
« Il nous a pris en grippe et il est devenu agressif »
Entre 20 et 30 ans, son état s’est terriblement dégradé. La vie en commun dans l’appartement est devenue
insupportable. Nous avons préféré éloigner notre second fils, qui était très proche de lui. Ses rapports avec
nous se sont envenimés : il nous a pris en grippe, est devenu agressif à notre égard.
Nous sommes entrés dans un cycle de refus de soins et d’abus de cannabis. On est arrivés à un tel sommet
d’agressivité et de violence qu’on a dû l’hospitaliser de force en 1994. Pendant trois ans, les hospitalisations
forcées se sont répétées, l’absence de traitement entrainant une attitude de plus en plus incontrôlable, qui
s’est terminée parfois, au-delà de l’agressivité verbale envers sa mère, par une violence physique à mon
égard.
Nous en sommes maintenant à un modus vivendi supportable. Notre fils vit depuis deux ans dans un studio,
à cinq minutes de chez nous et à une minute à pied de son dispensaire, où il reçoit son injection retard
toutes les quatre semaines. Il prend actuellement sont traitement avec beaucoup de détermination. Nous
restons en même temps lucides : tout pourrait rebasculer s’il cessait à nouveau de prendre ses
médicaments.
Il nous est arrivé, au moment des crises, de pouvoir parler au psychiatre, car dans notre secteur on parle aux
parents – ce qui n’est pas le cas partout. Mais c’est la famille qui est la première à supporter la charge
énorme de ces troubles, le poids immense et douloureux de vivre avec quelqu’un dont le psychisme est
atteint.
Même quand il n’est pas en crise, il nous faut surveiller continuellement notre langage, notre attitude,
l’atmosphère de la maison. C’est une attention de tous les instants pour ne pas susciter un délire qui reste
ancré au fond de lui. Un travail psychologique épuisant.
Et quand on entre dans le cycle du refus de soins, la situation devient incontrôlable pour tout le monde. Et
on se sent alors très seuls. Même si on est entourés d’amis… Car quand on n’est pas à l’intérieur de l’œil du
cyclone, on ne peut pas tout comprendre.
En crise, tous les repères sautent : notre fils est en proie à un délire profond, se sent poursuivi, persécuté, il
ne nous reconnaît pas comme ses parents mais comme des entités hostiles contre lesquelles il doit se
défendre. On entre dans un cauchemar absolu dont on a seuls la charge.
Ce cauchemar, on l’a vécu régulièrement pendant six ans. On en sort définitivement déglingués, brisés.
Incapables de percevoir la vie comme on la percevait avant. On bascule dans un univers d’angoisse tel qu’on
n’a plus les envies des personnes normales. On voit les autres comme à travers un verre dépoli. On perd les
repères de la normalité, les joies et les plaisirs de vivre. On est comme ces soldats qui se sont trouvés à
Verdun en première ligne.
On a de la chance encore d’être un couple soudé. Mais je plains et j’admire profondément ces pères ou ces
mères qui vivent cela seuls. Les personnes qui s’occupent de malades psychiques et qui ne les laissent pas
tomber sont des héros méconnus.
Recueilli par
Christine LEGRAND
Source : Le Monde