1 L’actualité du droit constitutionnel de l’expropriation en Roumanie note des MM. les professeurs Norbert Foulquier et François Priet mai 2016 Comme tous les pays européens – excepté le Royaume-Uni –, la Roumanie a consacré le droit de propriété dans sa Constitution écrite et a encadré la procédure d’expropriation. Ainsi, l’article 44 de la Constitution dispose que « la propriété privée est garantie et protégée par la loi, quel que soit son propriétaire […] Nul ne peut être exproprié sauf que pour une cause d’utilité publique, établie par la loi, moyennant une juste et préalable indemnité ». Le législateur a détaillé cette disposition constitutionnelle par la loi n° 33/1994 du 27 mai 1994 qui prévoit que « l’expropriation des immeubles peut se réaliser pour une cause d’utilité publique, après une juste et préalable indemnité ». Cette loi a été complétée par la loi n° 25/2010 relative à l’expropriation nécessaire à la réalisation d’objectifs d’intérêt national, département et local. Cette dernière loi prévoit l’équivalent à une procédure d’urgence d’expropriation. L’actualité de cette procédure dont le fondement législatif est maintenant stable depuis près de deux décennies porte sur la procédure d’indemnisation. Il est vrai que les autorités publiques roumaines ont été récemment sanctionnées pour des privations de biens irrégulières par la Cour européenne des droits de l’homme, mais ces affaires révèlent que, parfois, comme dans d’autres pays européens, l’administration s’empare, pour des motifs d’intérêt 2 général, des terrains privés sans recourir à la procédure d’expropriation1. Si l’on s’intéresse à la procédure d’expropriation roumaine pour en tirer quelques enseignements susceptibles d’améliorer la procédure française, il paraît plus judicieux d’insister sur l’actualité jurisprudentielle proprement roumaine du droit de l’expropriation. Parmi tous les aspects de cette procédure, c’est certainement la question du calcul de l’indemnité qui a le plus retenu l’attention des juges roumains constitutionnels. Cette question se divise en réalité en deux. Il faut s’intéresser à la place des experts dans l’évaluation des biens expropriés et sur les principes qui gouvernent cette évaluation. 1 – Le rôle des experts lors de l’évaluation des biens expropriés En ce qui concerne la distinction entre la cession amiable ou forcée du bien, la procédure roumaine d’expropriation ressemble à la procédure française. Quant à son déroulement, elle s’en diffère même si on retrouve la distinction de la phase de la détermination de l’utilité publique de l’opération nécessitant l’expropriation et de la phase de l’identification des biens à exproprier, puis de celle du transfert de propriété par une décision de justice. En effet, en droit roumain, la procédure d’expropriation débute avec l’affirmation du caractère d’intérêt national ou local de l’opération, grâce à la vérification notamment de la réalisation des indicateurs technologiques et économiques justifiant cet intérêt public. Ensuite, l’administration doit consigner la somme globale correspondant à la valeur des biens se trouvant dans le périmètre visé par l’expropriation. Suit la publication des biens qui seront effectivement expropriés. Sur le fondement de cette publication, le juge prononce le transfert de propriété, sauf si la cession du bien a été volontairement acceptée par le propriétaire. Enfin, la procédure se clôt par la « finalisation des formalités » qui comprend entre autres le versement effectivement des sommes qui reviennent à chacun des expropriés. 1 Pare x., sanctionnant une « expropriation indirecte » du fait de travaux publics sur un terrain privé, sans autorisation du propriétaire : CEDH, 30 juin 2015, n° 24362/11, Stan c/ Roumanie. 3 En revanche, en cas de cession forcée, la fixation du prix diffère de façon importante en France et en Roumanie. En France, le juge est éclairé en principe par les demandes de l’exproprié, le prix proposé par l’expropriant et l’évaluation du commissaire du gouvernement. C’est seulement depuis 2005 qu’il peut recourir à des experts. Et encore, les textes présentent cela comme une procédure complémentaire. En Roumanie, il en va différemment : le juge nomme systématiquement une commission d’experts pour évaluer le prix des biens expropriés. Ces experts sont censés être indépendants, mais leur nomination pose question puisque la commission comprend trois experts, l’un nommé par le juge, l’autre par l’expropriant et le dernier par l’exproprié. Ceci dit, ces experts utilisent de critères internationaux pour établir la valeur des biens : il s’agit IVS, les International Valuation Standards qui prennent en compte le prix du marché, l’accessibilité du bien, sa proximité avec les services publics, etc2. 2 – Les principes gouvernant l’évaluation des biens expropriés L’une des garanties essentielles du droit de propriété est le droit à l’obtention d’une juste et préalable indemnité. La définition de ce droit passe par la précision des dommages susceptibles d’être indemnisés, du montant de l’indemnisation, du prix de la valeur vénale et de la date de cette évaluation. a – Les dommages susceptibles d’indemnisation L’indemnisation de l’exproprié doit être entière. Cela signifie que le propriétaire doit percevoir une indemnité correspondant à la valeur réelle de son bien ainsi que la réparation de tous les préjudices qu’il subit du fait de l’expropriation, tels que les frais de déménagement, de démontage des installations, de stockage des biens mais aussi le coût des investissements réalisés par l’exproprié sur son immeuble. En revanche, il ne semble pas que la jurisprudence se soit prononcée sur la réparation du préjudice moral de l’exproprié. 2 Mentionnant des standards similaires dans les motifs des pourvois dont elle était saisie : Cass. 3e civ., 3 déc. 2013, n° 12-25812 – Cass. 3e civ., 5 oct. 2010, 09-69277. 4 b – La prise en compte de la valeur vénale du bien A défaut d’accord amiable, le juge fixe la valeur du bien en recourant à l’aide d’un collège d’experts. Ceux-ci doivent se fonder sur les prix de vente de même qualité dans le même lieu. Comme le marché évolue, la Haute Cour de cassation et de Justice a précisé que l’expertise doit s’appuyer sur « un prix probable, à une certaine date où l’immeuble peut être vendu », en tenant compte du comportement rationnel du propriétaire libre de toute pression (décision n° 9760/2009). Si la haute Cour a dû expliciter cette règle, c’est parce qu’elle était saisie d’une affaire où après une évaluation du bien exproprié par l’administration à 12 lei/m2, le juge de première instance avait retenu une indemnisation à 62,9 lei/M2, tandis qu’en appel, cette estimation était tombée à 38 lei/m2. Cette affaire révèle la subjectivité de l’évaluation des biens expropriés même par des experts. C’est pourquoi, selon la Haute Cour de cassation et de Justice, « l’indemnité est composée par la valeur réelle et le préjudice causé au propriétaire ; pour calculer le montant de l’indemnité, les experts et la cour [doivent prendre en compte] le prix de vente [habituellement pratiqué] des immeubles de la même catégorie situés dans la même unité administrative territoriale, à la date du rapport de l’expertise et aussi les dommages causés au propriétaire, au regard des documents fournis ». Le prix de vente s’entend comme le « prix du marché, le prix le plus probable, à une certaine date où l’immeuble peut être vendu, après avoir été mis sur le marché et lorsque sont remplies toutes les conditions pour une vente honnête, l’acheteur agissant prudemment, connaissant son propre intérêt et lorsque ni lui ni le vendeur n’est soumis à des contraintes excessives » (décision n° 9760/2009). Dernièrement, la Haute Cour a encore précisé sa jurisprudence en exigeant que le juge du fond objectivise son évaluation en se fondant sur des contrats de vente et non seulement sur des offres de ventes et qu’il sollicite les institutions susceptibles de détenir des informations sur le montant des transactions, sachant que leurs réponses ne lient pas le juge. C’est seulement lorsqu’il constate l’absence de ventes authentiques dans l’unité administrative territoriale où se trouve le bien exproprié que le juge peut recourir à d’autres 5 critères et notamment aux offres de prix (décision n° 2014/3101 du 12 novembre 2014). c – Le montant de l’indemnisation Dorénavant, à la différence du régime applicable du temps du régime antérieur, il résulte de ces jurisprudences qui retiennent la valeur vénale du bien exproprié comme base du calcul de l’indemnisation qu’il n’existe plus de plafond légal de l’indemnité. Le montant de l’indemnité dépend donc de l’état du marché au moment de l’expropriation. d – Le moment de l’évaluation du bien Toutefois, reste la détermination de la date de l’évaluation. Dans son arrêt n° 380 du 26 mai 2015, la Cour a déclaré contraire à la Constitution la disposition de la loi n° 25/2010 qui prévoit que le calcul de l’indemnité pour expropriation, c'est-à-dire pour l’essentiel, l’évaluation du bien exproprié, n’avait pas lieu, en cas de refus par le propriétaire de la cession amiable, au moment du transfert de propriété, comme l’exige la Constitution roumaine, mais « au moment du rapport d’expertise » demandé par le juge de l’expropriation, donc à une date antérieure au transfert de propriété. En soi, on aurait pu considérer que cette seule méconnaissance de l’article 44 (3) de la Constitution selon lequel « Nul ne peut être exproprié hormis pour une cause d'utilité publique, déterminée conformément à la loi, moyennant une juste et préalable indemnité ». Mais c’est en insistant sur la violation du principe d’égalité entre les propriétaires obligés de céder leurs biens que la Cour constitutionnelle roumaine a fondé sa censure : celle-ci se justifiait d’autant plus que pour les propriétaires acceptant de céder à l’amiable leurs biens nécessaires à une opération déclarée d’utilité publique, l’évaluation du bien a lieu au moment du transfert de propriété et non pas à une autre date. Cette décision n° 380 du 26 mai 2015 reprend ici le raisonnement de la décision n° 12 du 15 janvier 2015. Cette décision portait sur la loi n° 198/2004 qui posait le même problème. On note ici une constante de la jurisprudence constitutionnelle en vue d’assurer l’égalité entre les propriétaires et leur juste indemnisation en cas d’expropriation.