Analyse - Flora ASBL/VZW

publicité
SOIS COIFFÉE ET TAIS-TOI !
UNE CAMPAGNE DE FLUID HAIR ENTRE OUTRANCE,
FROIDEUR ET CLICHÉ DÉRANGEANT
Analyse
Septembre 2011
Marianne Hiernaux,
Responsable communication
asbl Flora
« Sois belle en toutes circonstances », c’est le message choc d’une campagne publicitaire pour le
salon de coiffure Fluid hair à Edmonton au Canada. La campagne fait le buzz. Entre les partisans de
la campagne et ses détracteurs, le débat fait rage.
Une des six affiches de la campagne met en scène une femme violentée par son compagnon. La
publicité est critiquée mondialement mais Sarah Cameron, propriétaire du salon, refuse de la
supprimer de l’espace public. A noter également que cette photographie fait partie d’un panel
d’affiches qui exploitent les thèmes de la mort, de la violence domestique, du sans-abrisme, des
accidents de la route, etc. La campagne heurte mais les concepteurs auraient « simplement »
souhaité attirer l’attention et provoquer le débat. Mission réussie mais à quel prix ?
Quelle est la mission de la publicité ? Quelle est la place du concept de beauté dans les grandes
thématiques sociales ? Quelle place a le public dans l’interprétation des messages ? Quel rôle joue la
publicité dans l’idéologie populaire ? Voici quelques observations :
LÉGÈRETÉ : NON MERCI !
Ne justifions pas l’injustifiable. L’utilisation de l’ironie est ici inadéquate. L’ironie est censée
représenter un décalage entre un discours et la réalité. Dans ce cas, le décalage est très clair et
provoque l’incongruité et l’immoralité. L’ironie sert le plus souvent des fonctions sociales mais pas la
promotion d’un salon de coiffure. Ici, le décalage se situe entre l’objectif de la publicité et l’ironie
qu’elle met en œuvre. La même publicité avec pour seul objectif de sensibiliser à la violence
conjugale ou au sans-abrisme aurait, selon moi, eu un tout autre impact.
Le cynisme ici utilisé est souvent employé pour manifester une rébellion face à des situations
incompréhensibles, mais rien dans la campagne ne ramène le spectateur à cette incompréhension.
Analyse n°8 1
Aucun slogan, aucun baseline ne fait mention de la lutte contre la violence domestique. Le
spectateur reste plongé dans le cynisme, qui n’est d’ailleurs pas constructif dans le cadre de l’action
sociale.
Au même titre, l’humour noir est censé montrer l’absurdité du monde. Or, ici si l’humour noir
transparait clairement, la campagne ne fait pas état d’une absurdité mais bien d’une situation grave
et lourde de sens pour les personnes qui ont subi ces violences.
La campagne manque de goût et de respect envers toutes ces femmes (et hommes) qui ont subi des
violences domestiques. On peut admettre que cette publicité fait parler de la violence domestique,
mais est-ce légitime pour autant ? Je ne crois pas.
INSOLENCE : NON MERCI !
Les publicités choc abordent souvent des sujets sensibles dans le but de faire évoluer les
comportements et de susciter une action constructive. Ici, l’invitation à l’action suscitée par cette
publicité est bien de se rendre dans un salon de coiffure. Contrairement aux campagnes de Toscani
pour Benetton, aux publicités de l’IBSR ou encore aux campagnes anti UV de l’association
canadienne de dermatologie cette affiche porte un objectif peu reluisant. Promouvoir des salons de
coiffure est loin d’être un objectif altruiste, social ou solidaire. Les thèmes mis en avant sont la
luxure et la beauté. Les thèmes de solidarité, de respect, de santé, de citoyenneté, de sécurité sont
eux totalement évincés. Contrairement aux autres annonceurs de publicités choc, l’annonceur est ici
peu connu pour son action citoyenne et est donc dans une logique de buzz. N’est-ce pas là une
première forme d’insolence ?
Analyse n°8 2
AU NOM DE LA MODE : NON MERCI !
La mode veut utiliser de nouveaux concepts plus chocs, croyant que les autres sont épuisés mais
l’objectif sous-jacent est ici peu légitime. Ici, la coiffure est destinée à rendre une situation plus jolie,
plus belle, plus appréciable peut-être aussi. Mais peut-on utiliser la situation de violence comme
étant belle ? Rendre glamour des situations à hauts risques, n’est-ce pas là une autre forme
d’insolence ? L’évolution de la publicité liée à la mode ou au culte de la beauté semble sortir de ses
derniers retranchements face à la pression sociale et médiatique. L’art de vendre passe au trash et
pousse les individus à abdiquer leurs dernières valeurs. Cette publicité reflète cet état des choses.
Doit-on en arriver là pour faire venir une clientèle dans un salon de coiffure ? Sommes-nous
tellement attirés par la mode que nous appelons nous-mêmes le scandale ?
Entre les publicités de Prada qui sexualisent des jeunes filles, les mannequins anorexiques et le culte
de la beauté quoiqu’il en coûte, il est temps que le milieu de la mode se remette en question. Il y a
des situations qui ne sont pas belles et qui ne le seront jamais.
BANALISER : NON MERCI !
Banaliser la violence domestique au nom de la mode : non merci ! Cette publicité met en scène la
violence domestique comme une situation normale. Le terme "all" (tout) dans le baseline est un
terme générique qui fait le parallèle avec des situations de la vie « courante », dont ici la situation de
violence représentée. Si cela n’est pas de la banalisation, alors je ne comprends plus rien. Le sansabrisme, les accidents de la route, la violence ne sont pas des situations simples. Cette campagne
semble vouloir minimiser la gravité de ces situations.
Analyse n°8 3
Cette image véhicule également des stéréotypes par l’image soumise de la femme ou la position de
pouvoir de l’homme. Est-ce les stéréotypes que nous voulons enseigner à nos enfants ? Pas pour ma
part…
En ce sens, cette photo contribue à la normalisation de ces violences dont des millions de femmes
sont victimes. Et c’est ici que la liberté d’expression prend un autre visage…
UN TEL ART : NON MERCI !
La créatrice de la publicité Sarah Cameron se défend et insiste sur le côté artistique de la publicité :
"Cela peut susciter des réactions mais dans notre société, on doit toujours se restreindre parce que
les gens sont tellement sensibles. Nous voulions repousser les limites. Nous aimons simplement l’art
et cette vision est objective." Une défense un peu légère…
Il est des publicités artistiques. Celle-ci n’en est pas ! J’ai envie de renvoyer les concepteurs de cette
publicité à la notion même de ce qu’ils prétendent être de l’art. L’art arrange des éléments pour
s’adresser à nos sens, à nos émotions et à notre intellect. Par les effets visuels (dans ce cas), l’art a
pour objectif de créer une modification psychologique censée aller dans le sens de la transcendance,
de la sublimation et de l’enrichissement spirituel par le truchement du jeu complexe des sens et de
l’intellect que la personne observatrice perçoit. Dans ce cas, rendre une situation lourde plus simple,
voire humoristique, est un objectif peu appréciable et l’art est détourné de l’enrichissement, bien
loin de la transcendance.
Si l’art peut bouleverser, il n’est pas censé faire mal. Or, demandez à toutes ces femmes ce qu’elles
ont ressenti à la vue de cette publicité. Si tel était l’objectif de l’« artiste », alors c’est un succès. L’art
est une mise en scène, une représentation… mais quelle représentation ? Celle d’une situation
humiliante banalisée…
Par ailleurs, l’art est considéré comme une pratique qui exprime un idéal moral, métaphysique et
esthétique. Si cette publicité s’inscrit dans cette idée, je suis curieuse de comprendre où est l’idéal.
Enfin, l’art est censé s’ancrer dans la réalité sociale. Il s’inscrit dans un contexte social, dans un
système de valeurs contemporain. Certaines œuvres d’art ont provoqué des controverses 50 ans
plus tard parce que le système de valeurs a évolué entre temps. Peut-être que cette campagne
s’inscrit dans une réalité sociale où de nombreuses personnes ne se retrouvent pas. Peut-être
seulement un petit nombre de personnes la comprennent en tant qu’œuvre artistique. La
compréhension du phénomène de la violence domestique et les valeurs qui l’entourent sont peutêtre bien différentes pour tout un chacun. Peut-être aussi est-ce la réalité sociale de la société
actuelle qui est morcelée selon les groupes sociaux ? Toutes ces hypothèses me font dire qu’en tout
cas, la réalité sociale du concepteur semble être bien différente de celle des personnes qui ont
connu des situations de violence domestique. Et si vraiment, avec tous leurs arguments, on tente de
me faire croire que c’est de l’art, alors je n’aime pas l’art.
Analyse n°8 4
RESPONSABILISER : NON MERCI !
Revenons sur les bases de la rhétorique et sur la sémantique :
Le baseline « Look good in all you do » s’adresse directement aux femmes.
« you » représente la femme de l’image, les clientes, les femmes en général.
« all » représente les situations faites par le « you » dont la situation décrite par l’image.
« do » est le verbe d’action qui lie la femme à la situation illustrée.
On peut conclure à ce simple exercice sur les signifiés que « c’est la femme (you) qui crée (do) la
situation (all) ». La responsabilité de la situation incombe donc à la femme. Ce message de
responsabilité est grave car il culpabilise les femmes et incite à taire ce genre de situations
(puisqu’elles en sont responsables). Cette publicité exploite donc le concept de façon humiliante.
Le chemin pour faire évoluer les mentalités sur la violence domestique a été long. Depuis les
organisations religieuses qui incitaient à taire les situations de violence pour préserver la famille
jusqu’aux associations de soutien aux femmes (et aux hommes) violentées, la route a été parsemée
d’embûches. Longtemps la faute a été mise sur les victimes. Les autorités publiques ont trainé les
talons pour prendre des mesures de protection pour les victimes. Mais la société prend conscience.
La pensée sur la maltraitance familiale a subi de profondes rénovations et on commence à voir des
changements pour protéger et déculpabiliser ces victimes, qui se murent encore trop dans le silence.
Cette campagne renforce le sentiment de culpabilité des victimes et les meurtrit d’autant plus.
Comme le mentionne une détractrice qui a subi de la violence, cette publicité ne comporte aucun
message d’évasion, aucun message qui incite au départ, aucun message qui invite à penser que la
situation est inacceptable. Et elle ajoute que pour briser le cycle de la violence, la solution, c’est de
crier sur tous les toits que ces situations sont abjectes et dépourvues de sens, et non de taire la
violence.
COMPLICE : NON MERCI !
Comme aucun cadeau d’une personne violente ne justifiera ses gestes, aucune annonce qui favorise
la violence ne peut être tolérée. Aller jusqu’à dire que l’annonceur est complice est peut-être trop
fort, mais il est responsable des valeurs qu’il véhicule.
SE QUESTIONNER !
Il ne se passe quasiment plus un jour sans que ne soient dévoilées des images perçues comme
« choquantes ». Le débat n’est pas neuf et est sans cesse réactivé par l’actualité. Les réponses sont
parfois virulentes. Dans ce cas, des détracteurs de la publicité ont peinturluré les vitres du salon en y
inscrivant le message « Ce n’est pas de la violence, c’est de l’art ».
Analyse n°8 5
Mais quelle est la place de ces dérapages dans l’actualité ? Que peut-on dire ? Que peut-on
montrer ? Où se limite la liberté d’expression ? Quelles sont les règles déontologiques ? Qu’est-ce
que l’art ? Peut-on vanter un produit ou un service en bafouant les règles tacites du socialement
acceptable ? Tant de questions à se poser. Tant de questions à ne pas oublier.
ET EN BELGIQUE ?
En Belgique, la régulation du secteur publicitaire repose (entre autres) sur le Jury d’Ethique
Publicitaire (JEP), organe d’autorégulation organisé et financé par le secteur de la publicité. Il
représente un organe d’autodiscipline du secteur de la publicité en Belgique. Pour garantir une
réclame saine et responsable, le JEP examine la conformité des messages publicitaires diffusés dans
les médias avec les règles de l’éthique publicitaire. Son action est fondée sur la collaboration
volontaire des annonceurs, des agences et des médias. Sa mission est double. D’une part, il examine
les plaintes qui lui sont adressées par le public, en particulier les consommateurs (à l’exclusion des
entreprises et organisations à but commercial). D’autre part, il traite les demandes d’avis qui lui sont
librement soumises par les annonceurs, agences et médias.
La Plate-forme associative de Vigilance et d’Action sur la Publicité (VAP) est un autre organisme qui
nourrit le débat public sur la publicité et critique sa place commerciale dans la société belge.
La publicité est un vecteur de l’idéologie. Karl Marx définissait l’idéologie comme l’ensemble des
idées, des valeurs et des normes servant à légitimer la division en classes de la société. En ce sens, si
la publicité ne prend pas en compte les conséquences de ces images sur la psyché du grand public et
notamment des populations présentées comme plus « fragiles », elle risque de désolidariser les
individus et de créer plus d’exclusion.
Ce débat rebondit sans cesse et doit générer aujourd’hui une véritable introspection de la part des
médias, des pouvoirs publics et du grand public. Voici donc une controverse qui nous en apprend
beaucoup ! Soyons donc vigilants ! J’espère qu’à la lueur de cet article, nous pourrons tout un
chacun porter un regard plus attentif et critique à la publicité qui nous matraque de stéréotypes en
tout genre ! Silence on fait de la pub !
Analyse n°8 6
Téléchargement