Le comique et le tragique dans l’
Ile des Esclaves
de Marivaux
Pb : Cette œuvre est en apparence une comédie. Mais n'est-elle que cela ?
I. Les différents comiques dans la pièce
A – Situation
Parmi les différents comiques, le comique de situation est le plus présent dans les comédies du XVIII
e
siècle. Le
comique de situation peut même correspondre à l’intrigue de la pièce. C’est le cas dans L’épreuve de Marivaux. Un
valet et son maître, un jeune homme de bonne famille, font passer une épreuve à une jeune fille que le maître veut
épouser afin que ce dernier puisse observer sa prétendante et voir ses réels sentiments à son égard. Le valet se fait
passer pour un riche ami parisien qui vient en province pour l’épouser. Le spectateur est complice de la manœuvre
et s’en amuse.
Dans l’Ile des Esclaves, après avoir appris dans les scènes précédentes que deux couples maîtres et valets se
sont échoués sur une île et que la loi de cette île est d’échanger les rôles, dans la scène 3, les maîtres, Iphicrate et
Euphrosine, doivent prendre la place de leurs domestiques, Arlequin et Cléanthis. C’est une cure pour les maîtres,
qui est surveillée par le chef de l’île, Trivelin.Ici, le comique de situation est bien en place. On peut voir que Cléanthis
s’amuse de cette situation alors que Euphrosine n’est pas très fière « Cléanthis : Oh que cela est bien inventé !
Euphrosine : Je vous prie, Monsieur, que je n’entende point ce qu’elle va dire. » Cette scène montre bien le comique
de situation, Euphrosine qui est une maîtresse, qui domine normalement, se retrouve en état de faiblesse. Elle en
arrive même à supplier Trivelin pour qu’il fasse taire Cléanthis :« Euphrosine : N’en voilà-t-il pas assez, Monsieur ? ».
Alors qu’ Euphrosine est faible, Cléanthis s’habitue à son nouveau statut. Elle va même jusqu’à insister pour
qu’Euphrosine l’écoute : « Cléanthis : Restez, restez … »
Pour le spectateur ou pour le lecteur, cette scène et bien d’autres dans la pièce sont comiques par leurs
situations.
B – Gestes
Suivant la situation dans laquelle on se trouve, embarrassante ou profitable, on a un certain nombre de
gestes expliquant notre état d’esprit ou tout simplement notre état. Au théâtre, ces états sont appuyés par des
didascalies. Dans L'Ile des Esclaves, la scène 1 montre par exemple la pensée d’un des personnages face à sa
situation. On se penchera sur le personnage d’Arlequin, qui est, de nature et de nom, un « bouffon ». Mais, dans ce
passage, Arlequin rehausse son titre en faisant le « pitre » depuis qu’il sait qu’il est sur l’île des anciens esclaves.
Donc, il profite de sa situation (c’est-à-dire, savoir que son maître, en cet endroit, n’a plus aucune autorité sur lui)
pour faire ce qu’il n’a pas pu faire autrefois quand ils étaient à Athènes. Il « boit », « siffle », « danse », « chante » (cf.
les didascalies).
Malgré le naufrage, situation triste et embarrassante (surtout pour Iphicrate), Arlequin se réjouit. À croire
qu’en cet endroit, il se moque de ce qui vient de leur arriver et qu’il se moque de la suite des événements (ils ne
savent pas ce qu’ils vont devenir). Donc, on voit bien qu’Arlequin est joyeux grâce aux faits et gestes exprimés par les
didascalies. C’est le comique de gestes.
C – Mots
Dans la scène 1, la scène d’exposition de L'Ile des esclaves, on a appris que le maître Iphicrate et le valet
Arlequin se trouvent sur l’île des esclaves, île réputée pour la vengeance des esclaves de Grèce révoltés contre leurs
maîtres : ils les tuent ou les jettent dans l’esclavage. On voit que le comique de mots a sa part dans la pièce :
Arlequin chante, se laisse aller à la liberté car si « Catin » est l’abréviation de Catherine, nom populaire de fille de
campagne, il désigne aussi une femme de mœurs légères. Et si Iphicrate, qui pourtant retient sa colère, appelle son
valet par son prénom (ce qui est une marque de courtoisie), va même jusqu’à dire « mon cher » (ce qui est une
marque d’affection) et lui rappelle qu’il l’aime, c’est parce qu’il se sait en danger et par son langage affectueux (voire
respectueux), il essaye d’attendrir son valet avant que celui-ci ne se révolte et s’allie aux autres esclaves de l’île.
Mais Arlequin n’est pas dupe et c’est ironiquement qu’il dit à son maître « mon cher patron, vos
compliments me charment ; vous avez coutume de m’en faire à coups de gourdin qui ne valent pas ceux-là ; et le
gourdin est dans la chaloupe » ainsi que « oui, mais les marques de votre amitié tombent toujours sur mes
épaules » lui rappelant ainsi sa méchanceté gratuite et sa situation, à présent délicate. Il faut savoir qu’Arlequin n’est
pas du tout méchant : c’est un bouffon insolent et stupide, paresseux et gai, farceur et naïf et si on lit qu’« il se
goberge de la mort des autres gens les accompagnant dans leur voyage », ce n’est pas par cruauté mais par ivresse
car Arlequin aimant s’enivrer, il a réussi à sauver une bouteille lors du naufrage.
Et lorsqu’Iphicrate voit que même son émotion ne change en rien l’attitude indifférente de son valet, il
reprend inconsciemment son caractère habituel pour dire à Arlequin qu’il est un esclave insolent, espérant ainsi le
rabaisser, le toucher.
Mais le comique de mots est présent dans d’autres scènes de L'Ile des esclaves, comme dans la scène 4
Euphrosine, pour ne pas confirmer la ressemblance du portrait fait par Cléanthis, tourne autour du pot, ou de la
scène 6 où Cléanthis parvient très bien à utiliser le langage de ses maîtres dans la parodie galante mais Arlequin, lui,
n’arrive pas imiter le langage courtois et cela rend le passage très comique. Mais cette situation est reproduite aussi
dans Le Jeu de l’Amour et du Hasard le valet Bourguignon se démasque presque en essayant de jouer le le de
son maître Dorante.
II. Les fonctions du comique
A-Distractive
Tous ces comiques (situation, gestes, mots) ont une signification. Ils ont pour fonction principale de divertir
les spectateurs mais aussi d’apporter, implicitement, une morale à l’histoire. Les comiques incarnent la commedia
dell’arte (le théâtre de foire d’origine italienne. Marivaux a été inspiré par le comportement et la personnalité des
acteurs italiens). Arlequin incarne ce théâtre avec sa bouteille (comique de gestes), le retournement de fonctions
maître/valet (comique de situation), les chansons (comique de mots). Les comiques ne sont présents que dans
certaines tirades de la pièce et c’est ainsi que les spectateurs passent du rire au sérieux.
B-Morale
Si Marivaux, par L'Ile des esclaves, a pour but de faire une pièce distractive, il a aussi un autre but. On voit
bien que cette pièce n’est pas un simple divertissement car les bouffonneries d’Arlequin et l’obstination de Cléanthis
à décrire les défauts de sa maîtresse, la réalité à peine exagérée en fait, car, comme d’autres, Marivaux avait fait de
la célèbre phrase du poète latin Horace (né en 65 av J.-C.) : " castigat ridendo mores " (la comédie corrige les mœurs
en faisant rire) sa devise. Il voulait ainsi à la fois divertir et éduquer. C’est pourquoi, il en va de même dans cette
pièce Marivaux ne veut pas abolir l’esclavage (loin de lui cette idée saugrenue !) mais, par l’inversion des rôles
dans L'Ile des esclaves où il aurait pu créer des personnages vengeurs, nous fait comprendre par les valets généreux
que les relations entre maîtres et valets peuvent être améliorées, en en faisant ainsi sa principale fonction morale ou
éducative, mais par les dires et actes des personnages, nous distrait aussi.
III. Le tragique présent dans la pièce
Lorsque Arlequin a pour objectif de se moquer de son patron (scène 6), il le dénonce ; pareil pour
Cléanthis. Ces personnages ont alors une fonction cathartique. Mais la catharsis ne se trouve pas normalement dans
une tragédie ?
Ceci prouve que du tragique est présent dans l'œuvre. L'intervention d'Euphrosine en position d'esclave dans
le dialogue avec Arlequin à ce moment maître, qui tente de la séduire et de l'obliger à l'aimer, relève de la tragédie.
Ce passage se situe scène 8 « ne persécute point une infortunée (…) » jusqu’à la fin de la scène. On voit bien que
Euphrosine suscite la pitié dans ce passage en utilisant le champ lexical d'une victime : « persécute », « infortunée »,
« réduite », « esclavage », « douleur », « sans asile et sans défense », « désespoir », « secours », « misérable »,
« souffre ». Apparemment, l'effet produit est sans attente : Arlequin se sent coupable et prononce ces mots « j'ai
perdu la parole ». Ses gestes aussi traduisent la pitié qu'a suscitée Euphrosine « abattu, les bras abaissés, et comme
immobile ». Arlequin retombe dans sa situation de valet. Ce passage correspond à une tragédie. On retrouve aussi
du tragique dans la tirade de Cléanthis. Arlequin s'est réconcilié avec Iphicrate et est redevenu valet et demande à
Cléanthis de faire la même chose avec Euphrosine. Cléanthis, outragée, dénonce les maîtres par son monologue. Elle
utilise le langage théâtral qui a deux destinataires : les personnages et le public. Ceci est une PARABASE (acteur qui
s'avance au-devant de la scène, enlève son masque et s'adresse au public). Nous sommes vraiment aux limites du
comique.
CONCLUSION
Nous vous avons donc montré dans cet exposé qu’au premier abord L'Ile des esclaves apparaît comique
grâce à des situations, à des gestes ou bien encore à des mots spécifiques qui ont une fonction divertissante, mais
surtout morale et politique. Malgré ce comique, cette pièce est aussi un peu tragique car elle suscite la pitié du
lecteur ou du spectateur. Du tragique dans une pièce comique permet de faire réfléchir les spectateurs qui
s'identifient aux personnages à qui il arrive des malheurs. Le tragique a alors une fonction morale. C’est un moyen
pour Marivaux de critiquer la société de son époque sans pour autant être un révolutionnaire.
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