IEP DE TOULOUSE Mémoire présenté par Mlle Marie FRANCONY Directeur du mémoire : M. Didier BOUVET Date : 2012 IEP DE TOULOUSE Mémoire présenté par Mlle Marie FRANCONY Directeur de mémoire : M. Didier BOUVET Date : 2012 REMERCIEMENTS Mes premiers remerciements vont naturellement à M. Didier Bouvet, mon directeur de mémoire sans qui cette entreprise n’aurait pas été possible. Merci pour sa disponibilité, ses conseils avisés, sa patience et sa bonne humeur contagieuse. Un grand merci à mes parents pour leur écoute, leur relecture attentive et leur soutien de tous les instants. Je remercie également Mme Delphine Espagno, directrice du parcours Carrières Administratives pour son encadrement efficace et ses remarques parfois sans concessions mais toujours bénéfiques pour progresser. A Mme François Perrin, ma maître de stage au tribunal administratif de Toulouse, toute ma gratitude pour l’aide qu’elle m’a apportée bien au-delà des délais du stage. Enfin je remercie toutes les personnes qui ont fait de ces cinq années à Sciences Po ce qu’elles ont été, mes meilleures années, et tout particulièrement Lydie A. pour sa présence et son réconfort au quotidien. Avertissement : L’IEP de Toulouse n’entend donner aucune approbation, ni improbation dans les mémoires de recherche. Ces opinions doivent être considérées comme propres à leur auteur(e). ABREVIATIONS ADH……………………………………………………... Association des directeurs d’hôpital AFSSAPS………………………. Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé AMP…………………………………………………….. Assistance médicale à la procréation ANAES…………………………… Agence nationale d’accréditation et d’évaluation en santé ANSM……………………………...Agence nationale du médicament et des produits de santé AP-HP…………………………………………….. Assistance publique des hôpitaux de Paris ARS………………………………………………………………… Agence régionale de santé CAA……………………………………………………………... Cour administrative d’appel Cass. ass. plén……………………………………… Cour de Cassation en assemblée plénière Cass Civ………………………………………….. Cour de Cassation dans sa formation civile Cass crim………………………………………...Chambre criminelle de la Cour de Cassation CDM…………………………………………………………… Code de déontologie médicale CE……………………………………………………………………………… Conseil d’État CESDH……………………….. Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme CH…..……………………………………………………………………… Centre Hospitalier CHI………………………………………………………....Centre hospitalier intercommunal CHU…………………………………………………………....Centre hospitalier universitaire CIVI…………………………………..Commission d’indemnisation des victimes d’infractions CJA…………………………………………………………….. Code de justice administrative CMV…………………………………………………………………………..Cytomégalovirus CRCI……...Commission régionale de conciliation et d’indemnisation des accidents médicaux CSP…………………………………………………………………… Code de Santé Publique DH………………………………………………………………………… Directeur d’hôpital EBM……………………………………………………………….....Evidence Based Medicine FFSA………………………………………….Fédération française des sociétés d’assurances HAS…………………………………………………………………… Haute autorité de santé IPP……………………………………………………………..Incapacité permanente partielle ITT………………………………………………………………...Incapacité temporaire totale IVG…………………………………………………….....Interruption volontaire de grossesse MACSF…………………………………….. Mutuelle d’assurance du corps de santé français MSA………………………………………………………………… Mutuelle sociale agricole ONIAM……………………………...Office national d’indemnisation des accidents médicaux RAPO……………………………………………. Recours administratif préalable obligatoire RMO………………………………………………………... Références médicales opposables SHAM…………………………………………… Société hospitalière d’assurances mutuelles TC………………………………………………………………………... Tribunal des Conflits TGI……………………………………………………………….. Tribunal de grande instance SIDA……………………………………………….. Syndrome de l’immunodéficience acquise VHC……………………………………………………………………….Virus de l’hépatite C VIH…………………………………………………..….Virus de l’immunodéficience humaine SOMMAIRE INTRODUCTION ...................................................................................................................... 1 PREMIERE PARTIE : UN DUALISME ORIGINEL DES REGIMES DE RESPONSABILITE, MOTEUR DE L’ACCROISSEMENT DES CONTENTIEUX ............. 9 CHAPITRE 1 : Les régimes de nature réparatoire, un objectif d’indemnisation de la victime ............................................................................................................................................. 11 CHAPITRE 2 : Les régimes de nature sanctionnatrice, un objectif théorique de punition des responsables de dommages.................................................................................................... 24 DEUXIEME PARTIE : L’INFLATION JURIDIQUE COURONNÉE PAR LA LOI DE 2002, VERS UNE JUDICIARISATION DU CHAMP DE LA SANTÉ .......................................... 35 CHAPITRE 1 : De grandes évolutions dictées par une logique de rapprochement des deux juridictions ...................................................................................................................................... 38 CHAPITRE 2 : La loi du 4 mars 2002, quel impact sur la tendance à la judiciarisation de la santé ? .............................................................................................................................................. 50 TROISIEME PARTIE: L’APPROFONDISSEMENT DE LA JUDICIARISATION DE LA SANTE PAR LA PENALISATION, ENTRE MYTHE ET REALITE ................................. 62 CHAPITRE 1 : L’importance de la perception des acteurs d’une pénalisation de la responsabilité.................................................................................................................................. 64 CHAPITRE 2 : Quelle réalité pour la pénalisation ? ................................................................ 73 CONCLUSION ........................................................................................................................ 85 ANNEXE 1 : SCHEMA DU FONCTIONNEMENT DE LA CRCI ........................................... 91 BIBLIOGRAPHIE.............................................................................................................................. 92 INTRODUCTION Le stage effectué au sein du tribunal administratif de Toulouse est à l’origine de l’écriture de ce mémoire. Ce stage de deux mois s’est déroulé au sein de la deuxième chambre, consacrée au traitement du contentieux fiscal et de la santé. Il visait essentiellement à acquérir les compétences juridiques nécessaires à la préparation du concours de directeur d’hôpital, tout en améliorant la compréhension des enjeux juridiques propres au champ du droit de la santé. Cette compréhension est d’autant plus importante pour un directeur qu’il endosse, à travers son établissement ou même parfois de manière personnelle, la responsabilité pour les fautes commises par son personnel. Que ce soit la responsabilité administrative pour laquelle la responsabilité de l’établissement se substitue à celle de l’auteur de la faute ou la responsabilité pénale dans le cadre de laquelle la responsabilité indirecte des dirigeants est de plus en plus souvent engagée, la maîtrise de ces concepts est nécessaire pour tout directeur. Le choix de la juridiction administrative n’était pas anodin non plus dans la mesure où cette juridiction est en mutation constante. Les tribunaux administratifs, par l’interprétation et l’application des règles de droit par le juge, ainsi que par leur ancrage dans la réalité tant juridique que sociale et économique, permettent d’appréhender dans son ensemble la relation entre juges et justiciables. Car face aux attentes de plus en plus fortes que les citoyens et les acteurs publics placent dans les juridictions administratives, la justice administrative doit s’adapter à l’évolution du droit et de la société. Le contentieux administratif est en effet en forte croissance. Depuis le début des années 2000, il progresse chaque année de 6,5% pour les tribunaux administratifs et de 10% pour les cours administratives d’appel. Il faut donc répondre à un flux croissant de requêtes. A ce titre, le tribunal administratif de Toulouse est particulièrement emblématique des nouveaux enjeux de la justice administrative. Le contentieux porté devant cette juridiction a progressé de près de 50% entre 2003 et 2008, ce qui a eu la conséquence inévitable d’accroître le délai moyen de jugement. Ce dernier est passé à 1 an et 10 mois à la fin de l’année 2008. Cependant la juridiction administrative 1 toulousaine reste le tribunal administratif français le plus en retard en termes de dates des dossiers traités. Cette forte augmentation du contentieux a éveillé ma curiosité, et je me suis interrogée sur la factualité de ce phénomène dans le contentieux de la santé. C’est pourquoi mes premières recherches ont porté sur l’éventualité d’une judiciarisation des relations entre acteurs de santé. Il est vite apparu que cette tendance, si elle en est, devait être replacée dans un contexte de juridicisation de la société, que je m’attacherai d’ores et déjà à définir et à distinguer de la judiciarisation. Nous reprendrons ici les définitions très pertinentes proposées par le procureur général près la Cour de Cassation Jean-François Burgelin, dans sa note sur la judiciarisation de la médecine1. Pour lui la juridicisation signifie « que les rapports humains sont plus souvent réglés par le droit que par d’autres types de relations telles que la lutte, l’hostilité, la courtoisie ou la prévenance. Une société se juridiciarise2 quand le droit devient la règle d’or des relations entre les êtres humains. » Difficile de dire si le droit est « la règle d’or » des relations entre Français, mais il est néanmoins impossible de nier que la réglementation juridique est présente dans tous les milieux professionnels, que ce soit pour la régulation des relations entre dirigeants et salariés comme pour celle du secteur dans son ensemble. De plus en plus, la France est soumise à des règlementations européennes et le droit international a également une position importante dans la hiérarchie des normes, ce qui multiplie nécessairement les ressources juridiques déterminant le droit applicable. Mais lorsque le droit a une place si importante, comment le faire respecter ? Le recours au contentieux est une des solutions, mais également une des caractéristiques de la judiciarisation selon Jean-François Burgelin : « Tout autre chose est la judiciarisation de la société. Il ne s’agit plus seulement de considérer le droit comme constituant le lien social ordinaire. La société se caractérise par un appel au juge comme un recours nécessaire à la régulation des rapports humains. Le procès devient un moyen habituel non seulement d’obtenir la reconnaissance de son droit, mais de le faire mettre en application par une intervention de l’État, dont le juge n’est qu’une émanation ». Partant de cette définition, on 1 2 J-F Burgelin, « La judiciarisation de la médecine », base documentaire de l’INSERM, mars 2003, 11 p. Nous utiliserons plus volontiers l’autre formulation plus répandue et limitant les confusions : « juridicise » 2 peut considérer que la judiciarisation d’une société ou d’un secteur précis peut être évaluée à l’aune d’un critère quantitatif, celui de l’augmentation du nombre de recours contentieux, mais aussi d’un critère qualitatif, celui d’une dégradation du lien social assez forte pour nécessiter le recours à un juge. La problématique de la judiciarisation de la santé n’est pas nouvelle, pas plus que celle de la juridicisation qui semble être déjà ressentie depuis longtemps dans le monde de la santé. J-F Burgelin note ainsi que « les médecins des plus anciennes générations déplorent souvent les tendances modernes à la juridicisation de notre société et regrettent une époque révolue où leurs relations avec leurs patients étaient fondées sur la confiance et sur les clauses d’un contrat ». Si ces deux mouvements complémentaires de juridicisation et de judiciarisation inquiètent les acteurs du champ de la santé, cela suffit pour en venir à s’interroger sur leur factualité. On utilise indifféremment depuis le début de cet exposé le concept de droit de la santé. Il est important de préciser que la notion est très peu définie par la doctrine. Toutefois on retiendra une définition de Gérard Mémeteau, fondateur de la revue générale de droit médical, selon lequel le droit de la santé comprend « d’une part, la règlementation des actions concernant l’objectif de santé, interdiction, incitation, « police » administrative de la santé ; d’autre part, l’organisation des services publics et des professions intervenant en matière de santé ( D.A.S.S, hôpitaux publics, professions) et, enfin, les relations entre individus relatives à la santé (ex type : le contrat médical et ses suites telles que la responsabilité médicale), ainsi qu’une partie du droit de l’urbanisme (hygiène publique), de l’environnement […] »3. Dans le cadre de cette étude, nous retiendrons en particulier le droit des relations entre individus relatives à la santé, à proprement parler les régimes de responsabilité applicables aux professionnels de santé. Il est à noter que l’étude de ces régimes concerne également en partie l’organisation des services publics dans la mesure où la responsabilité administrative engage celle de l’établissement hospitalier tout entier et non de l’agent. Il s’agit maintenant d’imbriquer entre elles les notions de judiciarisation, et de responsabilité en santé. En effet, on se concentrera ici sur l’éventualité d’une judiciarisation dans le sens d’un engagement croissant de la responsabilité des professionnels de santé, même 3 G. Mémeteau, « Cours de droit médical », Les études hospitalières, 2ème édition, Bordeaux, 2003, p. 68 3 si l’expression « judiciarisation du droit de la santé » pourra être occasionnellement utilisée comme synonyme de ce phénomène. Or, nous allons voir que cette théorie n’a rien d’évident. En effet, même si certains préceptes ont été consacrés dès les débuts de la pratique de la médecine, la responsabilité au sens où on l’entend ici n’a été consacrée que récemment (19ème siècle). De plus, même après sa consécration, il fallut bien longtemps pour que cette responsabilité permette la mise en cause d’un soignant dans un contentieux, justice et santé entretenant jusque là des rapports d’indifférence mutuelle. Le code d’Hammourabi, édicté en 1750 avant Jésus-Christ, est la plus ancienne trace de responsabilité médicale que l’on puisse trouver, même si à cette époque la responsabilité du médecin tenait plutôt du précepte biblique « œil pour œil, dent pour dent ». Ainsi, ce code prévoit : que si le patient meurt ou a les yeux crevés au cours d’un acte médical, le médecin sera amputé des deux mains, si le patient a un œil crevé par un poinçon de bronze au cours de l’acte, le médecin n’aura qu’une main amputée4. Dans l’Égypte antique du 6ème siècle avant JC, c’est au code de Darius que doivent se fier les médecins, d’autant plus important qu’il consacre pour la première fois le principe d’évaluation des actes du praticien en fonction de règles établies : ainsi, si en suivant les règles du livre sacré le médecin perd son malade, il est innocent, mais s’il s’est écarté de ces règles alors il est coupable et peut être condamné à mort5. C’est finalement en 406 avant JC, dans la Grèce antique, que l’on retrouve les fondements de la responsabilité médicale moderne (dont la responsabilité disciplinaire en particulier est encore très empreinte) puisque c’est la date de rédaction du serment d’Hippocrate sur lequel les jeunes médecins continuent à prêter serment aujourd’hui. Dans sa version actuelle abrégée, il dispose : « En présence des Maîtres de cette École, de mes chers condisciples et devant l’effigie d’Hippocrate, je promets et je jure d’être fidèle aux lois de l’honneur et de la probité dans l’exercice de la médecine. Je donnerai mes soins gratuits à l’indigent et je n’exigerai jamais un salaire au dessus de mon travail. Admis à l’intérieur des maisons, mes yeux ne verront pas ce qui s’y passe ; ma langue taira les secrets qui me seront confiés, et mon état ne servira pas à corrompre les mœurs ni à favoriser le crime. Respectueux et reconnaissant envers mes Maîtres, je rendrai à leurs enfants l’instruction que j’ai reçue de leurs pères. Que les hommes m’accordent leur estime si je suis fidèle à mes promesses. Que je 4 5 J. Marty, Médecine générale : responsabilité et urgence, thèse de médecine, université de Toulouse, 1997 P. Meyer, « L’irresponsabilité médicale », Paris, Bernard Grasset, 1993, 218 p. 4 sois couvert d’opprobre et méprisé de mes confrères si j’y manque. »6. Plusieurs dispositions législatives actuelles se retrouvent déjà dans ce serment, comme par exemple la notion de secret médical. De même, le principe du lien de causalité sera reconnu à partir de la lex aquila consacrée au IIème siècle avant JC : si le médecin est jugé coupable d’une culpa gravis (faute grave littéralement, l’équivalent de la faute lourde aujourd’hui),et que la victime apporte la preuve d’un manquement du médecin à ses obligations, ce dernier sera condamné. On identifie également ici l’origine de la charge de la preuve au plaignant. Pourtant, l’arrêt du 26 juin 1696 du Parlement de Paris sonne comme un retour en arrière, puisqu’il dispose qu’une victime ayant choisi elle-même son docteur ne peut se plaindre et doit supporter les inconvénients du traitement7. La responsabilité civile est donc inexistante à ce moment. Rappelons ici que la responsabilité administrative l’est tout autant en vertu du principe selon lequel « le roi ne peut mal faire ». Pendant longtemps donc, le médecin a bénéficié d’une forme d’immunité, notamment grâce à l’omniprésence de la religion. En vertu de croyances religieuses, les décès de patients étaient plus généralement dus à la fatalité religieuse qu’à une erreur du soignant. Ambroise Paré, grand chirurgien et anatomiste français du XVIème siècle, disait ainsi avec humilité « Je le pansai et Dieu le guérit »8. Plus récemment, on retrouve cette idée dans la phrase de JeanFrançois Casimir Delavigne, poète et dramaturge français : « Mauvaise ou bonne, on prend la santé comme Dieu nous la donne »9. Il faut donc attendre le XIXème siècle pour que médecine et santé publique soient soumises progressivement au droit commun. Le premier cas connu d’engagement de la responsabilité civile d’un médecin remonte à l’année 1825. Le 23 septembre, le Docteur Hélie rate un accouchement ce qui occasionnera d’importants handicaps à l’enfant né. Et c’est le tribunal civil de Domfront, dans l’Orne, qui aura à connaître de ce contentieux après la plainte déposée par les parents. Or le tribunal demande un avis à l’Académie de Médecine sur cette affaire, qui ne manquera pas l’occasion d’exprimer son opinion sur le sujet, illustrant ainsi le 6 Plusieurs versions de ce serment circulent actuellement, celle-ci est la version utilisée à l’université de médecine de Montpellier I 7 J. Marty, Médecine générale : responsabilité et urgence, op. cit. 88 Paré écrivit cette phrase, dans un cahier de notes, au sujet des soins qu'il donna au capitaine Le Rat, lors de la campagne de Piémont de 1537-1538. Il utilisera cette formule tout au long de sa carrière. J-P Poirier, Ambroise Paré, Paris, Pygmalion, 2006, p. 42 9 J-F Casimir Delavigne, Louis XI, Paris, 1832 5 conflit perdurant entre Esculape et Thémis10 : « Nul doute que les médecins demeurent légalement responsables des dommages qu’ils causent à autrui, par la coupable application des moyens de l’art, faite sciemment avec préméditation et dans de perfides desseins ou de criminelles intentions. Mais la responsabilité des médecins, dans l’exercice consciencieux de leur profession, ne saurait être justiciable de la loi. Les erreurs involontaires, les fautes hors de prévoyance, les résultats fâcheux hors de calcul, ne doivent relever que de l’opinion publique. […] Le Médecin ne reconnaît pour juge, après Dieu, que ses pairs et n’accepte point d’autre responsabilité que celle, toute morale, de sa conscience. »11. Malgré cette prise de position affirmée de l’Académie, le tribunal condamnera le Docteur à verser une rente viagère à l’enfant. Dans l’affaire Thouret-Noroy contre Guigne, en date du 18 juin 1835, et qui condamne un médecin pour faute lourde, le procureur Dupin répondra tout en subtilité à l’Académie, affirmant par cette déclaration la position que les juges ne cesseront de défendre par la suite : « Le médecin, le chirurgien ne sont pas indéfiniment responsables, mais ils le sont quelquefois : ils ne le sont pas toujours mais on ne peut pas dire qu’ils ne le soient jamais […]. C’est au juge à déterminer dans chaque espèce ». Après ces débuts tardifs de l’engagement de la responsabilité devant les tribunaux, il faudra encore attendre la seconde guerre mondiale pour que soient créés les conseils de l’Ordre, qui jugeront de la responsabilité disciplinaire du médecin, et la fin de cette guerre pour qu’un décret transfère définitivement la définition des devoirs du médecin au législateur. Le Littré définit la responsabilité comme l’obligation de répondre, d’être garant de certains actes. Or on a pu constater que l’émergence d’une possibilité d’obliger le soignant à répondre de ses actes devant les tribunaux a été passablement laborieuse. Une fois cette possibilité acquise, les juges et le législateur ont peu à peu construit des régimes juridiques entourant cette responsabilité, parfois forts différents selon l’ordre juridictionnel. Ainsi le droit s’est peu à peu immiscé dans l’exercice de la médecine, au grand dam des personnels de santé qui y ont vu là une baisse de la confiance du profane. Cette immixtion ne s’est pas arrêtée là. En effet, les juges ayant peu à peu réalisé que les différends entre juridictions administratives et judiciaires étaient sources d’inégalités, une harmonisation progressive a été réalisée, à travers la sécrétion d’un droit nouveau et abondant. 10 11 Editorial, Sève, hiver 2004, pp. 3-4 J-F Burgelin, « La judiciarisation de la médecine », base documentaire de l’INSERM, mars 2003, p. 3 6 Mais la production de droit nouveau n’entraîne pas nécessairement son application, et encore moins son invocation devant les tribunaux. C’est pourquoi il est légitime de s’interroger sur la thèse largement défendue d’une judiciarisation du régime de responsabilité en droit de la santé. Cette étude s’attèlera donc à démontrer, non seulement que cette judiciarisation est effective, mais aussi, et à contrepied de l’avis d’une partie de la doctrine, qu’elle se perpétue. Les premières recherches sur ce sujet d’étude ont cependant fait remonter une autre problématique intrinsèquement liée à celle de la judiciarisation, à savoir celle de la pénalisation. En effet, lorsque l’on soutient qu’une judiciarisation du droit de la santé existe, comment ne pas parler de l’impact différencié qu’il pourrait y avoir sur les divers régimes juridiques ? La question de la judiciarisation en entraîne donc une autre : peut-on parler d’une « judiciarisation ciblée », en l’occurrence sur le recours aux tribunaux judiciaires et au régime de la responsabilité pénale ? Cette judiciarisation est-elle plus globale ? Oou à l’inverse va-ton vers une « administrativisation » du contentieux ? Il est à noter que beaucoup d’auteurs étudiés ici, professionnels de santé comme juristes, penchent en faveur de la thèse d’une pénalisation, c’est pourquoi l’impact sur ce régime juridique sera étudié tout particulièrement. Mais la rigueur nous défendra de conclure de l’absence de pénalisation un renforcement automatique du régime de responsabilité administrative. Ce dernier sera étudié à la lumière des conclusions tirées des recherches sur la pénalisation. Dès lors, ce mémoire sera problématisé comme suit : dans quelle mesure peut-on parler d’une « judiciarisation ciblée » des régimes de responsabilité des personnels de santé ? Il sera nécessaire dans un premier temps d’examiner les constructions législatives et jurisprudentielles parallèles des différents régimes de responsabilité applicables aux soignants, afin de comprendre pourquoi les juges administratifs et judiciaires, par une volonté d’harmonisation de leurs contentieux, ont été à l’origine d’une véritable inflation juridique dans les années 1990. Une attention toute particulière sera apportée à la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé dans la mesure où la doctrine est très partagée à son sujet : participe-t-elle d’un renforcement de la judiciarisation ou au contraire d’une déjudiciarisation de la responsabilité des soignants ? La volonté du législateur ainsi que 7 les implications concrètes de ce texte seront analysés l’un après l’autre pour conclure à une participation au mouvement de judiciarisation déjà identifié en première partie. Dans un dernier temps, la question du ciblage de la judiciarisation sera évoquée sous l’angle de la pénalisation : la judiciarisation concerne-t-elle tous les régimes de responsabilité ou peut-on relever en particulier un phénomène d’accroissement du recours au contentieux pénal comme le considère la doxa ? Encore une fois la doctrine est partagée sur le sujet, certains auteurs évoquant même à l’inverse une dépénalisation du droit de la santé. Sans aller jusqu’à ce point, nous expliquerons comment s’est construite la perception par la doxa d’une pénalisation, et nous relèverons les signes indicatifs d’une limitation de l’engagement de la responsabilité pénale. Cela nous amènera à conclure à une judiciarisation globale des régimes de responsabilité des personnels de santé, avec un succès croissant de la juridiction administrative pour le recours contentieux. 8 PREMIERE PARTIE : UN DUALISME ORIGINEL DES REGIMES DE RESPONSABILITE, MOTEUR DE L’ACCROISSEMENT DES CONTENTIEUX « Notre liberté est menacée par le besoin de sécurité et la sécurité elle-même est menacée par le souci obsédant qu’on en a » Norbert BENSAÏD12 Le régime juridique de l’activité de soins est fondé sur des principes stables, à l’origine propres aux diverses juridictions impliquées dans le processus. La médecine libérale est ainsi caractérisée par une relation contractuelle entre médecin et patients, tandis que la pratique hospitalière est régie de manière statutaire. On constate néanmoins de nombreuses mutations dans le traitement juridique des soins médicaux, dues à une multiplicité de facteurs. Certaines explications sont intrinsèquement liées aux évolutions de la pratique médicale : le progrès a toujours été source d’espoir mais aussi de méfiance, en médecine comme ailleurs. La juridicisation de la société est également un facteur de ces grands bouleversements, juridicisation qui, comme nous l’avons vu, consacre le droit comme moyen légitime de règlement des conflits de la société. Cela va de pair avec d’autres évolutions sociétales ayant un impact sur le domaine de la santé : de l’aspiration à plus de confidentialité mais paradoxalement à une information du public toujours plus large, jusqu’à la tendance de notre pays, de tout temps, à être effrayé par la prise de risques et à lui préférer la certitude (même en médecine où cela semble discutable) ces mouvements de fond de la société se ressentent sur le mouvement général du droit de la santé. Enfin, certains constats inévitables ont été faits, en France au moins, au cours des décennies 1980-1990. Les risques sériels ont été découverts 12 N. Bensaïd, La lumière médicale, Paris, Seuil, 1981, p.33. 9 avec l’épidémie de SIDA (syndrome de l’immunodéficience acquise), et face à l’augmentation du nombre de recours la dualité des ordres a fait apparaître plusieurs limites, dont la lenteur des procédures contentieuses et les divergences exprimées par les deux ordres de juridiction dans leur jurisprudence. Nous reviendrons sur la construction de ce droit aujourd’hui encore hétérogène du fait de sa dichotomie initiale. Deux types de régimes juridiques sont à distinguer dans le cadre du contentieux de la responsabilité en droit de la santé, en fonction de l’objectif recherché et par le plaignant et par le juge. On différencie alors les régimes ayant une vocation de réparation du préjudice de ceux visant plutôt à la sanction du fautif (médecin, personnel soignant, voire directeur de l’établissement). Du fait de la complexification du droit en vigueur, l’identification des différents régimes est aujourd’hui permise par la distinction entre les différentes obligations qui pèsent sur l’équipe médicale13. On analysera dans cette partie ce qui peut être qualifié d’obligation principale de soin. Il est à préciser avant de débuter ce raisonnement que les régimes juridiques applicables se décident également en fonction du patient concerné. A ce titre, on observe quatre grandes catégories de patients : les mineurs, pour lesquels les actes de soins sont généralement placés sous l’assentiment de leurs parents ou d’un autre représentant légal. Cependant, il est possible dans de rares cas de se contenter de la décision prise par le mineur. Pour les majeurs, la loi est claire : il faut systématiquement rechercher leur consentement, ils ont droit à une information éclairée et a priori personne ne peut consentir à leur place. On identifie ensuite deux types particuliers de majeurs : les majeurs sous tutelle et les majeurs non protégés et non communicants. Les premiers doivent consentir aux soins, leur tuteur prenant la relève uniquement lorsqu’ils ne sont plus en état d’exprimer leur consentement. Pour les soins portés aux seconds, seule la personne de confiance désignée au préalable peut consentir à leur place. Mais encore une fois la jurisprudence a nettement fait évoluer ces quatre catégories. 13 P. Coursier, « Bilan et perspectives du droit de la responsabilité médicale en matière civile et administrative », Revue médicale de l’assurance maladie, n°3, juillet-septembre 2000, pp. 55-63. 10 CHAPITRE 1 : LES REGIMES DE NATURE REPARATOIRE, UN OBJECTIF D’INDEMNISATION DE LA VICTIME Deux types de responsabilité existent pour engager un processus d’indemnisation du plaignant au cours d’un contentieux de santé : la responsabilité administrative et la responsabilité civile. Ces deux types sont le résultat d’un double travail de construction jurisprudentielle et doctrinale sur le sujet14. C’est en effet la jurisprudence qui va répartir entre l’ordre administratif (pour la responsabilité administrative) et l’ordre judiciaire (pour la responsabilité civile) les cas de contentieux qui vont répondre soit d’un exercice hospitalier public pour le premier soit d’un exercice libéral de la médecine pour le deuxième. On dénote alors deux distinctions essentielles entre ces deux responsabilités : une première distinction tient à la nature des obligations qui lient le médecin et son patient, définies par la doctrine et la jurisprudence, ainsi qu’au fondement de la responsabilité, qui est personnelle pour l’exercice libéral alors que la responsabilité de l’établissement public est impliquée pour le cas d’un contentieux liant un personnel de santé qui y exerce15. Ce sont ces distinctions qui sont à l’origine du dualisme interne aux régimes réparatoires dans le cadre du contentieux de santé. Section 1 : La responsabilité administrative, une construction progressive dans le cadre du droit de la santé La responsabilité des personnels de santé exerçant en établissement public est traditionnellement soumise au droit public, et a donc peu à peu été soumise au contrôle de la juridiction administrative, conformément à un lien consacré en droit français entre droit public et juridiction administrative. Nous verrons comment le traitement de ce type de contentieux a progressivement été entièrement délégué à cette juridiction avant d’examiner les composantes intrinsèques et celles construites par la jurisprudence de ce régime de responsabilité. 14 P. Coursier, « Bilan et perspectives du droit de la responsabilité médicale en matière civile et administrative », Revue médicale de l’assurance maladie, n°3, juillet-septembre 2000, p. 55-63. 15 N. Pillerel, « Le contentieux médical dans l’ordre administratif et dans l’ordre judiciaire : convergences et divergences », Centre de documentation du Conseil d’Etat, Service de recherches juridiques, Paris, 2008, 55 p. 11 1. Historique de l’attribution de ce contentieux à la juridiction administrative « Considérant que la responsabilité, qui peut incomber à l’État pour les dommages causés aux particuliers par le fait des personnes qu’il emploie dans le service public, ne peut être régie par les principes qui sont établis dans le code civil, pour les rapports de particulier à particulier ; que cette responsabilité n’est ni générale, ni absolue ; qu’elle a ses règles spéciales qui varient suivant les besoins du service et la nécessité de concilier les droits de l’État avec les droits privés ; que, dès lors, aux termes des lois ci-dessus visées, l’autorité administrative est seule compétente pour en connaître… » : par cet arrêt Blanco du 8 février 1873, le Tribunal des Conflits reconnaît l’existence d’une responsabilité de l’État dans le cadre de l’exercice de ses missions de service public, et en confie le traitement contentieux à la juridiction administrative. Il semble logiquement en découler que les dommages occasionnés par les personnels de santé exerçant en établissement public relèvent de ce type de responsabilité, et la réparation de ces dommages de la juridiction administrative. Pourtant, les juridictions judiciaires ont tenté à plusieurs reprises d’affirmer leur compétence sur ce type de contentieux16. La logique retenue était alors la suivante : les juridictions judiciaires considéraient que le médecin, en libéral comme dans le cadre d’un exercice en établissement hospitalier, ne recevait pas d’ordre sur la manière d’exercer son art de la part des autorités hospitalières et, à ce titre, était jugé complètement indépendant 17. Les deux responsabilités (celle de l’établissement et celle du médecin) ne pouvaient donc pas être amalgamées et ainsi la juridiction judiciaire se présentait comme la seule compétente pour connaître d’un dommage occasionné par un médecin sur un de ses patients. La Cour de Cassation dans sa formation civile avait admis dans un arrêt du 15 janvier 195718 ce raisonnement qui appliquait le même régime de responsabilité au médecin exerçant en libéral qu’à celui exerçant dans le public. Cependant, cette interprétation restait une réelle source de débats dans la mesure où la juridiction administrative se déclarait aussi régulièrement compétente pour connaître de ce type de litige. Le Tribunal des Conflits mettra un terme à cette concurrence entre les deux ordres avec l’arrêt Chilloux et et l’arrêt Issad Slimane du 25 mars 1957. M. Isaad se blesse en tombant 16 P. ex. Paris, 16 janvier 1950, D. 1950, 169 ; Paris, 15 février 1955, Gaz Pal., 1955, I, 270. J-M. Auby, « La responsabilité médicale en France (aspects de droit public) », Revue internationale de droit comparé, vol.28, n°3, juillet-septembre 1976, p. 514 18 Cass. Civ. 15 janvier 1957, J.C.P. 1957, II, 9287, note R. Savatier. 17 12 d’un arbre et est admis dans un premier hôpital où on lui diagnostique une « simple » contusion lombaire. Une quinzaine de jours plus tard, un second hôpital va l’examiner et relever la présence d’une fracture vertébrale. Slimane Issad décide donc d’attaquer le médecin du premier hôpital, et ce devant les juridictions civiles. M. Chilloux décide quant à lui d’attaquer deux médecins ayant pratiqué une césarienne sur sa femme, acte médical ayant conduit à la mort, également devant le tribunal civil. Dans les deux cas, le tribunal s’est déclaré incompétent quant à la question de la responsabilité des hôpitaux, c’est pourquoi le contentieux a été élevé au Tribunal des Conflits. Pour l’arrêt Issad, le Tribunal déclare que « les faits allégués, s’ils sont établis, ne constitueraient pas une faute personnelle détachable de l’accomplissement du service public dont le docteur M a la charge » et de même pour l’arrêt Chilloux, « les fautes imputées aux deux médecins, si elles sont démontrées, se rattacheraient à l’exécution du service public dont ils ont la charge, les juridictions judiciaires sont donc incompétentes ». Cet arrêt consacre donc à la fois la compétence des juridictions administratives pour les contentieux portant sur des dommages occasionnés par des praticiens hospitaliers sur leurs patients, mais aussi la faute personnelle du médecin détachable de son exercice de service public qui relèvera alors des juridictions judiciaires. Cependant, même si la Cour de Cassation s’est rangée à cette interprétation en 196019, il demeure des difficultés d’interprétation de la nature d’une faute personnelle détachable du service. Ainsi, si la Cour de Cassation en a une vision très large20, la juridiction administrative s’est très vite attachée à en proposer une définition plus restrictive à travers la distinction de deux types de faute. La faute contre l’humanisme médical, c'est-à-dire celle qui traduit une méconnaissance de la part du médecin des droits de son patient en sa qualité de personne humaine, est à distinguer d’une faute uniquement liée à la mauvaise pratique de techniques médicales. A l’intérieur de ces deux grandes catégories, on retrouve donc des fautes d’ordre médical21 et des fautes d’ordre administratif22. Il est à noter que ces deux derniers types de fautes peuvent être qualifiés ou non de fautes personnelles, mais que la jurisprudence va amener progressivement des éclaircies sur le sujet. On peut cependant considérer qu’à partir de 1960 il y a un consensus sur l’attribution du 19 Cass. Civ. 7 juillet 1960, Gaz Pal. 1960, II, 180. CCass 9/10/1956 docteur J c/ Melle Sitina ; CCass 15/01/1957 docteur J c/ Chantin ; CCass 15/01/1957 docteur V c/Ramey. 21 P. ex. l’intervention chrirugicale, le diagnostic… 22 Lors de la réception du patient, de sa surveillance, de l’administration de traitements… 20 13 contentieux concernant les praticiens hospitaliers à la juridiction administrative, et par exception à l’ordre judiciaire en cas de faute personnelle. 2. Les fondements de la responsabilité administrative en droit de la santé Dans la mesure où le régime de responsabilité administrative est un régime réparatoire, il vise à protéger les individus qui auraient subi des dommages physiques du fait d’une activité de soins. Comme il a été déterminé que les juridictions administratives étaient compétentes pour les dommages occasionnés par les personnels de santé hospitaliers, il en découle logiquement que ces juridictions sont chargées de gérer les intérêts des usagers du service public d’une manière générale. Le raisonnement de fond pour juger de la recevabilité d’une plainte repose à l’origine sur 3 éléments essentiels : l’existence d’une faute, l’existence d’un dommage, et la possibilité de mettre en lumière un lien entre les deux. La faute initiale peut être intervenue dans trois cadres : dans le cadre d’un acte de soin qui peut être alors accompli soit par un médecin soit par du personnel paramédical, la faute simple suffit à engager la responsabilité. Dans le cadre d’un acte médical qui a nécessité l’intervention d’un médecin, il faut originellement une faute lourde du praticien pour engager la responsabilité de l’établissement hospitalier, comme rappelé dans l’arrêt Rouzet du Conseil d’État du 26 juin 1959 qui définit ce type d’acte comme celui « qui ne peut être exécuté que par un médecin ou chirurgien ou encore un des actes qui ne peuvent être exécutés par un auxiliaire médical que sous la responsabilité et la surveillance directe d’un médecin dans des conditions qui lui permettent d’en contrôler l’exécution et d’intervenir à tout moment ». Pour pouvoir déterminer la nature médicale d’un acte, les juges doivent alors se référer aux textes23 qui peuvent fixer la liste des actes ne pouvant être pratiqués que par un médecin ou au moins sous sa surveillance. Enfin, dans le cadre d’une mauvaise organisation ou d’un mauvais fonctionnement du service, une faute simple suffit. Comme il a déjà été mis en lumière, le principe consacré et reconnu par la jurisprudence est celui de la substitution de l’administration hospitalière à son personnel en ce qui concerne la réparation des dommages. En effet, les médecins et autres personnels médicaux ou 23 Arrêté ministériel régulièrement modifié, prévu par l’article L.4161-1 du Code de Santé Publique 14 paramédicaux sont soumis au statut administratif d’agent public ou, plus rarement, de collaborateur du service public. Les prestations fournies par ce service et ses agents sont donc régies par le principe qui oblige les administrations à faire fonctionner correctement les services publics : à partir du moment où une administration entreprend une activité, elle est tenue aux obligations qu’implique la gestion de cette activité. En l’occurrence, pour le service public hospitalier, on parle de fonctionnement normal du service, auquel va s’opposer le défaut d’organisation du service alors considéré comme fautif. La procédure d’engagement de la responsabilité des établissements hospitaliers devant les tribunaux a peu changé depuis l’attribution de ce type de contentieux à l’ordre administratif. Ainsi, il est de jurisprudence relativement constante que c’est à la victime de prouver l’existence d’une faute24 et du lien de causalité entre la faute et le dommage supposé. Une requête est ensuite déposée devant le tribunal administratif dont dépend géographiquement le plaignant, qui va examiner la recevabilité du dossier. L’évaluation de l’existence d’une faute, de l’existence et de la nature du dommage, et même du lien de causalité entre les deux peuvent ensuite être soumis à une expertise médicale, dont les conclusions ne lient cependant pas le juge. Il est à noter que les frais d’expertise engagés sont traditionnellement supportés par la partie perdante, sauf situation particulière. Sauf disposition contraire, l’article R 811-2 du Code de Justice Administrative (CJA) prévoit un délai de 2 mois pour faire appel de la décision rendue par le tribunal. L’appel se déroule alors devant la Cour Administrative d’Appel dont dépend le tribunal de première instance25. Enfin si l’une des parties souhaite encore faire appel du jugement rendu par la cour administrative d’appel, l’affaire est alors jugée devant le Conseil d’État dont la décision ne pourra plus être contestée26. Il est à noter que la prescription en matière de contentieux de la responsabilité administrative a longtemps été de quatre ans, avant d’être augmentée à 10 ans par la loi du 4 mars 2002. Pour finir sur les questions de procédure, une des conditions de recevabilité de ce type de dossier au tribunal administratif est l’existence d’un recours administratif préalable, qui se trouve être obligatoire dans ces cas (RAPO). En effet, afin de limiter le recours aux tribunaux, le plaignant doit avant tout faire une demande d’indemnisation à l’établissement hospitalier qu’il estime fautif, en lui précisant la nature de ses dommages et la faute présumée, ainsi qu’en faisant une estimation 24 Sauf cas des infections nosocomiales, responsabilité sans faute… qui seront examinés plus tard Il y a 8 cours d’appel en France : Paris, Lyon, Nancy, Nantes, Bordeaux, Marseille, Douai, Versailles. 26 En droit interne en tout cas. Les plaignants peuvent cependant, après avoir épuisé les voies de recours interne de leur pays, présenter un recours devant la Cour européenne des Droits de l’Homme s’ils considèrent qu’un de leurs droits fondamentaux a été bafoué. 25 15 des indemnités qu’il souhaite obtenir. C’est uniquement suite à un refus ou une acceptation seulement partielle de l’établissement que le plaignant pourra présenter une requête au tribunal27, et ce dans un délai de deux mois après la notification de la décision de rejet de sa demande indemnitaire. La question de l’indemnisation du préjudice enfin, est particulièrement épineuse dans la juridiction administrative. En effet, le juge administratif a longtemps été jugé plus « restrictif » voire « avaricieux »28 que le juge judicaire quant aux montants d’indemnités accordées. Or, cette question est un des arguments les plus fréquemment repris par les détracteurs du dualisme juridictionnel. Mais on observera par la suite qu’au cours des années 1990, le juge administratif a fait d’importants efforts pour rapprocher ses grilles indemnitaires de celles de l’ordre judiciaire, jusqu’à finir par parfois le dépasser en termes de « générosité indemnitaire ». 3. Exceptions et évolutions dans le régime de la responsabilité administrative Depuis sa création, la responsabilité administrative des personnels de santé connaît des limitations. La jurisprudence a également collaboré à l’évolution de ce régime, plutôt dans le sens d’une facilitation de l’engagement de cette responsabilité. On recense trois facteurs d’exclusion de l’application de la responsabilité administrative en cas de dommages occasionnés par un personnel de santé sur un patient. De manière logique, la classification pénale de la faute suffit à exclure le régime administratif. En effet, dans ce cadre, l’administration ne se substitue plus à son personnel et le contentieux créé par la faute est du ressort du tribunal correctionnel. Il sera détaillé un peu plus loin les critères permettant de justifier une faute pénale. Comme vu précédemment, la faute personnelle détachable du service est d’une manière plus globale la première exception à l’engagement de la responsabilité administrative. La faute pénale en fait évidemment partie, mais la faute personnelle n’inclut pas uniquement la faute pénale. 27 NB : le silence gardé durant deux mois par l’administration est une décision implicite de rejet. P. Sandevoir, « Unité et diversité du contentieux administratif et du contentieux judiciaire dans le droit de la responsabilité hospitalière », in L’unité du droit, mélanges en hommage à Roland Drago, 1996 28 16 Enfin, les consultations privées dispensées par un praticien hospitalier ne peuvent certainement pas être couvertes par l’administration hospitalière dans la mesure où le patient n’est alors plus un usager du service public hospitalier mais plutôt une partie à une relation contractuelle qui n’engage que le médecin et son patient. Dans ce cadre le médecin hospitalier se comporte comme un médecin libéral et sa responsabilité en cas de dommages ne pourra être engagée que devant les juridictions judiciaires. Ces différents cas constituent les exceptions d’engagement de la responsabilité administrative, qui sont demeurées inamovibles depuis l’établissement des fondements de ce régime juridique. Cependant, l’exigence d’une faute lourde pour les actes médicaux, sans laquelle cette responsabilité ne pouvait être engagée non plus, a connu des évolutions jurisprudentielles qui ont conduit la faute simple à être suffisante pour tous les contentieux relevant de la responsabilité administrative. Selon le dictionnaire juridique de Pierre Guiho29, la faute peut être définie comme un comportement anormal, une erreur de conduite, que n’aurait pas eu « un bon père de famille ». Cela n’est guère suffisant pour expliciter la différence longtemps consacrée par les juridictions administratives entre faute simple et faute lourde. A peine P. Guiho se contente-til de préciser que la faute lourde est celle requise par l’ordre administratif et qu’elle présente une certaine gravité. D’autres auteurs la décrivent un peu plus précisément. Ainsi, pour Lachaume30, elle désigne une erreur grossière, une maladresse inexcusable. Pour Jean Carbonnier, la faute lourde « traduit un impéritie ou une incurie poussée à un degré étonnant. Il n’y a point d’intention de nuire, ni malhonnêteté ; mais c’est à s’y méprendre : " on dirait qu’il l’a fait exprès " »31. Ulpien, juriste romain du début du IIIème siècle, présentait la faute lourde comme « l’omission des précautions que les personnes les moins soigneuses ont coutume de prendre »32. Enfin, le conseil d’État, à travers sa jurisprudence a certes consacré des différences entre faute lourde et faute simple, mais n’a jamais donné de définitions véritables de ces deux termes. A titre d’exemple de faute lourde, on peut citer : la prescription d’un traitement sans recherche de contre-indications33, la délivrance de produits sanguins 29 P. Guiho, Dictionnaire juridique, Lyon, l’Hermès, 1996, 318 p. J-F. Lachaume, Les grandes décisions de la jurisprudence, droit administratif, 9ème édition, Paris, PUF Thémis, 1995, 572 p. 31 J. Carbonnier, Les obligations, Tome 4, 1996, n°156 32 Ulpien in J-C. Etienne, J. Dionis du Sejour, « Les télécommunications à haut débit au service du système de santé », annexe 3 « Note sur la responsabilité médicale », rapports du Sénat, Paris, 2004, tome 2, 131 p. 33 CE 12/12/1975, Ministre de la coopération c/Lérat 30 17 pouvant être contaminés34, l’oubli d’agrafes35… En revanche, la faute simple résulte, comme nous l’avons vu, d’un défaut d’organisation du service ou d’un acte de soin, mais aussi du défaut de surveillance d’un malade, comme l’est par exemple la fuite puis le suicide d’un patient ayant échappé à la surveillance du personnel d’un hôpital psychiatrique36. La mauvaise organisation du service a été notamment une faute dans le cas d’un patient entré aux urgences à 18 heures et décédé à minuit sans avoir été examiné par un médecin 37. Enfin, pour la faute lors de l’acte de soin, on peut citer la mauvaise réalisation d’une piqûre ayant provoqué une paralysie du bras38. Face à ces difficultés d’interprétation et à l’absence de cette distinction dans l’ordre judiciaire, la Haute Juridiction a cependant fini par s’orienter vers une simplification du régime d’engagement de la responsabilité administrative. Ainsi elle consacre l’abandon de la faute lourde dans son arrêt Époux V du 10 avril 1992. Madame V a subi une césarienne le 9 mai 1979, sous anesthésie péridurale. Or, durant l’intervention, de nombreuses complications sont apparues, notamment des chutes de tension conclues par un arrêt cardiaque. Madame V a survécu mais est ressortie de cette opération avec divers troubles neurologiques et physiques (troubles de la mémoire, séquelles aux bras et aux jambes…), ce qui l’empêche notamment de reprendre son activité professionnelle. Elle réclame donc une indemnisation réparatrice pour le dommage subi. Une expertise fut diligentée par le juge nota alors plusieurs erreurs dans tout le processus de soin de Madame V : l’injection d’une quantité trop importante de produit ayant un effet hypotenseur notablement connu, la perfusion d’un plasma trop froid, l’injection d’un produit anesthésique malgré les premières chutes de tension… L’enchaînement de ces erreurs constitue alors une faute médicale d’après les experts. Cet arrêt aura une portée très importante pour plusieurs raisons. Tout d’abord, le Conseil d’État va abandonner l’exigence de faute lourde pour l’engagement de la responsabilité de l’établissement à l’occasion de dommages occasionnés par un acte médical. De plus, il va considérer « l’enchaînement d’une série d’imprudences, d’imprévisions et d’erreurs d’ordre médical, qui par leurs effets conjugués ont constitué une faute médicale ». La juridiction reconnaît donc une faute médicale dans le cas de cette patiente, qui n’est cependant pas une faute lourde, et va donc 34 CAA Paris, 16/06/1992, Ministre des affaires sociales c/X CE 09/01/1957 AP de Marseille 36 CE 22/12/1936 Apard 37 CE 12/12/1941 hôpital civil d’Antibes 38 Ces 09/01/1957 hospices civils de Blois 35 18 être consacrée comme faute simple. La faute simple est donc par cet arrêt comme « unifiée »39 dans la mesure où le fondement de la faute simple sera valable pour les actes de soin et les défauts d’organisation du service, mais aussi pour les actes médicaux. Par cette décision, le Conseil d’État exprime clairement une volonté de rapprochement du traitement de ce contentieux par les deux juridictions (administrative et judiciaire), comme l’expose le commissaire de gouvernement Legal dans ses conclusions : « l’acte thérapeutique n’est pas complètement incorporé dans une logique administrative : il est semblable à celui qu’exerce le médecin d’exercice privé ; il est cerné de règles particulières d’ordre technique et d’ordre éthique… Saisi de pouvoirs plus nombreux et plus étayés, le juge administratif a été conduit à rechercher plus précisément les causes possibles d’engagement de la responsabilité de l’hôpital, comme le faisait dans le même temps le juge civil s’agissant de la responsabilité contractuelle des médecins non hospitaliers publics ». Le but était donc en partie l’harmonisation de ce contentieux pour permettre une équité dans la réparation des dommages occasionnés par des personnels de santé. Cependant, il est à noter que le Conseil d’Etat a également cherché à préserver un particularisme de fonctionnement pour la juridiction administrative en ne faisant pas de ce principe une vérité générale, mais plutôt en invitant le juge administratif à faire du cas par cas40. En résumé, la responsabilité administrative est applicable pour les personnels de santé exerçant dans le service public hospitalier. Mais qu’en est-il des personnels soumis au droit privé ? Comment leur responsabilité peutelle être engagée ? De plus, cette question peut être élargie à ce que le doyen Savatier désignait comme « les îlots de droit privé »41 au sein de l’hôpital public (consultations privées dans l’hôpital, praticiens du public exerçant parfois dans des établissements privés…). Quel régime juridique à vocation indemnitaire permet de couvrir ces cas ? 39 J-C Etienne, J Dionis du Sejour, « Les télécommunications à haut débit au service du système de santé, op. cit. 40 « à tenir compte, dans son appréciation de la faute, des difficultés particulières, de l’urgence, de l’état des connaissances et des moyens » CE 10/04/92 Époux. V 41 Jurisclasseurs responsabilité civile, fascicule XXX, n°87 19 Section 2 : La responsabilité civile, une reconnaissance tardive des obligations des personnels de santé soumis au droit privé La responsabilité civile est le deuxième régime permettant à un patient d’obtenir une indemnisation en réparation de dommages occasionnés par un acte de soin ou un acte médical. Mais la responsabilité civile est bien plus ancienne et on peut considérer que son principe a été posé en 1810 dans l’article 1382 du code civil qui dispose : « tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ». Mais il faut pourtant attendre le 18 juin 1835 avec l’arrêt Thouret Noroy contre Guigne de la Cour de Cassation pour voir un médecin condamné pour ce que le Procureur Général Dupin a considéré comme une faute « crasse », qui présume la responsabilité civile dite délictuelle. Par la suite, la Cour de Cassation développera le régime juridique de la responsabilité civile médicale en s’opposant dès 1963 à l’ordre administratif dans la mesure où la Cour de Cassation retient la possibilité d’engager systématiquement la responsabilité du médecin pour une faute simple. Elle suit ainsi les principes de base du droit civil en disposant que « toute faute engage la responsabilité du médecin »42. Cette partie visera à présenter les principes fondamentaux régissant aujourd’hui la responsabilité civile des personnels de soin. 1. Le régime français de responsabilité civile Nous commencerons par préciser quelques généralités au sujet de la responsabilité civile. Il est tout d’abord à noter que dans la juridiction civile, les procès se font entre particuliers ; c’est pourquoi dans le droit médical la responsabilité civile engage les personnels de santé exerçant en libéral. Les procès se déroulent donc devant les juridictions judiciaires qui se reposent généralement sur les dispositions du Code Civil ainsi que sur la jurisprudence. Le principe est ensuite le même que pour la juridiction administrative : le juge doit pouvoir constater l’existence d’une faute, d’un dommage, et d’un lien de causalité entre les deux. On terminera cette rapide introduction en précisant que la responsabilité civile est assurable. 42 Cass. Civ. 1ère, 30 octobre 1963 20 Dans le droit civil français, on distingue trois types de responsabilité : la responsabilité civile à base de faute prouvée, la responsabilité sur présomption de faute et la responsabilité civile contractuelle. Si l’on détaille la responsabilité sur faute prouvée, il faut préciser que l’on peut qualifier cette responsabilité de délictuelle ou quasi-délictuelle en fonction de la nature de la faute. Si la faute est directe et volontaire, c’est l’article 1382 du Code Civil (cf. précédemment) qui s’applique et une réparation est due à la victime du dommage par le responsable direct de la faute. En revanche, si la faute est indirecte et involontaire, on parle de responsabilité quasi délictuelle qui est alors soumise à l’article 1383 du Code Civil qui dispose : « Chacun est responsable du dommage qu’il a causé, non seulement par son fait, mais encore par sa négligence ou son imprudence ». Le Code Civil précise que l’on ne peut pas forcément se dégager de l’engagement de sa responsabilité en prouvant que l’on n’a pas commis de faute (et revient par la même sur la nécessité de l’existence d’une faute pour engager la responsabilité). En effet, l’article 1384 précise que l’ « on est responsable du dommage que l’on cause par son propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre, ou des choses que l’on a sous sa garde ». On notera que le délai de prescription pour ces deux premiers types de responsabilité est de 10 ans, sachant que les délais ne courent qu’à compter de la connaissance du dommage. Les responsabilités civiles à base de faute prouvée et avec présomption de faute sont des responsabilités extracontractuelles. Par opposition, le Code Civil reconnaît également l’existence d’une responsabilité civile contractuelle, qui sera engagée pour la faute consistant à l’inexécution d’une des obligations nées du contrat43. Le Code Civil définit le contrat dans son article 1101 comme une « convention par laquelle une ou plusieurs personnes s'obligent, envers une ou plusieurs autres, à donner, à faire ou à ne pas faire quelque chose » et consacre sa valeur obligatoire dans l’article 1134 qui précise « les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites ». Ce type de responsabilité bénéficie d’un délai de prescription beaucoup plus long que les précédents puisqu’il est de 30 ans. Dans tous les cas, le juge judiciaire doit interpréter et qualifier les faits soumis à son examen. Il peut s’appuyer pour cela sur les textes réglementaires mais aussi sur toute autre obligation que la loi, l’équité ou l’usage pourraient rattacher au contrat (dans le cadre de la 43 Article 1147 du Code Civil 21 responsabilité civile contractuelle). Le juge devra également préciser quelle conduite aurait dû adopter le responsable du dommage occasionné. Nous allons voir comment ce régime dense peut s’appliquer au droit médical. 2. Quelles adaptations de ce droit pour le régime de responsabilité des personnels de santé ? Nous avons vu que la responsabilité civile médicale a longtemps reposé (à partir de 1835) sur les articles 1382 et 1383 du Code Civil. Cependant, l’arrêt Mercier rendu par la Cour de Cassation en date du 20 mai 1936 a bouleversé ce fonctionnement et est aujourd’hui le fondement juridique principal de l’application du régime de responsabilité civile aux personnels de santé soumis au droit privé. En effet, il met en place la nature contractuelle de la responsabilité pour les personnels libéraux et les établissements privés. En l’espèce, Mme Mercier était atteinte d’une affection nasale pour laquelle elle eut à subir en 1925 un traitement aux rayons X. Malheureusement, cette thérapeutique occasionna chez elle le développement d’une radiodermite du visage. Elle attaqua donc le praticien ayant pratiqué cet acte car elle le considérait comme responsable de sa nouvelle affection. La Cour de Cassation a alors reconnu la responsabilité du praticien en concluant « […] qu’il se forme entre le médecin et son client un véritable contrat comportant, pour le praticien, l’engagement, sinon bien évidemment, de guérir le malade, ce qui n’a d’ailleurs jamais été allégué, du moins de lui donner des soins, non pas quelconques, mais consciencieux, attentifs et, réserve faite des circonstances exceptionnelles, conformes aux données acquises de la science ; que la violation, même involontaire, de cette obligation contractuelle, est sanctionnée par une responsabilité de même nature, également contractuelle». La juridiction judiciaire a donc avant tout consacré l’existence d’un contrat médical entre le praticien et son client, contrat qualifiable en droit privé d’intuitu personae44, et a par la même transformé le régime juridique de la responsabilité civile médicale en la faisant passer d’une responsabilité délictuelle à une responsabilité contractuelle. On considère alors que le médecin commet une faute dès lors qu’il ne respecte pas les termes de son contrat, et ce quelque soit l’importance de la faute. Il a été précisé plus tard par la jurisprudence que l’appréciation de la faute sera faite in abstracto en se demandant ce qu’aurait fait à sa place, dans les mêmes circonstances, un autre praticien 44 Contrat conclu en considération de la personne avec laquelle il a été passé 22 de la même spécialité, consciencieux et averti45, souvent désigné après par l’expression « Bonus medicus ». Dans un second temps, l’arrêt Mercier consacre également l’obligation de moyens pour le médecin par opposition à l’obligation de résultat qu’elle juge ne pas être applicable aux problématiques de santé. Il est à noter que l’ordre judiciaire consacrera environ trente ans après, dans un arrêt de la Cour d’Appel d’Aix-en-Provence du 22 décembre 1962, un nouveau type de contrat : le contrat d’hospitalisation, qui unit le patient à l’établissement de santé privé dans lequel il est pris en charge, et qui relève cette fois d’une obligation de sécurité de résultat en ce qui concerne l’activité « hôtelière » de l’établissement. Parallèlement au développement de cette responsabilité civile médicale reposant sur des bases contractuelles, on constate qu’il demeure des formes de responsabilité civile médicale qui ne rentrent pas dans ce cadre. Ainsi, les tiers au contrat peuvent également engager la responsabilité du médecin lorsque l’acte médical qu’il a pratiqué leur a occasionné un dommage (physique ou moral). Mais les patients eux-mêmes peuvent attaquer leur médecin en cas de nullité du contrat (c'est-à-dire que le médecin ne remplit pas ses conditions d’exercice, auquel cas il n’avait pas le droit de contracter en ce sens) ou lorsque le préjudice est survenu hors du cadre contractuel. Enfin il peut arriver dans certains cas particuliers qu’il n’existe pas de contrat entre le médecin et le patient qu’il a soigné, soit parce qu’il l’a soigné dans une situation d’urgence et que le patient n’était pas nécessairement en état de consentir, soit parce que la relation entre les deux parties est déjà régie par des dispositions réglementaires (c’est le cas des experts, médecins du travail ou encore médecins de contrôle envoyés par l’assurance sociale). Dans toutes ces situations, qui se présentent globalement comme des exceptions à la règle, c’est une responsabilité civile extracontractuelle du médecin qui est invoquée. Enfin, la responsabilité du médecin peut être engagée pour d’autre fait que son fait personnel, comme le prévoit notamment l’article 1384 du Code Civil. Ainsi, la responsabilité du fait d’autrui, appelée dans ce cas responsabilité des maîtres et des commettants, s’applique lorsque le médecin délègue une tâche à un subordonné auquel il a le pouvoir de donner des ordres. Si le subordonné a agi dans la limite de ses fonctions et des ordres donnés par son commettant (et non hors compétence), la responsabilité du médecin peut être engagée. On 45 Paris, 18 octobre 1949, J.C.P., 1950 5716, obs.Brunet 23 parle donc ici des actes médicaux qui ne peuvent être effectués par des personnels de santé que sous la surveillance d’un praticien et non des actes de soins pour lesquels ils ont une certaine autonomie. Le deuxième volet de l’article 1384 prévoit également une responsabilité du fait des choses, en vertu duquel le médecin est responsable des dommages causés par le matériel qu’il utilise, dans la mesure où il est censé en avoir vérifié le bon fonctionnement avant de procéder à un quelconque acte en impliquant l’utilisation. Cette responsabilité sera étayée par la loi46 et la jurisprudence. CHAPITRE 2: LES REGIMES DE NATURE SANCTIONNATRICE, UN OBJECTIF THEORIQUE DE PUNITION DES RESPONSABLES DE DOMMAGES Dans une logique de protection des victimes de dommages occasionnés par des personnels de santé, les régimes sanctionnateurs visent plus précisément à condamner ces personnels en cas de manquement flagrant à une de leurs obligations, qu’elles soient déontologiques ou législatives. Il est difficile d’analyser les facteurs conduisant les victimes à recourir à ce type de régimes plutôt qu’aux régimes indemnitaires (ou en complément des régimes indemnitaires) : certes l’efficacité du régime pénal est avérée, la responsabilité disciplinaire du médecin l’engage à se faire juger par ses pairs, ce qui peut être vécu comme très dur moralement pour certains praticiens… Cependant, ne peut-on pas également y voir une forme de désir de vengeance, ou au moins une volonté d’être reconnu comme une victime à part entière au-delà de l’indemnisation qui peut en être retirée ? Toujours est-il que les plaignants continuent d’y recourir, fortifiant par la même ces régimes à la fois concurrents mais aussi complémentaires des régimes indemnitaires. Section 1. La responsabilité disciplinaire, un régime tombé en désuétude ? La responsabilité disciplinaire des personnels de santé, bien que pouvant être considérée comme sanctionnatrice, ne constitue pas un régime juridique à proprement parler. Elle peut 46 Voir par exemple la loi du 19 mai 1998 relative à la responsabilité du fait des produits défectueux 24 impliquer des décisions ayant une force juridique, mais rendues par des juridictions administratives. De plus, on ne recherche pas clairement une faute mais plutôt un manquement aux dispositions du Code de Déontologie Médicale (CDM), qui constitue le texte de référence sur la base duquel sont sanctionnés les professionnels médicaux. On notera également ici que le code de déontologie est d’ordre réglementaire, en vertu du décret du Premier Ministre Alain Juppé du 6 septembre 1995. Nous allons voir comment sont constituées les juridictions disciplinaires pour les divers personnels de santé et comment s’enclenche une procédure disciplinaire. Précisons que nous laisserons volontairement de côté les questions de responsabilité disciplinaire devant l’employeur pour se concentrer uniquement sur les infractions déontologiques, plus éloquentes dans le cadre d’une interrogation sur la judiciarisation du système de santé. 1. Les ordres professionnels Bien que l’idée d’une institution ordinale médicale remonte au « Congrès Médical de France » de 1844, les ordres professionnels ne furent réellement institués qu’en 1940 par le gouvernement de Vichy, et confirmés à la Libération. On comptait au début quatre ordres nationaux « historiques » : celui des médecins47, celui des chirurgiens-dentistes, des sagesfemmes et des pharmaciens. Cependant les ordres professionnels ont été grandement réformés depuis 2002, notamment par l’apport en 2004 de l’ordre des masseurs-kinésithérapeutes et celui des pédicures-podologues et en 2006 de l’ordre national des infirmiers. Les ordres professionnels, personnes morales de droit privé, n’ont pas tous exactement la même structure mais partagent globalement un fonctionnement pyramidal. On retrouve des conseils départementaux, élisant des conseils régionaux (ou centraux) qui à leur tour élisent les conseils nationaux. La juridiction disciplinaire a vocation à s’appliquer à tout professionnel inscrit au tableau départemental de l’ordre, quelque soit son mode d’exercice. On notera cependant que la plupart du temps les médecins militaires ou ceux n’exerçant pas la médecine ne sont pas inscrits. Plus précisément, la chambre disciplinaire de première instance, la première donc à juger de l’atteinte portée par un professionnel à des dispositions déontologiques, siège auprès 47 On dénombre aujourd’hui un peu plus de 275 000 médecins inscrits à l’Ordre. 25 du conseil régional de l’Ordre (interrégional pour les sages-femmes). Elle est présidée par un magistrat de l’ordre administratif. L’appel de ses décisions se fait devant la chambre disciplinaire nationale, présidée par un conseiller d’État, chambre qui siège en toute logique auprès du conseil national de l’ordre. Enfin les décisions de cette dernière peuvent faire l’objet d’un recours devant le Conseil d’État. On finira en remarquant l’imbrication étroite entre les divers régimes juridiques : une action disciplinaire peut se doubler d’une action devant les juridictions judiciaires ou administratives et l’engagement de poursuites pénales n’empêchera pas l’ordre de statuer. A fortiori une condamnation pénale entraînera même obligatoirement la mise en place d’une procédure disciplinaire. Mais en revanche un acquittement au pénal n’entraîne pas l’annulation de la faute disciplinaire et la procédure se poursuit devant cette juridiction. On précisera néanmoins que la juridiction disciplinaire juge au regard des règles de déontologie, mais ne peut en aucun cas contester les décisions du pénal qui bénéficient de l’autorité de la chose jugée. 2. Attributions des ordres et procédure disciplinaire Il est utile de préciser en premier lieu que l’inscription au tableau de son ordre est obligatoire pour un praticien, et que cette inscription relève de la compétence de son conseil départemental. Cela permet par la suite aux ordres de connaitre des manquements à la déontologie. Notons que dans ce cas les chambres disciplinaires sont considérées comme des juridictions administratives et bénéficient du principe d’indépendance des poursuites (comme nous l’avons vu précédemment, il n’existe pas de règle de non cumul des poursuites disciplinaires avec d’autres types de poursuite). Les règles de saisine de la juridiction disciplinaire sont globalement les mêmes pour tous les ordres médicaux : l’action disciplinaire contre un praticien ne peut être introduite en première instance que par le conseil national ou départemental, agissant spontanément ou suite à la réception d’une plainte qui peut émaner d’un patient, de l’assurance maladie ou depuis plus récemment d’une association de défense des droits des patients. De plus, le ministre, le préfet, le directeur de l’Agence Régionale de Santé (ARS) ainsi que le procureur de la République peuvent engager des poursuites d’ordre disciplinaire. Enfin un syndicat ou 26 une association de praticiens ont également ce pouvoir. Deux formes d’exception subsistent à cette procédure de saisine : d’une part, lorsque la procédure concerne un praticien participant au service public de santé au sein d’un établissement hospitalier, la plainte ne peut être déposée que par le ministre, le directeur de l’ARS, le procureur et le préfet. D’autre part, pour les pharmaciens, les plaintes ne peuvent venir des usagers du système de santé mais leur responsabilité disciplinaire peut en revanche être engagée par le directeur de l’AFSSAPS. La procédure doit ensuite se dérouler dans un délai de six mois de manière écrite et contradictoire. L’audience est publique et les parties peuvent se faire aider d’un avocat (ou d’un confrère pour le praticien poursuivi). La juridiction disciplinaire n’a de compétences que pour condamner à des sanctions de nature professionnelle, qui vont de l’avertissement à la radiation du tableau de l’ordre en passant par les interdictions d’exercer (temporaire ou permanente, pour une ou plusieurs fonctions). Cependant, comme toute décision à caractère juridictionnel, la décision doit être motivée et peut faire l’objet d’un appel (comme vu précédemment). De plus, la juridiction disciplinaire ne peut infliger que l’une des sanctions prévues par la loi, la gravité de cette sanction devant être proportionnelle à celle des faits. En conclusion, les ordres de professionnels médicaux, en tant qu’ils sont dans la droite ligne des corporations momentanément interdites au moment de la Révolution, sont l’objet d’importantes critiques du fait de leur action jugée trop autoritaire, amenant même certains auteurs à s’interroger sur la nécessité de leur existence48. Pourtant, la création assez récente de l’ordre des infirmiers par exemple témoigne de la volonté du législateur de conserver ces organismes corporatifs. Il n’en reste pas moins que les critiques qui leur ont été portées ont rendu les ordres plutôt discrets dans le champ médical, tendant plutôt à se replier sur leur rôle juridictionnel et ne pesant que peu sur les évolutions juridiques du champ. Comme nous le verrons dans la deuxième partie, la loi de 2002 a même encore réduit leur champ d’action, laissant ainsi la part belle à la responsabilité pénale dans le domaine des régimes sanctionnateurs de la faute médicale, permettant alors de considérer ce repli comme un facteur explicatif de la juridicisation du champ de la santé. 48 ALFANDARI E., « Faut-il, au nom des droits de l’homme, supprimer l’ordre des médecins ? », Revue de droit sanitaire et social, janvier-février 1977, p. 1 27 Section 2 : La responsabilité pénale semble avoir une place de plus en plus prégnante au sein des régimes sanctionnateurs La Cour de Cassation a très tôt décidé de l’application des dispositions du Code pénal aux professions de santé49. L’arrêt Mercier a par la suite consacré la nature contractuelle des obligations du médecin, mais cela n’a pas pour autant eu pour effet de limiter l’engagement de sa responsabilité pénale. En effet, la Cour de Cassation a rapidement éclairci la situation en précisant que la responsabilité contractuelle du praticien ne faisait pas obstacle à sa responsabilité pénale si le manquement aux obligations relevait de la classification pénale de délit50. Afin de comprendre ces analyses de la haute juridiction judiciaire, nous reprendrons les bases de la responsabilité pénale afin d’en saisir les applications au droit de la santé. 1. Le régime français de responsabilité pénale La responsabilité pénale en droit français peut être décrite comme l’obligation de répondre des infractions commises et de subir la peine prévue par les textes qui les répriment51. Selon l’article 121-1 du nouveau Code pénal, « nul n’est responsable pénalement que de son propre fait ». Cette règle générale est cependant nuancée par plusieurs cas particuliers pouvant engager la responsabilité pénale d’une personne pour une faute pénale d’une autre personne placée sous son autorité. Il s’agit également de distinguer la sanction pénale prévue par les textes de celle effectivement retenue par le juge qui, comme dans tous les régimes juridiques, bénéficie d’une importante marge d’appréciation. Cependant, la peine applicable dépendra de la classification de l’infraction en fonction du cadre juridique de ce régime qui distingue les crimes, les délits et les contraventions. Les crimes représentent l’infraction la plus grave du droit pénal, et sont passibles d’une peine de 10 ans de prison au minimum assortis de peines complémentaires (amendes, privations de biens…). Les délits, punis par un emprisonnement maximum de 1à 10 ans et par une amende minimum de 3750 euros, sont la catégorie d’infraction pour laquelle les pouvoirs d’individualisation du juge sont les plus importants au vu de la large palette de peines à sa disposition. Il peut alors avoir recours au sursis, à la mise à l’épreuve… Enfin les 49 Cass Crim, 28/05/1891, Bull. n° 210 Cass Crim., 12 décembre 1946, Bull. n° 231 ; Cass Crim 5 juin 1958, Bull. n° 443 51 G. Cornu (dir.), Vocabulaire juridique, op. cit. 50 28 contraventions désignent les formes d’infraction les moins graves, où la peine principale est nécessairement une amende inférieure à 3000 euros. Le Parquet, encore appelé ministère public, poursuit les infractions à la loi pénale. Les magistrats qui le composent reçoivent les plaintes et procès-verbaux et décident ensuite de renvoyer l’affaire devant la juridiction de jugement, d’ouvrir une instruction ou de classer le dossier sans suite. Pour ce qui est de la procédure elle-même, on va retrouver des critères généraux et semblables à ceux d’autres régimes juridiques. Ainsi, l’engagement de la responsabilité pénale nécessite-t-elle l’existence d’un dommage, d’une faute, et d’un lien de causalité constaté entre les deux. De plus, elle bénéficie également d’exceptions à travers les causes d’irresponsabilité ou d’atténuation de la responsabilité. Elles sont de quatre sortes : si l’acte contesté est prescrit ou autorisé par la loi ou les règlements (article 122-4 du Code Pénal) ; si l’acte est commandé par une autorité légitime (cependant, si l’acte est manifestement illégal, il peut quand même être reproché à son auteur de ne pas s’être soustrait au commandement de son supérieur) ; si l’acte a été commis sous la contrainte ou en état de légitime défense ; si l’acte a été commis sous l’influence d’un trouble psychiatrique qui aurait aboli de manière momentanée le discernement de l’auteur ( article 122-1 du Code Pénal). Cependant, même si l’auteur d’un acte est jugé irresponsable au pénal, il peut toujours être reconnu responsable civilement et verser une indemnité. On notera cependant quelques particularités de la procédure pénale : tout d’abord elle engage uniquement une responsabilité personnelle, qui n’est pas assurable. Ensuite, elle est estimée plus rapide que d’autres procédures d’engagement de la responsabilité. Enfin, en droit de la santé tout particulièrement, c’est sous ce régime juridique que se retrouve les contentieux des affaires les plus graves. 2. La base légale de la responsabilité pénale en droit de la santé Les personnels de santé et notamment le médecin sont des citoyens comme les autres et à ce titre soumis à toutes les dispositions du Code pénal concernant l’engagement de la responsabilité. Cependant, le code comprend également des types d’infractions où la profession médicale est impliquée plus particulièrement. On distingue alors l’engagement de 29 la responsabilité pénale des soignants pour des délits de droit commun et pour des délits professionnels. Le monde de la santé est particulièrement exposé aux délits pénaux dans la mesure où les dommages qu’on y constate sont la plu part du temps rattachables aux « atteintes à la personne humaine » telles que comprises dans les articles 221-1 à 227-31 du Code pénal. Pourront être poursuivies pour de tels délits à la fois les personnes physiques que sont les professionnels de santé (article 121-3 du Code pénal), mais aussi, depuis 1994, les personnes morales comme les établissements de santé publics et privés et certaines institutions de prévention sanitaire. Cependant la condamnation de la personne morale n’exclut pas celle de la personne physique, comme le prévoit l’article 121-2 du Code pénal. Ainsi, dans l’arrêt du tribunal de grande instance de Paris en date du 3 septembre 2003, l’Assistance Publique des hôpitaux de Paris a été condamnée en tant que personne morale à 1000 euros d’amende suite au décès d’un enfant dans le service des urgences. Cependant la résidente, le chef de service et la directrice de l’hôpital ont également été condamnés pour ces mêmes faits, parfois à des peines d’emprisonnement. Parmi les délits de droit commun particulièrement fréquents dans le milieu médical, on retrouve en toute logique l’atteinte à l’intégrité corporelle. Celle-ci peut être involontaire, elle est alors encadrée par les articles 221-6 à 221-9 du Code pénal, et est définie comme suit : « le fait de causer par maladresse, imprudence, inattention, négligence, ou manquement à une obligation de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou les règlements, … ». En cas de décès du patient, on parlera donc d’homicide involontaire. Cependant, cette atteinte peut également être volontaire et tombe alors sous le coup des articles 222-7 à 222-13 du code pénal. Dans le contentieux médical, on y trouve les exemples d’euthanasie volontaire, de stérilisation abusive ou encore d’expérimentations ou actes thérapeutiques pratiqués contre le consentement de la personne. Cependant, il était évident que les personnels médicaux devaient être protégés dans la mesure où l’atteinte corporelle volontaire est nécessaire dans certaines circonstances. Ainsi, la loi du 27 juillet 1999 est venue nuancer ce régime en indiquant qu’ « il ne peut être porté atteinte à l’intégrité du corps humain qu’en cas de nécessité médicale pour la personne ». Le consentement de la personne est également nécessaire , dans la mesure du possible, mais eil ne pourra néanmoins jamais constituer une justification pour désengager la responsabilité du personnel médical si l’intervention sur le corps était illicite (mutilations sexuelles, clonage…) 30 Le Code pénal prévoit également des sanctions pour l’omission de porter secours, aussi dite « abstention fautive », et connue plus communément sous l’expression « non assistance à personne en danger ». A ce titre, l’article 223-6 du Code pénal prévoit que « Quiconque s’abstient volontairement de porter à une personne en péril l’assistance que, sans risque pour lui ou pour les tiers, il pouvait lui prêter soit par son action personnelle, soit en provoquant les secours sera puni ». Il est à noter qu’il est encore plus difficile pour les personnels de santé de dégager leur responsabilité dans ce genre d’implication. En effet, le risque de contagion ne justifierait pas l’absence d’intervention dans la mesure où cela est considéré comme un risque normalement encouru par ces professions. La justification d’un danger pour les tiers ne vaudra également que si le patient dont s’occupait le médecin était dans un état si grave que toute interruption du processus de soin pour provoquer les secours ou porter assistance à une autre victime mettrait sa vie en danger. Enfin certains délits dits professionnels, et ainsi propres aux personnels de santé, sont prévus dans les textes. L’exercice illégal de la médecine ainsi que les certificats mensongers sont condamnés, le second plus lourdement puisqu’il peut occasionner un emprisonnement de cinq ans ainsi que 75 000 euros d’amende. La violation du secret professionnel est également prévue dans le Code pénal, bien que soumise à des dérogations prévues par la loi. La violation de cette obligation générale et absolue est passible d’un an d’emprisonnement et d’une amende de 15 000 euros. Mais paradoxalement, le défaut de réponse à une réquisition des autorités judiciaires ou administratives (article R 642-1) est également puni (par contravention uniquement). Ces deux dernières obligations sont parfois difficiles à articuler pour les professionnels, la conciliation entre les deux pouvant être complexe. De nombreux autres petits délits ou contraventions existent, que nous ne détailleront pas tous ici. Il suffira de retenir que le juge pénal dispose d’un large panel d’infractions permettant d’engager la responsabilité des médecins. Cependant, la jurisprudence puis les textes de loi ont également commencé à dégager une nouvelle tendance, à savoir l’engagement de la responsabilité pénale des dirigeants. 31 3. La responsabilité pénale des dirigeants d’établissements à vocation sanitaire L’hôpital, la clinique privée, les institutions de prévention et de contrôle, et leurs gestionnaires, au premier rang desquels le directeur, sont de plus en plus impliqués dans des procédures pénales, que ce soit pour la mauvaise conduite générale et financière de l’établissement comme pour des actions en responsabilité engagées par les usagers. Peu à peu, la gestion du risque judiciaire s’impose donc comme une composante du management hospitalier52. Le problème posé pour l’engagement de ce type de personnes physiques réside dans le fait qu’un directeur est rarement l’auteur direct d’une faute du type « atteinte volontaire à l’intégrité » ou de toute autre faute. Or, si sa responsabilité est recherchée en tant qu’auteur indirect du dommage, la faute simple ne suffit plus, le juge exige une faute qualifiée, qui peut alors prendre deux formes. Elle peut être constituée par une violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement (c’était le cas dans l’arrêt du TGI de Paris de 2003 vu précédemment, et condamnant entre autres la directrice de l’établissement hospitalier). Est également une faute caractérisée l’attitude exposant autrui à un risque d’une particulière gravité qu’on ne pouvait ignorer. La loi Fauchon du 10 juillet 2000 relative aux délits non intentionnels (qui sera présentée plus en détail ultérieurement) vient apporter des limitations à l’engagement de cette responsabilité, notamment en exigeant la faute caractérisée. Cependant, on ne peut s’empêcher de constater un accroissement du nombre de requêtes allant dans le sens de l’engagement de la responsabilité des dirigeants. Ainsi, suite à la mise en examen d’un directeur d’hôpital et de plusieurs de ses collaborateurs au début de l’été 2011, dans le cadre d’une instruction sur l’amiante et pour les chefs de « blessure involontaire » et « homicide involontaire », l’ADH (Association des Directeurs d’Hôpital) a publié un communiqué le 7 septembre. Dans ce texte, l’ADH dénonce une « judiciarisation de l’environnement professionnel » en démontrant ainsi la pression pesant sur les directeurs du fait de la croissance très rapide des lois et règlements qu’ils sont censés appliquer. Dans ce cadre, l’ADH invite les pouvoirs 52 BARRÉ S et son groupe de travail., « Responsabilité pénale des directeurs d’établissement », Réflexions hospitalières, n° 496, janvier-février 2004, pp. 34-56 32 publics à « mettre en œuvre une réflexion sur les limitations à apporter à la responsabilité pénale des DH, ou d’envisager des dispositifs de protection plus efficaces comme il en existe pour d’autres professions dans l’exercice de leurs fonctions ». L’inquiétude est donc palpable chez les dirigeants face au recours accru à cet engagement de la responsabilité. Mais ce phénomène ne s’arrête pas là : en effet, le nombre de plaintes déposées au pénal et visant à faire condamner des personnels de santé est en constante augmentation. On peut s’interroger sur les raisons poussant les usagers à recourir à ce régime juridique particulier. Cela relève-t-il uniquement d’une volonté de sanction du médecin ? Il apparaît plutôt que c’est encore une fois l’indemnisation qui soit recherchée, bien que la responsabilité pénale rentre plus généralement dans le cadre des régimes de nature sanctionnateurs. En effet, la justice pénale prend en charge la plupart des frais résultant du déclenchement de l’action publique. De plus, cette responsabilité « bénéficie » d’une perception de simplicité par les requérants dans la mesure où, contrairement aux dommages examinés par les juridictions administratives ou civiles, ce n’est pas au plaignant qu’incombe la charge de la preuve mais au juge d’instruction qui dispose alors d’un arsenal d’outils pour la rechercher (autopsie, saisies, audition de témoins…). Enfin, en cas d’échec devant la justice pénale, rien n’empêche le requérant d’intenter une action devant les juridictions civiles. Il faut nuancer en notant que le nombre de condamnations reste stable (autour d’une vingtaine par an53). Cependant, la juridicisation de la société ne s’évalue pas à l’aune du nombre de condamnations effectives mais plutôt à celle de la tendance générale à recourir au droit pour régler ce genre de conflits. Face au développement croissant des divers régimes juridiques venant d’être présentés, nul doute que cette juridicisation est effective. Cependant, ne pourrait-on pas également parler de judiciarisation, dans la mesure où le recours aux tribunaux semble également grandissant ? La deuxième partie visera à apporter une réponse à cette question plus particulièrement, et ce grâce à l’examen des grandes évolutions réglementaires, législatives et jurisprudentielles du droit de la santé sur la question de la responsabilité. 53 ALT-MAES F., « Esquisse et poursuite d’une dépénalisation du droit médical », la Semaine Juridique Edition générale, n° 184, 2004 33 Pendant longtemps, on a dénoté une forte ignorance mutuelle entre médecine et justice, dans un premier temps pour la simple et bonne raison que la guérison semblait dépendre de Dieu. Avec la philosophie des Lumières, les raisonnements plus scientifiques et rationnels se sont développés, les médecins ont approfondi leurs connaissances et réalisé des expériences pour mieux comprendre le fonctionnement du corps humain. Signalons à cet égard le rôle fondamental de Claude Bernard, considéré comme père de la médecine expérimentale, et qui soutenait que « la théorie est l’hypothèse vérifiée après qu’elle a été soumise au contrôle du raisonnement et de la critique. Une théorie, pour rester bonne, doit toujours se modifier avec le progrès de la science et demeurer constamment soumise à la vérification et la critique des faits nouveaux qui apparaissent.»54. Ainsi, la médecine est demeurée longtemps sous le seul contrôle des lois de la science, après avoir été sous celui des lois divines. Il faut attendre le XIXème siècle pour voir apparaître les premières condamnations, qui donnèrent alors lieu à la création des premières assurances et mutuelles médicales55. Mais c’est réellement à partir de l’arrêt Mercier de 1936 et de la création de la notion de contrat entre le médecin et son patient que l’on peut parler d’une responsabilité (civile) du médecin. Cet arrêt consacre aussi l’obligation de mise en en œuvre de tous les moyens conformes aux données acquises de la science, ce qui va conférer au juge un véritable pouvoir d’évaluation de la pratique médicale. De là peut être daté le passage de rapports d’ignorance mutuelle à des rapports d’incompréhension mutuelle entre justice et santé56. Cette tension initiale ne s’est pas améliorée avec l’immixtion progressive du droit pénal dans le domaine de la responsabilité de personnels de santé. Même si les condamnations sont plutôt rares, leur nombre a tout de même doublé en une décennie (54 entre 1980 et 1989 à 102 entre 1990 et 199957). Et l’inflation législative et jurisprudentielle de ces régimes juridiques ne semble pas prête de s’arrêter. Cependant, la question à se poser est celle de la tendance de fond amenée par ces nouveaux textes : va-t-on vers une facilitation de l’engagement du médecin ou au contraire est-il de plus en plus difficile pour les plaignants d’obtenir gain de cause ? Cette réflexion fera l’objet de notre deuxième partie. 54 C. Bernard, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, Paris, Garnier-Flammarion, 1966 (réédition), p. 176 55 Exemple du Sou médical : un sou par jour et par médecin pour financer cette protection 56 M-O Bertella-Geoffroy, « L’évolution des rapports justice-santé », Sève, hiver 2004, pp. 21- 29 57 Ibid. 34 DEUXIEME PARTIE : L’INFLATION JURIDIQUE COURONNÉE PAR LA LOI DE 2002, VERS UNE JUDICIARISATION DU CHAMP DE LA SANTÉ « Diversité des raisonnements, unité de l’intention, ainsi apparaît le dualisme juridictionnel dans toute sa dimension, celle de force créatrice de droits » Marie-Laure MOQUET-ANGER58 Dans le champ du droit de la santé, la concurrence entre juridictions a présenté des mérites comme des limites. En effet, les deux juridictions ont peu à peu consacré de nouvelles obligations pour l’équipe médicale, dans une logique de convergence tout d’abord, mais surtout de convergence vers une meilleure indemnisation des victimes. Cependant, sur certaines questions que l’on pourrait juger de nature plus éthique, les juridictions peinent encore à s’accorder, et c’est souvent le législateur qui prend alors la relève. Toujours est-il que l’on constate, à travers les textes législatifs comme à travers la jurisprudence, une volonté d’extension de la protection des personnes, qui se traduit notamment par un élargissement des possibilités de recours au contentieux. Or, même si l’accroissement des possibilités de recours n’en signifie pas pour autant l’augmentation, les chiffres sont là pour en témoigner. Même s’il est difficile d’obtenir un point de vue objectif sur les statistiques concernant le risque médical, dans la mesure où ces chiffres sont généralement fournis par les assureurs des professionnels de santé, et ce uniquement pour leurs assurés, on peut considérer qu’en 58 M-L Moquet-Anger, « Droit de la santé, unité ou dualité de l’ordre juridique », in Le dualisme juridictionnel, limites et mérites, Paris, Dalloz, 2006 35 combinant les chiffres de la SHAM59 et ceux du Sou médical60, on obtient une vue d’ensemble assez réaliste de la situation. Ainsi, si l’on se place dans la dernière décennie, la SHAM a constaté une augmentation des réclamations relatives aux préjudices corporels de 5% par an entre 1999 et 2003, augmentation qui passe à 20% entre 2003 et 2004, avec plus de 16 réclamations pour 1000 lits assurés. Ci-dessous, le graphique SHAM présente le nombre de décisions des juridictions administratives et judiciaires pour les sociétaires du secteur public depuis 1999 : Dans le privé, la proportion de médecin ayant fait l’objet d’une réclamation est passé de 3% à 6% entre 1990 et 2000, avec, il est intéressant de le noter, une proportion sans commune mesure de réclamations contre les chirurgiens libéraux (passée de 15% à 45% dans le même temps). Dans le dernier rapport d’activité du Sou médical (2010), on retrouve les chiffres des décisions de justice (responsabilité civile), rassemblés dans le tableau suivant : 59 Société Hospitalière d’Assurances Mutuelles, premier assureur en responsabilité civile en termes de nombre de sociétaires, son rapport annuel recouvre plus de 50% de l’activité des juridictions administratives 60 Le Sou Médical – groupe MACSF ( Mutuelle d’Assurance du Corps de Santé français), principal groupement d’assurance du secteur libéral 36 Année 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 Nombre de décisions de justice 146 294 377 400 450 402 596 618 Si l’on compare les données de ces deux assureurs, les conclusions sont globalement les mêmes : les chiffres de la SHAM nous présentent une multiplication par 4 du nombre de contentieux entre 1999 et 2009, juridictions administratives et civiles confondues ; le sou Médical confirme cette tendance, ses chiffres prouvant une multiplication par 4 du nombre de contentieux entre 2002 et 2009, pour les seules décisions de responsabilité civile. Dès lors, la judiciarisation du champ médical semble bien entamée. Cependant, il apparaît nécessaire de s’interroger sur l’impact de la loi du 4 mars 2002, dite « loi Kouchner », sur ce processus. En effet, elle enrichit les droits des malades et usagers du service public, et par là, encouragerait a priori la tendance à la systématisation du recours contentieux. Cependant, elle développe également des solutions parallèles à la judiciarisation des conflits, notamment à travers des procédures de conciliation. Dès lors, cette loi porte en son sein un paradoxe qu’il conviendra d’analyser au regard de l’impact produit sur la problématique qui nous intéresse. 37 CHAPITRE 1 : DE GRANDES EVOLUTIONS DICTEES PAR UNE LOGIQUE DE RAPPROCHEMENT DES DEUX JURIDICTIONS On évoquait en première partie une obligation principale de soins, théoriquement dérivée du contrat médical pour le médecin, mais qui peut aisément être étendue à tous les personnels de santé. Or, les lois et la jurisprudence ont progressivement consacré des obligations supplémentaires pour l’équipe médicale, globalement sur des questions d’information du patient et de sécurité dans les soins. Dans l’idée où cette consécration a été en partie amorcée du fait des difficultés liées au dualisme juridictionnel, on peut considérer que ces difficultés ont été un facteur moteur de l’évolution du droit positif. Or, la direction prise par cette harmonisation progressive des solutions proposées par les juridictions semble être celle d’un élargissement des droits (et, de fait, de l’indemnisation) des patients. Ainsi, comme le souligne Louis Dubouis, « en trois décennies, on est passé d’une responsabilité soumise à des régimes de conditions strictes, différentes selon qu’ils relevaient du droit privé ou du droit public, à un système de très large indemnisation quasi identique qu’il s’agisse de la responsabilité de l’hôpital public ou de celle qu’encourent les médecins libéraux et les établissements de soins privés »61. Il peut être cependant utile de noter que malgré ces rapprochements, des divergences ponctuelles subsistent, et « témoignent de la persistance d’un indéniable particularisme de la responsabilité administrative par rapport à la responsabilité judiciaire »62. Il n’en demeure pas moins que le dialogue des juges, tout comme les attentions du législateur, tracent une évolution favorable au malade. Section 1 : L’importance du champ législatif dans le développement du contentieux de la responsabilité Dans un premier temps, nous observerons les extensions des divers régimes de responsabilité menées par le législateur dans le but d’une meilleure protection des usagers. 61 L. Dubouis, « La distinction droit public-droit privé à l’épreuve de l’évolution de la responsabilité médicale », in Gouverner, administrer, juger : liber amicorum Jean Waline , Paris, Dalloz, 2002 62 P. Sandevoir, in l’unité du droit, mélange en hommage à Roland Drago, op. cit 38 1. La question de la responsabilité en cas de vaccinations obligatoires Cette question se pose dans la mesure où de nombreux textes ont peut à peu rendu certaines vaccinations obligatoires, dans une tentative d’affirmation de ce que Franck Moderne désigne comme « la volonté déterminée des pouvoirs publics de préserver le capitalsanté de la nation, élément non négligeable de la puissance étatique »63. De plus des effets indésirables voire des complications pathologiques graves ont pu être remarqués après des vaccinations, ce qui implique alors la nécessité d’indemniser les victimes de ces dommages, d’autant plus que celles-ci n’ont pas forcément consenti à la prise de risque impliquée par cette vaccination. La question du régime juridique applicable en l’espèce a longtemps été épineuse pour les juges, ce qui explique l’intervention du législateur. En effet, la vaccination est sans conteste un acte médical, justification qui permettait à l’origine aux victimes d’attaquer le médecin ayant pratiqué l’injection devant les juridictions judiciaires pour faute personnelle détachable du service. Cependant, la responsabilité indirecte de l’État, en cas de défaut de fonctionnement du service public de vaccination, pouvait être retenue par les juridictions administratives si la victime ramenait la preuve de la faute dans le fonctionnement. Il est à noter que la victime pouvait également se retourner contre le département étant donné son étroite coopération à l’organisation de la vaccination obligatoire64. La loi du 1er juillet 1964 va élargir l’engagement de cette responsabilité et inscrire dans l’article L.10-1 du Code de la santé publique qu’il suffit d’un lien établi entre dommage et vaccination pour engager la responsabilité de l’État. Cependant, cette mise en jeu de la responsabilité ne peut se faire que dans le cas des vaccinations pratiquées en centres agréés. Il est également toujours possible d’intenter des actions directement contre le vaccinateur en cas de faute personnelle. On peut ici considérer que la loi formule la possibilité d’une indemnisation pour risque social, ce qui est sans conteste une novation dans le droit de la santé français. Enfin, la loi du 18 avril 1875 parachève cette évolution en étendant encore le droit à réparation à toute vaccination obligatoire, même pratiquée hors des centres agréés. La seule condition d’engagement de la responsabilité en cas d’accident post-vaccination est la 63 64 F. Moderne, « Le régime juridique des vaccinations obligatoires », AJDA, 1965, p.195 CE 13/07/1962, Ministre de la santé publique et de la population c/ Lastrajoli 39 nécessité de prouver la vaccination qui doit à cet égard, et comme la loi le précise, être déclarée par le vaccinateur. Le législateur a par ce dernier texte reconnu la nécessité de protéger les usagers contre un risque dont la cause n’est pas toujours identifiable. En effet, même si la plupart du temps les accidents post-vaccination sont dus à une faute médicale ou à un défaut d’organisation du service, on peut parfois constater des réactions physiques et physiologiques disproportionnées, sans qu’aucune faute ne puisse être relevée. Les victimes de ce genre de conséquences dramatiques devaient également être protégées. 2. La loi Huriet-Sérusclat et son impact sur la recherche biomédicale Il est important de relever que la responsabilité des personnels de santé peut être soulevée même lorsque les dommages subis par un patient ne relèvent pas d’un acte de soin lié à sa maladie. En effet, ces personnels sont également confrontés à des usagers s’exposant, certes volontairement, à un risque, mais ne méritant pas moins qu’on les protège en cas réalisation de ces risques ou de fautes pouvant se produire au cours du suivi de leur participation aux recherches biomédicales. A ce titre, la loi n° 88-1138 du 20 décembre 1988 a révolutionné la responsabilité dans la recherche biomédicale. Elle est la première à instaurer la faute présumée et la responsabilité sans faute dans le contexte de la recherche biomédicale. En effet, elle organise la protection des personnes qui se prêtent à ce type de recherche en répondant aux lacunes présentes jusqu’alors dans ce domaine. Toute la difficulté de ce texte repose sur la nécessité de concilier protection des êtres humains avec liberté de la recherche. De plus, dans sa proposition de loi, le sénateur Claude Huriet soulignait les difficultés que faisait peser sur notre industrie pharmaceutique les différences de réglementation avec les autres pays européens : « Ce retard, pris par rapport aux autres pays industrialisés est dû à de multiples facteurs, notamment notre insuffisante règlementation concernant les essais de médicaments, qui freinent la reconnaissance de cette profession. Ceci, on le devine, est très pénalisant pour l’industrie pharmaceutique »65. 65 Proposition de loi n° 286, relative aux essais chez l’homme d’une substance à visée thérapeutique ou diagnostique, C. HURIET, Sénat, 21 juin 1988, p. 4 40 Nous ne détaillerons pas toutes les nouvelles dispositions de cette loi ni ses motifs. Nous retiendrons en revanche l’objectif de protection des droits humains à travers l’introduction d’une responsabilité présumée au regard de laquelle ce n’est plus au patient mais aux gérants des recherches d’apporter une preuve (celle de l’absence de faute en l’occurrence). Cette loi va même plus loin en consacrant une responsabilité sans faute dans le cadre des essais sans bénéfice individuel direct. Elle instaure l’obligation d’assurance des responsables de recherches biomédicales, tout en alourdissant en parallèle les sanctions pénales, offrant par là de nouvelles ouvertures pour l’engagement de la responsabilité pénale de ces meneurs devant les tribunaux. Enfin présume-t-elle du développement législatif ultérieur en consacrant l’obligation d’information du patient, de recueil du consentement, ainsi que la possibilité de retirer ce consentement à tout moment. L’obligation d’assurance avait alors vocation à s’assurer que les promoteurs des expérimentations auraient les moyens d’indemniser les éventuels victimes, et les sanctions pénales plus lourdes un moyen de les condamner fréquemment. Nul doute que cette loi a participé à une judiciarisation de la médecine, ce qui peut expliquer les fortes réticences du milieu de la recherche à son adoption. 3. Les lois de bioéthique, une participation en demi-teinte au développement du contentieux Les trois lois de juillet 1994 constituent le socle de base de l’encadrement législatif de la bioéthique, et ont été à cette occasion longuement débattues. L’objectif des lois de bioéthique, dans la droite lignée de la loi Huriet-Sérusclat, était de réussir la difficile conciliation entre dignité de la personne humaine et exigences du progrès scientifique et médical. Nous nous intéresserons particulièrement ici au socle fondateur, c'est-à-dire aux trois textes de 1994 : la loi du 1er juillet 199466 sur le traitement des données nominatives dans le domaine de la recherche en santé ; la loi du 29 juillet sur le respect du corps humain67 et la deuxième loi du 29 juillet sur le don et l’utilisation des éléments et produits du corps humain, l’assistance médicale à la procréation (AMP) et le 66 67 Loi n° 94-548 du 1er juillet 1994 Loi n° 94-653 du 29 juillet 1994 41 diagnostic prénatal68. C’est essentiellement ce dernier texte que l’on qualifie de l’appellation « loi de bioéthique ». Nous ne détaillerons pas toutes les dispositions de ces textes, mais retiendrons les plus importantes, qui sont celles qui se place dans la même perspective que la loi sur la recherche biomédicale : protéger l’intégrité physique et la dignité de l’être humain. Ainsi, en ce qui concerne le don d’organes (ou autres produits du corps humain), le but était de protéger le donneur et le receveur : le donneur par l’obligation de recueil du consentement et le receveur par une garantie d’égalité d’accès aux dons et de qualité sanitaire de la transplantation. Plus généralement, le but indirect était de redonner respect et confiance en la médecine à la population, que ce soit en promouvant la moralité par l’interdiction de marchandisation des organes (gratuité et anonymat du don), mais aussi en insistant sur la sécurité sanitaire afin d’effacer des mémoires collectives les récents scandales de contamination ayant fortement nui à la confiance envers le corps médical. Pour l’assistance médicale à la procréation, l’ambition législative était de mettre en place un encadrement juridique strict. Cependant, cela ne fut que partiellement efficace. En effet, même si le législateur a pris la peine de définir la hiérarchie des intérêts dans le cadre de cette aide médicale en soulignant qu’il ferait toujours passer l’intérêt de l’enfant à naître avant de le droit à l’enfant des parents, cette protection de l’embryon n’est pas suffisante dans la mesure où législateur comme juge ont toujours eu des réticences à définir son statut juridique. Ces textes élargissent la protection du corps humain, proposent une interprétation au juge s’il avait à faire appliquer cette loi, mais ne participent pas à proprement parler d’une judiciarisation de la santé ; ce d’autant moins que ces lois prévoyaient déjà au moment de leur publication, ce qui est très rare, un dispositif de réexamen du texte, sachant que les textes juridiques deviendraient vite obsolètes face au développement rapide des connaissances scientifiques. Le réexamen devait avoir lieu cinq ans plus tard69 mais il faut attendre la loi du 6 août 200470 pour observer un renouveau des lois de bioéthique. 4. La réforme Juppé de 1996, un texte paradoxal L’ordonnance n° 96-346 du 25 avril 1996 (une des trois ordonnances du « plan Juppé ») portant réforme de l’hospitalisation publique et privée, a eu un rôle que l’on peut 68 Loi n°94-654 du 29 juillet 1994 La première révision n’aura finalement lieu qu’en 2001 70 Loi n° 2004-800 du 6 août 2004 69 42 qualifier de paradoxal dans l’évolution législative de la question de la responsabilité des personnels de soins. En effet, ce texte inscrit, dans l’article 710-2 du Code de la santé publique, l’obligation de la création d’une commission de conciliation dans chaque établissement hospitalier. Ce dispositif s’inscrit dans une démarche d’accompagnement exacerbé du patient, et la vocation intrinsèque de cet article est alors de veiller à ce que les plaignants obtiennent des réponses concrètes lorsqu’ils s’estiment victimes d’un préjudice, tout en évitant autant que faire se peut le recours juridictionnel. Dans la série de textes législatifs évoquée jusqu’ici, c’est donc le premier prenant le contrepied de la judiciarisation. Cependant, d’autres dispositions de la loi n’oublient pas pour autant la vocation de protection des malades qui est en partie à l’origine de l’ordonnance. Ainsi, par la circulaire DGS/DH/95 n° 22 du 6 mai 1995, le gouvernement avait entamé la mise à jour de la Charte du patient hospitalisé71. Cette charte fait l’état des lieux des droits des patients dans les établissements de santé, et à ce titre se positionne dans la lignée de la tendance de l’époque à la protection renforcée de leurs intérêts. On peut également considérer que la création des RMO (références médicales opposables) ainsi que de l’ANAES (agence nationale d’accréditation et d’évaluation en santé). En effet, cette dernière ayant pour tâche l’accréditation des établissements de santé, elle répondait alors à une logique d’amélioration de la qualité des soins combinée à une satisfaction accrue de la clientèle ; les RMO de leur côté, bien que n’ayant pas de valeur juridique forte, permettait d’assurer aux patients que les personnels soignants étaient soumis au respect des bonnes pratiques, décrites alors par l’Assurance Maladie. Cette logique a d’ailleurs perduré aujourd’hui avec les bonnes pratiques qui sont élaborées par l’HAS (Haute autorité de santé). On ne peut nier que certaines considérations économiques sont à la source des réformes du plan Juppé, doublées d’un souci accru de développer des alternatives au contentieux. Toujours est-il que le résultat produit est un meilleur accompagnement des patients dans leur volonté de faire respecter leurs droits et une surveillance accrue de l’activité médicale pour pallier tout problème. Ainsi, s’il apparaît que le mouvement impulsé par le législateur participe globalement d’une judiciarisation du domaine de la santé, certains textes semblent toujours rechercher 71 Créée par le décret n°74-27 du 14 janvier 1974 43 l’alternative au contentieux. L’évolution jurisprudentielle est beaucoup plus uniforme sur ce point : la tendance qui se dégage est celle d’une simplification de l’engagement de la responsabilité des personnels de soins, pour faute comme, peu à peu, en l’absence de faute. Section 2 : Par leur jurisprudence, les deux juridictions visent à pallier le manque de cohérence initial en matière de responsabilité médicale Les conséquences du dualisme juridictionnel en matière médicale ont souvent été considérées comme problématiques, voire même « désastreuses » selon certains auteurs72. C’est pourquoi l’idée d’unifier le contentieux de la responsabilité des soignants entre juridictions administratives et judiciaires s’est peu à peu imposée. La décennie 1990 a ainsi vu se développer la pensée sociale sur le risque. Dans ce contexte marqué par la volonté d’annihiler au maximum le risque73 (doublé de la situation de la France, pays historiquement averse au risque), les juridictions ont du déployer de nombreux efforts pour parvenir à surmonter un paradoxe. D’une part le développement de nouvelles thérapeutiques ou techniques médicales prometteuses mais parfois risquées est encouragé par les patients ; mais d’autre part le risque n’est plus accepté comme le pendant de l’intervention médicale, ce qui conduit à l’augmentation des demandes de compensation indemnitaire que nous avons vue précédemment. Quelle position ont adopté les juges ? Se sont-ils réellement accordés à ce sujet ? Ce sera l’objet de cette section. 1. L’information du malade, une obligation déjà ancienne considérablement élargie par le concours des deux juridictions La loi n° 91-748 du 31 juillet 1991 consacre le droit à l’information en disposant : « les établissements de santé, publics ou privés, sont tenus de communiquer aux personnes recevant ou ayant reçu des soins, sur leur demande et par l’intermédiaire du praticien qu’elles 72 73 Sandevoir P, in L’unité du droit, mélanges en hommage à Roland Drago, op.cit Conseil d’Etat, « Responsabilité et socialisation du risque », rapport annuel, 2005, 398 p. 44 désignent, les informations médicales contenues dans leur dossier médical ». Néanmoins, le code de déontologie médicale prévoyait déjà cette obligation pour les médecins. Mais le contentieux autour du droit à l’information est surtout la meilleure illustration des tentatives d’harmonisation des jurisprudences des deux juridictions pour parvenir à une protection optimale des droits des patients. Ainsi l’obligation d’information du malade a-t-elle été nettement étendue. En effet, dans un premier temps, l’ordre administratif74 et l’ordre judiciaire75 n’imposait au médecin d’informer le malade que sur les risques « normalement prévisibles ». Mais la Cour de Cassation va impulser un élargissement de l’appréhension de l’obligation d’information avec son arrêt Madame Castagnet du 7 octobre 1998, en incluant dans l’information tous les risques graves, même ceux dont la réalisation reste exceptionnelle. La haute juridiction administrative n’a pas tardé à s’aligner sur la position de la Cour de Cassation avec l’arrêt Consorts Telle du 5 janvier 2000. Il est à noter que les exceptions à cette obligation d’information restent les mêmes : urgence, impossibilité et refus du patient d’être informé. En cas de remise en cause de l’information préalable au cours d’un contentieux, les deux juridictions ont également fini par adopter des positions similaires. A ce titre l’arrêt Consorts Telle a renversé le fonctionnement de la charge de la preuve alors en vigueur76 pour confier au médecin le soin d’apporter la preuve de l’information préalable. Mais ce contentieux va par la suite être particulièrement illustratif du phénomène de rapprochement des deux juridictions par la voie de raisonnements différents. En effet, l’arrêt Hédreul de la Cour de Cassation en date du 25 février 1997 confirme ce renversement de la charge de la preuve mais ne s’est assurément pas fondée sur les mêmes bases que le Conseil d’État pour en arriver à cette conclusion. Pour ce faire, les juges judiciaires ont mené un raisonnement en trois temps. Du point de vue procédural, ils ont tout d’abord considéré que même si le plaignant ne rapportait pas la preuve de ce qu’il avançait, le juge pouvait toujours ordonner une mesure d’instruction. En matière déontologique ensuite, la Cour a tenu à rappeler dans cet arrêt qu’il est inscrit dans le code de déontologie que le médecin doit dûment informer son 74 CE 12/06/1970 Dame Nercam ; CE 01/03/1989 Gelineau Cass Civ 23/05/1975, JCP 1975 ; Cass Civ 1ère 20/01/1987 76 C’était au plaignant d’apporter la preuve de la faute et, ainsi, celle de la non-information préalable sur les risques. 75 45 patient. Enfin, dans la perspective contractuelle77, et sur le fondement de l’article 1315 du Code civil, la Cour déclare que « celui qui est légalement ou contractuellement tenu d’une obligation particulière d’information doit rapporter la preuve de l’exécution de cette obligation ». Cependant l’objectif des deux juridictions demeure le même : assurer au patient une protection identique de sa liberté de consentir à l’acte de soin78. La théorie de la perte de chance est utilisée de manière plutôt ancienne par les deux juridictions79 et, dans le cadre de l’obligation d’information, est fondée sur la supposition que le patient, s’il avait été correctement informé de tous les risques corrélés à l’acte qu’il s’apprêtait à subir, aurait peut-être refusé l’intervention. Auquel cas une information incomplète ou manquante lui a fait perdre une chance d’échapper au préjudice qu’il a subi au cours de l’acte finalement réalisé. Cependant, c’est sur les questions d’indemnisation que les interprétations jurisprudentielles divergeaient : étonnamment, le juge administratif, pourtant considéré comme moins généreux que le juge judiciaire, indemnisait le préjudice total ; en revanche l’ordre judiciaire ne faisait qu’une indemnisation partielle calculée sur la base du pourcentage de chances d’éviter le préjudice en question. Le Conseil d’État s’est cependant rallié à l’interprétation judiciaire, réduisant ainsi le montant des indemnités jusque là accordées. Mais la juridiction administrative garde un particularisme dans la mesure où elle applique aussi la théorie de la perte de chance aux fautes médicales, et n’a que très récemment adopté le régime d’indemnisation partiel également pour ce contentieux80. Une conclusion à tirer de l’élargissement global du droit à l’information du malade serait l’évolution qualitative du droit positif par la jurisprudence. En effet, on ne parle pas tant dans ce cas de la création de nouveaux droits, ou d’augmentation des indemnités81 mais plutôt de la portée juridique consacrée de ces droits fondamentaux et des outils juridiques développés pour être au service des patients et leur permettre de faire respecter ces droits, dans un cadre contentieux. 77 On rappellera ici que pour la juridiction judiciaire la responsabilité du médecin est basée sur le fait qu’un contrat l’unisse à son patient depuis l’arrêt Mercier de 1936. 78 N Pillerel, « Le contentieux médical dans l’ordre administratif et dans l’ordre judiciaire : convergences et divergences », op.cit. p 9 ; 79 CE 24/04/1964 Hôpital de Voiron ; Cass Civ 14/12/1965, JCP 1966, II, 14753 80 CE 21/12/2007 Centre hospitalier de Vienne 81 Ce serait même plutôt le contraire avec l’arrêt Consorts Telle 46 2. Le régime de la présomption de faute, encore source de débats entre les deux ordres Le principe de la présomption de faute avait été en quelque sorte déjà affirmé par les lois et arrêts concernant la vaccination obligatoire, mais l’affaire Cohen a relancé le débat et a conduit à une solution généralisée du Conseil d’État sur le sujet. En effet, en 1988, la juridiction administrative a voulu reconnaître aux victimes des infections nosocomiales contractées en établissements publics un droit à indemnisation par le mécanisme de la présomption de faute, et réfléchissait ainsi : « […]alors qu’aucune faute lourde médicale, notamment en matière d’asepsie, ne peut être reprochée aux praticiens qui ont exécuté l’intervention, le fait qu’une telle infection ait pu se produire révèle une faute dans l’organisation ou le fonctionnement du service hospitalier à qui il incombe de fournir au personnel médical un matériel et des produits stériles »82. Après quelques résistances, la Cour de Cassation s’est finalement alignée dans une décision de 1996 83 dans laquelle elle précise « une clinique est présumée responsable d’une infection contractée par un patient lors d’une intervention pratiquée dans une salle d’opération, à moins de prouver l’absence de faute de sa part ». Mais la Cour de Cassation a également poussé plus loin ce raisonnement en créant pour le médecin une obligation de sécurité de résultat. En effet, dans son arrêt du 29 juin 1999, elle justifie son raisonnement comme suit : « le contrat d’hospitalisation et de soins conclu entre un patient et un établissement de santé met à la charge de ce dernier, en matière d’infections nosocomiales, une obligation de sécurité de résultat dont il ne peut se libérer qu’en apportant la preuve d’une cause étrangère ». Ce renversement de la charge de la preuve introduit par l’arrêt constitue un premier bouleversement dans le milieu médical. Ce bouleversement implique un dépassement de l’obligation de moyens selon laquelle le praticien doit simplement employer les meilleurs moyens à sa disposition pour arriver au résultat escompté. Avec cet arrêt84, la haute juridiction considère que les médecins doivent obtenir le résultat promis, à savoir celui d’un acte médical ou d’une intervention dans les meilleures conditions sanitaires qui soient pour prévenir toute forme de contamination. C’est pourquoi le terme d’ « obligation de sécurité de résultat » est plus généralement retenu, dans 82 CE 09/12/1988 Cohen Cass Civ 1ère 21/05/1996, JCP 1996 84 Et l’arrêt Cass Civ 1ère 15/02/2001 qui élargit le principe aux cabinets libéraux 83 47 la mesure où il n’est pas demandé au médecin de guérir ses patients systématiquement, mais de prévenir la contraction d’infection au cours de l’acte médical réalisé au sein de l’établissement. Cependant, une autre dimension de cet arrêt est intéressante à retenir : en l’état, ce n’est pas l’absence de faute qui va exonérer l’établissement privé mais la preuve d’une cause étrangère. Alors même que les deux ordres convergent sur la finalité de protection des patients et sur la volonté de simplifier le contentieux pour le plaignant, leurs raisonnements demeurent encore une fois différents. 3. L’émergence d’un régime de responsabilité sans faute Dans la construction progressive de ce régime, il faut noter la percée réalisée par la cour administrative d’appel de Lyon dès le début des années 1990. Serge Gomez, adolescent de 15 ans au moment des faits, a eu à subir une opération à cause de la déviation de sa colonne vertébrale, qui a été mis en œuvre selon une technique nouvelle encore peu éprouvée, sans que les parents sachent au préalable qu’il existait d’autres protocoles opératoires plus classiques et aux risques mieux cernés. Or, Serge est resté paralysé des jambes à la suite de cette intervention, ce qui a poussé le tribunal à indemniser ce patient en menant un raisonnement très novateur et consacrant la notion de « risque spécial » et d’aléa thérapeutique : « Considérant que l’utilisation d’une thérapeutique nouvelle crée lorsque ses conséquences ne sont pas entièrement connues, un risque spécial pour les malades qui en sont l’objet ; que lorsque le recours à une telle thérapeutique ne s’impose pas pour des raisons vitales, les complications exceptionnelles et anormalement graves qui en sont la conséquence directe, engagent même en l’absence de faute la responsabilité du service public hospitalier ». Cependant, il faut attendre encore trois ans pour que la haute juridiction administrative se positionne elle aussi en ce sens. Par l’arrêt Bianchi du 9 avril 2003, le Conseil d’État a reconnu la possibilité de condamner un établissement hospitalier à indemniser la victime d’un préjudice même en l’absence de faute de l’établissement ou de son personnel. En l’occurrence, M. Bianchi avait subi une intervention sous anesthésie générale au sortir de laquelle il était resté paralysé des quatre membres. Aucune faute n’a été repérée par les experts dans le déroulement de l’examen. L’hôpital de la Timone (Marseille) sera pourtant condamné à indemniser son patient. 48 Cet arrêt se présente donc comme un bouleversement du droit médical. Néanmoins, il ne faut pas oublier que le Conseil d’État a listé des conditions cumulatives qui doivent être réunies pour entrer dans le cadre de ce régime d’indemnisation : le risque de l’acte médical qui s’est finalement réalisé devait être connu, mais sa réalisation exceptionnelle, il faut qu’il n’y ait aucune raison de penser que la victime pouvait y être sensible en particulier, le dommage doit être la cause directe de l’acte médical en question, et surtout ce dommage, d’une certaine gravité, doit être sans rapport avec l’état du patient avant l’acte contesté. Bien que ce régime d’indemnisation des patients soit plutôt restreint d’application, il a au moins le mérite d’exister, ce qui semble être plus compliqué au sein de l’ordre judiciaire. En effet, dans son arrêt Destandeau contre Tourneur et MSA du 8 novembre 2000, la Cour de Cassation a estimé que le principe d’un régime de responsabilité sans faute ne pouvait être rendu compatible avec les fondements de la responsabilité civile que sont la nécessité de la faute et le principe des obligations contractuelles. Ainsi la Cour a considéré que la réparation du risque ou de l’aléa thérapeutique ne rentrait pas dans les obligations contractuelles du médecin. Cependant, consciente des inégalités de traitement des justiciables qui en résultaient, et de la nécessité de protéger les patients de manière effective contre ce risque, la Cour a appelé de ses vœux une intervention du législateur sur le sujet, révélant par là même une limite à l’unification du contentieux des deux juridictions. Les deux juridictions, par leur tentative d’harmonisation du traitement des demandes des justiciables en santé, ont nettement élargi les droits de ces derniers et, plus ou moins directement, leurs possibilités de recours. La plupart des grands textes de loi de la décennie 1990 ont également eu un fort impact sur l’élargissement de l’accès aux contentieux pour les victimes de dommages en milieu médical. Ces deux constats vont dans le sens des chiffres analysés en début de partie et confirment ainsi la judiciarisation récente du domaine de la santé. De plus, dans le traitement des affaires, les deux juridictions ont pu encore une fois se révéler incitatives dans le recours aux contentieux dans la mesure où les indemnisations se sont révélées de plus en plus favorables aux patients. Ainsi, si à l’origine le Conseil d’État n’indemnisait que la douleur physique exceptionnelle85, il a rapidement accepté d’indemniser 85 CE 24/04/1942 Morel 49 toute douleur physique « de nature à ouvrir droit à réparation »86, telle qu’explicitée par l’arrêt. Enfin, depuis 196187, le Conseil d’État reconnaît également l’existence d’un préjudice moral indemnisable, et qui prévoit même l’existence d’un éventuel préjudice esthétique88 qu’il convient également de réparer. Mais la loi du 4 mars 2002 mérite de se reposer la question. En effet, la loi du 4 mars apparaît, tout comme le plan Juppé de 1996, assez paradoxale quant à l’impulsion qu’elle souhaite donner au droit de la santé : elle approfondit le système de conciliation instauré par la loi Juppé et renforce parallèlement le droit des malades. C’est pourquoi son étude fera l’objet du prochain chapitre. CHAPITRE 2 : LA LOI DU 4 MARS 2002, QUEL IMPACT SUR LA TENDANCE A LA JUDICIARISATION DE LA SANTÉ? « Le rapport entre patient et médecin ou chirurgien s’est largement modifié au cours de ces dernières années. De l’ère d’une toute puissance médicale qui s’exerçait sans contrôle et dans un climat d’extrême confiance, le patient s’en remettant totalement à son thérapeute, nous sommes passés graduellement à une nouvelle ère : celle du patient consommateur de soins et acteur décidé de son destin médical. » Ainsi s’exprimait le docteur Hervé Olivier au 78ème congrès de la société française de chirurgie orthopédique et traumatologique au mois de novembre 2003, congrès dont il est le président89. Ce discours est largement exportable dans les autres spécialités et probablement dans le corps médical tout entier. Il expose l’inquiétude des professions du corps médical face à un texte de loi qui, bien que développant des solutions parallèles à la judiciarisation du conflit, semble être vécu comme un renforcement de « bien des angoisses, des doutes et des insomnies »90, déjà inhérents à la pratique de n’importe quel acte médical. Il s’agira donc ici d’analyser plus en détail ce texte source de nombreux débats : quelle était la volonté du législateur à l’origine de la création de cette loi ? Quelle interprétation les 86 CE 06/06/1958 Commune de Grigny CE 24/11/1961 Ministre des travaux publics c/ consorts Letisserand 88 « l'ensemble des disgrâces dynamiques et statiques imputables à l'accident et persistant après la consolidation» 89 En ligne sur le site de la société française de chirurgie orthopédique et traumatologique 90 Ibid. 87 50 juges ont-ils fait du texte ? Quelles failles peut-on identifier dans le texte ? Et dans sa mise en place ? En définitive, quel impact a eu ce texte sur la responsabilité en droit de la santé ? Cette série de questions guidera l’analyse de la loi du 4 mars 2002 dite « loi Kouchner » présentée dans ce chapitre. Section 1 : La loi Kouchner œuvre pour une déjudiciarisation de la santé Par un double travail de restructuration de l’engagement de la responsabilité en droit de la santé et de développement de solutions alternatives à la judiciarisation du conflit, la loi de 2002 avait pour ambition de réduire les dérives liées au dualisme juridictionnel tout en proposant d’autres formes d’indemnisation pour pallier la restriction qu’elle imposait en matière de contentieux. En effet, la Cour de Cassation dans son arrêt Destandeau contre Tourneur et MSA comme la littérature du champ91 avaient largement invité à légiférer sur cette restriction des indemnisations liée au refus de reconnaissance de la responsabilité sans faute par la juridiction judiciaire. Dès lors, dans quelle mesure est-il parvenu à concilier cette consécration d’un droit unique en matière de contentieux médical avec le développement de procédures non-contentieuses ? 1. Tentative d’unification du contentieux : un objectif quantitatif de diminution Dans la logique d’unification du contentieux en matière médicale, le législateur a dû trancher entre des interprétations parfois divergentes des deux juridictions sur un même point. Or, cet arbitrage fut l’occasion de tenter de donner une nouvelle impulsion au mouvement à l’œuvre au sein du droit de la santé. Ainsi, comme nombre d’auteurs et juges l’appelaient de leurs vœux, la loi du 4 mars 2002 se prononce sur la question du régime de la responsabilité sans faute. Et c’est du côté de la Cour de Cassation et de son arrêt Tourneur contre Destandeau que s’est placé le législateur. En effet, il revient sur l’avancée proposée par l’arrêt Bianchi pour décider que la responsabilité d’un professionnel ne pourra être engagée sans faute. Le nouvel article L 1142-1 du CSP précise alors « la réussite des actes de prévention, de diagnostic ou de soins, comportant toujours une part de risque ne peut être garantie ». 91 G. Viney, P. Jourdain, « L’indemnisation des accidents médicaux : que peut faire la Cour de cassation ? », JCPG, n°181, 1997 51 Cependant, cette loi connue pour élargir les droits des patients et promouvoir la démocratie sanitaire ne pouvait laisser les victimes d’accidents médicaux sans ressources. C’est pourquoi elle fonde l’indemnisation de ces cas sur la solidarité nationale. Cette indemnisation sera organisée en coordination par la CRCI et l’ONIAM, la CRCI92 ayant alors pour tâche d’orienter les victimes soit vers les juridictions si le préjudice qu’elles ont subi est fautif, soit vers l’ONIAM s’il résulte d’un accident. Cependant, la victime conserve le droit de recourir au juge si elle n’est pas satisfaite du montant de l’indemnisation, et peut même mener ces deux procédures en parallèle. Cette disposition législative se veut rassurante pour les médecins, dont la responsabilité personnelle ne pourra plus être engagée en l’absence de faute. La loi Kouchner est aussi revenue sur l’arrêt Perruche qui avait constitué un bouleversement du monde du contentieux en santé. En effet, le 17 novembre 2000, la Cour de Cassation avait reconnu à un enfant handicapé un préjudice du seul fait de sa naissance, qui mériterait d’être indemnisé. Elle s’était opposée par cet arrêt à la doctrine mais aussi aux juridictions administratives qui, de jurisprudence constante, avaient toujours refusé de reconnaître un préjudice à l’enfant, se contentant d’indemniser celui de ses parents. Dans son arbitrage entre les deux conceptions, l’article premier de la loi du 4 mars 2002 va encore une fois prendre le parti de la limitation du recours au contentieux en affirmant que « nul ne peut se prévaloir d’un préjudice du seul fait de sa naissance ». Mettant ainsi fin aux polémiques sur la question du régime juridique du handicap congénital, la loi du 4 mars 2002 a nettement visé à opérer une unification du contentieux des deux juridictions par l’arbitrage de plusieurs divergences, et notamment la suppression de la responsabilité sans faute. Mais elle est même allée plus loin dans la volonté de protéger les personnels soignants de la systématisation du contentieux. 2. La volonté de recentrage de la faute Il ressort de la judiciarisation opérée au cours des années 1990 et mise en lumière précédemment deux tendances en ce qui concerne la faute : d’une part, la conception même de la faute est devenue de plus en plus judiciaire dans un objectif de réparation, s’éloignant 92 Son fonctionnement sera détaillé dans la seconde partie 52 par là du sens médical de la notion93 ; d’autre part les juges ont opéré un renversement de la charge de la preuve de la faute, compliquant ainsi la tâche des personnels et établissements de santé pour s’ « innocenter ». On peut également évoquer ici le développement des obligations de sécurité de résultat à partir de l’affaire Cohen (1988), souvent vécues comme de véritables obligations de résultats par les personnels soignants. C’est sur ces points que le législateur a souhaité revenir. L’appréciation de la faute s’est élargie de manière conséquente ces dernières années. Si l’on prend l’exemple du contentieux lié à la lésion d’organes autres que celui opéré au cours d’une intervention94, on constate que la jurisprudence a très vite reconnu ce dommage comme faute sauf dans le cas d’atteinte inévitable95, excluant ainsi le principe du risque inhérent à toute activité médicale pourtant maintes fois rappelé par les experts. Cependant, il est nécessaire de se replacer dans le contexte. On parle principalement ici de l’appréciation faite par le juge judiciaire de la faute. Or, avant la loi de 2002, la Cour de Cassation avait déjà refusé l’aléa thérapeutique et aucun mécanisme de solidarité nationale ne permettait d’indemniser les victimes. Il est donc légitime de penser que c’est en ce sens que la loi de 2002 a eu un impact sur l’appréciation de la faute96 : par la consécration d’une indemnisation ouverte à tous au titre de la solidarité nationale, elle a apparemment rendu les juges plus enclins à apprécier la faute de manière plus médicale97, à reconnaître l’existence d’un risque inhérent à l’acte médical, tout en mettant fin à l’indemnisation massive basée sur la crainte que les victimes ne reçoivent jamais réparation. La loi a aussi visé à limiter le foisonnement des obligations de sécurité de résultat. En renvoyant le contentieux des infections nosocomiales et des accidents médicaux à l’ONIAM, et en rappelant parallèlement la responsabilité pour faute des personnels soignants, la loi de 2002 a déjà exclu une large partie des cas où l’on pourrait retrouver le moyen de l’obligation de sécurité de résultat invoqué à l’appui d’une condamnation. Or les juridictions se font fort d’appliquer à la lettre cette volonté du législateur. Ainsi, dans un arrêt du 4 janvier 2005, la Cour de Cassation a cassé une décision de la cour d’appel qui se basait sur une obligation de sécurité « accessoire » à une obligation de moyen pour condamner le praticien. La haute 93 D. Berthiau, « La faute dans l’exercice médical depuis la loi du 4 mars 2002 », Revue de droit sanitaire et social, n° 5, septembre-octobre 2007, p. 773 94 D. Berthiau, « la faute dans l’exercice médical depuis la loi du 4 mars 2002 », op. cit. 95 Cass. Civ 1ère 23/05/2000 96 D. Berthiau, ibid. 97 Cass. Civ 1ère 29/11/2005 53 juridiction a rappelé que l’existence d’une faute est obligatoire pour l’engagement de la responsabilité, que la faute ne se présumait pas, et que la loi du 4 mars 2002 ne pourrait être contournée par la découverte d’obligations de sécurité de résultat accessoire à celle de moyens, dans la mesure où la loi revient strictement à un régime de faute prouvée. Tel qu’il ressort de cette analyse, l’esprit de la loi de 2002 semble donc être une volonté de limitation quantitative du contentieux. Le développement de solutions alternatives, constituées de la solidarité nationale déjà évoquée et des processus de conciliation, révèle alors une prise en copte accrue de l’aspect qualitatif du traitement des plaintes des usagers. 3. Le développement de solutions parallèles à la judiciarisation du conflit La mise en place d’un système de solidarité nationale vaut essentiellement pour les infections nosocomiales (contractées dans un établissement de santé), iatrogènes (résultant d’un traitement médical) et les accidents médicaux, même si elle peut également prendre la relève dans d’autres cas98. La loi a ainsi créé les CRCI (Commissions régionales d’indemnisation et de conciliation), qui dépendent de l’ONIAM (office national d’indemnisation des accidents médicaux), lui aussi mis en place par la loi de 2002. Cela n’exclut cependant pas les possibilités de contentieux mais les limite. Ainsi la responsabilité des établissements de santé demeure pour les infections nosocomiales, et ils doivent toujours amener la preuve de l’absence de faute ; mais pour les médecins la loi a assoupli le régime en vigueur en considérant que la présomption de faute ne valait plus pour eux et que c’était dans ce cas au plaignant de prouver la faute. Le partage de l’indemnisation entre ONIAM et établissements est ensuite un peu plus complexe. Retenons d’abord que la victime saisit la CRCI qui considérera son dossier comme recevable si l’accident ou l’infection est directement imputable à un acte médical, qu’il a eu des conséquences anormales au regard de l’état de santé initial du patient comme au regard de l’évolution prévisible de cet état, et qu’il présente un degré de gravité certaine, en l’occurrence une IPP (incapacité permanente partielle) supérieure à 25% ou une ITT (interruption temporaire de travail) supérieure à 6 mois, des troubles dans les conditions d’existence ou enfin une aptitude définitive. Si le dossier est recevable, la CRCI va ensuite 98 On pense notamment à la CIVI pour les victimes d’infractions dont l’auteur n’est pas solvable ou inconnu. 54 mener un travail d’expertise pour déterminer l’existence ou non d’une faute. L’annexe 1 présente très clairement la procédure après recevabilité du dossier. On rappellera simplement ici que ce n’est qu’en cas de faute prouvée que la victime négociera directement avec l’assureur de l’établissement ou du praticien fautif. Dans tous les autres cas, l’ONIAM se chargera de l’indemnisation. Cependant, la diminution du recours au contentieux n’est pas évidente dans la mesure où la victime peut refuser l’indemnisation proposée par l’assureur ou par l’ONIAM et saisir le juge. De plus, même si la victime accepte le montant versé par l’ONIAM, ce dernier est subrogé dans les droits de la victime et peut à son tour saisir le juge afin d’obtenir un remboursement par l’assureur du fautif. Pour autant, l’intervention systématique de l’ONIAM pour des IPP importantes demeure un moyen d’alléger la charge financière des assureurs, moyen qui est à relativiser dans la mesure où, en 2001 par exemple, 3% des infections nosocomiales seulement avaient entraîné une IPP supérieure à 20%. La loi du 30 décembre 2002 va compléter le mécanisme de solidarité nationale enclenché par la loi du 4 mars en élargissant l’indemnisation au titre de la solidarité nationale à deux autres cas : les individus contaminés par la maladie de Creuzfeldt-Jakob transmise par l’hormone de croissance d’origine humaine et les dommages résultant de l’intervention d’un personnel soignant hors de son champ de qualification (par exemple lorsqu’un soignant est intervenu en urgence pour assister une personne en danger). De manière générale, la création des CRCI, outre la participation à l’indemnisation au titre de la solidarité nationale, semble surtout répondre à un désir de procédures amiables et de conciliation pour venir à bout des conflits opposant parfois patients et personnels soignants. Si l’on prend l’exemple de la solidarité nationale, tout dossier jugé irrecevable par la CRCI sera alors traité selon une procédure de conciliation devant la commission. Un membre de la commission, un médiateur indépendant ou la commission dans son entier peuvent entendre le patient et le professionnel de santé séparément, dans le but de production d’un document consignant les griefs des deux parties et l’éventuelle solution amiable à laquelle ils sont parvenus. On peut également attribuer la création des comités d’usagers à cet esprit de conciliation. La loi de 2002 instaure ainsi dans chaque établissement de santé « une 55 commission des relations avec les usagers et de la qualité de la prise en charge »99. Elles succèdent ainsi aux commissions de conciliation installées par le plan Juppé, qu’on a déjà jugé précédemment comme tentant de freiner une judiciarisation progressant alors à toute allure. Ces commissions d’usagers sont en effet chargées, outre l’amélioration de la qualité de la prise en charge, de la protection des droits fondamentaux des patients réaffirmés par la loi. Cependant, ces comités peuvent être subrogés dans les droits des victimes lors d’un procès, et peuvent également voir leur responsabilité engagée par les professionnels de santé, les industries pharmaceutiques et même les patients, devant des tribunaux. Ainsi, malgré les tentatives de cette loi, le recours au contentieux n’est jamais loin, freinant par la même la déjudiciarisation qu’elle semblait entreprendre. Section 2: L’objectivation du texte : participation au renforcement de la judiciarisation Face à des patients devenus de plus en plus procéduriers dans les années 1990, les soignants ont rapidement tiré la sonnette d’alarme pour que les pouvoirs publics prennent conscience des conséquences de l’accroissement des contentieux sur la pratique de leur profession. Cela n’empêche pas pour autant la loi de 2002 d’élargir le champ des droits des patients et des usagers, ce qui répondait à la demande de ces derniers. Cependant, au vu de l’expérience de la décennie 1990, il est difficile de penser que des usagers qui se sont déjà révélés procéduriers n’envisagent pas ces nouveaux droits comme de nouvelles « armes » à brandir devant les tribunaux. De plus la participation de ce texte à la judiciarisation n’aurait pas été si prédominante si les tentatives de déjudiciarisation parallèles à la mise en place de ces nouveaux droits avaient fonctionné. 1. Élargissement des droits des malades et usagers : de nouvelles armes pour le recours contentieux La charte du patient hospitalisé issue de la circulaire du 6 mai 1995 prévoyait déjà la plupart des droits fondamentaux du malade, la loi du 4 mars 2002 les systématise. De plus, le 99 Article 114.1 du CSP 56 texte inscrit à l’article L 1110-1 que « le droit fondamental à la protection de la santé doit être mis en œuvre par tous moyens disponibles au bénéfice de toute personne ». Dans son titre II intitulé « démocratie sanitaire », la loi entreprends alors de recenser dans un premier temps les droits des malades en tant que personne, mais aussi plus largement les droits des usagers du système de santé. Les droits des malades présentés dans des textes dispersés sont donc synthétisés dans cette loi en trois grands thèmes : la dignité, la non discrimination, et le droit au respect de la vie privée et du secret médical. Sur la non discrimination, la loi inscrit à l’article L 1110-3 du CSP que « nul ne peut faire l’objet de discriminations dans l’accès à la prévention et aux soins ». La question de la vie privée et du secret médical est plus délicate dans la mesure où elle doit être adaptée aux cas particuliers. C’est pourquoi le secret médical n’empêche pas la communication entre deux professionnels, dans la mesure où cela permet une meilleure prise en charge du patient. De plus, « le secret médical ne fait obstacle à ce que des informations concernant la personne décédée soient délivrées à ses ayants droits » (article 1110-4 du CSP). Parallèlement au rappel de ces droits fondamentaux, des droits complémentaires, parfois déjà présents aussi dans la législation ou dans la jurisprudence, sont consacrés. On y retrouve notamment le droit de recevoir les soins les plus appropriés, ce qui regroupe l’utilisation de thérapeutiques à l’efficacité reconnue, qui répondent aux critères sanitaires en vigueur, et ce en fonction des données acquises de la science. En guise de présage de la loi Leonetti de 2005, on retrouve aussi dans celle de 2002 le droit de recevoir des soins visant à soulager la douleur100. Enfin, des droits moins spécifiques au milieu de la santé sont également proclamés, comme le droit à un suivi scolaire adopté au cours de l’hospitalisation ou le droit au respect de la confession religieuse, témoignant de l’étendue que souhaite donner ce texte à la notion même de droit du malade. Les droits des usagers regroupent eux aussi des droits élémentaires qui ne sont pas nouveaux mais auxquels la loi de 2002 donne un nouveau souffle. Ainsi en est-il du droit à l’information pour le malade comme sa famille, a priori et a posteriori (ce dernier droit revenant ainsi à l’accès au dossier médical). « Toute personne a accès à l’ensemble des informations concernant sa santé détenues par des professionnels de santé » (article L 11117) : se pose à partir de là la question de l’étendue de ce droit, toutes les informations sont-elles 100 La loi Leonetti se concentrant plus particulièrement sur les droits des personnes en fin de vie 57 concernées ? A priori oui selon le texte, mais cette interprétation reviendra en dernier lieu au juge. Cette loi réajuste également le cadre normatif du principe du consentement (et par opposition refus) aux soins : « aucun acte médical ni aucun traitement ne peut être pratiqué sans le consentement libre et éclairé de la personne et ce consentement peut être retiré à tout moment ». mais le véritable bouleversement (théorique du moins) de la loi repose sur la prééminence du refus du patient sur la décision thérapeutique du médecin. En effet, même si ce dernier doit tout faire pour convaincre son patient, il doit a priori respecter sa volonté s’il refuse l’acte thérapeutique. Cependant le texte de loi comme la jurisprudence ont peu à peu consacré des dérogations, notamment celui des personnes majeures sous tutelle ou des mineurs. Pour ces deux cas, en cas d’urgence vitale, le médecin peut aller à l’encontre de la décision prise par le titulaire de l’autorité sur le patient. L’urgence et l’engagement du pronostic vital du patient ont peu à peu été aussi acceptés par la jurisprudence comme des justifications pour les actes allant à l’encontre du consentement. Aujourd’hui, le jeu a changé de main : les médecins sont descendus de leur piédestal et ne sont plus « les maîtres du secret » (médical au moins), comme les désigne Yvonne Lambert-Faivre101. La dernière limite à la toute-puissance du malade résidait dans la limite d’accès au dossier médical, cette dernière a sauté. Pour sortir de ce vocabulaire un peu acerbe, on peut résumer ce mouvement des trente dernières années par l’idée de Lambert-Faivre102 qui parle de « démocratisation du pouvoir médical ». Le patient et plus largement l’usager est à présent un acteur à part entière de son système de santé. 2. L’échec du recentrage de la faute Comme nous l’avons vu, l’accroissement du pouvoir des patients résulte indirectement d’une volonté du législateur de réaffirmer dans un socle inamovible l’ensemble des droits fondamentaux et facilement opposables pour les usagers. Cependant, la loi du 4 mars 2002 participe également paradoxalement à l’élargissement de l’accès au contentieux à travers les échecs de la limitation de l’accès qu’elle tentait d’imposer. Ainsi, de nombreuses contestations qui laissent alors une place prégnante à l’interprétation des juges sur l’application de la loi ont vu le jour. 101 102 Y. Lambert-Faivre, Le droit du dommage corporel : systèmes d’indemnisation, Paris, Dalloz, 2002 Y. Lambert-Faivre, ibid. 58 A ce titre, l’amendement anti-Perruche (développé précédemment) contenu dans la loi de 2002 a été source de protestations, limitées par ailleurs par l’interprétation large des juges. Notons tout d’abord que la Cour de Cassation a fait preuve d’un zèle peu ordinaire en appliquant l’article 1 du protocole n° 1 de la CESDH à cet amendement, refusant par là la rétroactivité de la loi aux instances en cours alors que des dispositions transitoires de ce texte l’avaient prévue. Mais la principale zone d’ombre de ce traitement du handicap congénital réside dans l’appréciation de la faute lors du contentieux. En effet, la loi prévoit la nécessité d’une faute caractérisée pour engager la responsabilité du praticien, c'est-à-dire différente d’une faute simple, sans pour autant en donner une définition précise. Dès lors, les juges se sont fait fort d’interpréter la notion à leur manière103, laissant alors supposer que dans la pratique cette faute pourrait être appréciée de manière très large comme toute autre faute104. La loi a ajouté une autre dimension dans laquelle le juge a une large marge d’appréciation. En effet, la loi ne se prononce pas sur le cas des victimes par ricochet. Or, même si par ce silence la volonté du législateur était de limiter la possibilité de leur indemnisation, toujours est-il que les juges se sont engouffrés dans cette brèche et prennent une direction opposée en commençant progressivement à reconnaître un droit à indemnisation aux tiers105. Enfin, même si la tentative d’unification du contentieux des juridictions administratives et judiciaires était louable, elle est fortement limitée et encadrée par les évolutions de la responsabilité pénale. En effet contentieux civil et contentieux pénal sont liés, et la faute pénale l’emporte sur la faute civile. C’est pourquoi, malgré les tentatives de réduire l’engagement de la responsabilité civile des personnels soignants, la loi du 4 mars 2002 se fait « court-circuiter » 106 par le régime de responsabilité pénale. Or, Denis Berthiau voit un double mouvement dans l’évolution de l’engagement de la responsabilité pénale. Tout d’abord, rappelons que le droit de la responsabilité pénale en matière médicale fait la distinction entre le lien direct et le lien indirect que l’on peut trouver entre un acte, médical ou de soins, et les dommages occasionnés. La faute simple est suffisante pour le premier, la faute qualifiée est nécessaire pour le deuxième. Or, le juge judiciaire a des facilités à reconnaître le lien direct entre acte et dommage en partant du principe que l’acte en question est le 103 CA Nîmes, 10/01/2006 D. Berthiau, « La faute dans l’exercice médical depuis la loi du 4 mars 2002 », op. cit. 105 TGI Reims, civ, 19/07/2005 Pastini c/ Pia 106 D. Berthiau, ibid. 104 59 « paramètre fondamental » des dommages occasionnés au patient107. Dans un deuxième temps, il faut reconnaître que même si le lien est qualifié d’indirect, les juges ont également une tendance à accepter facilement la faute qualifiée. C’est de cette manière que Denis Berthiau conclut son raisonnement : « […] plus le système développé par le droit pénal dans l’appréciation de la faute est lâche, plus il devient attrayant d’y avoir recours et plus le système voulu par la loi du 4 mars 2002 sera inutilisé. Dès lors, peu importe que le traitement de la faute civile recouvre une certaine rigueur si le système pénal n’en trouve pas à son tour »108. Dans son discours au congrès de la société française de chirurgie orthopédique et traumatologique, le docteur Hervé Olivier titrait une de ses pistes de réflexion : « une loi positive avec des effets secondaires pernicieux ? ». Si l’on se place du point de vue du corps médical, il est simple de comprendre le malaise que la loi du 4 mars 2002 a pu instaurer. En effet, on reconnaît que la volonté du législateur était bien, à travers le recentrage de la faute et le développement de procédures amiables, de limiter autant que faire se peut les contraintes, risques et inquiétudes pesant sur les personnels soignants. Mais la lecture analytique des conséquences de la loi en révèle ses failles et les médecins n’en sont pas dupes, comme le résume le docteur Hervé Olivier : « Si la loi Kouchner a représenté une avancée significative en matière d’affirmation des droits des patients, notamment en matière d’information et de communication, elle a parallèlement ouvert la boîte de Pandore de la responsabilité civile professionnelle des professionnels de santé, en élargissant le champ de leurs responsabilités. ». Selon Philippe Coursier109, la responsabilité médicale aurait aujourd’hui trouvé un équilibre qui reposerait sur trois piliers. Le premier serait la définition rationnelle de l’obligation principale de soins (évoquée plus haut), devant reposer sur les données acquises de la science, cela permettant de sanctionner facilement les médecins manquants à cette obligation. Le deuxième pilier concerne la définition rationnelle de ce que l’on a défini précédemment comme étant les obligations complémentaires du médecin, progressivement consacrées par le législateur et la jurisprudence. Il considère à ce titre que la mise en jeu de la 107 Cass Crim 23/10/2001 : le médecin a été condamné pour le décès d’un patient ayant eu lieu deux ans après l’intervention ! 108 D. Berthiau, « La faute dans l’exercice médical depuis la loi du 4 mars 2002 », op. cit, p. 779 109 P. Coursier, « Bilan et perspectives du droit de la responsabilité médicale en matière civile et administrative », op. cit. 60 responsabilité des personnels soignants par rapport au manquement à ces obligations supplémentaires est plus limitée puisque les patients n’obtiennent que rarement une réparation intégrale (on peut penser ici à la théorie de la perte de chance). Mais c’est certainement sur son dernier pilier que l’on peut émettre le plus de doutes, ou qu’en tout cas les débats sont le plus vifs. En effet, il écrit « […] la beauté du dernier pilier réside dans la noblesse de l’objectif qu’il poursuit : permettre l’indemnisation des victimes d’un aléa thérapeutique lorsque les conséquences de celui-ci sont (trop) intolérables. Certes, la reconnaissance d’une responsabilité sans faute est condamnable sur le plan des principes. Mais le souci de justice n’appelle-t-il pas une telle solution ? »110. La loi du 4 mars 2002 a répondu non à cette dernière question en tentant de circonscrire la responsabilité des soignants à l’existence d’une faute. Cependant, comme démontré dans cette dernière partie, le juge reste largement maître de l’application de cette disposition et, en dépit des protestations des personnels médicaux, c’est effectivement le troisième pilier évoqué par Philippe Coursier qui s’applique. De plus, la double tendance relevée par Denis Berthiau dans la responsabilité pénale est particulièrement inquiétante pour le corps médical. En effet, si la judiciarisation de la santé apparaît aujourd’hui indéniable, des mécanismes de solidarité nationale ont aussi été mis en place pour favoriser l’indemnisation des victimes sans faire peser tout ce poids sur les assureurs des personnels soignants et ainsi, indirectement, sur les soignants eux-mêmes. Mais si c’est à présent la mise en jeu de la responsabilité pénale qui se systématise, ce n’est plus l’indemnisation du patient mais la condamnation du soignant qui est en jeu, pour des sanctions pouvant aller de l’amende à l’emprisonnement. Dès lors, il est légitime de s’interroger sur cet aspect : au-delà d’une judiciarisation de la santé, va-t-on vers une pénalisation à outrance de la responsabilité médicale ? 110 P. Coursier, ibid. 61 TROISIEME PARTIE: L’APPROFONDISSEMENT DE LA JUDICIARISATION DE LA SANTE PAR LA PENALISATION, ENTRE MYTHE ET REALITE « L’humeur des juges n’entre pas dans le code pénal » François Mitterrand111 « Dans le contexte actuel de grande médiatisation des accidents médicaux et des risques sanitaires, la tentation est grande de voir les victimes céder à la spectaculaire du procès pénal. Beaucoup de victimes se voient ainsi encouragées dans la criminalisation des responsabilités médicales par esprit de vengeance et la recherche d’une satisfaction dans une sanction pénale éventuelle ». Dans cet entretien accordé à Gesica112, Yves Lachaud, avocat au barreau de Paris et ancien membre du Conseil de l’Ordre des médecins, met en lumière deux mécaniques actuellement à l’œuvre dans le domaine de la santé : une médiatisation accrue des moindres dérapages des professionnels, doublée d’une recherche accrue de punition de ces derniers par la mise en jeu de leur responsabilité pénale. Or, ces deux composantes sont étroitement liées à la question qui se pose ici : y a-t-il une pénalisation du droit de la santé ? La médiatisation d’abord, car elle a une influence déterminante sur la perception des contentieux médicaux, pour les professionnels de santé comme pour le grand public. Ainsi, Yves Lachaud pense que la médiatisation accrue des procès pénaux en matière de responsabilité médicale a conduit les plaignants à préférer ce type de contentieux à l’indemnisation proposée par les régimes réparatoires, notamment pour son aspect plus symbolique de punition. Parallèlement, les membres du corps médical, du fait de l’accroissement de la médiatisation de ces procès, peuvent avoir l’impression que le recours 111 Interview de François Mitterrand par André fontaine, Jacques Amalric et Jean-Marie Colombani dans Le Monde du 20 juin 1990 112 Réseau international d’avocats, entretien consultable sur leur site internet 62 au pénal par les victimes de dommages se systématise, ce qui statistiquement n’est pas nécessairement le cas. Ce qui est certain, comme le mettent en avant Jacques Lansac, professeur en gynécologie obstétrique et Michel Sabouraud, procureur113, c’est que la première souffrance du soignant est sa perte de statut. Après avoir retracé les grands progrès de la médecine en moins d’un siècle, ils constatent « Malgré ces procès fulgurants, sont apparues les années sombres des « affaires » et des jugements qui ont fait passer le médecin d’un statut de deus ex machina à celui de mauvais génie coupable de malversations, de technicien incapable d’une production parfaite […] ». Plusieurs analyses peuvent expliquer ce phénomène, nous avons défendu celle de la judiciarisation de la responsabilité en santé. Cependant, n’y-a-t-il pas d’autres facteurs qui ont pu influencer ce changement de perception des soignants par la population ? La médiatisation de ces fameuses « sombres affaires » semble en être un. Or, ces grands procès sont la plupart du temps des procès pénaux. Dès lors, la médiatisation de ces affaires est-elle la seule explication au changement de paradigme concernant la médecine en général ? Ou y-a-t-il réellement une pénalisation, soit un recours accru au contentieux pénal, qu’il soit justifié ou non, qui expliquerait ces soupçons sur les personnels de santé et leurs actes ? 113 L. Lansac, M. Sabouraud, « Les conséquences de la judiciarisation de la médecine sur la pratique médicale », Sève, hiver 2004, p. 47 63 CHAPITRE 1 : L’IMPORTANCE DE LA PERCEPTION DES ACTEURS D’UNE PENALISATION DE LA RESPONSABILITE Les grandes affaires médiatiques en santé publique se sont multipliées ces dernières années. De l’affaire du sang contaminé au Médiator et, plus récemment, celle des prothèses mammaires PIP, en passant par le problème des hormones de croissance, ces nombreux scandales éclaboussent le monde médical par l’intermédiaire de ses dirigeants et représentants. Cependant, le malaise est prégnant aussi bien au sein des membres de direction administrative que parmi les personnels soignants, bien que leur implication respective dans un procès pénal ne se fasse pas pour les mêmes raisons. Pourquoi le monde de la santé tremble-t-il face aux implications pénales ? Ces grandes affaires ont-elles vraiment tout changé ? Quelles conséquences ont-elles eu sur la pratique de l’acte de soins et de l’acte médical ? Section 1 : Médiatisation et influence sur la perception 1. La perception des professionnels médicaux Jacques Lansac et Michel Sabouraud114 analysent le rôle de la médiatisation sur les perceptions des professionnels de santé. Ils expliquent ainsi qu’il est rare que les soignants prennent connaissance directement des jugements rendus dans le cadre de procès pénaux. D’abord parce que le langage juridique dans lequel sont rédigés ces arrêts ne les rend pas forcément accessible au « profane ». Mais également car ils ont des sources indirectes leur relayant ce genre d’informations : les conseils de l’ordre effectuent une veille juridique afin de relayer l’information à leurs membres, certains collèges de spécialistes réalisent aussi ce travail de veille. Or, l’existence de ces intermédiaires a une influence sur la manière dont le corps médical va recevoir l’information. Mais, et comme son nom et son étymologie l’indique, le principal médiateur de l’information pour le soignant, ce sont les médias115. C’est donc le prisme de lecture choisi par le média concerné qui va déterminer pour le personnel de santé la compréhension d’une affaire. 114 J. Lansac, M. Sabouraud, « Les conséquences de la judiciarisation de la médecine sur la pratique médicale », op. cit. 115 Du latin media, pluriel de medium, qui signifie milieu, intermédiaire 64 Laurence Helmlinger et Dominique Martin116 s’inquiètent quant à eux de la perception, que peuvent avoir les personnels de santé de toute réclamation faite par un patient, compte tenu de cette médiatisation à outrance des affaires pénales. Il est indéniable que la pression sur le corps médical augmente, de par une demande accrue de transparence mais aussi de résultat des patients. Cette pression, couplée à la sensation d’un risque de condamnation pénale permanent du fait de la médiatisation accrue de toutes les affaires, jouent un rôle important sur le sentiment du soignant qui subit une procédure de réclamation, de quelque nature qu’elle soit. Si l’on ajoute à cela la judiciarisation de la santé qui conduit effectivement de plus en plus de membres du corps médical à être engagés dans une procédure contentieuse, il en ressort, selon l’analyse de Laurence Helmlinger et Dominique Martin, qu’un soignant qui s’identifie systématiquement à ses quelques confrères (encore bien rares !) « traînés » devant les tribunaux pénaux, se convint ainsi lui-même de cette pénalisation systématique exagérément mise en scène par les médias. Rappelons ici que statistiquement pourtant, il y a peu de risque pour un soignant d’être confronté ne serait-ce qu’une seule fois à une procédure pénale au cours de sa carrière. Mais cette médiatisation des affaires pénales développent chez les personnels de santé une aversion pour toute forme de réclamation, les poussant ainsi à se protéger autant que possible, par des moyens parfois contestables. En effet, que penser de ces médecins qui, pour se couvrir contre le risque du défaut d’information, font signer à leur patient des protocoles comportant parfois des dizaines de pages, auxquelles ces derniers ne comprennent que peu de choses ? On peut reprendre un des exemples de Lansac et Sabouraud pour illustrer ces phénomènes qu’on pourrait identifier comme étant de la « protection compulsive » ; celui de la médiatisation des cas d’infections nosocomiales, notamment les plus graves (alors que l’on rappellera ici que seules 3% des infections nosocomiales entraînaient en 2001 des IPP de plus de 25%). Cette médiatisation a ainsi conduit à une généralisation du matériel à usage unique et des produits hyper stériles, alors que les conditions de stérilité du matériel classique n’ont jamais réellement été remises en cause. Pour eux, la nécessité reposait plutôt sur une meilleure hygiène des locaux à vocation médicale, parfois très vétustes, qui reposait sur un meilleur entretien, soit, pour eux, « un simple ménage ». Des sommes importantes ont été investies pour l’achat de matériel à usage unique ou hyper stérile, afin de donner l’impression 116 HELMLINGER L, MARTIN D., « La judiciarisation de la médecine, mythe et réalité », Sève, hiver 2004, pp. 39-46 65 de faire face au problème. En effet, les solutions apportées par les professionnels de santé aux problèmes soulevés lors de ces affaires pénales sont également très médiatisées, les conduisant alors à réagir par anticipation à cette médiatisation. Et il est vrai qu’un investissement conséquent reste plus médiatique que ce simple ménage. Il est également important de remarquer que dans les affaires pénales les plus médiatiques, c’est rarement un médecin seul qui fait l’objet d’une mise en cause. En effet, nous sommes plutôt dans l’ère de la responsabilité collective, comme la nomme Marie-Odile Berthella-Geoffroy117. Et elle souligne ainsi que dans la plupart des affaires pénales très médiatiques, ce sont plus souvent les responsabilités des dirigeants politiques et administratifs qui sont mises en cause ; la responsabilité du soignant étant plutôt reléguée au second rang et évoquée dans le cadre de leur responsabilité nationale (informer les autorités sanitaires de dysfonctionnements constatés, décider eux-mêmes de protections sanitaires à mettre en place s’ils en ont le pouvoir…). On se rend alors compte que, si pénalisation il y a, il semblerait qu’elle soit plus tournée vers la responsabilité des dirigeants, ce qui amène à se poser la question de leur perception de ce phénomène. 2. La perception des dirigeants d’établissements La revue Hôpital d’Ile de France, dans son numéro de juin 2007, présentait une interview réalisée auprès d’un avocat118 et d’un directeur d’hôpital119 sur le thème de la responsabilité pénale des chefs d’établissement. Or, entre juriste et professionnel, les points de vue s’affrontent mais ne s’accordent pas nécessairement. En effet, selon maître Holleaux, l’avocat interviewé, même si on peut avoir l’impression avec les affaires récentes médiatisées que la responsabilité pénale du directeur d’établissement est souvent recherchée, cela demeure « une illusion d’optique ». Et d’ajouter que c’était d’ailleurs l’objectif de la loi Fauchon de veiller à la limitation de l’engagement de cette responsabilité. Surtout, il insiste sur le fait que les affaires très médiatiques donnent un prisme de lecture mais qu’il faut bien comprendre que la responsabilité pénale du dirigeant peut être engagée dans de nombreux types d’infractions (infractions au droit du travail, au droit des marchés publics…) et que dans ces procès pénaux, 117 BERTELLA-GEOFFROY M-O., « L’évolution des rapports justice-santé », op. cit. 118 G. Cotellon, « Entretien avec maître Georges Holleaux, avocat au barreau de Paris », Hôpital d’Ile de France, n° 41, juin 2007, pp. 7-8 119 G. Cotellon « Point de vue d’un directeur d’établissement », ibid. 66 les scandales médicaux représentent une bien faible part. Il concède cependant que la jurisprudence actuelle a tendance à s’écarter de la loi Fauchon pour faire une lecture moins favorable aux directeurs d’établissements. Il admet également que, comme on l’a évoqué précédemment pour les personnels de santé, la pression sur le directeur est constante et renforcée par l’inflation législative et l’afflux permanent de nouvelles législations qu’il se doit de mettre en application. C’est notamment ce vent de panique que reflétait le communiqué de l’ADH évoqué plus haut, et qui faisait suite à la mise en examen d’une partie de l’équipe de direction d’un hôpital public du fait de leur non respect des dispositions concernant la présence d’amiante dans les bâtiments. Comme exposé dans ce communiqué ainsi que dans l’interview de M. Jean-Louis Feutrie, directeur du CHI Le Rancy-Montfermeil, à travers les retours qu’ils ont de ces procès pénaux, ils ont la sensation que la responsabilité de la personne physique, et donc de la personne du directeur, est plus souvent recherchée que la responsabilité de la personne morale qu’est l’hôpital. Ainsi, on pourrait parler selon leur point de vue d’une personnalisation de la pénalisation, qui serait encore plus à craindre pour ces derniers que la pénalisation en soi. Cependant, conscients que la responsabilité pénale ne sert pas qu’à obtenir une sanction du personnel de santé, ils ont également l’impression via le traitement particulier de l’information réalisé par les médias, que les procès pénaux sont surtout l’occasion pour les victimes de réellement faire entendre leur voix. Même si le directeur d’hôpital reconnaît que l’établissement et parfois son personnel ont une part de responsabilité, ne serait-ce qu’à travers l’existence d’une faute, il admet surtout que l’engagement de la responsabilité pénale peut aussi être un moyen de pallier l’absence de réponse de l’hôpital aux sollicitations, et insiste à ce titre sur l’importance de bien gérer les plaintes des patients. Il n’en reste pas moins que ses mots sont très forts pour décrire l’épreuve que constitue la procédure pénale : « La mise en cause de la responsabilité pénale des chefs d’établissement est toujours une affaire très douloureuse pour la personne mise en cause avec son cortège d’humiliation, de solitude, voire de dépression […] ». Mais concrètement, cette peur qui semble sourdre dans le cœur de tout praticien et même aujourd’hui dans le cœur de tout personnel de l’hôpital, les a-t-elle conduit à transformer leurs pratiques pour limiter le risque ? 67 Section 2 : Les conséquences de facto d’une pénalisation factice ? Il apparaît que les acteurs du monde de la santé ont opéré une intériorisation du risque d’engagement de la responsabilité pénale qui les conduit à transformer leurs pratiques professionnelles. Cela pourrait-il prouver que cette pénalisation n’est pas factice ? Cette transformation des pratiques ne pourrait-elle pas, en s’inscrivant dans un cadre plus global, être le signe avant-coureur d’une pénalisation réelle du monde de la santé ? 1. Les transformations des usages professionnels Les transformations des pratiques relevées sur le terrain sont souvent à remettre en lien avec une affaire pénale très médiatisée, qui a conduit à réfléchir sur la manière d’exercer les professions de santé et ainsi à faire évoluer les procédures. L’affaire du sang contaminé est un exemple frappant de la mobilisation du monde de la santé dans les cas d’affaire pénale « à scandale ». En 1991, l’opinion publique est informée du fait que le centre national de transfusion sanguine a transfusé entre 1984 et 1985 du sang contaminé par le virus du sida à des personnes hémophiles. En tout, près de 2000 personnes auraient été contaminées par ce virus, soit près d’un hémophile sur deux. Même si quatre médecins ont été mis en cause dans cette affaire, il faut retenir que c’était au nom de leurs responsabilités nationales, et que l’affaire du sang contaminé a finalement plutôt été le procès de dirigeants politiques. Mais ce qui a beaucoup ému le monde médical, c’est la qualification juridique retenue pour la faute : « tromperie sur la qualité substantielle du produit ». En 1994, sous la pression de l’opinion publique, le nouveau procès ouvert parle d’ « empoisonnement ». Cet évènement illustre bien également l’impact de la médiatisation sur les perceptions que la population se fait du monde médical, qui participent elles aussi à l’incompréhension mutuelle entre société civile et société médicale. Cette affaire a grandement fait muter les mentalités dans le domaine de la santé, avec par exemple la création des agences du sang et du médicament et de l’établissement français des greffes. Mais elle a également entraîné de profondes modifications dans les techniques scientifiques à proprement parlé. Ainsi, suite à ce procès, on a progressivement systématisé la recherche de contamination virale avant les résultats éventuellement positifs de la sérologie classique. Le 68 problème réside dans le fait que le procédé utilisé pour cette recherche est coûteux et médicalement contesté, d’autant plus qu’il ne permet de dépister « que » un donneur de sang infecté par le VIH par an en France et 1 donneur infecté par le VHC tous les 2,5 ans 120. De plus, ce procédé coûte 150 millions d’euros par contamination évitée. Il ne semble donc pas correspondre à des objectifs très rationnels du point de vue d’une analyse coûts/avantages. Même s’il n’est pas question ici d’évaluer la valeur d’une vie humaine, on notera juste que, investi différemment, dans d’autres actions de santé publique, ces sommes auraient pu sauver plus de vies. L’affaire Perruche apparaît comme une autre grande affaire ayant eu des conséquences nettement préjudiciables dans le monde de la santé. Ainsi, la condamnation initiale du gynécologue obstétricien de Mme Perruche du fait de son échec dans la détection d’un handicap congénital a entraîné de nombreux bouleversements dans cette profession. En effet, la médecine fœtale progresse énormément, mais ne peut avoir de certitudes de résultats, et ne comporte d’ailleurs théoriquement qu’une obligation de moyens121. L’autre débat, plus éthique, soulevé par l’arrêt Perruche concerne la question de la gravité du handicap : quelles pathologies justifient un arrêt de la grossesse ? Finalement, cet arrêt a incité les médecins à ne plus utiliser la technique échographique de peur d’une erreur de diagnostic. Ils ont alors tendance à prescrire des actes qui ne sont pas toujours nécessaires et présentent eux aussi des risques, comme l’amniocentèse. En effet, le taux d’amniocentèse pratiqué en France est de 11% alors qu’il devrait être en moyenne de 5%122. Or celle-ci peut occasionner des avortements non désirés du seul fait de la pratique du geste, sans qu’il n’y ait de faute du médecin. On retrouve là un problème rencontré fréquemment aux États –Unis, où la pratique défensive de la médecine est la règle. Une étude menée dans ce pays a révélé que 30% des accouchements par césarienne n’étaient pas justifiables par des arguments médicaux mais relevaient plus de la crainte médicolégale123. Sans que la France ne tombe dans cet extrême, la réalité de certaines professions médicales est alarmante. 120 PILLONEL J, LAPERCHE S., « Risque résiduel de transmission du VIH, du VHC, et du VHN par transfusion sanguine entre 1992 et 2002 en France », Bulletin épidémiologique hebdomadaire, n° 48, 2003, pp. 233-236 121 J. Lansac, M. Sabouraud, « Les conséquences de la judiciarisation de la médecine sur la pratique médicale », op. cit., p 53 122 Ibid. 123 L. Duhag, R. Koestrer, J. Waidmann, “ The impact of malpractice fear on cesarean section”, Journal of Health Economics, n° 18, 1999, pp. 491-522 69 On observe au niveau assurantiel un double mouvement préjudiciable aux personnels de santé : une augmentation importante des primes d’assurance couplée à un refus progressif des assureurs de prendre en charge les professionnels de santé, et principalement les médecins. Encore une fois l’exemple des gynécologues-obstétriciens est flagrant : le peu de compagnies d’assurance les acceptant encore ont multipliées par huit à dix le montant des primes d’assurance en deux ans, jusqu’à être évaluées aujourd’hui à 17 000 euros, soit l’équivalent des honoraires de 130 accouchements124. Ainsi ces accoucheurs préfèrent transformer leurs pratiques et ne faire que de la consultation, beaucoup plus rentable et permettant d’éviter les accouchements de nuit ou de week-end. Mais dans cette discipline particulièrement, la combinaison des risques médicolégaux à la pratique de l’échographie et de l’accouchement, le montant exorbitant des primes d’assurance et la pénibilité des conditions de travail (nuit et week-end compris) ont des conséquences encore plus importantes. On constate en effet une vraie « crise des vocations »125 dans ces professions considérées comme beaucoup plus à risques. En 2004, au concours de l’internat de médecine, les postes de gynécologie-obstétrique ont été choisis en dernier, les étudiants leur préférant la biologie traditionnellement peu attrayante pour eux. L’article de Lansac et Sabouraud évoque encore bien des conséquences techniques et souvent coûteuses de cette peur du procès, chez les dirigeants comme chez les soignants. On peut citer le dépistage du CMV chez les donneurs de sperme pratiqué alors même que cet examen ne prouve par la contamination du sujet et que 50% des français sont séropositifs au CMV sans que cela n’ait aucun impact. Mais plus édifiant encore selon les deux auteurs, est la pratique systématique du caryotype chez les donneurs de spermes. En effet, l’arbre généalogique des maladies génétiques semblait bien suffisant dans la mesure où les études ont prouvé que sur 10 000 donneurs, seuls 57 vont avoir une anomalie alors qu’ils sont sains avec des enfants sains126. Cette pratique ne permet même pas d’éliminer les porteurs d’anomalies géniques. C’est pourquoi les auteurs concluent sur cette phrase tranchante « On a donc dépensé 1, 35 millions d’euros pour un résultat nul en termes de sécurité sanitaire ou de vies sauvées. ». 124 J Lansac, M. Sabouraud, ibid. p. 55 L. Helmlinger, D. Martin, « La judiciarisation de la médecine, mythe et réalité », op. cit., p. 40 126 J-P Siffroi, « Le caryotype systématique chez les donneurs et les donneuses de gamètes : utilité réelle ou simple sécurité ? », Gynécologie Obstétrique Fertilité, n° 32, 2004, pp. 803-812 125 70 Pénalisation, factice ou non, là n’est plus la question. La perception d’une pénalisation a suffi aux acteurs pour bouleverser leurs pratiques, cherchant par là à éviter à tout prix cette mise au pilori que semble être l’engagement de la responsabilité pénale. En effet, on peut comprendre dans ce sens la phrase lancée par Georgina Dufoix, ancienne ministre des affaires sociales et mise en examen dans l’affaire du sang contaminé, lorsqu’elle se reconnaît « responsable mais pas coupable ». Il semble clair que ce n’est pas, à l’origine du moins, l’engagement de sa responsabilité que le professionnel de santé conteste, mais plutôt (et toujours du fait de certaines perceptions biaisées par la médiatisation) l’image associée aux affaires pénales en santé. L’opinion publique est, dans ce cadre, particulièrement virulente, et la peur de cette « humiliation », comme il a été dit plus haut, suffit à rendre les professionnels averses à toute remise en cause de leur activité. Mais si tous les actes sont désormais conditionnés par l’anticipation de cette pénalisation, ne finit-elle pas par se concrétiser ? 2. Des signes avant-coureurs d’une pénalisation de la responsabilité en santé ? Nous avons vu l’important impact de la perception d’une pénalisation sur les primes d’assurance et sur les pratiques des soignants. On peut lire ce phénomène de deux manières : soit il est la preuve définitive que la médiatisation a eu un retentissement important sur les perceptions des acteurs qui sont traumatisés par la perspective d’une procédure pénale, soit, en l’inscrivant dans un contexte plus large, on pourrait considérer que ce phénomène est un signe avant-coureur d’une possible pénalisation de la responsabilité en santé. Les États-Unis ont un système de santé en crise, notamment à cause de la gestion juridique de la faute médicale. Dans ce pays l’engagement de la responsabilité professionnelle et très fréquent, à tel point que les détracteurs de l’évolution juridique du système de responsabilité à la française parlent de « dérive à l’américaine ». Il s’agira ici d’examiner les points communs de notre système avec le fonctionnement américain afin de « mesurer notre place » sur l’échelle du degré de pénalisation. Précisons avant d’entrer dans le vif du propos que statistiquement, la situation aux États-Unis n’est pas la même. En effet, dans ce pays, entre 44 000 et 98 000 décès par an sont causés par une faute médicale, ce qui fait davantage de morts que les accidents de la route ou le sida127. Les juges américains connaissent également beaucoup plus de recours, d’où le fait qu’un médecin sur six fera l’objet d’un 127 L.T Kohn, J-M Corrigan, M.S Donaldson, « To err is human: building a safer healthcare system”, Institute of Medicine, Washington, 1999 71 recours au cours de sa vie. Même si ce chiffre est loin du cas français, on remarque une similarité dans la mesure où, aux États-Unis aussi, les chirurgiens et plus particulièrement les obstétriciens sont les plus concernés. Cependant, il est compréhensible dans le cas américain que les plaignants aillent plus facilement au recours dans la mesure où les indemnités accordées par les juges sont très élevées. Ceci révèle une des menaces encore inhérentes au dualisme juridictionnel à la française : comme nous l’avons déjà évoqué, les indemnisations sont plus élevées dans l’ordre judiciaire que dans l’ordre administratif, et ce décalage fait tendre les usagers vers les juridictions judiciaires lorsqu’ils recherchent principalement l’indemnisation (dans la mesure du possible évidemment). Nous allons suivre le raisonnement de Jacques Drucker et Marianne Faessel-Kahn dans un article étudiant l’exemple américain128, pour comprendre si les racines de la crise américaine sont identifiables en France, et ce que cela présage pour notre système de santé. Les deux auteurs notent trois facteurs responsables de la situation américaine actuelle. Tout d’abord, l’innovation médicale importante a également amenée avec elle un accroissement des risques potentiels. Nul doute que cet aspect est bien présent aussi en France, puisque les juges ont progressivement décidé d’indemniser l’aléa thérapeutique et le risque thérapeutique, deux notions créées par cette innovation. Même si la loi de 2002 a rétabli le principe de responsabilité pour faute, nous avons vu précédemment que cela ne constituait pas un obstacle pour les juges lorsqu’ils souhaitaient tout de même indemniser la victime. Le deuxième facteur d’augmentation des contentieux aux États-Unis est lié au développement des référentiels de bonne pratique. Par l’élaboration de standards nationaux et de critères de compétences sur lesquels reposent les textes législatifs, ces référentiels limitent le jugement au cas par cas, défavorisant ainsi le soignant se retrouvant face à des juges pensant maîtriser l’aspect médical du dossier. Et la France n’est pas en reste de ce point de vue : dès 1996 est créée l’ANAES, chargée d’établir ces référentiels de bonne pratique. Les concepts d’évaluation et d’accréditation se répandent de plus en plus, et aujourd’hui c’est la HAS qui est chargée d’élaborer ces référentiels. Or, on ne peut nier l’utilisation faite par les juges de ces documents puisqu’un récent arrêt du Conseil d’État admet la recevabilité d’un recours dirigé contre les recommandations de bonne pratique professionnelle de la haute autorité de santé129. Par cette décision, le conseil d’État reconnaît indirectement la portée juridique de ces 128 DRUCKER J, FAESSEL-KAHN M., “L’exemple américain”, Sève, hiver 2004, pp. 31-38 129 CE 16/03/2011 Association pour une formation médicale indépendante 72 documents et admet ainsi que le juge se repose dessus pour contrôler l’attitude des soignants. Enfin le dernier symptôme de la crise du système de santé américain se trouve dans le marché assurantiel. En effet, le système d’assurance professionnelle longtemps efficace aux ÉtatsUnis, qui assurait alors la solvabilité de tous les professionnels de santé, ne fonctionne plus. Mais la judiciarisation du système, qui a occasionné une explosion du nombre de contentieux et une augmentation du montant des indemnisations, a contraint les assureurs à augmenter leurs primes de manière exorbitantes, Et encore une fois ce phénomène n’est pas inconnu en France, où l’on a évoqué un peu plus haut les difficultés que rencontrent les soignants, particulièrement en gynécologie obstétrique, face à l’importance de ces primes. Aux mêmes causes les mêmes effets, on constate une difficulté de recrutement dans les spécialités dites à risque (chirurgie et particulièrement obstétrique) aux États-Unis depuis des années. Or, là encore, ce phénomène commence à apparaître en France avec un choix des jeunes médecins orienté vers des spécialités présentant moins de risques médicolégaux. Un chiffre, pour finir, viendrait compléter le dangereux rapprochement de la France vers le modèle américain, s’il n’était pas déjà démontré. On commentait précédemment les 30% de césariennes prescrites aux États-Unis sans fondements médicaux, notons qu’en France la fréquence de césarienne est passée de 15% (taux recommandé par l’OMS) à 20% en quelques années sans aucun phénomène médical ne pouvant l’expliquer130. La pratique défensive de la médecine en France est donc aujourd’hui une réalité. CHAPITRE 2 : QUELLE REALITE POUR LA PENALISATION ? « La responsabilité pénale est devenue l’épicentre de ce qui est dénoncé par certains comme la judiciarisation de la société, l’américanisation du droit, le risque pénal,… et les professions médicales s’alarment des risques de poursuite. La responsabilité croissante du monde médical est-elle une réalité ou un épouvantail essentiellement utile aux assureurs inflationnistes ? »131. Cette citation extraite d’un article de M. Wester-Ouisse, maître de conférence en droit à l’université européenne de Bretagne, résume parfaitement l’idée directrice de ce chapitre. En effet, nous avons démontré que la pénalisation est bien présente 130 Lansac J, Sabouraud M, « Les conséquences de la judiciarisation de la médecine sur la pratique médicale », op. cit 131 WESTER-OUISSE, « Dépénalisation du droit médical », Revue générale de droit médical, Hors série juillet 2008, p. 245 73 selon les perceptions des acteurs, et que cela a eu de nombreuses conséquences, notamment sur le milieu des assurances comme le souligne ce professeur de droit. Cependant, il est légitime de s’interroger sur la factualité de cette pénalisation. Certains indicateurs pencheraient en faveur d’une dérive à l’américaine, pourtant, sous d’autres aspects, le législateur semble s’être opposé à cette dérive. On réalise également de plus en plus que le régime pénal n’est pas adaptable à tous les contentieux, comme c’est le cas pour la question de la fin de vie, débat hautement sensible au sein de la société française. Dès lors, quels éléments permettraient de relativiser cette impression de pénalisation ? Et en allant plus loin, comme le propose M. Wester-Ouisse et d’autres auteurs, ne peut-on pas voir un mouvement de dépénalisation à l’œuvre ? Section 1 : La factualité de la pénalisation « La langue est tout simplement fasciste » : pour Roland Barthes, critique et sémiologue français, la langue et le choix des mots que l’on fait ont une dimension aliénante qu’il convient de dépasser en déconstruisant les mots. Ainsi, si l’on revient à la définition de la pénalisation, elle apparaît d’abord comme le fait d’être sanctionné, puni, notamment dans les compétitions sportives. Mais l’on retiendra dans notre étude la définition proposée par Olivier Sautel dans sa thèse132, que l’on adaptera au propos. Selon lui, la pénalisation est donc « le processus de création […] ou de renforcement des incriminations […] mais aussi, de façon plus générale, l’augmentation du recours au droit répressif ». Il s’agit donc de s’interroger sur les modifications qui ont été apportées au droit pénal médical, et sur la proportion de recours supplémentaires qui ont découlé de ces modifications. Cependant, il convient également de se questionner sur la volonté du législateur ainsi que sur celle des plaignants : d’une part, le législateur a-t-il tenté de renforcer le droit pénal ? N’a-t-il aucunement agi dessus, ce qui signifierait que l’on parle d’une pénalisation du droit médical uniquement pour désigner un recours accru au contentieux pénal ? ou au contraire est-il allé dans le sens d’une dépénalisation, ce qui nous écarterait alors définitivement de la théorie de la pénalisation ? D’autre part, les plaignants : pour quelle raison ont-ils recours au contentieux pénal ? Qu’est-ce que ce contentieux représente à leurs yeux ? Est-ce réellement dans un 132 SAUTEL O., « Le double mouvement de dépénalisation et de pénalisation dans le nouveau code pénal », thèse de doctorat de droit privé, université Montpellier I, 1998 74 objectif de répression voire de condamnation du médecin ? Si ce n’est pas le cas, peut-on encore parler de pénalisation ? 1. Une pénalisation à relativiser Nous avons relevé précédemment plusieurs indices qui pourraient faire penser à une pénalisation. Il s’agit ici de modérer ces propos. On évoquait l’augmentation démesurée des primes d’assurance pour les professionnels : dans les faits cette augmentation est incontestée. Les données recueillies par Laurence Helmlinger et Dominique Martin133 sont très éloquentes à ce sujet : ils relèvent que les primes de certaines spécialités ont augmenté de 200 à 300% en quelques années. Pour autant, dans son rapport annuel d’activité de 2002-2003134, la Commission de contrôle des assurances a évalué à 40% du chiffre d’affaires les pertes techniques de la branche responsabilité civile (pour la période 1999-2001). Le rapport souligne que cette perte de chiffre d’affaires est imputable aux évolutions jurisprudentielles qui ont alourdi la charge des sinistres pour les professionnels de santé, et particulièrement les spécialistes. Mais les auteurs, s’inspirant d’une note de la FFSA, analysent la raison de l’augmentation de ces primes : elle tiendrait en effet plus à un problème de l’équilibre financier interne des assurances que d’une réelle augmentation des contentieux. La crise boursière, par exemple, a empêché la compensation des pertes techniques par les produits financiers habituels. La tension qui règne dans la finance au niveau international limite également les possibilités de transférer les risques aux réassureurs. Or, les assureurs, notamment français, ont mis longtemps à prendre conscience de la difficulté de la situation, ce qui les a conduit, une fois lucide sur la chose, à augmenter de manière inconsidérée les primes pour compenser les pertes des années précédentes. Il ne s’agit donc pas ici de nier l’augmentation du nombre de contentieux, qui est effective, mais de prouver que l’augmentation des primes professionnelles ne lui est pas parfaitement corrélée et que par conséquent elle ne peut être le signe d’une pénalisation. S’agissant de la volonté du législateur de faire évoluer le régime de la responsabilité, il apparaît également qu’une pénalisation n’est pas vraiment envisagée. Ainsi la loi Fauchon du 133 HELMLINGER L, MARTIN D., « La judiciarisation de la médecine, mythe et réalité », Sève, hiver 2004, pp. 39-46 134 Commission de contrôle des assurances, rapport d’activité, 2002-2003, 81 p. 75 10 juillet 2000 prévoit-elle la notion de délits commis « sans intention de les commettre ». Il est vrai que les débats engagés sur ce point répondaient à l’inquiétude d’une exposition injustifiée des dirigeants, et ce face à l’accroissement de la mise en cause de responsables. Sans revenir sur cette partie, il est certain que l’exposition médiatique des procès pénaux impliquant des dirigeants est pour quelque chose dans cette inquiétude diffuse parmi les élus et les hauts fonctionnaires. Par la différenciation entre faute directe et faute indirecte et l’exigence d’une faute caractérisée et non simple, la loi Fauchon visait clairement à limiter l’engagement de la responsabilité pénale des dirigeants. La loi de 2002 bien que moins tranchée sur la question particulière de la pénalisation, met néanmoins en place des procédures amiables qui influent sur cette question de l’engagement pénal. En effet, par la procédure de conciliation, les victimes peuvent obtenir une indemnisation et éviter l’engagement dans une procédure complexe. Même si le montant n’était pas assez satisfaisant, il demeure la possibilité d’ouvrir un contentieux administratif ou civil. Dès lors, il convient de s’interroger sur la raison qui pousse les victimes à engager des contentieux en responsabilité pénale. Nous avons déjà évoqué les questions de perception du procès pénal comme permettant d’accéder plus facilement au statut de victime, comme étant plus rapide (!!)… Mais nous partagerons plus particulièrement la vision de certains auteurs comme Marie-Odile Bertella-Geoffroy sur le sujet : le recours au contentieux pénal serait plutôt un des nombreux symptômes de la crise de confiance de la population envers le monde médical. En effet, avec les scandales comme le sang contaminé ou l’hormone de croissance, la remise en cause ne se situe plus seulement au niveau de la relation dichotomique médecin/patient. Il est vrai que l’on constatait déjà des dégradations de cette relation, profondément ressentie par les médecins, notamment avec le développement de l’obligation d’information. Cette obligation est certes déjà prévue par le code de déontologie médicale, mais son renforcement par la loi et la jurisprudence a été difficilement vécu par le monde médical, qui a souvent eu la sensation de devoir plus se justifier et d’avoir ainsi perdu son statut de deus ex machina, comme on l’a évoqué plus tôt. De plus, le régime de responsabilité pénale a cela de particulier qu’il s’applique au soignant comme à tout autre citoyen, avec même des délits particuliers pour ces professions, tandis que les autres régimes de responsabilité sont plus spécifiques et dérogatoires pour les personnels de santé. Les grandes affaires sus-citées ont donc occasionné un déplacement de la crise de confiance vers les autorités publiques, dans le cadre de leur mission de protection de la santé publique et de la 76 vie humaine. La combinaison entre toute forme de procédure pénale particulièrement mal vécue par les soignants avec cette crise de la confiance qui gagne le niveau national encourage certes une perception d’une pénalisation omniprésente, qui pourtant n’est pas réelle. A ce stade de rejet de la dimension pénale, il devient en effet difficile pour les personnels de santé de faire la différence entre le nombre de mises en cause dans des affaires pénales, qui certes a augmenté, et le nombre de condamnations effectives qui demeure en revanche stable. Il apparaît donc que c’est cette confiance perdue que les plaignants cherchent surtout à exposer en place publique, et qui est ainsi vécue comme une humiliation par les soignants. Alphonse de Lamartine faisait valoir que l’« On n’écrit pas la législation de la conscience publique ; on la lit dans l’opinion et dans les mœurs ; le déshonneur en est la pénalité »135. Appliquée à notre propos, elle illustre bien ce qui vient d’être démontré : la pénalisation n’existe pas dans les textes, mais ne nions pas qu’elle existe dans les esprits, des soignants comme des victimes. 2. L’exemple de la fin de vie Le droit applicable aux patients en fin de vie a toujours été source de nombreux débats, autant éthiques que juridiques. Cette question fait explicitement référence au cas particulier de l’euthanasie, autorisée par plusieurs de nos voisins européens mais à ce jour encore interdite en France, qui représente le cas principal dans lequel le juge pénal est confronté à cette question de la fin de vie. Dans notre vision très tranchée de ce débat, l’euthanasie volontaire et active rentre dans la catégorie des homicides et relève à ce titre du droit pénal. Pourtant, souvent ponctuée par de nouvelles affaires venant émouvoir la classe politique, il devient de plus en plus évident que la pénalisation de ces situations n’est pas le meilleur remède qui soit. C’est pourquoi cet exemple a été choisi pour illustrer notre propos : il expose les limites à la pénalisation, encore une fois posées par l’opinion publique, voire même ce qui semble être un recul de la pénalisation de ce régime. Frédérique Dreifuss-Netter dans sa réflexion sur le traitement juridique de la fin de vie136 fait une habile comparaison entre la question de l’avortement et celle de la fin de vie. Elle rappelle ainsi qu’à l’époque du débat sur l’IVG, certains magistrats s’acharnaient de manière disproportionnée sur les femmes qui avaient subi ces interventions et, qu’aujourd’hui 135 136 A. de Lamartine, « De la propriété littéraire », rapport fait à la chambre des députés, mars 1841, 32 p. DREIFUSS-NETTER F., « Les juges et la fin de vie », Sève, hiver 2004, pp. 65-75 77 avec la question de la fin de vie, c’est de nouveau par l’intermédiaire des tribunaux que le débat est placé sur la scène publique, et notamment par le biais des affaires pénales très médiatisées. L’auteure relève toute l’animosité à l’encontre des soignants pratiquant l’euthanasie, qui, selon elle, sont présentés comme délinquants. Les contentieux pénaux sur cette question sont donc accusés de stigmatiser les professionnels médicaux et de dramatiser par la mise en scène un phénomène qui ne serait qu’une pratique médicale contestable. Cette assertion est cependant discutable dans la mesure où, théoriquement, on ne retrouve aucun texte juridique spécialement centré sur la fin de vie, le législateur renvoyant donc le juge aux incriminations générales existantes protégeant la vie humaine. Dans la mesure où il n’existe aucune disposition propre à la fin de vie, le juge doit se reporter aux articles du Code pénal en vigueur. Pour cela, il s’agit déjà de distinguer l’euthanasie active (par injection de chlorure de potassium par exemple) de l’euthanasie passive, qui consiste à cesser les soins permettant de garder le malade en vie. Si le professionnel a eu un geste actif (ou « positif »), le juge aura tendance à se reposer sur les infractions portant volontairement atteinte à la vie humaine, tandis qu’on pensera plutôt au refus d’assistance à personne en danger pour les attitudes d’abstention. L’article 222-1 du Code pénal prévoit le meurtre, qui est le fait de donner volontairement la mort. Il peut de plus être réalisé avec préméditation. Il suffit d’un geste positif du professionnel de santé pour entrer dans cette catégorie (débrancher un respirateur par exemple), sachant que l’injection de substances létales possède une qualification spécifique qui est celle d’empoisonnement. On précisera ici que les juges français ne prennent en considération ni le mobile 137, ni le consentement éventuel de la victime pour décider de la qualification pénale. En ce qui concerne l’omission de porter secours, elle n’est encore une fois pas spécifique au soignant, mais est dans leur cas utilisé de manière relativement restrictive. En effet, même si la cour de Cassation n’a pas hésité à condamner un médecin ne s’étant pas rendu au chevet de son malade138, les juges ne condamnent pas pour autant le passage du curatif au palliatif, c'est-à-dire l’absence de tentative de prolongement de la vie. De plus, les « acharnements judiciaires », comme les nomme l’auteure, sont limités par les nouvelles lois entrées dans le corpus législatif sur le quel repose la question de la fin de vie. La loi du 4 mars 2002 a ainsi fait inscrire dans l’article L 1111-4 du CSP : « Le médecin doit respecter la volonté de la personne après l’avoir informée des conséquences de 137 138 En Suisse, un mobile « égoïste » (article 115 du Code pénal) est une circonstance aggravante. Cass. Crim 04/02/1998 78 ses choix. Si la volonté de la personne de refuser ou d’interrompre un traitement met sa vie en danger, le médecin doit tout mettre en œuvre pour la convaincre d’accepter les soins indispensables. Aucun acte médical ni aucun traitement ne peut être pratiqué sans le consentement libre et éclairé de la personne.». Ainsi, le refus d’une personne de poursuivre un traitement pouvant lui sauver la vie suffit à protéger le médecin de toute incrimination pénale, à condition qu’il ait effectivement tenté par tous les moyens possibles de convaincre son patient de suivre ce traitement. La loi n° 2005-370 du 22 avril 2005, dite loi Léonetti, vient prolonger cette réflexion tout en conservant la posture traditionnelle de la France sur l’euthanasie. Ainsi, si elle réaffirme l’interdiction fondamentale de donner délibérément la mort à autrui, elle énonce en revanche l’interdiction de l’obstination déraisonnable dans son article premier. Le respect de la volonté des patients, tout comme dans la loi de 2002, est encore une fois au première plan : le patient peut évaluer le caractère « déraisonnable » de la poursuite de ses soins et ainsi la refuser ; sinon c’est le médecin qui en prend la décision, après avoir recherché quelle pouvait être la volonté du patient, que ce soit à travers l’existence de directives anticipées (possibilité pour un malade de faire connaître sa position en matière de suivi, de limitation ou d’arrêt du traitement, au cas où il ne puisse plus l’exprimer par la suite), d’une personne de confiance ou par l’intermédiaire de la famille. Encore une fois le médecin doit avoir une position active de recherche du consentement, mais sa responsabilité pénale ne saurait être engagée suite à l’arrêt d’un traitement dans ces conditions. Le législateur tend donc vers une limitation progressive de l’engagement de la responsabilité pénale des soignants dans le contexte des contentieux de la fin de vie. Les juges suivent de leur côté cette même logique de limitation de la pénalisation, dans la mesure où ils restent souverains quant à la qualification juridique d’un délit ou d’un crime. Par exemple, dans l’affaire Humbert, où Marie Humbert avait délibérément injecté une substance létale à son fils, Vincent, tétraplégique à la suite d’un accident de la route, et ce sur sa demande, en septembre 2004. Alors qu’elle aurait pu être poursuivie pour empoisonnement avec préméditation, le juge a retenu la qualification d’ « administration de substances toxiques » (article 222-15 du Code pénal). Même si Marie Humbert ne fait pas partie du corps des personnels de santé, ce cas laisse de l’espoir quant à l’appréciation au cas par cas par les juges des contentieux sur la fin de vie. Elle avait en tout cas ému la classe politique et suscité une réflexion publique sur le sujet, qui a conduit à la loi Leonetti. 79 « Le contentieux pénal, fondé sur des incriminations générales contre la vie humaine ou la personne, est inadapté par la gravité des infractions qui entraîne une dramatisation excessive. A l’inverse, le contentieux non pénal, devant les tribunaux de l’ordre administratif, semble connaître un certain succès ». Frédérique Dreifus-Netter résume ainsi parfaitement le recul de la pénalisation à l’œuvre dans le champ de la fin de vie. Mais en allant plus loin, pourrait-on parler d’un recul de la pénalisation dans le contentieux de la responsabilité en droit de la santé ? Section 2 : Peut-on parler d’une dépénalisation du régime de responsabilité du professionnel de santé ? A l’évocation du terme dépénalisation, on pourrait penser avant tout à une suppression de certaines incriminations. Mais dans la mesure où le même droit s’applique à tout citoyen et que peu de délits spécifiques aux personnels de santé sont prévus, la dépénalisation du droit de la santé va passer par d’autres facteurs. Le législateur et les juges ont ainsi opté pour des formes moins visibles de dépénalisation, à travers une interprétation très restrictive de l’imprudence mais aussi en prévoyant de nombreuses dérogations à l’engagement de la responsabilité en matière pénale. 1. Une mise en cause de moins en moins fréquente de la responsabilité pour homicide involontaire ou imprudence Depuis la loi Fauchon du 10 juillet 2000, le législateur prévoit une distinction entre causalité directe et indirecte entre l’imprudence, voire la faute du soignant et le dommage occasionné à la victime. Ainsi, comme l’explique V. Wester-Ouisse139, une faute ne sera sanctionnée que si la causalité entre cette faute et le dommage a un caractère certain. Or, la jurisprudence a renforcé ses exigences quant au lien de causalité directe, excluant par là dans de nombreux cas l’engagement de la responsabilité pénale du soignant. Mais avant tout, les juges recherchent une certitude du lien de causalité. Nous prendrons en exemple un arrêt de la Cour de Cassation en date du 22 mai 2007, dans lequel la chambre criminelle statuait sur un cas de 1998. A cette date, une jeune fille était reçue par un interne en gynécologie pour une excroissance qui l’inquiétait mais avait disparu avant la consultation. L’interne s’est révélé 139 WESTER-OUISSE, « Dépénalisation du droit médical », op. cit. 80 plutôt moqueur et désinvolte puisqu’il n’a opéré aucun contrôle sur cette jeune fille, qui est décédée quelques mois plus tard d’un cancer de l’utérus. Les juges de la haute juridiction judiciaire ont alors considéré qu’il n’était pas établi que si l’interne avait alors examiné la jeune fille et fait un diagnostic exact, elle aurait pu être sauvée : « si la négligence du prévenu a pu priver la victime d’une chance de survie, il n’est pas démontré qu’elle soit une cause certaine du décès »140. Retenons ici que la théorie de la perte de chance, si souvent appliquée par la juridiction administrative, n’a pas sa place dans le droit pénal médical. Sur la question du caractère direct ou indirect, la différence n’étant pas claire dans la loi, ce fut encore aux juges de trancher et de dégager un faisceau d’indices cohérent permettant de déterminer la nature de la causalité. Or, il ressort de la jurisprudence que ce qui guide les juges dans l’évaluation de ce lien est l’état initial du patient. Dans un arrêt du 12 septembre 2006, la chambre criminelle de la Cour de Cassation a ainsi considéré que l’imprudence d’un médecin ayant reçu en consultation une femme diabétique présentant les symptômes d’un risque de coma et s’étant borné à lui prescrire une prise de sang sans en mentionner l’urgence et sans faire de lui-même aucun contrôle, était la cause indirecte du décès de cette patiente quelques heures plus tard. En effet, le patient était déjà en danger vital et l’imprudence du soignant n’a qu’aggravé son état déjà critique. En revanche, dans le cas de deux patients victimes d’une intoxication au monoxyde de carbone et placés en caissons hyperbares, leur décès suite à une décompression trop rapide menée par un médecin et un infirmier les ayant auparavant laissé sans surveillance a été directement causé par l’imprudence des deux soignants141. Les juges ont considéré que la vie de ces patients n’était pas en danger et que seule l’imprudence du médecin et de l’infirmier expliquait leur décès. Le législateur participe également à cette restriction des notions de faute et d’imprudence avec la loi du 13 mai 1996 relative à la responsabilité pénale pour des faits d’imprudence ou de négligence. Dans ce texte, il souhaite que soient recherchés par le juge les moyens d’action réels de l’auteur direct d’un dommage, ce qui encore une fois évite la sanction automatique. Or, dans le cadre du droit médical, les juges se sont reposés sur les lois et règlements mais aussi sur les bonnes pratiques médicales. Ces obligations étant établies par des membres du champ de la santé, cela semble être à leur avantage, et ainsi entraîner une nouvelle limitation des procédures pénales à leur encontre. La loi de 2000 prévoira ensuite que les sanctions pénales ne concernent que les auteurs indirects de fautes ou imprudences 140 141 Cass Crim, 22/05/2007, n° 06-84034 Cass Crim 16/01/2007 81 graves, intégrant dans cette catégorie les fautes délibérées (viol intentionnel d’obligations de sécurité ou de prudence) et les fautes caractérisées dont l’auteur: « exposait autrui à un risque d’une particulière gravité qu’il ne pouvait ignorer ». Ainsi dans le cas précédent du médecin ayant reçu en consultation une femme diabétique présentant les signes avant-coureurs d’un coma, la faute caractérisée a été retenue (après que la certitude du lien de causalité ait été affirmée et reconnue comme directe). V. Wester-Ouisse résume ainsi la tendance actuelle en matière de dépénalisation : « La multiplication des conditions posées par la loi et la jurisprudence en matière de faute d’imprudence permet de considérer que la plupart des fautes médicales d’imprudence sont désormais dépénalisées. Seules les désinvoltures aux conséquences dramatiques sont toujours susceptibles de sanction pénales ». 2. Création de dérogations aux principes du droit pénal pour les soignants Il conviendra de rappeler ici que ce qui différencie l’atteinte à l’intégrité physique et les violences de l’acte médical, c’est l’intérêt thérapeutique, élément fondateur de la médecine. Les prélèvements d’organes par exemple ne peuvent être réalisés que dans un objectif de soins, et de manière gratuite, ceci pour limiter les dérives vers le commerce d’organes. L’IVG a été considérée comme une atteinte à l’intégrité physique avant d’être finalement dépénalisée en 1975 par la loi Veil. Plus récemment, les opérations chirurgicales sur les transsexuels souhaitant changer de sexe sont passées du statut de coups et blessures volontaires à celui d’intervention à visée thérapeutique142. Le but visé demeure donc le premier critère d’appréciation de l’acte médical ou de l’acte de soins. Comme cela a déjà été évoqué dans l’exemple de la fin de vie, la consécration par la loi du 4 mars 2002 du consentement obligatoire et éclairé a eu des retentissements sur l’engagement de la responsabilité pénale des personnels de santé. En effet, le consentement justifie quasiment à lui seul l’acte de soins, dans la limite de la légalité de l’acte. Et c’est notamment dans le cas de la fin de vie que l’argument du consentement a épargné le plus de condamnations pénales aux personnels soignants. 142 Cass. Ass. plén, 11/12/1992 : est reconnu « le traitement médico-chirurgical subi dans un but thérapeutique d’une personne présentant le syndrome du transsexualisme » 82 On retrouve ensuite une cause classique d’échec aux principes du droit : l’urgence. En droit médical, elle se présente comme une limitation aux obligations d’information et de consentement. On notera tout de même que dans le cas où le patient n’est pas en état d’exprimer son consentement, il y a une forme de « subsidiarité » du consentement dans la mesure où le médecin doit essayer de recueillir celui d’une personne de confiance désignée ou d’un représentant légal, et à défaut de la famille. Mais l’urgence peut également lui permettre de passer au dessus de ces demandes. Cela est valable également dans le cas des mineurs pour qui le consentement du détenteur de l’autorité parentale est a priori nécessaire, sauf urgence vitale pour l’enfant. L’urgence a été consacrée par le législateur comme « une nécessité évidente ou un danger immédiat », qui devra être démontrée par l’auteur des faits dommageables en cas de procédure pénale. Cette dérogation de l’urgence a peu à peu été étendue au champ des prélèvements sanguins (article L 1221-5 du CSP), des hospitalisations d’office de personnes présentant des troubles mentaux (article L 3113-1 du CSP)… L’intérêt thérapeutique comme présenté au début de cette partie peut également être utilisé comme limite au consentement. V. Wester-Ouisse143 en donne un exemple éloquent : l’identification génétique à des fins médicales peut être réalisée sans le consentement lorsqu’elle est dans l’intérêt du patient. Cet acte peut cependant constituer une infraction punie par une peine d’emprisonnement, c’est pourquoi l’intérêt thérapeutique semble ouvrir « toutes grandes les portes des dérogations » selon l’auteur. Ainsi, il peut également être invoqué lorsque qu’un parent refuse les soins pour son enfant mineur. L’article 43 du Code de déontologie médicale protège ainsi le médecin en précisant qu’il « doit être le défenseur de l’enfant lorsqu’il estime que l’intérêt de sa santé est mal compris ou mal préservé par son entourage ». Un exemple plus anecdotique se trouve dans les recherches en psychologie pour lesquelles on peut se contenter d’une information au patient très succincte dans la mesure où une information plus détaillée serait susceptible de fausser les résultats de l’étude. On retrouve également dans le cadre de cette dérogation tous les soins qui peuvent être rendus obligatoires : pour les délinquants et personnes sous contrôle judiciaire (article 138 10° du code de procédure pénale), pour les toxicomanes (article L 3423-1 du CSP), pour les délinquants sexuels (article 131-36-4 du Code pénal)… On peut même trouver des cumuls 143 WESTER-OUISSE, « Dépénalisation du droit médical », Revue générale de droit médical, Hors série juillet 2008, p. 245-257 83 entre plusieurs dérogations, comme « l’urgence thérapeutique » que peuvent revêtir certains prélèvements. Enfin, le législateur a franchi un grand pas dans l’ouverture des dérogations à la procédure pénale en acceptant que seul l’intérêt scientifique justifie une recherche, notamment sur les embryons humains. Même si sa volonté n’est pas claire dans la mesure où l’article L 2151 -5 du CSP qui énonce le principe selon lequel la recherche est interdite sur les embryons humains, prévoit au deuxième alinéa qu’elle est possible sous le contrôle d’une autorité administrative et si elle permet des « progrès thérapeutiques majeurs ». Ces recherches sont autorisées en France depuis 2004, et, actuellement, le clonage humain semble être la dernière limite que le législateur peine à franchir en matière de liberté de la recherche et de dérogation au régime pénal. L’ensemble de ces textes législatifs et de ces jurisprudences montre que du côté des juges comme de celui du législateur, les volontés convergent : on peut légitimement penser, si ce n’est à une dépénalisation stricto sensu de la responsabilité en droit de la santé, du moins à une forte limitation de la pénalisation de cette dernière. A tel point que certains auteurs sont aujourd’hui convaincus de cette nouvelle tendance qui succéderait à la judiciarisation massive des années 1990. Ainsi V. Wester-Ouisse144 considère que « les principes, additionnés de conditions, retranchés d’exceptions, complétés de cas particuliers… sont réduits à de simples alibis pour une dépénalisation massive ». D’autres vont plus loin en estimant que ces textes législatifs « reconnaissent à chacun le droit de faire ce qu’il est techniquement possible de faire dès lors que ce comportement n’entraîne pas de scandale insupportable pour la sensibilité courante »145. Pour eux en tout cas, cette dépénalisation ne fait aucun doute. 144 145 WESTER-OUISSE, « Dépénalisation du droit médical », op. cit. B. Seillier, « Éthique ou anti-éthique », les petites affiches, n° 149, 1994, p. 5 84 CONCLUSION Depuis l’attribution des différents types de contentieux de la responsabilité des personnels de santé aux juridictions administratives et judiciaires selon la nature du droit engagé (public ou privé), les deux ordres n’ont eu de cesse que de faire évoluer les régimes de responsabilité, parfois de manière similaire, parfois de manière très différente. Or, ces contradictions ont été sources d’injustice et d’inégalités pour les victimes, dans la reconnaissance de la faute du praticien comme dans le montant des indemnités accordées. Ce constat a conduit le juge administratif et le juge judiciaire à harmoniser le droit relatif à ces régimes de responsabilité et cette uniformisation s’est faite largement en faveur des plaignants, dans une logique de protection accrue des droits du malade et d’extension de la responsabilité des personnels soignants. Cette étape marque le début d’une inflation législative et jurisprudentielle qui a transformé le monde de la santé dans les années 1990. Le patient s’est retrouvé au cœur du système de santé, avec d’importantes possibilités de recours contentieux contre ses soignants. Et en effet, on constate un fort accroissement du nombre de ces recours, qui ne laisse plus de doutes sur l’existence d’une judiciarisation du régime de responsabilité en droit de la santé. Les personnels de santé commencèrent alors à émettre inquiétude et réserve face à cette tendance de fond, raison pour laquelle la loi du 4 mars 2002 dite loi Kouchner tente de freiner cette progression qui semble inexorable vers un monde du tout-contentieux. Mais malgré la mise en place de procédures non contentieuses et le rappel du principe de responsabilité pour faute des personnels de santé, ce texte législatif a tout de même contribué à ce mouvement de judiciarisation ; que ce soit volontairement à travers l’extension des droits du malade et de l’usager comme involontairement à travers l’exploitation de ses failles par les tribunaux. S’est ensuite posée la question de l’impact différencié de cette judiciarisation sur les différents régimes de responsabilité. Or, entre les scandales médicaux très médiatisés et les perceptions négatives des acteurs d’une tendance à la mise en cause personnelle, on pourrait penser qu’au-delà d’une judiciarisation, c’est une pénalisation de la responsabilité en santé qui se dessine. Mais même si l’on constate des transformations des usages professionnels en réponse à cette pénalisation supposée, et que l’on peut relever dans le droit de la santé français des signes d’une dérive « à l’américaine », 85 nous ne pouvons par pour autant parler de pénalisation. En effet, ni la volonté du législateur, ni celle des juges, ni celle des victimes ne semblent aller en ce sens, bien au contraire. On peut relever des signes d’une dépénalisation du contentieux de la responsabilité des personnels de santé, qui laissent penser que le contentieux administratif a de beaux jours devant lui. Nous avons vu que les soignants étaient particulièrement inquiets de l’éventuelle pénalisation de leur régime de responsabilité, mas il en va de même pour la judiciarisation dans son entier. En effet, même si l’on a pu identifier une certaine crise de confiance de l’opinion publique envers les praticiens, cette judiciarisation est également due à la juridicisation croissante de notre société, qui a accordé une place de plus en plus grande à la justice dans notre vie quotidienne et a ainsi systématisé le recours aux tribunaux en cas de conflit. Physiquement parlant, il est certain que cette solution est préférable au règlement des différends par la violence, mais il faut noter la violence symbolique que représente aujourd’hui pour un soignant l’engagement de sa responsabilité devant la justice. Il n’est pas question ici d’en supprimer l’existence, mais simplement de réfléchir à des solutions qui permettraient d’en limiter l’accès. Ainsi, beaucoup de professionnels, parmi lesquels Jacques Lansac (professionnel de santé) et Michel Sabouraud (procureur)146, considèrent que l’évaluation des techniques médicales ne doit pas être faite par les juges au cours d’une instance mais par des organismes indépendants et professionnels comme l’AFFSAPS (remplacée par l’ANSM) ou l’ANAES (regroupée avec d’autres structures au sein de la HAS). Ce sont à eux d’établir les bonnes pratiques, les rapports coût-efficacité des actes et les intérêts qu’ils présentent pour la santé publique. Le juge doit alors se cantonner à son rôle de sanction des fautes et n’a pas vocation à développer de nouveaux référentiels par sa jurisprudence. La judiciarisation est déjà suffisant présente dans ce domaine selon les auteurs, ce qui est toujours effectif depuis la date de publication de l’article (2004) puisque le Conseil d’État a récemment autorisé, comme on l’a vu précédemment, les recours administratifs contre les référentiels de bonne pratique édictés par la HAS147. Se passer de la justice n’est pas possible, mais limiter la portée de ses actions sur le droit de la santé et plus largement sur le monde de la santé semble être essentiel . 146 J. Lansac, M. Sabouraud., « Les conséquences de la judiciarisation de la médecine sur la pratique médicale », op. cit. 147 CE 16/03/2011 Association pour une formation médicale indépendante 86 Certaines procédures non contentieuses sont instaurées par la loi de 2002, et reposent essentiellement sur la conciliation. Or, lorsque la conciliation a échoué, il existe depuis 2001 une possibilité à mi-chemin entre le contentieux et la conciliation. En effet, la loi du 15 mai 2001 a sorti l’arbitrage de son champ restrictif des contrats entre commerçants pour l’appliquer à tous les contrats « conclus à raison d’une activité professionnelle »148. Selon Pierre Borra, membre du Comité d’arbitrage de la Chambre nationale d’Arbitrage des médecins, cette solution présente de nombreux avantages comparée à l’élévation du conflit au niveau contentieux149. Elle est beaucoup plus rapide que la justice d’État (du moins tant qu’elle sera peu importante en termes de volume, cette procédure étant encore peu utilisée), plus souple, Pierre Borra mettant en avant l’affranchissement par les juges du cadre strict de la loi, et également plus juste dans la mesure où la compétence de l’arbitre ne saurait être remise en question, ce dernier étant choisi en fonction de la matière que concerne le litige. Enfin, il insiste sur la confidentialité du processus, précisant même qu’elle est « particulièrement appréciable à une époque où la moindre information peut être diffusée par les médias ». Avec un coût et une durée raisonnables et la garantie d’un arbitre impartial, cette solution semble être idéale pour la plupart des conflits, Pierre Borra la prescrivant même comme un remède à la « dérive vers la « judiciarisation ». Ce mot barbare exprime bien la contagion des lourdeurs procédurales de l’institution judiciaire ». Gageons que ces éléments seront très convaincants aux yeux des professionnels de santé, qui seront à peine retenus par les deux limites que trouve l’auteur à cette pratique : tous les différends ne sont pas arbitrables et certains procès peuvent se révéler constructifs au niveau politique, social, juridique. Il rappelle ainsi ce que l’on ne peut perdre de vue dans cette quête de solutions pour limiter la judiciarisation : « Dire le droit demeure la mission de service public de la justice ». La judiciarisation s’est peu à peu imposée comme le facteur moteur de l’éloignement de la justice et de la médecine, comme la cause principale de l’incompréhension mutuelle entre juges et médecins. C’est sur ces données qu’il est possible d’agir a priori pour limiter les impacts négatifs de la judiciarisation sur les pratiques. A ce titre, Jean-François Burgelin, procureur général près la Cour de Cassation, fait des propositions intéressantes150. Il note un certain déficit dans la formation continue des médecins en termes d’information juridique, 148 Loi n° 2001-420 du 15 mai 2001 relative aux nouvelles régulations économiques P. Borra., « Un mode plus simple de règlement des contentieux médicaux », pour la Chambre nationale d’Arbitrage des médecins, juin 2005, 2 p. 150 J-F. Burgelin, « La judiciarisation de la médecine », base documentaire de l’INSERM, mars 2003, 11 p. 149 87 déficit qui ne devrait plus exister au vu de l’augmentation des recours contentieux selon laquelle il est possible de dire que de nombreux praticiens seront confrontés à des réclamations de patients au cours de leur carrière. L’auteur dénonce un nombre excessif de matières, ayant fait disparaître les modules portant sur la culture générale, la déontologie, l’art de l’écriture, et ne laissant guère de place à d’autres modules qui porteraient sur les grandes questions de santé publique ou sur la relation du praticien aux institutions publiques. Cela a pour lui des conséquences évidentes sur la judiciarisation de la médecine dans la mesure où la mauvaise rédaction de documents médicaux ainsi qu’un manque de communication orale et écrite entre médecins et patients sont aujourd’hui des sources de contentieux potentiels. Ces nouvelles contraintes, et notamment celle de l’obligation d’information du patient, sont à prendre en compte et à intégrer dans la formation initiale afin d’éviter les dérives déjà évoquées de rédaction de documents divers et multiples dans le but de s’assurer une protection juridique. De plus, une meilleure connaissance du fonctionnement de la justice quant aux contentieux en droit de la santé ne peut qu’aider à réduire ce fossé qui s’est creusé entre médecine et justice. Parallèlement, la formation des juges semble elle aussi indispensable, et surtout beaucoup plus maîtrisable dans la mesure où, pour les juges du judiciaire du moins, ils sont formés dans un seul et même lieu, l’École nationale de la magistrature. Ce que préconise alors l’auteur, c’est la meilleure compréhension par les juges de la spécificité des enjeux de santé. En effet, le fossé vient aussi de là : tandis que les soignants proclament en permanence la spécificité de leur profession et de leurs devoirs, les juges tendent à essayer de rapprocher les problèmes de responsabilité médicale des problèmes de responsabilité rencontrés par d’autres professions. Cependant, cela nous ramène à la troisième prescription inscrite en filigrane de ce texte : il faut dépassionner le débat public autour des thématiques de la santé. En effet, les juges sont pris entre une tendance à la compassion face à des victimes en souffrance et une pression sociale et médiatique très forte lorsque l’opinion publique est émue. Sensibiliser dès l’étape de la formation initiale les futurs juges aux difficultés qu’ils risquent de rencontrer lors des contentieux en responsabilité médicale, c’est aider à rétablir une confiance mutuelle, si ce n’est entre la médecine et l’opinion publique, du moins entre justice et santé. L’application de ces principes ne doit pas non plus rencontrer de cadre temporel défini. En effet, c’est tout au long d’une carrière qu’un professionnel construit son éthique, et c’est en ce sens que l’on peut signaler l’initiative de l’AP-HP dont « l’espace éthique », en collaboration avec le président du tribunal de Paris, organise des colloques sur le thème de 88 l’éthique entre personnels judiciaires et personnels soignants. D’une manière générale, MarieOdile Bertella-Geoffroy souligne l’importance d’une réflexion éthique commune au monde de la justice et au monde de la santé151. Elle apporte à ce titre une proposition complémentaire à celle de son collègue Jean-François Burgelin en insistant sur la nécessité de formation des experts judiciaires qui, selon elle, peuvent être les intermédiaires de l’amélioration des relations justice/santé. Leur formation doit inclure également des modules sur la bioéthique, le progrès médical et la place de la santé humaine dans ce contexte. M-O Bertella-Geoffroy se concentre en particulier sur la question de la pénalisation de la responsabilité en santé. Elle analyse ce phénomène comme une conséquence du manque de transparence sur les grandes affaires de santé publique, qui a conduit les victimes à se saisir systématiquement de l’autorité pénale dans la mesure où l’expertise judiciaire permettra de faire la lumière sur ces scandales. Pourtant, des experts « institutionnels » existent, qui émettent des avis sur les connaissances actuelles pour aider les autorités sanitaires (créées elles aussi après ces grands scandales, on pense notamment à l’AFFSAPS) à prendre des décisions. Cependant, là encore la transparence n’est pas toujours au rendez-vous dans la mesure où il a plusieurs fois été relevé que les experts pouvaient avoir des liens avec des industries pharmaceutiques. Dans un contexte de crise de confiance déjà prédominante de la population envers la médecine, nul doute que cette transparence est encore loin d’être optimale. Ainsi, l’auteure plaide pour l’établissement systématique de commissions d’enquête, bien que la version française de la commission ait des pouvoirs d’investigation nettement limités par rapport aux commissions de nos voisins anglo-saxons. C’est pourquoi elle propose également d’entamer une réflexion sur la création d’experts institutionnels, qui devraient être entièrement indépendants pour éviter les conflits d’intérêt et dont l’action devrait reposer sur une grande transparence comme dans le cadre de l’expertise judiciaire. La plupart de ces propositions serait applicable à court terme, et soulagerait la tension prédominante entre justice et santé. Cependant, cela n’empêche pas des réflexions à plus long terme sur la manière dont est pratiquée la médecine en France. Tout d’abord, certaines réflexions vont vite se révéler incontournables, comme la question du régime juridique applicable à la télémédecine152, pratique qui connaît un essor important dans notre pays. Quid 151 M-O Bertella-Geoffroy, « L’évolution des rapports justice-santé », op. cit. 152 Acte médical à distance qui implique généralement l’utilisation de la vidéo et du son 89 du consentement, de l’obligation d’information, de la responsabilité en cas d’intervenants multiples, du secret médical dans cette nouvelle donne ? Ces questions devront trouver une réponse dans les années à venir au vu de l’explosion des nouvelles technologies dans notre vie quotidienne. Plus loin encore se situe la réflexion sur de nouvelles formes de médecine. Ainsi, nos voisins anglo-saxons commencent à développer l’EBM (Evidence Based Medicine) qui consiste, après la formulation claire d’un problème clinique donné suite à la description par le patient de ses symptômes, à rechercher dans des bases de données médicales toutes les recherches cliniques ayant un rapport avec le problème du patient. Au vu des résultats de la recherche, il s’agit ensuite d’identifier une étude où le patient serait exactement semblable aux individus testés, afin de pouvoir avoir une certitude de diagnostic et des perspectives de traitement. Cette nouvelle pratique de la médecine censée accroître la confiance du praticien lors de sa prise de décision clinique, pourrait-elle s’intégrer dans la pratique française de la médecine ? Si le praticien est plus sûr de lui, cela signifie-t-il pour autant que l’EBM permette de diminuer le nombre de fautes médicales ? Et si c’est le cas, permettrait-elle à terme de mettre un frein à la judiciarisation de la responsabilité des professionnels de santé ? 90 ANNEXE 1 : SCHEMA DU FONCTIONNEMENT DE LA CRCI 91 BIBLIOGRAPHIE OUVRAGES BENSAID N., La lumière médicale, Paris, Seuil, 1981 BERGOIGNAN-ESPER C., DUPONT M., PAIRE C., Droit hospitalier, Paris, Dalloz, 8ème édition, 2011, 962 p. BERNARD C., Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, Paris, GarnierFlammarion, 1966 (réédition), 318 p. DE BERNARDINIS C., Les droits du malade hospitalisé, Paris, Heures de France, 2006, 145 p. CARBONNIER J., Les obligations, Tome 4, Paris, PUF, 2000, 665 p. CORNU G (dir.)., Vocabulaire juridique, 8ème édition, Paris, PUF, 2007, 986 p. DUBOUIS L., « La distinction droit public-droit privé à l’épreuve de l’évolution de la responsabilité médicale », in Gouverner, administrer, juger : liber amicorum Jean Waline, Paris, Dalloz, 2002, 826 p. GUILHO P., Dictionnaire juridique, Lyon, l’Hermès, 1996, 318 p. 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Historique de l’attribution de ce contentieux à la juridiction administrative ............ 12 2. Les fondements de la responsabilité administrative en droit de la santé .................. 14 3. Exceptions et évolutions dans le régime de la responsabilité administrative............ 16 Section 2 : La responsabilité civile, une reconnaissance tardive des obligations des personnels de santé soumis au droit privé ......................................................................... 20 1. Le régime français de responsabilité civile ............................................................... 20 2. Quelles adaptations de ce droit pour le régime de responsabilité des personnels de santé ? ............................................................................................................................ 22 CHAPITRE 2 : LES REGIMES DE NATURE SANCTIONNATRICE, UN OBJECTIF THEORIQUE DE PUNITION DES RESPONSABLES DE DOMMAGES ...................... 24 Section 1. La responsabilité disciplinaire, un régime tombé en désuétude ? .................... 24 1. Les ordres professionnels .......................................................................................... 25 2. Attributions des ordres et procédure disciplinaire.................................................... 26 Section 2 : La responsabilité pénale semble avoir une place de plus en plus prégnante au sein des régimes sanctionnateurs ...................................................................................... 28 1. Le régime français de responsabilité pénale.............................................................. 28 2. La base légale de la responsabilité pénale en droit de la santé.................................. 29 3. La responsabilité pénale des dirigeants d’établissements à vocation sanitaire ......... 32 DEUXIEME PARTIE : L’INFLATION JURIDIQUE COURONNÉE PAR LA LOI DE 2002, VERS UNE JUDICIARISATION DU CHAMP DE LA SANTÉ .......................................... 35 CHAPITRE 1 : DE GRANDES EVOLUTIONS DICTEES PAR UNE LOGIQUE DE RAPPROCHEMENT DES DEUX JURIDICTIONS.......................................................... 38 Section 1 : L’importance du champ législatif dans le développement du contentieux de la responsabilité .................................................................................................................... 38 1. La question de la responsabilité en cas de vaccinations obligatoires ........................ 39 2. La loi Huriet-Sérusclat et son impact sur la recherche biomédicale ......................... 40 3. Les lois de bioéthique, une participation en demi-teinte au développement du contentieux .................................................................................................................... 41 4. La réforme Juppé de 1996, un texte paradoxal ......................................................... 42 Section 2 : Par leur jurisprudence, les deux juridictions visent à pallier le manque de cohérence initial en matière de responsabilité médicale ................................................... 44 1. L’information du malade, une obligation déjà ancienne considérablement élargie par le concours des deux juridictions .................................................................................. 44 2. Le régime de la présomption de faute, encore source de débats entre les deux ordres ....................................................................................................................................... 47 3. L’émergence d’un régime de responsabilité sans faute............................................. 48 CHAPITRE 2 : LA LOI DU 4 MARS 2002, QUEL IMPACT SUR LA TENDANCE A LA JUDICIARISATION DE LA SANTÉ? ............................................................................... 50 Section 1 : La loi Kouchner œuvre pour une déjudiciarisation de la santé ....................... 51 1. Tentative d’unification du contentieux : un objectif quantitatif de diminution ........ 51 2. La volonté de recentrage de la faute .......................................................................... 52 3. Le développement de solutions parallèles à la judiciarisation du conflit .................. 54 Section 2 : L’objectivation du texte : participation au renforcement de la judiciarisation 56 1. Élargissement des droits des malades et usagers : de nouvelles armes pour le recours contentieux .................................................................................................................... 56 2. L’échec du recentrage de la faute .............................................................................. 58 TROISIEME PARTIE: L’APPROFONDISSEMENT DE LA JUDICIARISATION DE LA SANTE PAR LA PENALISATION, ENTRE MYTHE ET REALITE ................................. 62 CHAPITRE 1 : L’IMPORTANCE DE LA PERCEPTION DES ACTEURS D’UNE PENALISATION DE LA RESPONSABILITE.................................................................. 64 Section 1 : Médiatisation et influence sur la perception ................................................... 64 1. La perception des professionnels médicaux .............................................................. 64 2. La perception des dirigeants d’établissements .......................................................... 66 Section 2 : Les conséquences de facto d’une pénalisation factice ? ................................. 68 1. Les transformations des usages professionnels ......................................................... 68 2. Des signes avant-coureurs d’une pénalisation de la responsabilité en santé ? .......... 71 CHAPITRE 2 : QUELLE REALITE POUR LA PENALISATION ? ................................ 73 Section 1 : La factualité de la pénalisation ....................................................................... 74 1. Une pénalisation à relativiser .................................................................................... 75 2. L’exemple de la fin de vie ......................................................................................... 77 Section 2 : Peut-on parler d’une dépénalisation du régime de responsabilité du professionnel de santé ? .................................................................................................... 80 1.Une mise en cause de moins en moins fréquente de la responsabilité pour homicide involontaire ou imprudence ........................................................................................... 80 2. Création de dérogations aux principes du droit pénal pour les soignants ................. 82 CONCLUSION ........................................................................................................................ 85 ANNEXE 1 : SCHEMA DU FONCTIONNEMENT DE LA CRCI .................................. 91 BIBLIOGRAPHIE............................................................................................................... 92 Cette étude est née du double constat d’une juridicisation accrue de la société et d’une augmentation conséquente des déclarations de sinistre par les assureurs des personnels de santé. Il convenait ainsi de se questionner sur l’interprétation à donner à ce double mouvement. Les Français ont-ils plus recours aux tribunaux pour régler leurs conflits avec leurs soignants ? La mise en cause d’un professionnel de santé passe nécessairement par l’engagement de sa responsabilité, civile, administrative, pénale ou disciplinaire, devant un tribunal (ou une instance disciplinaire). Dès lors, peut-on parler d’une judiciarisation, dans le sens d’un recours accru au contentieux, des régimes de responsabilité des personnels de santé ? Et cette judiciarisation serait-elle ciblée sur un régime de responsabilité en particulier ? Le constat d’une inflation juridique dans les années 1990 couronnée par la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, mène à la validation de cette hypothèse de la judiciarisation du régime de responsabilité en santé. Quant au ciblage de cette tendance, le lieu commun d’une pénalisation du régime de responsabilité du soignant est décrypté, sans en conclure pour autant que l’accroissement au recours pénal est effectif. Au contraire, cette analyse conclura à une aspiration à la limitation de la mise en cause pénale et au développement d’un régime de responsabilité administrative de plus en plus riche. Mots clés : juridicisation, judiciarisation, pénalisation, responsabilité, santé