La régionalisation du monde

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La régionalisation du monde
Phénomène politique, l'intégration régionale place la question du pouvoir au coeur des relations
économiques internationales. Si elle ne constitue pas une alternative à la mondialisation, elle
dessine les chemins d'une autre gouvernance dans le cadre d'une économie mondialisée. A
certaines conditions.
1. Un autre visage de la mondialisation
De plus en plus unifié, l'espace économique mondial se caractérise par un double processus
d'intégration. D'un côté, la mondialisation des échanges, de la production et de la finance dessine
un réseau d'interdépendances complexe, dont la densité globale est démultipliée par la révolution
des technologies de l'information. De l'autre, la concentration au niveau régional des flux
commerciaux (voir graphique ci-contre), mais aussi des investissements et des circuits financiers,
au moins dans les trois grands pôles de l'activité mondiale (Amérique du Nord, Europe et Asie de
l'Est), s'accompagne d'un mouvement d'organisation des relations économiques dans le cadre
d'accords régionaux.
Initié par la Communauté européenne dans les années 1950, ce mouvement s'est étendu dans les
années 1990 au continent américain, avec la création, en 1991, du Mercosur (Marché commun
du Sud comprenant l'Argentine, le Brésil, le Paraguay et l'Uruguay, plus six autres pays associés
depuis) et, en 1992, de l'Alena (Accord de libre-échange nord-américain, Nafta en anglais, entre
le Canada, les Etats-Unis et le Mexique). Il a aussi gagné le continent asiatique, où l'Asean
(Association des nations d'Asie du Sud-Est) regroupe actuellement dix pays, qui ont étendu leur
coopération au domaine économique avec la création en 1992 d'une zone de libre-échange et
tentent de renforcer leur coopération monétaire et financière, en association avec la Corée du Sud,
la Chine et le Japon (Asean + 3).
Parallèlement, le nombre des accords dits régionaux notifiés au Gatt puis à l'OMC a progressé de
façon spectaculaire à partir de 1990, passant de 70 environ à près de 300 à la fin des années
2000. Associant souvent des nations appartenant à des régions différentes, ces accords s'inscrivent
cependant davantage dans une logique de libéralisation mondiale des échanges que d'intégration
régionale. Pour les pays en développement, l'intégration aux circuits productifs mondiaux passe
en effet par un désarmement douanier sans lequel leurs territoires ont toutes les chances d'être
ignorés par les firmes multinationales. Face au blocage des négociations commerciales
internationales dans les années 2000 (échec de la conférence de Seattle en 1999 et du cycle de
Doha lancé par l'OMC en 2001), nombre de pays ont décidé d'ouvrir leurs frontières de façon
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bilatérale ou de s'associer à des initiatives régionales existantes pour mieux s'intégrer dans les
chaînes de plus en plus segmentées de la production internationale. Le cas de l'Asie de l'Est et du
Sud-Est, où l'intégration productive a stimulé la conclusion tardive et souvent désordonnée
d'accords formels de libre-échange, en est une illustration.
Spontanée ou organisée, l'intégration régionale imprime sa marque sur la structure des échanges
mondiaux de biens et de services et, dans une moindre mesure, des investissements internationaux
(voir graphique page 68). Elle est d'autant plus importante que le niveau de développement des
régions concernées est élevé et que, donc, le niveau de dépendance à l'importation vis-à-vis de
produits à forte valeur ajoutée ou à fort contenu technologique est faible. En nette progression en
Extrême-Orient et dans le cadre de l'Alena depuis le début des années 1990, la part des flux intrarégionaux semble avoir atteint un plafond en Europe. Dans les trois zones, elle accompagne le
mouvement général de libéralisation des échanges et des investissements, qu'elle tend à
approfondir sur une base régionale, afin de mieux en exploiter les potentialités à l'échelle globale.
2. L'enjeu de la gouvernance
Si elle ne contredit pas le processus de mondialisation, l'intégration régionale dépasse de
beaucoup le simple démantèlement des obstacles aux échanges auquel les économistes libéraux
voudraient qu'elle se limite (voir encadré page 68). En Europe, elle a pris dès les années 1950 une
dimension institutionnelle marquée (Commission européenne apparentée à un embryon de
gouvernement, Parlement européen, Cour de justice), permettant un transfert progressif de
souveraineté à l'échelle communautaire. Lequel s'analyse à la fois comme un moyen d'affirmation
de la zone sur la scène économique mondiale et un outil de gouvernance collective face à la
puissance croissante des marchés. La mise en place, en 1962, de la politique agricole commune et
les premiers pas de l'intégration monétaire au début des années 1970 témoignent dès l'origine de
la dimension politique de la construction européenne.
Lancée dans le contexte de la guerre froide et de la décolonisation, cette intégration est
indissociable de la prise de conscience du changement d'échelle de la puissance au niveau
international et de la nécessité pour les nations moyennes ou petites d'unir leurs forces pour
contrebalancer l'hégémonie économique des Etats-Unis. Avec les avancées de la mondialisation,
elle va être pensée de plus en plus comme une mise en commun de souverainetés, permettant
d'accroître l'autonomie économique de la zone et son pouvoir régulateur, en matière
d'environnement, de protection des consommateurs et de concurrence.
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Régionalisme et multilatéralisme
Est-il légitime de pénaliser, par des droits de douane différentiels, l'importation de pianos
japonais par rapport aux pianos allemands ? Ou encore les voitures sud-coréennes par rapport
aux voitures tchèques ? Selon la théorie classique du commerce international, de telles
discriminations sont contraires à une allocation optimale des ressources à l'échelle mondiale et
nuisibles au bien-être tant des pays exportateurs que des pays importateurs.
La clause de la nation la plus favorisée, qui fonde le multilatéralisme en vigueur dans le cadre des
accords du Gatt puis de l'OMC, vise précisément à interdire ce type de traitements préférentiels ;
elle oblige chaque pays signataire à faire profiter tous les autres, sans discrimination, de
l'ensemble des avantages commerciaux qu'il pourrait octroyer à l'un d'entre eux. L'intégration
régionale, dans sa forme la plus courante d'union douanière (*) , est par conséquent contraire
aux principes de la théorie standard du commerce international.
Elle est aussi problématique pour le Gatt-OMC, qui ne la tolère (article 24) que dans la mesure
où elle se traduit par un surcroît de libéralisation commerciale entre les pays participants, sans
dégrader le traitement réservé aux pays tiers. Si elle respecte ces conditions, elle constitue un
optimum de second rang par rapport à une libéralisation intégrale et non différenciée des
échanges, qui n'est pas encore réalisée dans le cadre des accords internationaux actuels.
L'analyse classique, développée notamment par Jacob Viner, s'attache alors à mesurer ses
conséquences économiques pour les pays de la zone et pour le reste du monde en distinguant les
effets de création des effets de détournement de flux commerciaux. La libéralisation des échanges
à l'intérieur de la zone suscite en effet une redistribution des flux commerciaux : l'abolition des
tarifs à l'intérieur de l'union douanière entraîne le développement de nouveaux flux d'échanges
au sein de la zone (effets de création), mais elle peut aussi se traduire par une réorientation des
échanges au détriment de producteurs plus efficients situés à l'extérieur de la zone (effets de
détournement).
Les craintes de l'OMC et, plus généralement, des économistes libéraux à cet égard n'ont
toutefois pas été confirmées par l'expérience : les effets de détournement restent
généralement mineurs par rapport à ceux de création d'échanges. En outre, les analyses
basées sur le modèle de Viner sont statiques, puisqu'elles ne prennent pas en compte
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l'impact positif de l'intégration commerciale sur la croissance économique de la zone et le
supplément de demande qui en résulte pour le reste du monde.
Considérée comme un tout, l'Europe des 27 présente un taux d'ouverture commerciale de l'ordre
de 12 % du produit intérieur brut (PIB), comparable à celui des Etats-Unis, au lieu de 35 % en
moyenne pour les pays de l'Union pris séparément. De quoi desserrer les contraintes générées par
l'ouverture des économies et ajouter des degrés de liberté à la politique économique. De même,
l'union monétaire réalisée en 1999 supprime la concurrence entre les monnaies et élimine, dans
une large mesure, les contraintes de balances des paiements pour les 17 pays membres de la zone
euro.
Moins avancée, l'intégration régionale est aussi conçue en Amérique latine et en Asie comme un
vecteur d'accroissement de l'autonomie collective des Etats vis-à-vis du reste du monde et des
marchés. Fortement inspiré par l'exemple européen, le Mercosur s'est fixé d'emblée comme
objectif le développement d'un marché unique (*) et de politiques communes, dans les domaines
agricole, industriel et en matière d'infrastructures.
A la différence du Mexique qui a adhéré à l'Alena en 1992 et du Chili qui a signé un accord de
libre-échange (*) avec les Etats-Unis en 2002, le Mercosur s'emploie à limiter sa dépendance
économique vis-à-vis des Etats-Unis. Avec le Venezuela et la Bolivie, entre autres, les pays
membres ont bloqué en 2003 le projet américain de constitution d'une zone de libre-échange sur
l'ensemble du continent. En revanche, la diplomatie active du Brésil a permis la création en 2008
d'une Union des nations sud-américaines (Unasur), qui unit le Mercosur et le Pacte andin. Ratifié
en 2011, le traité instituant l'Unasur vise lui aussi la réalisation d'une union économique (*) et
devrait se traduire dans l'immédiat par la création d'une Banque du Sud (Bancosur) et par le
développement de la coopération énergétique à l'échelle régionale.
Longtemps cantonnée à la promotion du libre-échange, l'intégration régionale a pris une
dimension nouvelle en Asie suite à la crise financière de 1997-1998. Dotés d'une épargne
abondante et de réserves de change imposantes, les pays de la région mettent progressivement en
place les structures qui devraient permettre d'éviter toute ingérence étrangère dans la gestion
économique de la zone. Produit direct du traumatisme causé par l'intervention du Fonds
monétaire international (FMI) dans la région en 1997-1998, l'initiative de Chiang Mai
(Thaïlande) en 2000 établit un système de swaps de devises (*) entre les banques centrales des
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pays de l'Asean + 3, qui sollicite la solidarité régionale en cas de crise de change. En 2012,
l'enveloppe globale des prêts disponibles à ce titre a été portée à 240 milliards de dollars.
Les pays de l'Asean + 3 ont également décidé en 2003 d'oeuvrer ensemble à une meilleure
canalisation de l'épargne vers des fins productives. L'Asian Bond Markets Initiative vise à renforcer
l'intégration des marchés obligataires asiatiques et à favoriser l'usage des monnaies locales dans le
financement des économies de la région. Et si la promotion de la stabilité des taux de change n'est
pas encore à l'ordre du jour, elle pourrait le devenir, à terme, si les initiatives en cours permettent
un recentrage financier de la zone sur elle-même, et donc un découplage des monnaies locales
vis-à-vis du dollar.
3. Les risques hégémoniques
Riche en potentialités, l'intégration régionale asiatique bute cependant sur un problème de taille :
comment faire contrepoids à la Chine ?
A supposer que le yuan chinois soit appelé, comme beaucoup l'envisagent, à devenir une monnaie
de réserve internationale, comment éviter que l'union économique asiatique projetée ne se
transforme en relais institutionnel de la domination économique et financière chinoise ? Une
réponse possible, pour les pays de l'Asean, consiste à favoriser le développement, parallèlement à
leur propre processus d'intégration à dix, de forums plus larges, comme le Sommet est-asiatique
(EAS), qui inclut depuis 2005 l'Australie, la Nouvelle-Zélande et l'Inde ; mais aussi, depuis 2010,
les Etats-Unis et la Russie, au grand dam de la Chine. Avec comme conséquence inéluctable une
réduction du contenu de l'intégration à son plus petit dénominateur commun, le libre-échange,
ou encore à des engagements de coopération non contraignants.
De même, dans le cadre de l'Alena, on peut soutenir que le caractère minimal de l'intégration, qui
se réduit à une simple zone de libre-échange agrémentée de clauses particulières sur la protection
de l'environnement et de la propriété intellectuelle, découle logiquement de la domination
écrasante de l'économie américaine. Toute avancée substantielle de l'intégration dans un sens
communautaire se traduirait pour les deux autres pays membres par des abandons massifs de
souveraineté.
Le cas de l'Europe est différent. Fondé sur la réconciliation franco-allemande, le projet européen a
bénéficié pendant plusieurs décennies de l'équilibre subtil entre le leadership politique de la
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France et l'ascendant économique de l'Allemagne. Avec l'adhésion britannique en 1973, l'équilibre
des puissances s'est renforcé, mais la philosophie de l'intégration s'est infléchie dans le sens d'une
libéralisation plus complète des marchés. Aiguillonnée par la hantise du déclin industriel de
l'Europe, la transformation du marché commun en marché unique, décidée en 1986, devait
permettre aux acteurs économiques et financiers européens de mieux se positionner sur le
marché mondial.
Etendue aux facteurs de production (travail et capital), la logique concurrentielle n'a pas été
équilibrée par une harmonisation des conditions fiscales et de la protection sociale, ou encore par
une extension des principes de la négociation collective à l'échelle européenne.
La réunification allemande, l'Union monétaire et l'élargissement de l'Union aux pays d'Europe de
l'Est ont toutefois bouleversé les termes du débat sur l'intégration. Avancée majeure en matière de
gouvernance, la création de l'euro a renforcé la position compétitive de l'Allemagne, les autres
pays ne pouvant plus équilibrer la dérive de leurs coûts salariaux unitaires par un ajustement de
leurs taux de change. Réunifiée, l'Allemagne a tiré pleinement parti de la main-d'oeuvre qualifiée
et bon marché d'Europe centrale et de l'Est pour redéployer son appareil productif en vue d'une
meilleure insertion sur le marché mondial. Dévoilée par la crise de la zone euro, sa position
hégémonique lui permet d'imposer ses vues en matière de gouvernance économique, qui se
réduisent dans une large mesure à un triptyque stabilité des prix, compétitivité et austérité. Un
agenda plus propice à provoquer l'éclatement de la zone que le parachèvement de la construction
européenne.
* Marché unique : accord visant à permettre la libre circulation entre les pays membres des
biens et des services, mais aussi des facteurs de production (travail et capital).
* Accord de libre-échange : accord visant au démantèlement de l'ensemble des obstacles
tarifaires et non tarifaires aux échanges entre les pays signataires.
* Union économique : marché unique accompagné d'une régulation commune des
différents marchés (biens, services, travail, capital) et d'une harmonisation des politiques
économiques.
* Swap de devises : échange de devises entre deux parties avec engagement de rachat des
devises à terme.
En savoir plus
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"Foundations of Collective Action in Asia : Theory and Practice of Regional Cooperation", par
Amitav Acharya, ADBI Working Paper Series n° 344, fév. 2012
(www.adbi.org/files/2012.02.14.wp344.foundations.collective.action.asia.pdf).
"Integration of Markets vs Integration by Agreements", Nathalie Aminian, K. C. Fung et Francis
Ng, Policy Research Working Paper n° 4546, Banque mondiale, mars 2008
(http://elibrary.worldbank.org/content/workingpa per/10.1596/1813-9450-4546).
Rapport sur le commerce mondial 2011, OMC 2011
(www.wto.org/french/res_f/booksp_f/anrep_f/world_trade_report11_f.pdf).
La régionalisation de l'économie mondiale, par Jean-Marc Siroën, coll. Repères n° 288, La
Découverte, 2004.
"Lessons of the European Crisis for Regional Monetary and Financial Integration in East Asia",
par U. Volz, ADBI Working Paper Series n° 347, fév. 2012
(www.adbi.org/files/2012.02.21.wp347.lessons.european.crisis.east.asia.pdf).
Jacques Ada
Alternatives Economiques n° 316 - septembre 2012
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