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GLOBALISATION, RÉGIONALISATION ET GOUVERNEMENT MONDIAL:
EUROPE, ASIE, AMÉRIQUE LATINE
Mario Telò
*
1. REGIONALISATION ET THEORIES DES RELATIONS
INTERNATIONALES
Plusieurs mutations de l'économie internationale et de la technologie ont créé les
conditions pour un marché mondial unifié. Ce processus de longue haleine fut accéléré par
l'effondrement du mur de Berlin et la fin de la division politique du marché mondial liée à
la confrontation planétaire entre les deux blocs. La vaste poussée vers la globalisation
s'accompagne de l'approfondissement des tendances économiques et politiques à
l'établissement d'accords commerciaux régionaux, c'est-á-dire à la régionalisation.
Néanmoins la globalisation est également á l'origine de nouveaux conflits et ne donne
toujours pas lieu à un nouvel ordre politique international. En effet, la fin du monde
bipolaire, loin de signifier la "fin de l'histoire", a ouvert une longue phase d'incertitude et
d'instabilité, susceptible d'évoluer vers plusieurs scénario, concernant tant l'évolution du
système politique international, que les implications politiques de la nouvelle économie
globalisée et régionalisée. On a généralement pris acte que le monde connaît une longue
transition de l'ancien système bipolaire vers un nouvel ordre international : quel est le rôle
de la régionalisation dans le cadre de la globalisation et del'évolution vers un nouveau
système international ?
Deux remarques préalables concernant notre approche.
Primo, ce papier souligne l'entrelacement entre économie mondiale et politique : il
est naïf d'imaginer une économie globalisée stable à laquelle ne corresponde pas de
*
Directeur des Recherches Politiques, Institut D´Etudes Européennes, Université Libre de Bruxelles
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structure politique cohérente au niveau international. Nous porterons donc une attention
particulière aux implications politiques des relations -et des conflits- économiques.
Secundo, ce papier est axé sur la conviction que la portée des mutations intervenues
au niveau du système international ne peut être maîtrisée que par une nouvelle
combinaison des deux approches traditionnelles des relations internationales : la théorie
réaliste et la théorie idéaliste. Il s'agit donc modestement de laisser de côte les formulations
éclatantes, les plaidoyers brillants, les théories extrêmes. En langage littéraire, et suivant
Umberto Eco, nous ne partageons ni les approches des obsédés de l'Apocalypse, ni celles
des prôneurs hyperoptimistes de l'intégration: "l'Apocalypse est l'obsession du désaccord á
tout prix; l'intégration est la réalité concrète de ceux qui ne sont pas en désaccord. Les
apocalyptiques survivent en confectionnant des théories sur le déclin et la fin du monde;
les intégrés rarement formulent des théories mais oeuvrent plus facilement, produisent,
émettent leurs messages quotidiens á tout niveau. Les apocalyptiques, au fond, sont des
consolateurs car, dans la catastrophe générale, une communauté de super-hommes est
envisagée, capables de s'éléver, ne fût-ce que par leur refus, au-dessus de la moyenne"
.
La littérature scientifique internationale est, en effet, très partagée sur les caractères
du monde post-bipolaire et sur la place à attribuer aux tendances vers la régionalisation. La
première question est de savoir si nous assistons á une percée de la concentration des
pouvoirs économiques et politiques (notamment á un monde unipolaire, stable pour
certains, instable pour d'autres ) ou plutôt á une diffusion des pouvoirs dans le sens d'un
multipolarisme renforcé et durable.
Ce papier ne partage pas la perspective théorique du monde unipolaire et accepte la
thèse selon laquelle nous assistons à un retrait graduel des Etats-Unis, seule superpuissance
qui ait survécu à la fin du monde bipolaire. Certes, il ne s'agit ni d'un déclin généralisé, à la
fois économique et politique, ni d'un retour à l'isolationnisme classique. Simplement, les
USA ne sont pas en condition (et, en majorité, ils ne le veulent pas !) d'assumer un rôle
international comparable à celui qu'ils ont joué durant les premières décennies de l'après-
deuxième guerre mondiale ("le golden age" du capitalisme occidental, dont écrit Eric
Hobsbawm
). Le retrait de l'ancienne puissance mondiale gémonique ne manque pas de
U.Eco, Apocalittici e integrati. Bompiani, Milano,1977.
E.Hobsbawm, The Age of Extremes, London 1995.
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tendances allant à contrecourant. De toute façon, la fin de la grande hégémonie mondiale
implique-t-elle forcément le chaos et la dégradation militaire des conflits ?
La mondialisation économique donne lieu à un système global caractérisé par
l'émergence de plusieurs centres de développement du capitalisme et par des mutations en
ce qui concerne les hiérarchies économiques et politiques internationales. Certes, les USA
priment toujours au niveau des rapports de forces, militaires notamment ; mais ils ne sont
pas en condition de construire le "nouvel ordre mondial" trop vite annoncé par
l'administration Bush - Baker en 1989.
L'instabilité restera-t-elle donc une donne incontournable, un élément central et
durable du système international ? L'étude des tendances vers un monde multipolaire, à la
fois régionalisé et globalisé, nous amène à une critique des deux interprétations extrêmes
des évolutions en cours, celle des réalistes "catastrophiques" et celle des apologistes de la
stabilité du nouveau monde post-guerre-froide. En ce qui concerne les réalistes, trois
approches nous semblent particulièrement significatives. Mais, bien que l'intérêt de ces
démarches soit certain, celles-ci ne situent pas correctement le phénomène de la
régionalisation et surestiment les forces catastrophiques du monde post-bipolaire:
a) Le scénario catastrophe numéro 1 est celui du retour aux fantômes du passé
("back to the history"
§
). Centré surtout sur le continent européen (mais pas uniquemement),
il est axé sur l'hypothèse d'une réactualisation des conflits inter-étatiques ayant donné lieu à
deux guerres mondiales. Son mérite est de souligner que les Etats-nations, notamment les
Etats dominants, jouent toujours un rôle essentiel dans la lutte pour les sphères d'influence,
ce qui explique une partie des multiples tendances favorables à la régionalisation (on peut
parler de State-led strategies
**
), tant en Amérique qu'en Europe (l'Allemagne, ou le couple
franco-allemand) et en Asie orientale (le Japon, mais avec la complication que constitue
son exclusion de la seule organisation régionale importante de la région, l'ASEAN). Les
organisations infra-régionales également sont le produit de stratégies étatiques : voir
l'exemple du Brésil au niveau du "Mercosul" (ou Mercosur).
Ceci dit, à notre avis, on oublie trop vite que les Etats n'y jouent pas le rôle de seuls
acteurs. Des entités en devenir existent, de nouveaux acteurs se manifestent, des acteurs
§
3 J. Mearsheimer, Back to the Future? Instability in Europe after the Cold War l'International Security" n.1, 1990
**
A.Gambie et A.Payne, Regionalism and World Order, Macmillan 1996
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publics et privés, des acteurs nationaux, mais aussi mondiaux et transnationaux, des acteurs
disposant de plusieurs ressources, d'un éventail très varié de moyens de pression et
d'action. Les Etats hégémoniques (tant au niveau mondial que régional) doivent, en
conclusion, situer leus actions et leurs intérêts dans un cadre de relations internationales
tout à fait nouveau par rapport à la phase pré-monde-bipolaire, un cadre caractérisé par une
forte pression dans le sens de l'interdépendence, par l'existence d'organisations et d'acteurs
internationaux, transnationaux et supranationaux, conditionnant fortement les
comportements des Etats. Même si on se limite au niveau strictement militaire, notre
analyse prend en compte l'émergence de nouvelles dimensions des problèmes de la
sécurité, notamment sociale, économique, identitaire.
b) Une version sans aucun doute plus originale de l'approche réaliste a été proposée
par S-Huntington : pour le nouveau siècle, il envisage une aggravation des conflits et une
précipitation des confrontations internationales entre des blocs régionaux unifiés autour des
"civilisations" (parmi les huit principales civilisations : l'occident, l'Islam, la Chine, la
Russie orthodoxe,etc). Le regroupement au nom de l'identité religieuse et culturelle ( "la
revanche de Dieu")
††
primerait tant par rapport aux Etats-nations que par rapport à la
modernisation économique et fonctionnelle. Même si la tendance régionale et supra-
étatique est ainsi sérieusement prise en compte par Huntington, trois remarques critiques
nous paraissent pertinentes :
-d'abord, il sous-estime l'importance des relations économiques mondiales en tant
que facteur favorisant les relations interrégionales et interculturelles (par exemple, l'Asem -
ou processus de Bangkok, l'APEC, le processus de Barcelone ) et cette lacune est d'autant
plus grave que la civilisation de loin le mieux adaptée à la modernisation et à l'ouverture
économique, c'est la nôtre;
- deuxièmement, l'économie - et aussi la politique - peut agir en tant que facteur
critique au sein de la même civilisation (voir l'émergence des conflits ouest-ouest et des
divers types de capitalisme démocratique, en Europe et aux USA, notamment) ;
- troisièmementement, Huntington sous-estime le poids des Etats gémoniques au
sein de chaque organisation régionale et les conflits interétatiques potentiels.
††
S.Huntington, The Clash of Civilisations and the Remakin of World Order, Simon & Schuster, 1996
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c) Immanuel Wallerstein - bien qu'il se situe dans une tout autre perspective -
envisage aussi un "scénario-catastrophe", dans la mesure l'effondrement du bloc
communiste (jadis classé comme semipériphérie) impliquerait, selon lui, une crise
inévitable de l'équilibre précédent entre le centre du capitalisme mondial et la periphérie
donnant lieu à une multiplication des conflits nord-sud dont la guerre du Golfe serait le
premier. La crise du communisme serait, en effet, la crise du libéralisme. Nous avons
apprécié l'importance des analyses systémiques de la globalisation. Néanmoins Wallerstein
ignore le dynamisme des nouveaux centres du capitalisme mondial et accepte l'approche
unipolaire du monde post- guerre-froide effaçant ainsi la dimension politique et stratégique
des conflits économiques au sein du centre. Enfin, I.Wallerstein présente une image
simplifiée du Sud, dont il sous-estime également les contradictions internes. Le phénomène
de l'intégration régionale est tout à fait ignoré, malgré ses implications sur le clivage Nord-
Sud. Sa thèse serait confirmée si la tendance vers la régionalisation concernait avant tout
les relations transatlantiques : mais, précisément, le projet TAFTA n'avance pas, alors que
les projets en route, c'est-à-dire tant l'APEC, que l'UE (processus de Barcelone et politique
méditerranéenne, Accord de Lomé, etc), que la NAFTA, ne suivent pas l'axe Ouest-Ouest,
mais agissent tous directement au niveau de la restructuration des relations Nord-Sud-
Quelle que soit notre appréciation sur les chances de succès ou d'échec des politiques
d'ouverture commerciale et de coopération en cours, le conflit Nord-Sud en sortira
restructuré et fragmenté selon l'évolution des stratégies de régionalisations
‡‡
.
Les "intégrés", quant à eux, ne cessent de nous expliquer le scénario magnifique de
la globalisation bénéficiant à tous. La "pensée de Davos" en est un exemple
particulièrement significatif : les conséquences uniquement positives de la libéralisation
des échanges, des mouvements des capitaux, sont mises en exergue; les plaidoyers pour la
cohérence entre globalisation et régionalisation excluent toute analyse approfondie des
contre-tendances, interprétées en tant que simples erreurs ou irrationalismes.
‡‡
I.Wallerstein, Le marxisme-léninisme est mort. Vive quoi? in M.Telo' et G.Haarscher, Après le
communisme. Les bouleversements de la théorie
politique. Editions de l'ULB, 1991 et aussi sa conférence tenue à l'occasion de l'attribution de la "laurea honoris causa",
Bruxelles, octobre 1996
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