58), « riant » (l. 75)… Il exprime ainsi sa distance vis-à-vis de la scène et souligne par-là le fonctionnement du théâtre dans le théâtre. i Le champ lexical du plaisir galant est abondant dans le dialogue : « Un jour tendre » (l. 51), « vos grâces » (l. 54), « galant » (l. 61), « douceurs » (l. 62)… On note aussi la place du pluriel : « compliments » (l. 63), « douceurs » (l. 62), « flammes » (l. 69). Tout paraît multiplié et ces marques du pluriel donnent une impression de profusion ; elles relèvent également de l’hyperbole caricaturale et l’on comprend que Marivaux critique cette préoccupation légère et artificielle. o Le discours amoureux des mondains est codifié. Hérité du code précieux ou du très ancien amour courtois, il progresse par un jeu de refus et d’invitation. Il s’agit de repousser l’avance tout en laissant à l’amant la possibilité de poursuivre le dialogue ; il s’agit aussi de l’inviter tout en lui faisant comprendre qu’il ne faut pas espérer grand-chose dans l’immédiat. On observe à plusieurs reprises cette contradiction dynamique dans le dialogue des deux esclaves qui imitent leurs maîtres. On peut relever : – « Je savais bien que mes grâces entreraient pour quelque chose ici » / « finissons, en voilà assez » (l. 60 à 63) ; – « dites » / « heureusement on n’en croira rien » (l. 66) ; – « ceci devient sérieux » / « laissez-moi » (l. 71) ; – « je ne veux point d’affaire » / « faut-il vous dire qu’on vous aime ? » (l. 72-73). La contradiction galante est de plus en plus resserrée à mesure que le dialogue progresse. 37 RÉPONSES AUX QUESTIONS q On peut comprendre la réplique d’Arlequin de plusieurs manières. La société n’est qu’artifice et la hiérarchie inversée de l’île des esclaves n’a pas plus de sens que celle qui la fonde.Tout est affaire de code et de convention ; le dialogue n’a rien à voir avec la réalité des êtres et des sentiments. Aussi peut-on imaginer une autre configuration et proposer à la fin de la scène un amour croisé. La seconde proposition installe un comparatif de supériorité. La sagesse est du côté des valets ; c’est donc que la réalité est pire encore que l’image que nous en donnent les deux esclaves. Peut-être est-elle pire car les valets, eux, savent que ce n’est qu’un jeu alors que les maîtres ne se rendent même plus compte de la vacuité de leur langage et de leurs amours. La réplique d’Arlequin exprime également le rôle de la comédie. La sagesse est du côté du théâtre. De même qu’Arlequin et Cléanthis tendent à Iphicrate et à Euphrosine un miroir chargé de les corriger ; de même, Marivaux, reprenant le projet de Molière issu de la comedia dell’arte (« Castigat ridendo mores »), tend à ses spectateurs un miroir. En grossissant le réel, le théâtre prend ses distances et se montre ainsi plus sage, car plus lucide que la société. ◆ LECTURES CROISÉES ET TRAVAUX D’ÉCRITURE (pp. 83 à 88) Examen des textes a La didascalie emploie des termes en rapport avec la technique du théâtre plutôt qu’avec l’intrigue. On peut relever une allusion au rideau (la « toile ») et la mention des « comédiens ». Le théâtre se montre nettement comme tel et les comédiens sont présentés comme des personnages tout à fait ordinaires. Tous rassemblés (comme il se doit à la fin d’une comédie), ils se livrent à une occupation bien concrète, celle de se partager la recette. Mais l’intrigue se poursuit et on écoute le dialogue d’Alcandre et de Pridamant : la scène est partagée en deux et Corneille présente le théâtre sous ses deux aspects, l’illusion et la réalité. z Les phrases exclamatives et interrogatives dominent dans les répliques de Pridamant. Elles expriment son étonnement : « Quelle étrange surprise ! » « Mon fils comédien ! » Les questions relancent le dialogue et permettent d’introduire les explications d’Alcandre. On a presque envie de voir face à face un auteur (ou metteur en scène) et son spectateur. e On distingue deux situations d’énonciation dans le texte C ; elles correspondent aux deux niveaux du théâtre dans le théâtre. Il s’agit tout d’abord 38 Scène 6 d’un monologue. Sosie (le locuteur), seul sur scène, s’adresse à lui-même ou, plus vraisemblablement, aux spectateurs. On peut relever les marques de la première personne : « je », « mon », « parlons »… À partir de la didascalie qui introduit, sous la forme d’une lampe, un destinataire, la situation d’énonciation change. Sosie se projette dans l’avenir et imagine une scène qu’il va être amené à jouer. On peut relever des marques du locuteur (« je », « mon »…) mais aussi des indices de la présence du destinataire : « madame », « votre », « vous »… L’emploi des parenthèses et des italiques permet ici de distinguer nettement les deux situations d’énonciation : entre parenthèses figurent les commentaires de Sosie qui appartiennent à la première situation de communication ; les italiques détachent les paroles supposées d’Alcmène dans le dialogue projeté par Sosie. r Ces deux scènes de Marivaux sont proches car elles présentent deux situations identiques. Dans Le Jeu de l’amour et du hasard, comme dans L’Île des esclaves, Marivaux a procédé à un échange de rôles. Les valets sont devenus ainsi des maîtres et, tout en conservant leur naïveté populaire, ils imitent le langage galant de leurs maîtres. Dans les deux scènes on peut relever ce mélange des langages. Et, dans les deux cas, la finalité est double, à la fois comique et critique. Travaux d’écriture Question préliminaire Dans les deux textes de Marivaux, le procédé de théâtre dans le théâtre fonctionne de la même manière. Amenés à devenir (ou à se déguiser en) des maîtres, les valets se mettent à imiter le langage de la haute société. Le procédé de théâtre dans le théâtre réside dans le fait qu’ils n’y parviennent pas et que le spectateur perçoit les deux rôles des comédiens en même temps. Le comédien joue le rôle d’Arlequin qui, lui-même, joue celui de son maître ; mais le spectateur, dans le mélange des langages, reconnaît les deux statuts. Le texte de Molière présente une situation analogue. Sosie est, pour le spectateur, à la fois celui qui prononce son monologue d’exposition et celui qui parle à une Alcmène représentée par la lampe. Mais l’emboîtement des deux niveaux de théâtre s’exprime au travers d’une diction différente. Dans le texte, ce sont les parenthèses et les italiques qui traduisent cette variation du timbre et de l’intonation des paroles. À la différence des textes A et D, le texte C met en scène un personnage qui va tenir trois rôles : celui de Sosie 39 RÉPONSES AUX QUESTIONS devant les spectateurs, celui de Sosie devant Alcmène et celui d’Alcmène elle-même. Dans Les Fourberies de Scapin, on assiste de même à une scène au cours de laquelle Scapin tient plusieurs rôles à la fois. Le texte B fonctionne de manière autre : des deux niveaux exposés, l’un exprime la réalité matérielle du théâtre et présente les comédiens sans leurs masques. Mais le titre est clair, il s’agit là encore d’une illusion puisque les comédiens ne se partagent pas réellement la recette (la pièce n’est pas terminée en réalité) mais jouent encore un rôle. On retrouve le même jeu de l’illusion dans L’Impromptu de Versailles de Molière. Commentaire On pourra adopter le plan suivant : 1. Le théâtre dans le théâtre A. Les différents statuts de Sosie • Un compagnon d’Amphitryon. • Un « oculaire témoin ». • Un messager. • Un valet de comédie (peu courageux, Sosie ne se trouvait pas face à « nos ennemis »). B. Sosie : homme de théâtre • Un metteur en scène : il pose le décor. • Un acteur : – les deux situations d’énonciation (voir question 3), – les deux rôles de Sosie (le messager et Alcmène). 2. Un message critique A. La critique de l’Histoire Sosie n’était pas présent et il peut donner des détails. Comment accorder crédit aux récits historiques en général ? B. La critique du style précieux • Lexique de la préciosité. • Procédés de style appartenant au code précieux : périphrases, euphémismes. • La lampe comme parodie de la métaphore précieuse de la lumière. C. Parodie de tragédie • Le rôle du messager dans la tragédie. • Le récit de bataille dans la tragédie. 40 Scène 6 • Ton solennel, style soutenu et emploi fréquent du rythme binaire. • Le registre épique. • La parodie est montrée par le fait que c’est un valet qui parle et qu’il s’adresse à une lampe. 3. Une scène d’exposition comique A. Une fonction informative • Les personnages. • Le passé immédiat. B. Une scène dynamique • Le monologue devient dialogue. • Le jeu des voix. • La place de l’objet (comme la tabatière dans Dom Juan). • La promotion du valet de comédie qui devient le messager de la tragédie. Dissertation On pourra adopter le plan suivant : 1. Le théâtre est un spectacle A. Des contraintes matérielles • L’espace. • La durée. • Les difficultés de la représentation au XVIIe et au XVIIIe siècle. B. Un théâtre que l’on voit • L’importance des costumes. • L’importance du décor. • La place des objets. C. Un théâtre que l’on entend • La musique qui peut venir accompagner la représentation. • Les accents. • Le jeu des différentes voix. • Les bruits (coups de bâton, course…). 2. Une représentation de la réalité A. Une représentation de la société • La tragédie et l’univers aristocratique au travers des costumes, du décor, du langage. 41 RÉPONSES AUX QUESTIONS • La comédie et l’univers bourgeois et populaire (costumes, décor, langage). B. Une représentation des tensions sociales • L’autorité des pères dans la comédie. • Les relations maîtres-valets. • Les exigences du pouvoir dans la tragédie (Bérénice de Racine). C. Une représentation des préoccupations humaines • L’argent. • L’amour. • Le pouvoir. • Le destin. 3. L’illusion véhicule la vérité A. Le théâtre permet la distance • Les artifices du théâtre (personnages types) nous aident à prendre du recul. • Le théâtre accorde une place à l’imaginaire (le décor de L’Île des esclaves, Dom Juan de Molière, Rhinocéros de Ionesco), ce qui nous aide à prendre nos distances. B. Le théâtre grossit et souligne • L’enchaînement catastrophique dans la tragédie souligne la force des valeurs et le poids du destin. • La comédie met en relief les défauts et prend des risques : de nombreuses pièces ont été interdites (Tartuffe, Le Mariage de Figaro). Écriture d’invention On attend un monologue délibératif ; le verbe « hésite » suppose que s’affrontent des arguments. Le monologue est intérieur et ne se situe donc pas dans un contexte théâtral. Les élèves devront imaginer une situation à propos de laquelle le débat mensonge / vérité puisse déboucher sur une réflexion nourrie. On valorisera le contenu (la réflexion sur le mensonge) comme les marques de la délibération. 42 Scène 8 S C È N E 8 (pp. 91 à 93) ◆ LECTURE ANALYTIQUE DE LA SCÈNE (pp. 94 à 97) a On distingue nettement l’échange de répliques courtes qui caractérise la première partie de la scène de la tirade d’Euphrosine qui l’achève. Au début, les répliques sont particulièrement brèves : les phrases simples sont très nombreuses (les quatre premières répliques par exemple) ; on peut relever des phrases nominales (« Quel état ! », l. 13 ; « Vous ? », l. 17 ; « Voici le comble de mon infortune », l. 21) et des répliques réduites à un mot (« non », l. 8) ou à une interjection (« Ahi ! », l. 10). Alors qu’Euphrosine, à l’exception de sa tirade finale, se limite à de brèves répliques, Arlequin prend de l’assurance et son discours galant s’étoffe progressivement. La seconde partie de la scène marque une inversion des rapports : c’est Euphrosine qui prend la parole et Arlequin ne peut que rester silencieux (« J’ai perdu la parole », l. 53-54). z On peut relever le champ lexical du badinage amoureux au travers d’un vocabulaire se rapportant à l’amour : « les sentiments de mon âme » (l. 11-12), « je vous aime » (l. 15), « je suis bien tendre » (l. 24), « je deviendrais fou » (l. 26). Arlequin se lance dans des compliments qui appartiennent au langage de la galanterie : « Vous êtes si belle » (l. 19), « un empereur ne vous vaut pas » (l. 31-32). Dans les paroles d’Euphrosine, c’est le champ lexical de la souffrance qui domine. Dans la réplique qui précède la tirade finale, le mot « malheur » (l. 39) apparaît ; il est l’écho de « l’infortune » dont il était déjà question plus haut (l. 21) et qui est reprise ensuite : une « infortunée » (l. 41). À la fin de la scène, le lexique de la douleur est fortement présent : « persécuter » (l. 42), « extrémité » (l. 42), « disgrâces » (l. 45), « esclavage » (l. 45), « douleur » (l. 45), « outrager » (l. 46), « désespoir » (l. 47), « misérable » (l. 50), « je souffre » (l. 52). À ce lexique, on pourra ajouter les procédés grammaticaux et stylistiques qui viennent souligner cette souffrance : – la construction restrictive : « je n’ai que » (l. 47), – la répétition de « sans », – l’allusion à un passé heureux et au bonheur présent d’Arlequin qui met en relief la souffrance par contraste. Dans la scène, le champ lexical de la souffrance succède à celui du badinage amoureux, ce qui exprime à la fois la progression du dialogue et l’absence d’entente possible entre les deux personnages. Cependant, le valet opportu43 RÉPONSES AUX QUESTIONS niste et l’aristocrate torturée vont se rejoindre d’une certaine manière sur le terrain de la sincérité. e Le registre comique du jeu galant fait place à la fin de la scène au pathétique.Ainsi, les impératifs employés par Euphrosine n’ont pas la même valeur au début et à la fin. Le « Laissez-moi » (l. 3) et le « pensez ce qu’il vous plaira » (l. 6) qui marquent le refus du discours amoureux font place à de véritables supplications : « Ne persécute point » (l. 41), « n’ajoute rien » (l. 52). Dans la tirade finale, le ton est nettement pathétique, comme Euphrosine le dit elle-même lorsqu’elle en appelle à « la compassion de tout le monde » (l. 48). Les didascalies expriment également cette évolution. Dans la première partie de la scène, Arlequin rit (« riant », l. 2) et recherche le contact physique (« par la manche » ; « lui regardant les mains », l. 22) alors qu’il se fige totalement après la tirade d’Euphrosine : dans l’indication scénique qui achève la scène, trois indices additionnent leurs préfixes pour mieux souligner l’arrêt total d’un personnage jusque-là très mobile (« abattu », « abaissés », « immobile », l. 53). r Dans la première partie de la scène, le langage est un instrument de jeu. Arlequin, imitant son maître, utilise les mots pour échafauder un discours amoureux artificiel et conventionnel. On peut tout d’abord repérer un jeu de va-et-vient qui noue étroitement trois répliques. C’est ce qui se passe dans les triplés suivants : 1 ARLEQUIN – M’entendez-vous un peu ? EUPHROSINE – Non. ARLEQUIN – C’est que je n’ai encore rien dit. 2 ARLEQUIN – Je deviendrais fou tout à fait. EUPHROSINE – Tu ne l’es déjà que trop. ARLEQUIN – Je ne le serai jamais tant que vous en êtes digne. 3 ARLEQUIN – Je ne le serai jamais tant que vous en êtes digne. EUPHROSINE – Je ne suis digne que de pitié, mon enfant. ARLEQUIN – Vous êtes digne de toutes les dignités imaginables. Dans ce troisième exemple, la répétition constitue un autre ressort du dynamisme de la parole ludique d’Arlequin. On peut le constater dans la suite de la dernière réplique citée avec les reprises des mots « empereur », « moi », « voit », « vaut ». À cela s’ajoutent les connecteurs logiques qui instaurent une sorte de raisonnement (voir question 11). t Dans le discours d’Euphrosine, à la fin de la scène, le langage perd totalement sa fonction ludique pour devenir au contraire le fidèle véhicule des 44 Scène 8 sentiments du personnage. C’est une parole transparente qui exprime la souffrance et vise à la communiquer à Arlequin et au spectateur (« la compassion de tout le monde », l. 48). Le présentatif « voilà » (l. 49), reprenant l’impératif « vois » (l. 42) et renouant par là même avec son étymologie, exprime cette transparence du langage. Il s’agit non pas de surprendre par un jeu mais de montrer ce qui est. D’ailleurs le verbe « être », dans son sens plein comme dans sa fonction d’auxiliaire, est fréquemment employé dans la tirade : « je suis réduite » (l. 42-43), « je suis sans asile » (l. 46), « l’état où je suis » (l. 49), « tu es devenu libre et heureux » (l. 50). y Dans la tirade finale, Euphrosine rappelle son passé en terme de rang social : le « rang que je tenais dans le monde » (l. 43-44), « ma naissance » (l. 44), « mon éducation » (l. 44). Cette supériorité sociale apparaît de manière implicite dès le début de la scène. En effet, si la jeune femme est réduite en esclavage, elle n’en conserve pas moins sa manière de parler et n’hésite pas à recourir aux impératifs puis au tutoiement (« tu ne l’es déjà que trop », l. 27). Sa surprise devant la déclaration d’Arlequin (« vous ? », l. 17) traduit également cette hiérarchie sociale qui perdure malgré la loi imposée par Trivelin. L’apostrophe « mon enfant » (l. 29) déplace dans le vocabulaire familial affectif le rapport social et place Euphrosine au-dessus d’Arlequin. u Dans la scène 3, Cléanthis dresse un portrait particulièrement sévère de sa maîtresse. « Vaine, minaudière, coquette », la jeune femme semble réduite à une apparence. Les rapports mondains sont vivement critiqués et Euphrosine ne paraît vivre et s’estimer que dans et pour le regard des autres. La scène 8 donne une autre image d’Euphrosine. Peut-être s’agit-il d’atténuer un portrait un peu sévère (et dangereux ?) ; mais ce changement est aussi sans doute un effet de la thérapie mise en place par Trivelin. Dans la tirade finale, on a vu la place tenue par le champ lexical de la souffrance (question 2) et le glissement vers le pathétique (question 3). Mais la présentation méliorative d’Euphrosine ne se limite pas à la tirade.Tout au long de la scène, Marivaux la présente comme un être sensible. Elle ne repousse pas Arlequin de manière méprisante et hautaine et ne se moque pas de sa faible maîtrise du langage galant. Au contraire, elle lui témoigne une certaine affection, comme le suggèrent les apostrophes qui ont pour fonction d’établir un contact : « Arlequin » est utilisé deux fois et « mon enfant » installe une relation de protection maternelle. Ainsi, dans cette scène, Euphrosine, tout en conservant sa supériorité sociale, a perdu les artifices mondains que lui reprochait Cléanthis. Lorsque Arlequin 45 RÉPONSES AUX QUESTIONS lance le discours galant, elle recherche au contraire la vérité. Son masque de « coquette » est tombé et il ne reste plus qu’une victime. Définie par son « rang », sa « naissance », son « éducation », elle mesure l’écart qui la sépare d’Arlequin (« vous ? »). Elle est « sans défense » aucune : « tu peux la persécuter impunément ». La jeune femme autoritaire et manipulatrice dépeinte par Cléanthis est devenue une victime émouvante. i Les références à la supériorité sociale d’Euphrosine sont rejetées dans le passé par l’emploi de l’imparfait « tenais » (l. 43). C’est la souffrance qui est mise en avant : « mes disgrâces » (l. 45), « ma douleur » (l. 45)… Lorsque la jeune femme fait appel à « la compassion de tout le monde » (l. 48), elle gomme toute distinction de rang pour ne plus se référer qu’à une morale universelle. À la fin de la tirade, l’interrogation rhétorique « Tu es devenu libre et heureux, cela doit-il te rendre méchant ? » (l. 50-51) soulève le problème de la relation entre condition sociale et comportement envers les autres. o Euphrosine se place en dehors de toute hiérarchie sociale ; elle fait appel aux sentiments humains en dehors de toute convention sociale. Le « tout le monde » (l. 48) est très significatif à ce sujet. Elle accepte sa nouvelle condition même si elle en souffre et ne jalouse pas le sort plus heureux d’Arlequin : en agissant de la sorte, elle refuse le débat de rangs et se situe sur le terrain des sentiments (« désespoir », l. 47 ; « douleur », l. 45 ; « t’attendrisse », l. 45 ; « compassion », l. 48…) et de la morale (« méchant », l. 51 ; « fait de mal », l. 52 ; « n’ajoute rien », l. 52).Ainsi Marivaux, par ce choix de l’éthique, dépasse l’affrontement des conditions ; sans justifier ni remettre en cause les privilèges ou « disgrâces » dus à la naissance, il place au premier plan l’universalité des sentiments humains. On voit dans cette scène 8 le sens du dénouement et de la pièce. q Comme dans la scène 6, Arlequin entre dans le jeu galant en utilisant le langage codifié de la séduction mondaine. On peut relever ainsi le champ lexical de la galanterie : « donner son cœur » (l. 19), « mains ravissantes » (l. 22), « Reine » (l. 24), « un empereur ne vous vaut pas » (l. 31-32)… Ces deux dernières références sont un écho stéréotypé de l’amour courtois. Arlequin reprend les termes qu’il a entendus et, à nouveau, Marivaux ridiculise ici les artifices du discours amoureux. s Arlequin, on vient de le voir, a adopté le langage amoureux des maîtres qu’il a eu l’occasion d’observer à Athènes. Il a recours également au langage du pouvoir comme en témoignent les impératifs du début de la scène : « regardez-moi dans l’œil » (l. 4), « Ne mentez point » (l. 11). Comme dans la 46 Scène 8 scène 1 lorsque Iphicrate brandissait son épée, la supériorité sociale implique l’autorité. C’est en ce sens que l’on peut comprendre la réplique d’Arlequin : « on vous a communiqué les sentiments de mon âme, rien n’est plus obligeant pour vous. », l. 11-12. On a l’impression de ne pas être très loin de la critique du droit de cuissage dans le Mariage de Figaro de Beaumarchais. Arlequin imite également le discours argumentatif des maîtres. Lui qui, naturellement, est toute spontanéité se met à calculer. On peut relever l’emploi d’une subordonnée hypothétique (« si vous aviez la charité d’être tendre aussi », l. 25), et surtout une esquisse de syllogisme marquée par les connecteurs « mais » et, par deux fois, « et » (« mais me voilà », l. 32 ; « et un empereur n’y est pas », l. 33 ; « et un rien qu’on voit », l. 33). d Le discours conventionnel de la séduction est, comme dans la scène 6, à plusieurs reprises, brisé par les pirouettes qui traduisent la spontanéité d’Arlequin. Les interjections sont nombreuses et Arlequin ne peut s’empêcher de montrer que son discours galant n’est qu’artifice en demandant à Euphrosine « Qu’en dites-vous ? » (l. 34). Les didascalies indiquent également que les répliques d’Arlequin sont prolongées par des gestes qui révèlent un corps libéré des contraintes sociales : « Il va tirer Euphrosine par la manche ». D’ailleurs, lorsqu’il s’agit de sentiments sincères,Arlequin avoue tout simplement ne pas maîtriser le code amoureux des aristocrates : « c’est que je vous aime, et que je ne sais comment vous le dire » (l. 15-16). f On peut commenter cette réplique de plusieurs manières. D’abord, elle révèle la spontanéité d’Arlequin qui n’hésite pas à reconnaître qu’il ne sait pas tenir un discours amoureux dans les règles de l’art galant. Mais il est surtout intéressant de souligner le lien entre l’existence d’un sentiment sincère et la faillite du langage précieux. Dès lors que l’amour est réel, le « comment » échappe aux codes. On peut aussi bien comprendre la réplique dans l’autre sens. Si le discours répond aux conventions, c’est que l’amour n’est qu’un jeu de mots ; il n’est pas sincère. À travers cette réplique, Marivaux continue à dénoncer la vacuité du discours mondain et à revendiquer plus de sentiment et de sincérité dans les relations humaines. g Arlequin apparaît dans cette scène comme un personnage double. D’un côté, dans la tradition de son rôle, c’est une marionnette comique ; il se moque de son maître en singeant son discours et tout le fait rire. Même s’il éprouve de réels sentiments pour Euphrosine, il ne prend pas son nouveau rôle au sérieux et c’est d’ailleurs lui qui, avant Cléanthis, demandera à retrou47 RÉPONSES AUX QUESTIONS ver son habit d’esclave. Mais c’est aussi un personnage émouvant : « Je suis bien tendre, mais vous ne voyez rien », dit-il à Euphrosine (l. 24-25). Et, un peu plus loin, il se montre très doux en se comparant à un mouton : « il ne s’en fait plus de cette pâte-là, je suis un mouton » (l. 37-38). On retrouve dans ce passage la différence que l’on avait pu remarquer avec l’attitude plus agressive et opportuniste de Cléanthis.Alors qu’Arlequin est entré en scène avec l’intention de profiter de sa nouvelle supériorité sociale (« rien n’est plus obligeant pour vous », l. 12), il en vient à pleurer le malheur d’Euphrosine : « Hélas ! je me mettrais à genoux devant lui » (l. 40). Le personnage d’Arlequin semble ainsi ambigu dans cette scène qui fait de lui une sorte de clown attendrissant. Sans doute Marivaux donne-t-il ici à ce personnage stéréotypé de la commedia dell’arte un visage humain émouvant. Et l’équilibre entre pirouettes et émotion est une des caractéristiques du théâtre de Marivaux. h Mais l’équilibre entre pirouettes et émotion est fragile ; Marivaux atteint dans cette scène les limites du personnage prédéfini qu’il a employé. À plusieurs reprises, Arlequin exprime son existence purement théâtrale. Il n’est qu’un pantin dans les mains d’un auteur et de son metteur en scène. C’est ainsi que l’on peut comprendre la proposition « il ne s’en fait plus de cette pâtelà » (l. 37). C’est ainsi également que l’on peut lire la subordonnée hypothétique à laquelle nous avions fait allusion dans la question 11 : Arlequin ne peut envisager qu’au conditionnel un rôle qui n’est pas le sien. À la fin de la scène, Arlequin apparaît « immobile » comme un pantin privé de ses fils. Euphrosine a joué un rôle tragique et son discours pathétique ne peut appeler aucune réponse de la part d’Arlequin : il sortirait de son rôle. Aussi dit-il lui-même de manière émouvante : « j’ai perdu la parole » (l. 53-54). ◆ LECTURES CROISÉES ET TRAVAUX D’ÉCRITURE (pp. 99 à 104) Examen des textes a Dans la tirade de Phèdre, l’aveu du sentiment amoureux ressemble à l’aveu d’une faute : – l’amour est présenté comme une folie : « fol amour », « poison », « odieux amour », « monstre »… ; – le vocabulaire de la culpabilité est fortement présent : « innocente », « honteux », « venge-toi », « punis-moi », « expier son offense » ; – la progression de la tirade rend compte de cette conception de l’aveu : de la révélation (« j’aime », « je t’aime ») au châtiment (« supplice », « ton épée »). 48 Scène 8 z On pourra adopter la classification suivante : – la place du locuteur : pronoms personnels (sujet et complément), adjectifs possessifs ; – la place du destinataire : pronoms personnels (sujet et complément), adjectifs possessifs, apostrophes ; – l’emploi de l’impératif ; – l’emploi des phrases interrogatives ; – la référence à la lettre elle-même : « ma lettre ». e On soulignera la progression de la déclaration de l’implicite vers l’explicite : • L’implicite : – dire la fuite et le regret de la première rencontre pour dire l’amour ; – dire la souffrance ; – dire l’impossibilité du mariage (fin du troisième paragraphe) ; – demander d’être chassé. • L’explicite : champ lexical de l’amour (dernier paragraphe). r L’étude des pronoms personnels de première et deuxième personne montre que ces pronoms ne renvoient pas toujours à la même personne et que l’on peut distinguer deux niveaux d’énonciation. • « Je » désigne Apollinaire (vers 1) ; il s’adresse à Lou, la comtesse Louise de Coligny : c’est l’énonciation de la lettre ; dans la dernière strophe, le « vous » désigne Lou, mais aussi le lecteur (« Voulez-vous être aimé »). • Dans le récit : « Je » (vers 10) désigne la comtesse Alouette qui s’adresse au poète. Travaux d’écriture Question préliminaire La déclaration d’amour suppose une situation qui mette en présence, par l’oral ou par l’écrit, les deux personnages impliqués dans la relation amoureuse. C’est ce qui se produit dans les différents textes du corpus. Dans la pièce de Marivaux, Arlequin s’adresse directement à Euphrosine et l’on peut relever les marques habituelles de l’énonciation. Dans cet extrait, comme dans les autres, la déclaration implique qu’un personnage parle (pour se déclarer) et que l’autre l’écoute (avant d’accepter ou de refuser) : les paroles d’Arlequin sont plus développées que celles d’Euphrosine ; la tirade de Phèdre comme la lettre de Saint-Preux ne laissent pas vraiment place au des49 RÉPONSES AUX QUESTIONS tinataire ; le déclarant monopolise la parole. La particularité des textes de Rousseau et d’Apollinaire est que ce destinataire est absent au moment de l’écriture, ce qui laisse plus de liberté au locuteur (Saint-Preux imagine les réactions de la jeune fille). Arlequin, lui, est obligé de tenir compte des réactions d’Euphrosine. Sur le plan de l’énonciation, le poème d’Apollinaire est original puisqu’il joue sur un double niveau, celui de la lettre et celui du récit (voir question 4). La déclaration d’amour est effectuée sur des registres différents. Marivaux propose une parodie du langage précieux tout en mélangeant le registre comique et celui de l’émotion : Arlequin est touchant à la fin de la scène et Euphrosine nous fait penser à une héroïne tragique. Racine joue sur le registre tragique car la déclaration d’amour est d’emblée posée comme inutile : l’amour est condamné. C’est la même impression finalement qui ressort du poème d’Apollinaire. Le poète déclare son amour en en exprimant le double échec (« j’aime un autre amour », la guerre). Commentaire On pourra adopter le plan suivant : 1. Deux histoires d’amour A. Les deux histoires • Quatre personnages. • Deux temporalités. • Deux genres littéraires : la lettre et le récit ; on repérera les marques de l’épistolaire et du narratif. B. L’amour au cœur du texte Qu’il s’agisse de la lettre ou du récit, l’amour est le thème du poème : – champ lexical de l’amour et usage des possessifs à valeur affective, – deux conceptions de l’amour : le jeu et la passion, – l’amour et la souffrance. 2. Une seule histoire ? A. Une impression de confusion • Le genre narratif et le genre épistolaire ne sont pas séparés par des marques spécifiques. • Les thèmes de la guerre et de l’amour s’entrecroisent. • Le registre naïf du conte et la gravité du sujet (passion et guerre). 50 Scène 8 B.Apollinaire brouille les pistes • L’absence de ponctuation : le poème mélange tradition (le conte, l’alexandrin, les strophes) et modernité. • La confusion des pronoms personnels (voir réponse à la question 4). C. Les analogies entre les deux histoires • Du côté du décor. • Du côté des personnages. • Du côté de l’histoire et de son dénouement. 3. Un poème symbolique A. L’expression de l’amour • Le récit concernant la comtesse et le poète raconte l’histoire d’Apollinaire : la fin (« il mourut ») semble annoncer le dernier vers (« les obus s’envoler »). • L’amour et la poésie : le vers 6 fait du poème un sanglot (parallélisme de la construction et construction du vers). Ce qui concerne le personnage-poète du récit peut s’appliquer au poème lui-même car il unit lui aussi amour, poésie et musique. B. Un poème sur la guerre • La première strophe et le dernier vers mêlent étroitement les thèmes de la guerre et de l’amour (étude du vocabulaire). • Une critique de la guerre : « leurs obus en monômes », « on ne sait pas pourquoi », « les obus s’envoler ». • La critique de la guerre passe aussi par un registre pathétique qui entrecroise « espoir », vie (« palpitent ») et désespoir implicite ou mort (« gémir la forêt sans oiseaux », « crépuscule », « le petit jour si froid »). Dissertation On pourra adopter le plan suivant : 1. La littérature ne parle que d’amour A. L’amour est un ressort de l’œuvre • La comédie et les intrigues de mariage. • Le roman, depuis le roman courtois (du Roman de la rose à Madame Bovary ou à L’Amant) : la quête amoureuse met en mouvement les personnages. B. L’amour est la finalité de l’œuvre • La lettre : écrire pour dire son amour (Lettres portugaises, La Nouvelle Héloïse). • Le poème d’amour : de Ronsard aux Surréalistes. 51 RÉPONSES AUX QUESTIONS C. L’analyse du sentiment amoureux • Le développement de l’analyse psychologique au théâtre : Marivaux. • Le roman du XIXe siècle : les différentes facettes de l’amour et les divers visages féminins dans Bel-Ami de Maupassant. • Autour du sentiment amoureux : la jalousie dans À la recherche du temps perdu de Proust. • Le poème d’Apollinaire exprime la complexité du sentiment amoureux (différentes conceptions de l’amour, l’amour et la mort). 2. L’amour n’est pas l’unique sujet de la littérature A. La multiplicité des thèmes abordés • La quête du rêve. • La représentation de la société et de ses valeurs. B. L’amour lui-même est traité de manières très variées • Registre comique et registre tragique : L’Île des esclaves, Roméo et Juliette. • Différentes conceptions de l’amour : passion, fonction sociale, amour physique dépourvu de sentiment. C. Surtout la littérature a une finalité esthétique Ce n’est pas l’amour qui compte mais ce qu’il devient dans la littérature, son expression : le poème d’Apollinaire, Madame Bovary, les poèmes de Ronsard. Ce qui demeure c’est le chant, plus que l’amour : « Quand vous serez bien vieille […] direz chantant mes vers » (Ronsard). 3. L’amour et le projet littéraire A. L’amour comme thème de la comédie L’amour est envisagé dans sa dimension sociale et personnelle : ce thème convient bien au genre de la comédie qui présente les relations de l’individu avec la société. Le père s’oppose au mariage de son fils ou de sa fille chez Molière ; Silvia s’oppose au projet de son père dans Le Jeu de l’amour et du hasard. B. L’amour comme thème favori du roman • Le roman, lui aussi, raconte le trajet d’un individu dans la société qui le conditionne, voire le gêne. L’amour est un sentiment individuel qui trouve sa reconnaissance dans l’acte social du mariage ; à ce titre, il est un thème favori du roman. • Le roman se définit comme une quête et le sentiment amoureux en est une. • Le roman s’intéresse à l’individu et à ce qu’il ressent. 52 Scène 8 C. L’amour et la poésie • L’expression de soi : amour et poésie (le lyrisme). • La séduction : amour et poésie. Écriture d’invention On attend : • Les marques de l’épistolaire. • Le registre soutenu reprenant le niveau de langue choisi par Rousseau. • La prise en compte de la lettre de Saint-Preux. • La prise en compte de ce que l’on peut deviner du caractère de Julie. • Une argumentation tournant autour de la question de l’amour possible ou interdit. 53 RÉPONSES AUX QUESTIONS S C È N E 1 1 (pp. 112 à 113) ◆ LECTURE ANALYTIQUE DE LA SCÈNE (pp. 114 à 117) a Dès sa première réplique, Arlequin annonce aux spectateurs que la pièce s’achève par un pléonasme qui ne manque pas d’attirer l’attention : « en fin finale » (l. 4). Mais on peut relever d’autres expressions qui viennent signaler qu’il s’agit du dénouement. Par exemple, Arlequin dit clairement qu’il prononce sa dernière réplique : « mon dernier mot » (l. 13). Lorsqu’il explique à Trivelin « il ne nous faut plus qu’un bateau » (l. 5-6), la tournure restrictive indique l’imminence de la fin. À plusieurs reprises, le dénouement est évoqué comme une absence de suite : « je n’ai que faire de vous en dire davantage » (l. 1011), « je n’ai rien à ajouter » (l. 18), « je ne vous en dis pas davantage » (l. 22-23). Les personnages se taisent progressivement. Iphicrate et Euphrosine à qui Trivelin s’adresse et que Marivaux implique dans les didascalies (« la main de sa maîtresse », l. 10 ; « la main de son maître », l. 12) ne prennent pas la parole. Cléanthis prononce une seule réplique qu’elle présente comme la dernière. Arlequin prononce deux répliques de longueur décroissante puis se tait. C’est Trivelin qui monopolise la parole pour conclure la pièce. z Dans la scène 1, Marivaux nous a présenté le naufrage sur l’île comme un accident source d’angoisses pour Iphicrate. Dans la scène 11, le problème est réglé. Arlequin désire même le retour et le demande à Trivelin : « il ne nous faut plus qu’un bateau et un batelier pour nous en aller ; si vous nous les donnez, vous serez presque aussi honnêtes gens que nous » (l. 5 à 8). Dans sa tirade, le représentant de l’île répond. Le futur à valeur de certitude résout clairement le problème posé au début de la pièce. Mais la question principale soulevée dans l’exposition concernait davantage les relations entre les personnages que l’intrigue exotique du naufrage. De l’allusion au gourdin à la menace de l’épée, de l’immobilité paresseuse à l’insolence, maître et valet s’affrontaient. Et si Iphicrate se lamentait de son sort,Arlequin affichait sa satisfaction. Cette tension disparaît à la fin de la pièce : « la paix est conclue » (l. 4-5). Les didascalies parallèles (« aussi », répétition du verbe « baiser ») viennent souligner cette harmonie instaurée. La résolution des problèmes posés au début de la pièce et la fin des tensions constituent un des éléments du dénouement des comédies comme de toute œuvre bâtie sur une intrigue. 54 Scène 11 e La comédie, à la différence de la tragédie, se caractérise par un dénouement heureux. Le « tout est bien qui finit bien » se montre hyperbolique et se fait généralement l’écho d’un coup de théâtre tout aussi invraisemblable. La comédie est le domaine de la fantaisie et la vraisemblance n’est pas toujours nécessaire. Le dénouement de L’Île des esclaves s’inscrit dans cette tradition et les marques du mélioratif sont nombreuses : « vous vous embrassez » (l. 1-2), « admirables » (l. 3), « des rois et des reines » (l. 4, expression qui rapproche le dénouement de la comédie de celui des contes), « arrangé » (l. 5), « charmez » (l. 14), « embrassez-moi » (l. 14), « la joie » (l. 24), « les plaisirs » (l. 24). Les paroles sont doublées de gestes qui expriment aussi une atmosphère heureuse (la répétition du verbe « baiser » et l’insistance sur le parallélisme des situation). Et la pièce s’achève sur un superlatif bien significatif : « le jour de votre vie le plus profitable » (l. 25-26). r Les problèmes posés dans la scène d’exposition sont résolus (question 2) et le bonheur des personnages s’affiche de manière hyperbolique (question 3) : ces deux aspects appartiennent traditionnellement au dénouement des comédies. Remarquons également que tous les personnages se trouvent rassemblés sur la scène. Après la scène 2 qui a proposé l’ensemble des protagonistes de la pièce, Marivaux nous a présenté différentes épreuves et différentes combinaisons possibles. Dans la scène 10, les quatre naufragés sont réunis et Trivelin, le maître du jeu, revient conclure dans la scène finale. Il est d’usage dans la comédie de rassembler progressivement les personnages lors du dénouement. t Après Molière et dans la tradition du scénario de la commedia dell’arte, le texte de Marivaux se présente bien comme le canevas d’un spectacle que les acteurs vont broder lors de la représentation. Les didascalies esquissent des mouvements qui viennent doubler les paroles et le parallélisme des indications appelle un jeu de scène. La dernière phrase injonctive de Trivelin annonce un divertissement. La pièce fait partie d’un spectacle qui compte aussi des danses et des chansons. y Trivelin est un valet de la commedia dell’arte ; dans le monde à l’envers de l’île des esclaves, il devient un personnage important et il se fait remarquer par son rôle moteur comme par ses longues répliques. On le rencontre dans les scènes 2 à 5 et dans la scène 11. Dans la scène 2, il pose la règle du jeu, et dans la scène 11, il vient tirer la leçon de l’expérience. La scène de conclusion répond à la scène 2 et il est à noter que toutes deux s’achèvent par deux 55 RÉPONSES AUX QUESTIONS tirades de Trivelin, un discours programmatique et une leçon conclusive. Dans les scènes 3, 4 et 5,Trivelin met en place la thérapie des portraits et s’assure du bon respect de la règle de l’île. Il est absent des scènes 6 à 10 au cours desquelles les quatre naufragés expérimentent par eux-mêmes les différentes possibilités de l’inversion. Livrés à eux-mêmes dans le cadre imposé, ils vont tirer de leur propre réflexion (et non de celle de Trivelin) les ressources de leur progrès moral. u On peut relever plusieurs marques de la supériorité de Trivelin par rapport aux autres personnages : – l’emploi des apostrophes : « mes enfants » (l. 1), « mes chers enfants » (l. 14-15) ; l’emploi de l’adjectif possessif et le lien de paternité sont aussi des indices de supériorité ; – l’usage de la forme interrogative : « Que vois-je ? », l. 1 (la réponse d’Arlequin fait que cette question ne fonctionne pas comme une simple interrogation rhétorique), « Êtes-vous du même sentiment ? » (l. 9) ; – la modalité injonctive : qu’il s’adresse aux naufragés (« embrassez-moi », l. 14) ou à un collectif indéfini (« que les plaisirs succèdent aux chagrins », l. 24-25), Trivelin est toujours quelqu’un qui ordonne. i Si Trivelin domine les quatre naufragés et les insulaires (cf. l’ordre donné dans la dernière phrase), il semble également maîtriser le cours des événements et dominer le temps en ayant la connaissance : – du passé (« c’est là ce que j’attendais », l. 15 ; « vous avez été leurs maîtres, et vous en avez mal agi », l. 19-20) ; – du présent (« vous pleurez », l. 1 ; « vous vous embrassez », l. 2 ; « je vous vois attendris », l. 17-18 ; « ils vous pardonnent », l. 20) ; – du futur (« Vous partirez dans deux jours », l. 23). L’injonction finale au subjonctif peut être remarquée ici également. Trivelin maîtrise aussi une temporalité hypothétique : « si cela n’était pas arrivé, nous aurions puni vos vengeances » (l. 15-16). o Trivelin, lorsqu’il emploie la première personne du pluriel (« nous aurions puni », l. 16), montre qu’il parle au nom des insulaires et qu’il incarne les lois de la république des esclaves. Ce représentant des valeurs communes aux habitants a le droit de punir : « nous aurions puni », « nous avons puni » (l. 16). La dernière phrase de la tirade fait de Trivelin un être de pouvoir ; une fois de plus, il représente la loi dans son aspect collectif (la troisième personne anonyme) et prescriptif. 56 Scène 11 q Trivelin, comme maître du jeu et représentant de l’île, est bien placé pour apporter la conclusion de la pièce et jouer ainsi le rôle de porte-parole de Marivaux. Dominant les autres personnages comme le cours du temps, il occupe une place privilégiée, la même sans doute qu’Orgon et Mario dans Le Jeu de l’amour et du hasard. Dans la scène 11, les répliques de Trivelin suivent une double progression. La constatation initiale (« vous pleurez ») lance la conclusion et l’on peut relever tout un vocabulaire qui va dans ce sens : « leçons » (l. 18), « mal agi » (l. 19-20), « pardonnent » (l. 20), « réflexions » (l. 21). De manière plus large,Trivelin passe d’une conclusion concernant la situation particulière des naufragés à une morale universelle. C’est ce qu’exprime bien le glissement d’un présent de l’énonciation, ancré dans un instant défini, à un présent de vérité générale : « La différence des conditions n’est qu’une épreuve que les dieux font sur nous » (l. 21-22). Le verbe « être », le lexique abstrait, les articles définis renforcent la portée élargie de cette proposition. s Dans la scène 9,Arlequin a repris son costume de valet et Cléanthis l’imite dans la scène 10, mettant fin de son plein gré à l’inversion ordonnée par Trivelin. On se retrouve dans une situation identique à celle de la scène 1. D’ailleurs, dans la scène 11, les didascalies emploient les mots « maître » et « maîtresse » pour désigner Iphicrate et Euphrosine à qui les deux valets expriment leur respect en leur embrassant les mains. Si Arlequin et Cléanthis prennent la parole dans cette scène finale alors que leurs maîtres se taisent, il n’en demeure pas moins que Trivelin adresse sa tirade conclusive à Iphicrate et à Euphrosine, signifiant de cette manière le retour à l’ordre initial. d On peut remarquer tout d’abord que cette proposition se présente comme une définition et qu’elle porte toutes les marques de la généralisation (voir plus haut, question 10). La hiérarchie sociale apparaît comme incontestable puisqu’elle est imposée par les dieux ; il n’est donc pas possible de la remettre en cause. D’ailleurs, les esclaves de l’île ne proposaient pas la suppression de cette hiérarchie : en mettant en place une inversion, il instaurait une nouvelle société compartimentée. Et que font Arlequin et Cléanthis lorsqu’ils ont la possibilité d’être « libre[s] et heureux » ? Ils adoptent sans hésiter le comportement de leurs anciens maîtres, montrant par leur jeu que la société ne peut exister sans hiérarchie. Mais il ne faut pas oublier la locution restrictive : la « différence des conditions » (l. 21) n’est rien d’autre qu’une épreuve. Il ne faudrait pas en tirer une quelconque vanité car elle ne définit en aucun cas la valeur des êtres humains. Si 57 RÉPONSES AUX QUESTIONS cette différence est incontournable, elle n’est pas une fin en soi mais une « épreuve », c’est-à-dire une voie vers autre chose. Donc, si Marivaux revient à la situation initiale et montre des personnages satisfaits de l’ordre social, il établit pourtant une nuance d’importance en accordant à la hiérarchie sociale une place secondaire, la priorité étant donnée aux valeurs morales. f La situation initiale est rétablie puisque Arlequin et Cléanthis ont repris leur place de valet. Pourtant, dans cette fin euphorique, deux différences de taille ne doivent pas être oubliées. D’abord, Iphicrate ne retrouve pas son épée et il n’est plus question du gourdin resté dans la chaloupe ; c’est que l’ordre social ne repose plus sur la force. En fait, l’ordre retrouvé est un ordre choisi. C’est d’eux-mêmes, en toute liberté (« libre et heureux ») que les deux valets ont décidé de rendre à leurs maîtres leurs costumes. Dans la scène 9, la didascalie est clair à ce sujet : « il déshabille son maître » et le silence d’Iphicrate et d’Euphrosine dans la scène 11 s’explique sans doute de cette manière. Ce sont les valets qui ont l’initiative du retour à l’ordre initial. Et peut-on alors parler d’esclavage s’il est le résultat d’un choix ? Dans la scène 10, lorsque Cléanthis s’étonnant de trouver Arlequin dans son ancien costume rappelle leur projet de profiter de leur nouvelle condition (« Mais enfin, notre projet ? »), Arlequin ne répond pas en disant qu’il souhaite reprendre son rôle d’esclave. Son explication se situe par-delà la hiérarchie sociale et met au premier plan la morale : « je veux être un homme de bien ». On aurait envie de dire que la progression de la pièce est dialectique : elle part d’un certain ordre, le renverse puis, en le situant dans un certain contexte (« une épreuve que les dieux font sur nous », l. 22), le dépasse. g Cette expression dans la bouche d’un Arlequin qui a décidé de reprendre sa tenue d’esclave est pour le moins surprenante. Il faut bien comprendre que Trivelin, dans sa première réplique, s’adresse aux quatre personnages et qu’Arlequin prend la parole au nom de tous les naufragés, maîtres et valets confondus. Le « nous » collectif, alors même que l’on assiste à la restauration de l’ordre initial, supprime les différences et montre que la trajectoire de la pièce est loin d’être circulaire. Une spirale plutôt. Et cette hiérarchie dépassée débouche sur un nouvel ordre moral (« la paix », « la vertu ») dans lequel tout le monde a progressé : les valets, comme leurs maîtres, sont devenus des rois et des reines. h La leçon de la pièce est évidemment morale. Sans rejeter la hiérarchie sociale qui semble incontournable, Marivaux met en avant toutes les quali58 Scène 11 tés des cœurs qui ne sont pas fonction de la naissance. Si la « différence de condition n’est qu’une épreuve », c’est qu’elle nous vient de l’extérieur et qu’elle ne saurait de ce fait nous définir. Dans le nouvel ordre moral instauré par Marivaux, le « nous » devient alors une vérité. Sans doute s’agit-il là d’une nouvelle utopie. Mais le propre des utopies n’est-il pas de transmettre des valeurs ? ◆ LECTURES CROISÉES ET TRAVAUX D’ÉCRITURE (pp. 118 à 122) Examen des textes a On pourra relever : – l’alternance du récit et du discours direct, la place importante accordée au dialogue ; – l’emploi d’un présent de narration qui rend vivant le récit ; – la diversité des types de vers (alexandrins, décasyllabes, octosyllabes) qui rend vivante la fable ; – la place des phrases interrogatives ; – la construction de l’intrigue et le « coup de théâtre » (« il vit le col du Chien pelé ») qui provoque un effet de surprise et qui déclenche le dénouement inattendu. z Dans la fable « Le Loup et le Chien », la morale est implicite ; elle ne fait ni l’objet d’une phrase introductive, ni celle d’un paragraphe conclusif. Le texte est, du premier au dernier vers, narratif. La fonction didactique est pourtant primordiale : la morale se dégage du récit lui-même. Le lecteur est mis sur la voie de la leçon par : – son habitude de lecteur de fables ; – les personnages sont choisis pour leur représentativité d’une situation plus que pour leur originalité propre (« un Loup », « un Dogue ») ; – la brièveté des répliques à la fin de la fable met en relief l’indignation du loup et la condition misérable du chien ; – la proposition finale (« et court encor ») souligne le choix du loup et prolonge le récit ; – le présent de narration peut être envisagé comme un présent de vérité générale. 59 RÉPONSES AUX QUESTIONS e Le texte de Diderot est un article de l’Encyclopédie. C’est un texte argumentatif plus qu’informatif et il prend la forme d’un essai. On peut relever différentes marques : – l’emploi de termes abstraits accompagnés d’articles définis généralisants (« la liberté » « l’autorité », « la violence »…) ; – les connecteurs logiques (« si », « mais », « en sorte que ») ; – l’emploi des deux points à plusieurs reprises. Il s’agit pour l’auteur de convaincre son lecteur en utilisant des arguments mais aussi de le toucher en employant des procédés de style : – le rythme binaire introduit par les conjonctions « ou » à la fin du premier paragraphe ; – l’appel au lecteur : « qu’on examine bien ». r Le poème de Baudelaire est bâti autour d’un réseau d’oppositions qui viennent se fondre dans l’expression finale « d’une égale blancheur » : – les deux enfants, – les deux jouets, – les deux territoires, le fermé et l’ouvert. On montrera le rôle symbolique de la grille dans le poème. t Baudelaire nous donne à voir une scène précise, dans un décor symbolique soigneusement dessiné. Le processus de généralisation est, dans ce poème, au service de la fonction symbolique. La scène n’est située ni dans l’espace ni dans le temps et les enfants ne sont pas nommés. On pourra notamment étudier comment le choix des déterminants (indéfini ou défini généralisant) contribue à gommer tout caractère unique de la scène afin de lui conférer une partie universelle et symbolique. Travaux d’écriture Question préliminaire Les textes du corpus sont très différents : une scène de théâtre, une fable, un article argumentatif, un poème en prose. Mais ils témoignent tous d’une volonté de donner une image de la société : la société est compartimentée, hiérarchisée, et cette structure ne va pas toujours de soi. Diderot aborde cette question sous la forme de l’essai ; traitant de la question de l’autorité, il soulève celle de la hiérarchie et du pouvoir exercé par certains hommes sur les autres. Il oppose la « force » au « consentement » ou « contrat », conceptualisant ainsi ce que Marivaux exprime sous une forme 60 Scène 11 théâtrale. La « force » était représentée au début de la pièce par le gourdin et par l’épée. Il n’en est plus question dans la scène 11 et la hiérarchie des « conditions » repose sur un « consentement » qui se nomme la « paix ». La Fontaine et Baudelaire mettent en présence deux personnages opposés, un loup et un chien chez l’un, un enfant riche et un enfant pauvre chez l’autre. Le poème de Baudelaire exprime par le contraste des personnages la différence des conditions dont parle Marivaux dans la scène 11. La grille sépare les deux enfants ; ce n’est qu’un artifice, une convention car les enfants ont le même sourire. Contrairement à ce qu’on pouvait attendre, c’est l’enfant pauvre qui a la liberté et le prestige ; il est du côté de la « vie elle-même ». Dans la fable de La fontaine, l’opposition entre les deux animaux exprime non pas la hiérarchie sociale, mais la différence entre la liberté et la servitude. Le chien est un animal domestique, il vit en société et son collier est une marque de la hiérarchie sociale. Commentaire On pourra adopter le plan suivant : 1. Un poème qui est fondé sur des oppositions (voir question 4) A. Opposition entre deux décors B. Opposition entre deux enfants C. Opposition entre deux jouets 2. Supériorité de l’enfant pauvre A. L’attitude des deux enfants B. Les procédés de mise en valeur 3. Nature et société A. Le dernier alinéa B. Le choix de l’enfance C. Une dimension générale et symbolique Dissertation On pourra adopter le plan suivant : 1. La littérature a une fonction sociale A. Les écrivains parlent de la société • La comédie donne une image de son époque (exemple : L’Île des esclaves). 61 RÉPONSES AUX QUESTIONS • Diderot réfléchit sur la question de l’autorité parce que l’absolutisme est une des préoccupations de son temps. • Les romans naturalistes de Zola ou de Maupassant veulent donner une image de la société et de ses rouages. B. Les écrivains sont souvent engagés dans leur siècle • Les auteurs des Lumières prennent parti :Voltaire et la censure, les nombreux essais critiques et la fiction au service de l’argumentation (ex : Les Lettres persanes de Montesquieu). • Les écrivains lors de la Seconde Guerre mondiale ou sous les dictatures. • Si la censure a existé ou existe, c’est bien que la littérature représente un danger : l’interdiction du Tartuffe ou du Mariage de Figaro, les autodafés nazis. 2. La littérature n’est pas la réalité A. Les écrivains suggèrent un univers imaginaire • La place de l’imaginaire dans la littérature : les romans d’aventure et de science-fiction, la comédie avec ses personnages types et ses invraisemblances, la poésie surréaliste… • Le lecteur cherche à s’évader et la littérature permet d’échapper au quotidien. B. Ce que nous retenons des œuvres engagées n’est sans doute pas ce qui a motivé leur écriture • Nous aimons dans Les Provinciales de Pascal la finesse de l’écriture polémique. • Nous aimons chez Émile Zola la place du fantastique plus que la théorie de l’hérédité. • Les œuvres des Lumières et de la Résistance nous plaisent parce qu’elles abordent des sujets éternels (la question de la liberté et la valeur de l’homme) et parce qu’elles savent nous amuser ou nous émouvoir. C. La littérature est une entreprise de séduction • La magie du théâtre. • La musique de la poésie (Verlaine,Apollinaire…). • Les images : les mises en scène de La Fontaine et de Baudelaire. 3. Les effets de la littérature A. En nous touchant la littérature nous fait réagir • La comédie nous met face à nous-mêmes. • Voltaire sait manier l’ironie pour nous amener à réagir. 62 Scène 11 B. De manière plus générale, la littérature nous aide à prendre du recul et à voir notre monde avec un autre regard La dimension esthétique est première et c’est elle qui peut nous transformer : la littérature ne fait pas évoluer la société ; la propagande ne traverse pas les siècles. L’œuvre littéraire transforme son lecteur et c’est peut-être par ce biais qu’elle conduit la société à progresser. Écriture d’invention Les élèves devront choisir deux personnages répondant aux contraintes du sujet : ils s’opposent et ont une valeur symbolique comme dans les textes qui servent de support au travail demandé. Ce sujet suppose que les élèves savent jouer avec l’implicite : le texte narratif est porteur d’une leçon. 63 BIBLIOGRAPHIE COMPLÉMENTAIRE En plus des livres indiqués dans le « Bibliolycée » page 156, on pourra se reporter aux ouvrages suivants : Michel Deguy, La Machine matrimoniale ou Marivaux, Éditions Gallimard, 1981, collection « Tel ». Frédéric Deloffre, Une préciosité nouvelle : Marivaux et le marivaudage. Étude de langue et de style, Éditions des Belles Lettres, 1955. Maurice Descotes, Les Grands Rôles du théâtre de Marivaux, PUF, 1972. Georges Poulet, « Marivaux » dans Études sur le temps humain, tome 2, Éditions Plon, 1952. Jacques Le Marinel, « Deux “îles” de Marivaux : “L’Île des esclaves” et “La Colonie” » dans la revue L’École des Lettres II, 1990-1991, n° 3. L’École des Lettres II, 1996-1997, n° 8 consacré à Marivaux ; articles réunis par Françoise Rubellin. Le Valet passé maître. Arlequin et Figaro, Ellipses, 1998, articles réunis par Elisabeth Rallo. Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire et sous la Renaissance, Gallimard, 1970, collection « Tel » (pour mieux comprendre le principe de l’inversion).