Bernard CASTAGNEDE Professeur à l’Université Paris-1 Panthéon-Sorbonne Les politiques fiscales et la crise en Union Européenne Discours prononcé à l'occasion de la cérémonie de remise du titre de Docteur honoris causa de la faculté de droit de l'Université d'Athènes (22.05.2012) 1. On a choisi d’aborder le thème de la politique fiscale, plutôt que celui du droit fiscal, ou de l’un de ses aspects, à raison, bien entendu, de l’actualité, qui est celle d’une crise profonde, qui n’affecte pas seulement la Grèce, mais une bonne partie de l’Europe, et qui revêt une dimension fiscale particulièrement importante. Le premier aspect fiscal de la crise économique et financière qui ébranle l’Europe depuis quatre ans, c’est à l’évidence le retour en force de l’impôt, l’alourdissement du prélèvement fiscal, sous toutes ses formes, là où il y a peu de temps encore s’exprimait assez largement le discours de la compétitivité fiscale, de la course à l’attraction territoriale des activités par le moins disant fiscal. Mais les rapports entre crise et fiscalité ne se résument pas à l’augmentation des impôts. En amont pourrait être d’abord posée la question d’une éventuelle responsabilité des politiques fiscales dans l’apparition de la crise. Il est instructif, ensuite, d’examiner quelles ont été les réponses de la fiscalité à l’avènement puis aux développements de la crise. De manière plus fondamentale, il faut aussi rechercher l’impact de la crise sur les orientations de plus long terme et la conduite des politiques fiscales. Là réside, en fait, la raison majeure du choix du thème retenu pour cet exposé. La crise actuelle est sans doute un facteur déterminant de changement des politiques fiscales. 2. Avant d’aborder ces différents aspects de la relation entre la crise économique et financière et la politique fiscale, il est utile, cependant, de s’arrêter un instant sur le sens même des termes de « politique fiscale ». L’expression désigne, en un sens large, l’ensemble des choix qui concourent à fixer les caractéristiques d’un système fiscal. Relèvent en ce sens de la politique fiscale, les mesures exerçant des effets sur le niveau de la pression fiscale, ou sur la répartition du prélèvement total en différentes catégories d’imposition, la définition des dispositifs techniques d’imposition, les décisions relatives à l’assiette ou aux tarifs des différents impôts et taxes. En un sens plus étroit, la politique fiscale s’entend de l’utilisation faite de l’impôt, ou plus précisément de la législation fiscale, à des fins économiques, sociales, ou encore environnementales. L’impôt est alors envisagé en tant qu’un instrument de politique économique, pouvant être mis au service d’objectifs conjoncturels ou structurels. Bernard CASTAGNEDE Les politiques fiscales et la crise en Union Européenne La politique fiscale conjoncturelle est un élément de la politique budgétaire qui, incluant également la politique de la dépense publique et la politique du solde budgétaire, contribue, avec la politique monétaire, au pilotage d’ensemble des économies nationales. Politique budgétaire et politique monétaire forment, lorsqu’elles sont conduites de façon simultanée et cohérente, les éléments du « policy mix » qui assure la régulation conjoncturelle des espaces d’économie libérale. La politique fiscale est dite structurelle lorsqu’elle vise, non plus à régulariser le cycle économique, mais à agir sur des données ou segments particuliers d’une économie nationale, où s’observe un besoin d’action ou de correction. L’impôt est alors utilisé pour favoriser, de la part des agents économiques, des comportements répondant aux objectifs des politiques publiques en différents domaines, tels que l’aménagement du territoire, le développement de la recherche, les économies d’énergie ou encore la protection de l’environnement. La crise financière de 2008, puis les crises économiques et budgétaires qui ont suivi ont fait sentir leurs effets, nous le verrons, tant sur la conduite globale des systèmes fiscaux que sur la place faite à l’outil fiscal dans le pilotage de l’économie, et sur les conditions de son utilisation. L’examen des rapports entre crise et fiscalité intéressera en conséquence la politique fiscale entendue dans toutes ses dimensions. 3. On ne s’arrêtera pas longuement sur la question d’une éventuelle responsabilité des politiques fiscales nationales dans la formation de la crise initiale de 2008 qui fut, on s’en souvient, une crise financière privée, marquée par l’effondrement du secteur bancaire faisant suite aux déboires du marché immobilier américain, imprudemment financé par d’excessifs recours au crédit. Certains évoquent les avantages fiscaux généreusement accordés à l’investissement immobilier, à l’origine de la crise, ou le traitement fiscal trop favorable des produits financiers. Ces données fiscales n’ont sans doute joué, à vrai dire, qu’un rôle marginal dans le déclenchement de la crise. Tout au plus faut-il souligner la tardiveté, partagée par beaucoup d’Etats, des mesures fiscales de contrôle des opérations conduites dans les « paradis fiscaux », où se sont abrités les fonds spéculatifs pour partie à l’origine de la crise du secteur bancaire. Les progrès de la coopération internationale, en ce domaine, ont été manifestement plus lents que ceux de la liberté de circulation des capitaux. 4. Mérite davantage d’attention la part prise par les politiques fiscales nationales, non pas tant dans la genèse de la crise économique qui a suivi la crise financière privée, et qui en était un inévitable effet, que dans la crise financière publique qui s’est par la suite développée, pour partie à raison de l’aggravation des déficits générée par les opérations publiques de renflouement du secteur bancaire privé, sur fond de situation financière publique dégradée, dans beaucoup de cas, par un endettement déjà substantiel. A vrai dire, les politiques fiscales proprement dites ont à cet égard moins de responsabilité spécifique que n’en ont, de façon plus générale, les politiques financières publiques, politique 2/16 Bernard CASTAGNEDE Les politiques fiscales et la crise en Union Européenne de la dépense, politique du solde budgétaire, durablement marquées par une insuffisante attention portée à l’objectif d’équilibre. Certes, ici ou là, ont été lancées ou poursuivies, peu avant la crise de 2008, notamment en France, des politiques fiscales guidées par un objectif d’abaissement du niveau de la pression fiscale, regardée comme un élément d’attractivité du territoire et d’amélioration de la compétitivité des entreprises. Mais en fait, la compétitivité, la croissance, l’emploi, peuvent être également satisfaits à des étiages très différents de pression fiscale, en sorte qu’il serait inapproprié d’apprécier une politique fiscale d’abaissement de la pression fiscale au seul regard de la crise apparue au cours des années récentes. Est en cause, non pas vraiment le choix d’une telle politique du moins d’impôts que la priorité accordée à cette orientation sur le rétablissement préalable de l’équilibre des comptes publics. Beaucoup d’Etats, en Europe, se sont durablement accoutumés à un fonctionnement financier public reposant sur l’admission du déficit budgétaire en tant que mode normal de financement des dépenses. Tel a été le cas, en France, depuis la fin de la seconde guerre mondiale. La véritable « culture » du déficit qui s’y est imposée trouvait explication, d’une part bien sûr dans une tendance générale à l’augmentation des dépenses publiques notamment favorisée par un modèle social très généreux, mais d’autre part dans la relative facilité durablement conservée à financer par l’emprunt l’excédent des dépenses sur les recettes définitives. Tant que l’Etat a disposé de la capacité de bénéficier d’avances de l’Institut national d’émission, la Banque de France, d’imposer aux banques privées l’acquisition et la conservation d’un certain volume d’effets publics, et celle d’attirer l’épargne privée interne vers l’emprunt public au moyen d’avantages financiers ou fiscaux, l’existence d’un déficit budgétaire ne présentait guère de risques autres que celui de générer l’inflation qu’entraîne l’accroissement de la masse monétaire. L’accoutumance au déficit a eu pour effet qu’en présence de « cagnottes fiscales », c’est-àdire de rentrées fiscales supérieures aux prévisions, l’option de politique publique était de les affecter à de nouvelles dépenses ou à des baisses d’impôts plutôt qu’au refinancement de la dette. Avec la monnaie unique, l’alignement des conditions de l’emprunt public sur celles de l’emprunt privé et la suppression des moyens de contrainte de l’Etat sur la politique de réserve des établissements financiers, le déséquilibre budgétaire et l’endettement public en résultant présentent des risques beaucoup plus élevés, particulièrement lorsqu’au financement des dépenses courantes s’ajoute un besoin de financement public exceptionnel, tel que celui représenté, en 2008, par l’exigence de sauvetage des établissements bancaires. Sans être totalement hors de cause – affectation discutable des cagnottes fiscales, en France, insuffisance de l’effort d’amélioration de la gouvernance fiscale, dans d’autres pays – la politique fiscale a somme toute, par elle-même, une responsabilité seulement partielle dans l’émergence des crises économique et financière des dernières années. Est plus directement à 3/16 Bernard CASTAGNEDE Les politiques fiscales et la crise en Union Européenne l’origine des principales difficultés financières actuelles le défaut de priorité accordée dans les politiques budgétaires à l’objectif de prévention d’une crise des dettes souveraines. 5. Dans les rapports entre crise et politiques fiscales, on s’intéressera principalement, dès lors, à l’impact de la première sur les secondes. En examinant, en premier lieu, la réponse immédiate des politiques fiscales à la crise, en recherchant, en second lieu, les changements plus durables de politique fiscale déterminés par la crise. I. LES POLITIQUES FISCALES DE REPONSE A LA CRISE 6. En fait, sous réserve du cas particulier des quelques pays épargnés par la crise, et compte tenu des variations dans la nature et l’amplitude des dispositifs d’un pays à l’autre, on peut assez nettement distinguer deux phases dans les politiques fiscales engagées en réaction à la crise. Face à la récession économique engendrée par la crise financière privée de 2008, ont d’abord été adoptées, le plus souvent, des mesures caractéristiques d’une politique fiscale anticyclique, visant à relancer la croissance. Ces mesures ayant creusé les déficits publics, accru l’endettement des Etats, et dangereusement ébranlé la confiance des prêteurs, elles ont été suivies de dispositions tendant au simple rétablissement des comptes publics. L’objectif financier de l’impôt a finalement prévalu sur son utilisation économique, la politique fiscale anti-déficit l’emportant sur la politique fiscale anti-crise. A/ Les politiques fiscales anti-crise 7. La crise financière privée débutant en 2008 a gravement affecté, quoique de façon variable selon les Etats membres, l’ensemble de l’Union européenne. Le produit intérieur brut de l’Europe des 27 s’est, en 2009, contracté de 4,2% (et jusqu’à 18% en Lettonie). Les moyens fiscaux d’abord mis en œuvre pour répondre à la récession ont été empruntés au vade-mecum classique de la politique fiscale conjoncturelle, largement inspirée des enseignements de Keynes. Comme on sait, selon l’économiste anglais, une récession économique peut être efficacement combattue par l’injection dans l’économie de disponibilités monétaires supplémentaires, qui peuvent être notamment fournies au moyen d’allègements fiscaux. La relance de la consommation peut être favorisée par une modération des charges fiscales atteignant les catégories de populations ayant une faible propension à épargner, essentiellement les titulaires de revenus modestes. L’assainissement de la trésorerie des entreprises et la relance de l’investissement peuvent trouver l’appui de mesures d’allègement des charges fiscales des entreprises. Sans doute les pertes de recettes résultant d’une telle politique fiscale de relance peuvent-elles générer ou aggraver le déficit des comptes de l’Etat, mais les surplus de recettes engendrés par la croissance permettent, selon la théorie keynésienne du « multiplicateur », le retour ultérieur à l’équilibre des comptes publics. 8. Peut être rattaché à une telle approche le « plan de relance pour la croissance et l’emploi » présenté par la Commission européenne le 26 novembre 2008. Ce plan prévoyait des mesures de relance budgétaires rapides, ciblées et temporaires, évaluées à 200 milliards d’euros, soit 1,5% du PIB de l’Union Européenne. Le plan de relance faisait appel, pour l’essentiel, aux budgets nationaux (pour 170 milliards d’euros, le solde provenant de l’UE). Selon la 4/16 Bernard CASTAGNEDE Les politiques fiscales et la crise en Union Européenne Commission, il s’agissait de « tirer parti de la flexibilité offerte par le pacte de stabilité et de croissance », une approche coordonnée de la part des Etats générant en outre des « effets multiplicateurs ». La politique budgétaire de relance préconisée devait reposer tant sur des dépenses nouvelles que sur des réductions d’impôt. La stimulation fiscale de la croissance pouvait notamment, selon la Commission, passer par un allègement des charges sociales des employeurs, une modération de l’imposition des revenus du travail, en particulier pour les titulaires de faibles revenus, une réduction temporaire du taux normal de la TVA, la pérennisation du taux réduit de TVA pour les services à forte intensité de main d’œuvre. Des mesures de plus long terme étaient en outre suggérées, notamment des incitations fiscales à la recherche et au développement. 9. En bon élève de l’Europe, la France adoptait en décembre 2008 son propre plan de relance, comportant un allègement des charges fiscales des entreprises, notamment en matière d’impôt sur les sociétés, un abaissement de l’impôt sur le revenu supporté par les catégories sociales les moins favorisées, une amélioration du dispositif de crédit d’impôt-recherche. Une loi de juillet 2009 abaissait ensuite de 19,6% à 5,5% le taux de la TVA sur les restaurants. Le plan espagnol de stimulation de l’économie et de l’emploi présenté à la fin de l’année 2008 par le gouvernement Zapatero était pareillement inspiré d’une approche keynésienne : son volet fiscal comportait des mesures de soutien aux particuliers comme aux entreprises, sous forme de réductions d’impôt sur le revenu, déductions fiscales réduction de l’impôt sur les sociétés. Il comportait également la suppression de l’impôt sur la fortune. L’Allemagne adoptait un comportement similaire au début de 2009, par l’abaissement de 15% à 14% du taux applicable à la plus basse tranche de revenus soumis à l’impôt personnel progressif et l’augmentation des déductions fiscales au titre des contributions sociales. Le Royaume-Uni, pour sa part, abaissait sont taux de TVA de 2,5 points en 2009. Les politiques fiscales de relance, accompagnant les mesures anti-crise fondées sur la dépense publique, à vrai dire plus substantielles, ont sans doute contribué à limiter l’ampleur et la durée de la récession économique. Mais elles ont simultanément concouru à l’aggravation des déficits et de l’endettement publics. Ajoutées aux effets spontanés du ralentissement économique sur le rendement des impôts, les mesures de relance fiscale ont en effet contribué à la forte contraction des produits fiscaux observée dans l’ensemble de l’Union Européenne, le niveau moyen de pression fiscale dans l’Europe des 27 passant de 37,2% en 2007 à 35,8% en 2009. 10. Peut être par ailleurs rattachée à une stratégie fiscale anti-crise le renforcement coordonné, observé en 2009, des moyens de lutte contre l’usage abusif des paradis fiscaux, auxquels a été attribuée une part de responsabilité dans les pratiques spéculatives ayant favorisé le déclenchement de la crise. Les résolutions prises par le « G 20 » à l’issue des sommets de Londres du 2 avril 2009 et de Pittsburgh des 24 et 25 septembre 2009, conférant un nouvel élan aux entreprises de l’OCDE en vue de limiter la concurrence fiscale dommageable, ont conduit à l’adoption par plusieurs Etats (cf., en France, la loi de finances rectificative du 30 5/16 Bernard CASTAGNEDE Les politiques fiscales et la crise en Union Européenne décembre 2009) d’un véritable arsenal fiscal dressé à l’encontre des échanges avec les « Etats et Territoires non coopératifs ». B/ Les politiques fiscales anti-déficit 11. La réaction de méfiance des prêteurs face à la dégradation des comptes publics de nombreux Etats européens a provoqué la prise de conscience des risques du surendettement et conduit à une mutation des politiques fiscales nationales engagée à partir de 2010, plus nettement à compter de 2011. Généralement, le changement de politique fiscale ne s’est pas affirmé de façon tranchée. Dans le cas français, il se perçoit à l’examen de mesures successivement adoptées, pour l’essentiel dans le cours de l’année 2011, dans le cadre d’un nombre inhabituel de lois de finances, marquant la progression par étapes d’une plus juste mesure des difficultés et du constat de l’insuffisance des dispositions précédemment arrêtées. La même instabilité fiscale, provoquée par des besoins renouvelés d’ajustements, s’est notamment remarquée en Espagne, en Italie, ou en Grèce, d’autres pays moins sévèrement touchés par la crise ayant également engagé des réformes fiscales substantielles. La tendance générale des politiques fiscales en Europe, dans cette seconde phase post-crise, a été clairement au relèvement, souvent important, du prélèvement fiscal. 12. Les mesures de hausse des impôts ont concerné, sous des formes variées, tant les impositions directes sur le revenu ou la fortune que l’imposition indirecte de la consommation. En matière de fiscalité directe, dans le cas français, les avantages fiscaux sont fortement revus à la baisse, au moyen de « rabotages » successifs des « niches fiscales ». Le relèvement de la fiscalité des revenus atteint plus généralement, dans un premier temps, les hauts revenus, par relèvement des taux atteignant les tranches supérieures de revenus ou l’application de majorations exceptionnelles. Puis, fin 2011, est décidé le « gel » durable du barème de l’impôt sur le revenu, qui n’est donc plus corrigé de la dépréciation monétaire. Il s’ensuit un alourdissement régulier de l’imposition des revenus, pour l’ensemble des contribuables. Parallèlement, les revenus du capital, revenus courants (intérêts, dividendes) ou exceptionnels (plus-values), font l’objet d’une taxation alourdie. Le « bouclier fiscal », préservant le contribuable d’une charge fiscale globale sur son patrimoine et ses revenus, est supprimé. L’Espagne, en 2010, introduit deux tranches de revenus supplémentaires, taxées à 46% et 47%, dans le barème de son impôt sur le revenu, et accroit en outre l’imposition des revenus du capital. Le Royaume-Uni, le Portugal, la Grèce, l’Irlande, Le Luxembourg, la Finlande, accentuent également la progressivité de l’imposition du revenu, par relèvement des taux marginaux supérieurs du barème de droit commun, ou création de surtaxes exceptionnelles. L’Italie, en 2011, accroit l’imposition des revenus du capital et introduit divers instruments de taxation de la fortune, mobilière ou immobilière. 6/16 Bernard CASTAGNEDE Les politiques fiscales et la crise en Union Européenne La fiscalité indirecte est parallèlement relevée, par augmentation des taux de la TVA et des droits d’accise. Les taux de la TVA sont augmentés dans la majorité des pays membres de l’Union, notamment, en 2010 ou 2011, en Grèce, en Espagne, au Portugal. En France, le taux réduit est, sauf cas particuliers, relevé de 5,5% à 7% en 2011. 13. Les mesures fiscales adoptées depuis 2011 révèlent simultanément une renonciation à la politique fiscale anti-cyclique, du moins dans son approche traditionnelle Après un bref redressement, l’économie d’un certain nombre de pays membres de l’Union européenne connaît une nouvelle rechute, stagnation pour certains, claire récession pour d’autres. Mais, alors qu’on ne craignait pas, en 2008, la mise en œuvre de politiques budgétaires typiquement keynésiennes, notamment marquées de baisses d’impôts, l’heure n’est manifestement plus à cette option. Dans les décisions fiscales prime désormais l’objectif financier, la recherche du rendement étant de moins en moins nuancée, et parfois sans égards pour l’impact négatif sur la croissance des augmentations d’impôt. La hausse de la TVA n’est pas arrêtée par la considération de ses effets sur la demande. Le relèvement de l’imposition du revenu ne préserve plus les catégories de contribuables disposant des revenus les plus modestes, alors qu’il ne peut manquer d’affecter la consommation. Le traitement fiscal favorable des entreprises visait, en 2008, à préserver leur trésorerie et favoriser leurs investissements, afin d’assurer la relance. En 2011, les prélèvements exceptionnels sur les bénéfices des grandes entreprises, mais aussi les restrictions indifférenciées apportées aux reports déficitaires (mesures françaises de fin 2011), n’ont d’autre but que d’améliorer la productivité de l’impôt sur les sociétés, sans considération particulière pour la morosité de la conjoncture. 14. La consistance des mesures de politique fiscale de la période la plus récente, justifiées par une prise de conscience d’autant plus aigüe qu’elle a été tardive, des risques du surendettement public, pose la question de leur adéquation aux besoins de la conjoncture, qui appelle une relance par l’investissement ou la consommation, ainsi que de leur efficacité intrinsèque : il n’est pas assuré que l’augmentation brusque et générale des prélèvements financiers obligatoires soit le moyen le plus approprié de retrouver des marges financières plus confortables, dans le contexte d’une récession que pourrait précisément aggraver l’amputation excessive des disponibilités monétaires des agents économiques. La succession, au gré des phases successives de la crise ouverte en 2008, de politiques fiscales différentes, voire contradictoires - excès de « keynésianisme » en 2008, insuffisante considération du contexte économique en 2011 -, justifierait en fait la recherche d’un meilleur dosage entre les objectifs économique et financier de l’impôt, la recherche du rendement ne pouvant être, en particulier, complètement indifférente au contexte dans lequel elle s’inscrit. 7/16 Bernard CASTAGNEDE Les politiques fiscales et la crise en Union Européenne 15. Au-delà d’orientations générales assez nettes, politique de relance en 2008-2009, politique « anti-déficit » par la suite, les choix fiscaux opérés au sein de l’Union européenne au cours des années récentes n’ont pas été, toutefois, dépourvus de nuances. Différemment dosées d’un pays à l’autre, et soumises à des calendriers différents, elles ont pu comporter des éléments de sélectivité, tendant, en particulier, à modifier la structure d’ensemble du prélèvement fiscal. La crise, ainsi, se trouve sans doute à l’origine d’évolutions plus durables des systèmes fiscaux, qu’il faut à présent évoquer. II. LES ORIENTATIONS NOUVELLES DES POLITIQUES FISCALES 16. Les politiques fiscales les plus récemment conduites en Europe ont pour caractéristique commune de privilégier la dimension financière de l’impôt. Elles visent principalement à l’accroissement des ressources définitives des Etats, permettant de réduire les déficits et l’endettement publics. Le rôle économique de l’impôt, pour autant, n’est pas entièrement oublié. Il est toutefois poursuivi dans des conditions nouvelles, tant en ce qui concerne les objectifs assignés à la politique économique par l’impôt qu’eu regard des méthodes mises en œuvre. A/ L’objectif financier des nouvelles politiques fiscales 17. L’accent désormais placé sur l’objectif financier des politiques fiscales est d’abord constaté dans les choix préconisés ou exercés en matière de niveau global des prélèvements obligatoires. La priorité financière exerce ensuite des effets sur la structure des systèmes fiscaux et sur le choix des modèles ou dispositifs techniques d’imposition. 1- Le renforcement de la pression fiscale 18. Engagé dans le contexte de ralentissement économique du dernier quart du vingtième siècle et favorisé par les exigences de compétitivité liées à la mondialisation, le débat relatif au niveau de la pression fiscale tournait, dans les premières années du XXI° siècle, en faveur des tenants de l’abaissement du niveau global des prélèvements obligatoires. Dans le cas de la Communauté européenne, il est vrai, le niveau moyen de pression fiscale a connu un accroissement régulier dans les trois dernières décennies du XX° siècle, passant, pour l’Europe des six, de 33,5% en 1970 à 44% en 1997 et, pour l’Europe des quinze, de 38,3% en 1980 à 42,5% en 1997. Sensible à l’argument selon lequel un niveau trop élevé de pression fiscale nuit à la compétitivité économique, la Commission européenne retenait, dans sa communication du 23 mai 2001 Politique fiscale de l’Union européenne – Priorités pour les prochaines années (Com 2001 260 final, page 9), la « réduction durable de la pression fiscale globale » comme l’un des objectifs généraux de la politique fiscale de l’Union. Certains Etats membres, notamment les Pays-Bas, avaient déjà mis en œuvre une politique d’abaissement du niveau des prélèvements obligatoires. D’autres devaient suivre. En France, en 2007, l’abaissement du niveau de la pression fiscale était clairement affiché en tant qu’un 8/16 Bernard CASTAGNEDE Les politiques fiscales et la crise en Union Européenne objectif prioritaire de politique fiscale par Nicolas Sarkozy, objectif mis en œuvre dès son élection à la Présidence de la République. Le résultat devait à vrai dire dépasser les espérances, le taux général des prélèvements obligatoires passant de 44,2% en 2006 à 41,6% en 2009. Cette évolution, toutefois, ne trouvait que très partiellement explication dans les mesures fiscales nouvelles mises en œuvre, la chute des recettes devant beaucoup à un retournement de conjoncture indépendant de la décision publique nationale. Dans ses derniers développements, marqués par l’accroissement des déficits et de l’endettement publics, la crise a conduit à une complète inversion de l’approche en matière de niveau de pression fiscale. Les études fiscales récentes de la Commission européenne, d’abord, établissent qu’un niveau élevé de pression fiscale n’est pas par lui-même un facteur d’aggravation de la crise économique. Il apparaît au contraire que, à moins d’exclure de l’analyse les pays baltes, la récession des années 2008-2009 a été moindre dans les pays où le niveau de pression fiscale initial était le plus élevé (Danemark, Suède, Belgique, Finlande, Italie, France), ces pays disposant a-priori de moyens d’action plus importants pour agir sur les fluctuations conjoncturelles (Taxation trends in the European Union, Focus on the crisis : the main impacts on EU tax systems, édition 2011, page 8). La Commission admet en tout cas que le niveau général de l’imposition devrait désormais s’accroître au sein de l’Union Européenne (cf. réf. préc. p. 24), compte tenu des exigences de redressement des comptes publics. De fait, l’abaissement du niveau de pression fiscale généralement constaté en 2009, lié à l’impact de la crise, et, dans certains cas, aux mesures fiscales de relance, fait aujourd’hui place à une tendance commune à la hausse, parfois forte. Dans le cas de la France, les grandes orientations des finances publiques présentées dans le cadre du projet de loi de finances pour 2012 évoquent un taux de prélèvements obligatoires qui, prévu à 42,5% pour 2010 et 43,7% en 2011, s’établirait à 44,5% en 2012. 2- Le rééquilibrage de la structure des systèmes fiscaux 19. La recherche des ressources fiscales supplémentaires permettant de réduire les déficits et l’endettement a conduit beaucoup des gouvernements de l’Union à relever le niveau des impositions indirectes atteignant la consommation, taxe sur la valeur ajoutée ou droits d’accise. Dans la première phase de la crise, l’objectif de relance par la consommation avait conduit le Royaume-Uni à baisser de 2,5 points le taux de la TVA. Il devait revenir sur cette mesure dès l’année suivante, le mouvement d’augmentation des taux normaux ou réduits, amorcé ailleurs dès 2009, s’étant largement poursuivi les années suivantes : en 2010, par exemple, la Grèce augmentait son taux normal de 4 points, la Roumanie de 5 points, l’Espagne de 2 points. En 2011, le Royaume Uni relevant à nouveau son taux de 2,5 points, le Portugal de 2 points. La même année, la France introduisait un nouveau taux réduit porté à 7%, applicable à la majorité des biens et services entrant dans le domaine de ce taux. Le relèvement du taux normal voté pour s’appliquer au mois de septembre 2012 est remis en cause par les engagements électoraux du Président Hollande, mais la France, où la place de l’imposition 9/16 Bernard CASTAGNEDE Les politiques fiscales et la crise en Union Européenne indirecte de la consommation est l’une des plus faibles d’Europe, alors que la dépense publique, principalement sociale, est l’une des plus fortes, ne devrait pas, à terme, échapper à un rééquilibrage de la structure du système fiscal, qui ferait un plus large appel à l’imposition indirecte de la consommation, seul à même d’assurer une productivité du système fiscal permettant de répondre aux besoins de financement public. 20. La préoccupation désormais prioritaire du rendement financier a néanmoins conduit, parallèlement, au renforcement de l’imposition directe des revenus. Les premières mesures de réponse à la crise en ce domaine ont généralement préservé, on l’a rappelé, les contribuables titulaires de revenus modestes, plus particulièrement de revenus du travail, afin de préserver leur pouvoir d’achat et, par voie de conséquence, la consommation des ménages. Parallèlement, en revanche, parfois avec un certain décalage dans le temps, la plupart des Etats membres de l’Union rehaussaient l’imposition des revenus les plus élevés, par augmentation du taux marginal supérieur préexistant de l’impôt progressif sur le revenu, création de nouvelles tranches d’imposition comportant des taux plus élevés, ou mise en place de prélèvements additionnels de caractère exceptionnel. 21. Ces différentes mesures caractérisent un retour à une plus grande progressivité des impôts personnels sur le revenu, représentant sans doute une tendance durable des politiques fiscales en matière de taxation des revenus au sein de l’Union européenne. Cette tendance exprime clairement une inversion des évolutions antérieures, au contraire marquées par une régression de la progressivité, assurée par la réduction du nombre des tranches d’imposition, l’abaissement des taux marginaux supérieurs, ou l’extraction de la base taxable à l’impôt progressif de revenus soumis à une imposition proportionnelle. Souvent justifiées par des préoccupations d’attractivité fiscale du territoire national, les mesures d’atténuation de la progressivité pouvaient, selon certains, préparer ou annoncer la venue d’un nouveau modèle d’imposition, désigné « flat tax », ou l’impôt, y compris sur le revenu, serait à la fois proportionnel et peu élevé. Dans la confrontation des modèles, la crise économique et financière a tranché, au détriment de la flat tax, en faveur de l’impôt progressif. Le renouveau de la progressivité trouve bien entendu, par exemple en France dans le programme de François Hollande, la justification d’un objectif de justice fiscale. Il trouve plus largement ses fondements dans la quête de l’efficacité financière, ainsi que dans la préoccupation économique de soutien à la croissance, les ponctions fiscales effectuées sur les revenus les plus élevés n’affectant pas sensiblement la consommation. Seule la Commission économique, ou certains de ses experts par leurs références (cf. Taxation papers, Monitoring tax revenues and tax reform in EU Member States 2010, Tax policy after the crisis, European Commission, 2010, p. 69, 5.5), semblent persister dans une défense de l’impôt personnel non progressif, ainsi d’ailleurs, que d’une TVA à taux unique, toutes 10/16 Bernard CASTAGNEDE Les politiques fiscales et la crise en Union Européenne options qui, entre autres inconvénients, présentent celui, considérable, d’apparaitre, en un moment où sont demandés les sacrifices les plus élevés aux contribuables, contraires à l’objectif de justice fiscale indispensable à l’acceptation par tous d’un fardeau bien alourdi. 22. Les effets de la crise sur la structure des systèmes fiscaux en Europe se remarquent également au niveau de la répartition de la charge fiscale globale entre facteurs de production. Depuis la fin du siècle dernier, déjà, la Commission européenne avait attitré l’attention sur l’augmentation générale des charges fiscales atteignant le travail salarié, qui pouvait être regardé sinon comme une cause déterminante du chômage, du moins comme une contreindication aux politiques de développement de l’emploi. Certains Etats avaient, en conséquence, adopté dès avant la crise des mesures d’allègement du fardeau fiscal atteignant le travail salarié, soit chez le salarié lui-même, soit chez son employeur (cf., en France, le remplacement de certaines cotisations sociales par la contribution sociale généralisée, puis la réforme et la suppression de la taxe professionnelle). La Commission conserve la préconisation d’abaissement des charges atteignant le travail salarié, auxquelles pourraient être substituées, selon elle, une imposition plus importante de la consommation, ou le recours à la fiscalité environnementale. Il est surtout frappant d’observer que, dans sa phase la plus récente, la crise en Europe a favorisé un relèvement sensible de la taxation des revenus du capital, dans certains cas du capital lui-même. En France, à la fin de 2011, étaient successivement adoptées des mesures d’alourdissement de l’imposition des plus-values immobilières, d’augmentation des prélèvements sociaux sur les revenus du patrimoine et les produits de placement, d’augmentation des prélèvements libératoires sur les revenus mobiliers. Un peu plus tôt, avait été supprimé le « bouclier fiscal ». L’Italie, en 2011, augmentait le taux d’imposition des revenus du capital (de 12,50% à 20%), instituait des prélèvements nouveaux sur les actifs financiers. En Grèce, la taxation du patrimoine immobilier a été fortement renforcée. Là où, précédemment, se développait en pratique une sorte de modèle d’imposition différenciée selon des « paniers » de revenus, comportant une taxation atténuée des revenus du capital, la tendance est désormais, au contraire, à un rapprochement des conditions de l’imposition des revenus du travail et des revenus du capital. 23. Les réactions fiscales les plus récentes à la crise financière apparaissent ainsi conférer à l’impôt un rôle essentiellement, voire exclusivement financier : Dans la dernière période, par exemple, l’augmentation de l’imposition des revenus est de portée générale, affectant les revenus les moins élevés, et n’est donc pas arrêtée par une préoccupation de soutien de la consommation. Le relèvement des taux de la TVA, alors que les économies nationales souffrent de stagnation ou de récession, confirme l’éloignement de la politique fiscale des préoccupations de régulation conjoncturelle. Les craintes de délocalisation des fortunes n’arrêtent plus l’imposition des capitaux et de leur fortune. 11/16 Bernard CASTAGNEDE Les politiques fiscales et la crise en Union Européenne L’action économique structurelle par l’impôt, par ailleurs, est fortement amoindrie par la réduction ou la suppression des dépenses fiscales. Davantage, toutefois, que d’une disparition de l’utilisation économique de l’impôt, il faut sans doute parler d’une transformation de celle-ci, pertinente ou non, et qu’il convient, en dernier lieu, d’évoquer. B/ Nouveaux objectifs et méthodes de l’action économique par l’impôt 1- Des dépenses fiscales aux politiques fiscales par la norme 24. La recherche d’une meilleure productivité des systèmes fiscaux a conduit de nombreux Etats membres de l’Union européenne, au cours de la période récente, à supprimer ou limiter de nombreuses dépenses fiscales, c’est-à-dire des mesures d’atténuation de la charge fiscale par rapport à la norme commune, généralement destinées à orienter le comportement des agents économiques vers tel ou tel objectif économique jugé pertinent. Il faut admettre que, de façon tout-à-fait paradoxale alors que les règles et engagements communautaires devaient en principe conduire les Etats, depuis la fin du siècle dernier, à éviter toutes mesures fiscales susceptibles de favoriser leurs entreprises ou d’attirer les activités, les investissements ou les capitaux vers leur territoire, les dépenses fiscales ont souvent connu un développement considérable dans la première décennie du XXI° siècle. Exploitant autant que faire se pouvait les tolérances du droit de l’Union, les Etats ont multiplié les incitations fiscales à l’investissement, à la recherche, à la localisation ou relocalisation d’activités et de capitaux sur tout ou partie de leur territoire. D’une efficacité économique non toujours avérée, ou précisément mesurée, ces dépenses fiscales (ou « niches fiscales », dans le vocable pseudo fiscal français) avaient en tout cas le clair effet de réduire la productivité des impôts qu’elles affectaient et participaient, de façon plus générale, à la détérioration des modèles d’impôt ou à l’usure des systèmes fiscaux. C’est peut-être l’un des aspects positifs de la crise économique et financière que de favoriser, par la suppression ou la forte réduction des dépenses fiscales, la reconstitution, avec leur productivité financière, de l’architecture logique des modèles d’impôts, tels que l’impôt progressif sur le revenu ou l’impôt sur les sociétés. Le rôle d’orientation économique de l’impôt est évidemment réduit par l’abandon, au moins partiel, des dépenses fiscales, qui en constituaient le moyen le plus couramment utilisé. L’action économique par les dépenses fiscales peut être toutefois relayée par l’appel à une méthode différente, fondée non pas sur les dérogations à la norme fiscale, mais sur la fixation de normes, ici entendues au sens de règles générales, elles-mêmes attractives ou appropriées aux objectifs économiques structurels poursuivis. La conjoncture financière, en particulier le besoin de recettes supplémentaires, ne se prête pas, il est vrai, à la fixation de taux d’imposition dont le faible niveau favoriserait l’attractivité d’un territoire. On remarque, toutefois, que tout en supprimant ou réduisant de nombreuses dépenses fiscales, beaucoup d’Etat membres de l’Union n’ont pas souhaité relever le taux 12/16 Bernard CASTAGNEDE Les politiques fiscales et la crise en Union Européenne d’imposition des bénéfices des sociétés, au terme d’une évolution qui, au cours de la période antérieure, en avait favorisé l’abaissement. La crise, notait la Commission européenne en 2011 (Taxation trends in the European Union, préc. p. 18), n’a pas inversé, mais seulement ralenti, la course au moins disant fiscal (the « race to the bottom ») en matière d’imposition des sociétés. On sait combien l’Irlande demeure attachée à un taux très modéré d’imposition des bénéfices. La fixation de règles générales d’imposition différenciées selon l’affectation du bénéfice – investissement ou distribution - (cf . les mesures annoncées, dans le cas français, par le Président François Hollande) est une autre illustration de l’appel à la fiscalité dans le cadre d’une approche générale, pour favoriser un objectif économique, ici celui du soutien à l’investissement. 2- De nouveaux objectifs économiques pour la politique fiscale? 25. Les développements de la crise économique et financière affectant une bonne partie de l’Europe ont permis par ailleurs l’émergence de formes nouvelles d’utilisation économique de l’impôt. a/ Taux de TVA et commerce extérieur 26. L’institution en France, de manière probablement éphémère, de ce qu’il a été convenu d’appeler la « TVA sociale » est une première expression du rôle économique nouveau proposé à l’outil fiscal. Les dispositions adoptées au premier trimestre 2012 par la majorité alors en place se résumaient en fait à une augmentation du taux normal de la TVA, l’originalité du dispositif résidant dans l’affectation du produit fiscal par là dégagé, c’est-àdire sa substitution au financement par les entreprises, sur une base constituée par la masse salariale versée, de certaines prestations sociales (au cas particulier, les allocations familiales). Censé alléger les charges des entreprises, le nouveau dispositif de financement de la politique familiale a été par suite présenté comme un moyen d’amélioration de la compétitivité des productions françaises et, simultanément, par le renchérissement des importations lié à ‘augmentation de la TVA, comme un moyen de freinage de celles-ci. Favorisant la production sur le territoire national, la « TVA sociale » serait à la fois un instrument de rééquilibrage de la balance commerciale et de lutte « anti-délocalisation ». A la vérité, l’effet protecteur d’une telle mesure est nécessairement limité, compte tenu de la faiblesse des marges d’augmentation de la TVA, et ne saurait par exemple être comparé à l’impact d’une dévaluation monétaire compétitive, voire même aux effets des fluctuations ordinaires des taux de change. Il n’est pas vraiment besoin, dans le cas français, de rechercher des justifications « sociales » ou se rattachant au combat contre les délocalisations d’activités, pour engager le processus de rééquilibrage du système fiscal par relèvement de la taxation de la consommation qu’appelle tout simplement le besoin de financement public. b/ Les « dévaluations fiscales » en zone monétaire commune 13/16 Bernard CASTAGNEDE Les politiques fiscales et la crise en Union Européenne 27. C’est un autre effet, clairement conjoncturel, que certains entendent voir jouer par la politique fiscale lorsque l’augmentation de la TVA et des autres impôts de consommation, ou plus généralement, le relèvement de la pression fiscale, sont présentés comme des substituts à une dévaluation monétaire nationale que l’appartenance à une zone monétaire commune, telle que la zone euro, rend impossible. Les efforts fiscaux considérables demandés à la population de la Grèce ont pu recevoir une telle présentation. Le thème des dévaluations fiscales était à l’ordre du jour du forum fiscal de Bruxelles organisé les 5 et 6 mars derniers par la Commission européenne, et consacré à la « politique fiscale en zone monétaire unique ». A certains égards, de fait, la perte de pouvoir d’achat déterminée par un relèvement de la fiscalité peut s’apparenter à celle que provoque une dévaluation monétaire. La dévaluation fiscale, toutefois, appelle l’observation précédemment faite à propos de la « TVA sociale » ou « anti-délocalisation » : alors même que les augmentations d’impôt décidées s’avèrent ambitieuses, elles ne peuvent avoir la même ampleur qu’une dévaluation monétaire. La dévaluation fiscale comporte bien d’autres insuffisances : là où la dévaluation monétaire exerce un impact immédiat, la dévaluation fiscale ne peut produire d’effets qu’à terme. Quand la dévaluation monétaire atteint de manière égale les utilisateurs de la devise concernée, la dévaluation fiscale crée de fortes discriminations entre des contribuables qu’elle atteint de manière inévitablement différente. Bien que pouvant entraîner des conséquences économiques pénibles, la dévaluation monétaire est, lorsqu’elle intervient, moins fortement ressentie que les lourds sacrifices fiscaux liés à un projet de « dévaluation fiscale ». A travers les « dévaluations fiscales », au bout du compte, est sollicité de l’impôt un rôle qui n’est pas le sien. La substitution de l’instrument fiscal à un instrument monétaire inutilisable ou défaillant est sans doute illusoire sur le plan économique et certainement inappropriée sur le terrain de la cohésion sociale. Il suffira donc d’admettre, comme en ce qui concerne la TVA sociale, qu’en certaines circonstances, le besoin de financement public appelle des ressources nouvelles, que peut procurer un système fiscal adapté au potentiel contributif d’un Etat, dont la productivité peut être en outre améliorée par une gestion plus performante des différentes phases de son application. 28. L’instrument fiscal, en définitive, peut conserver un rôle dans le pilotage économique des Etats, y compris en zone monétaire commune, mais aux côtés et non à la place de l’instrument monétaire. La zone euro connaît à l’heure actuelle différents problèmes : les uns sont budgétaires et tiennent largement, il est vrai, au consentement trop longtemps accordé au déficit budgétaire en tant que mode de financement des dépenses publiques. Les autres, qui ne relèvent pas de la présente communication, tiennent à l’inadéquation de la politique monétaire au contexte économique européen apprécié dans sa globalité. Dans le contexte économique et financier très singulier qui est celui de l’Union Européenne aujourd’hui, le bon équilibre dans l’utilisation des instruments de pilotage que sont l’instrument monétaire et l’instrument fiscal 14/16 Bernard CASTAGNEDE Les politiques fiscales et la crise en Union Européenne consiste sans doute à demander au premier d’assurer les conditions de la croissance et, sur cette base, de demander au second d’assurer le retour aux indispensables équilibres financiers. CONCLUSION 28. Pour revenir, en conclusion, aux effets de la crise sur les politiques fiscales en Union Européenne, et après avoir rappelé qu’elle peut contribuer à des améliorations salutaires dans la structure des systèmes fiscaux, dans la poursuite de l’objectif de justice fiscale, dans les conditions de gestion de l’impôt, on évoquera brièvement les éléments constitutifs de ce que serait la stratégie de politique fiscale à l’échelle européenne. A cet égard, les institutions européennes, et particulièrement la Commission, présentent le renforcement de la coordination fiscale comme une juste réponse au besoin de consolidation du marché unique. La coordination souhaitable comporterait différents points d’application : Le rapprochement des conditions d’imposition des bénéfices des entreprises, tout d’abord. Pour la Commission, le projet ACCIS tendant à l’imposition sur une base commune consolidée des bénéfices des groupes européens, constituerait une importante avancée vers une meilleure compétitivité des entreprises de l’Union. On ne peut que partager ce point de vue, l’adoption de l’ACCIS pouvant en outre constituer un pas important vers davantage de gouvernance commune dans l’économie européenne. L’inconvénient est que certains Etats membres demeurent résolument hostiles à ce projet, en sorte que sa mise en œuvre, si elle intervient, s’effectuera probablement au sein du cercle limité de quelques Etats. L’institution d’une taxe sur les transactions financières, également présentée comme l’un des effets de la crise et l’un des moyens d’y résister serait un autre élément des changements profitables que mettent en avant les institutions européennes (cf. la résolution du Parlement Européen du 8 mars 2011 on « Innovative financing at global and European level »). Une telle taxe, il est vrai, présenterait de multiples avantages, au plan de la lutte contre la spéculation comme au regard des objectifs de financement public. Peut- être pourrait-elle constituer un premier pas dans l’institution d’impositions communes. L’avenir de cette taxe, comme son ampleur, demeurent toutefois incertains, en sorte qu’elle ne peut être, à l’heure actuelle, véritablement regardée comme l’un des grands changements fiscaux générés par la crise. Le développement de la fiscalité environnementale serait un autre élément de refonte des systèmes fiscaux, notamment à travers l’institution d’une taxe carbone reposant sur le principe du « pollueur-payeur ». Mais sa généralisation à l’ensemble des Etats membres de l’Union reste problématique. S’il est régulièrement préconisé, le renforcement de la coordination fiscale au sein de l’Union Européenne tarde en fait à recevoir des illustrations concrètes. Sauf peut-être, en liaison avec les efforts déployés à une plus vaste échelle et particulièrement dans le cadre de l’OCDE, 15/16 Bernard CASTAGNEDE Les politiques fiscales et la crise en Union Européenne dans le domaine de la lutte contre la fraude et l’évasion fiscale internationale, notamment en direction des paradis fiscaux ou Etats et territoires dits « non coopératifs ». Le succès des efforts européens, en ce dernier domaine, passe toutefois par un renforcement des moyens du contrôle fiscal au sein de chacun des Etats membres, et renvoie en conséquence, à un état de la fiscalité, et des politiques qui la gouvernent, qui demeure celui d’une affaire nationale. Pour un certain nombre d’années encore et notamment celles, difficiles, qui sont devant nous, la pertinence et l’efficacité des politiques fiscales resteront tributaires des choix effectués et des efforts déployés au sein de chaque Etat, par leurs gouvernants, leurs administrations fiscales et leurs contribuables. 16/16