187517_001_096 25/06/08 15:56 Page 90 Rencontre avec Irina Brook metteur en scène Fille de Peter Brook et de l’actrice Natasha Parry, Irina Brook, née à Paris, part à dix-huit ans pour New York afin d’étudier l’art dramatique. Elle joue alors dans plusieurs productions « off Broadway ». À Londres, elle enchaînera ensuite tournages de cinéma ou de télévision et spectacles de théâtre, mais elle revient aussi régulièrement à Paris en tant que comédienne. À partir des années 1990, elle décide de se consacrer entièrement à la mise en scène. x Comment est né votre projet de mettre en scène L’Île des esclaves en 2005 ? Comme toujours, il y a un très long moment de recherche pour trouver un texte qui m’intéresse. Mes créations sont très souvent des sortes de hasards créatifs. J’avais acheté, il y a longtemps L’Île des esclaves, mais je ne l’avais pas lue. La pièce se trouvait sur une étagère chez moi, et je suis passée devant ce texte sans 90 relire doute pendant plusieurs années. Un jour, je ne sais pourquoi ni comment, j’ai vu l’ouvrage, je l’ai lu, et c’était exactement ce que je cherchais : une pièce qui laisse une liberté totale. x Quels ont été vos choix concernant la distribution des rôles, les costumes, le décor ? Je fais toujours beaucoup d’auditions. Pour cette pièce, je voulais montrer des couples 187517_001_096 25/06/08 15:56 Page 91 Rencontre avec… jeunes, qui découvrent l’amour, à qui l’on fait vivre des expériences difficiles, que l’on place dans des circonstances extraordinaires. C’est ce que l’on voit tous les jours dans les émissions de télé-réalité. Pour moi, la pièce de Marivaux pouvait correspondre à cette situation. On retrouve cette modernité-là dans la mise en scène. Le choix des costumes permet lui aussi le mélange des époques, mais je n’ai pas souhaité rendre la pièce totalement contemporaine. Pour le personnage de Trivelin, je ne me rappelle pas exactement comment j’ai trouvé Alex Descas, qui joue le rôle. Je sais seulement que je cherchais un comédien qui ait cette sorte de force, de puissance. Trivelin, pour moi, c’est une sorte de Prospero1, le personnage de La Tempête de Shakespeare. Chez Marivaux aussi, il y a cette tempête sur l’île, qui conduit au naufrage des personnages En ce qui concerne le décor, au début, nous avons essayé des piles de sable pour représenter une espèce de dune. Puis on s’est aperçu que ce côté réaliste ne convenait absolument pas : on a donc recouvert le tout d’un grand tissu rouge. Cela a créé un effet très juste de « théâtre dans le théâtre ». D’ailleurs, Marivaux, dans ses didascalies, ne cesse de rappeler que l’action se passe sur un théâtre. x Avez-vous cherché à accentuer ou à atténuer la dimension comique de L’Île des esclaves ? À l’accentuer, absolument. La pièce en elle-même est certes une comédie noire, mais elle reste résolument une comédie. D’ailleurs, elle était destinée par Marivaux aux Comédiens-Italiens. x Votre mise en scène renvoie en effet aux origines italiennes du théâtre de Marivaux, avec une très grande expressivité, des masques blancs aux joues rouges pour les valets, des clowneries, des pantomimes… Vous êtes-vous aussi inspirée du travail proposé par Giorgio Strehler en 1995 ? Je me suis un peu inspirée du travail de Giorgio Strehler. Mais ce qui m’intéressait surtout, c’était de penser à la liberté totale de jeu, de songer à ces comédiens qui, au XVIIIe siècle, improvisaient chaque soir un texte différent. x Avez-vous, de votre côté, respecté le texte à la lettre ? Oui, totalement. On a juste ajouté ici ou là, entre les répliques, quelques moments de fantaisies délirantes. L’Île des esclaves 91 187517_001_096 25/06/08 15:56 Page 92 x La pièce de Marivaux vous paraît-elle subversive ou au contraire conservatrice, étant donné son dénouement qui voit le retour à la hiérarchie initiale ? Selon moi, elle est complètement subversive. Peut-être moins aujourd’hui, mais à l’époque de Marivaux, sans aucun doute. C’est une pièce sur la démocratie, l’égalité, la justice. Cependant, c’est aussi une pièce sur l’humanité, ce n’est pas du tout une pièce didactique et politique sans humanité. Nous avons interprété, bien entendu, le dénouement parce que certains éléments nous semblaient aujourd’hui impossibles. Mais le personnage le plus important à cet instant de la pièce, c’est celui d’Arlequin. Ce qui se passe pour lui va au-delà de la question des positions sociales. L’histoire d’Arlequin et d’Iphicrate, c’est celle de deux personnages qui se pardonnent mutuellement. Lorsqu’Arlequin s’agenouille devant son maître, c’est cette question du pardon qui devient essentielle. La pièce prend ici la dimension d’une parabole au sens religieux. Ce per- sonnage (Iphicrate) qui pardonne à celui qui l’a maltraité devient véritablement héroïque : il y a chez lui quelque chose de christique. Cette pièce, par son contenu moral, politique et humain, est extraordinaire. x Aimeriez-vous monter une autre pièce de Marivaux ? Laquelle et pourquoi ? Je ne suis pas du tout une spécialiste de Marivaux. Je ne songe pas réellement à mettre en scène une autre de ses pièces. Il me semble que les œuvres dont le thème de l’amour est central m’intéresseraient moins par rapport au travail scénique tel que je l’envisage.… Par contre, j’ai commencé l’année dernière aux États-Unis, dans l’esprit de ce que j’avais fait en France, un travail de mise en espace de L’Île des esclaves, mais avec le texte en anglais. Les Américains étaient sidérés de découvrir que cette pièce était un classique du XVIIIe siècle, ils trouvaient extraordinaire que quelqu’un ait pu écrire un texte aussi moderne à cette époque. 1. Héros de la pièce de William Shakespeare, La Tempête (1611). Magicien contrôlant les esprits et les éléments naturels, il est envoyé en exil sur une île déserte par son frère, Antonio. La scène s’ouvre sur le naufrage d’un navire sur lequel se trouve ce dernier. Prospero fera subir aux personnages diverses épreuves destinées à les punir de leur traîtrise, mais qui auront également un caractère initiatique. 92 relire