Science et conscience
Le Courrier de colo-proctologie (III) - n° 4 - oct. nov. déc 2002
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La conception cartésienne
de l’âme et du corps :
un isolement radical
pour prix d’un mal nécessaire
La forme moderne du dualisme de l’âme
et du corps est […] d’origine cartésienne.
Et ce dualisme […] semble renaître sans
cesse de ses cendres tant il va de pair, il
est vrai, avec l’institution de la science
moderne objective, dont Descartes, au
demeurant, a été l’un des artisans (1).”
Voilà, sans doute, la raison de la pénétrance
de ce dualisme sans lequel il est probable
que l’essor scientifique n’aurait pu être ce
qu’il a été. En quoi donc Descartes a-t-il
été nécessaire au fondement de la
science ?
Pour se faire jour, le développement tech-
nique supposait deux conditions essen-
tielles, à savoir : une nature dé-divinisée –
la Nature est une création de Dieu, mais
elle n’est pas Dieu – et une Nature dés-ani-
mée – elle n’est rien d’autre que de la
matière. La première de ces conditions a
été réalisée par le judéo-christianisme, la
deuxième par Descartes. Pour atteindre à
une telle abstraction, Descartes s’appuiera
sur la mise en question, de principe, de tout
ce qui est d’origine sensible et corporelle.
Sa méthode sera celle du doute, c’est-à-
dire de la suspension provisoire du juge-
ment dans le but de fonder la certitude
d’une manière inébranlable. Ce sera un
doute méthodique, radical, puisqu’il s’at-
taquera aux racines et aux fondements des
opinions. Ce sera aussi un doute hyperbo-
lique, parce que poussé à l’extrême et
fondé sur la pure décision de douter. Ainsi,
nos sens nous trompent (illusions d’op-
tique…), la raison même peut nous trom-
per (comme dans le rêve) : tout est donc
douteux, sauf que je suis en train de dou-
ter et, si je doute, c’est que je pense, et si
je pense, c’est que je suis. Et qui suis-je ?
Une chose qui pense, une âme, un esprit,
une conscience. Il y a donc d’un côté la
substance pensante – res cogitans – l’âme
et l’esprit et, d’un autre, la substance éten-
due – res extensa – le corps, la matière.
Dès lors, tout ce qui ne pense pas n’a pas
d’âme, est matière, est inanimé : ni la
plante ni l’animal ne pensent car ils n’ont
pas d’âme.
Ce fondement de la science, Descartes l’a
établi à la première personne, montrant
ainsi qu’il n’y a de connaissance accessible
que “par un sujet à la première personne,
par un individu qui ne le trouvera qu’en
lui-même, et même dans ses tréfonds” (2).
Voilà posé le primat du subjectif, du sujet
pensant comme corollaire de l’accessibi-
lité au fait scientifique, à la chose étendue,
non pensante. La sixième Méditation
scelle la différence irréductible entre res
cogitans et res extensa :“[…] néanmoins,
parce que d’un côté j’ai une claire et dis-
tincte idée de moi-même, en tant que je suis
seulement une chose qui pense et non éten-
due, et que d’un autre j’ai une idée dis-
tincte de mon corps, en tant qu’il est seu-
lement une chose étendue et qui ne pense
point, il est certain que ce moi, c’est-à-dire
mon âme […] est entièrement et vérita-
blement distincte de mon corps, et qu’elle
peut être ou exister sans lui (3).” C’est
cette opposition ontologique qui va per-
mettre, par un glissement épistémologique,
l’accès à la science et, partant, au réel – au
réel scientifique – c’est-à-dire à l’étendue,
qui, parce qu’elle est non pensante, pourra
être objet d’analyse. Ainsi, Descartes a-
t-il créé une philosophie du seul sujet qui
rejette la nature dans une extériorité abso-
lue.
Le corps-machine en est la conséquence:
“…corps divisible […] comme une hor-
loge, composée de roues et de contrepoids
(4).” Le corps cartésien “n’est autre chose
qu’une statue ou machine de terre […] (5).
Libérée de toute corporéité, la pensée
pourra élaborer les projets les plus grands
pour faire de ce corps-chose la plus belle
des machines au service de la toute-puis-
sance du sujet : «on se pourrait exempter
d’une infinité de maladies… de l’affai-
blissement de la vieillesse … (6)”. D’où le
concept de médecine triomphante, libéra-
trice de tous les mots et porteuse des plus
grands espoirs.
Cette conception du rapport corps-âme a
pu trouver sa justification en ce que sans
une telle disjonction la science n’aurait pu
être : y aurait-t-il possibilité de connais-
sance claire et distincte sans objet d’expé-
rimentation, et l’expérimentation serait-
elle concevable si son objet n’était pas
objet mais sujet ? Aller plus loin serait se
demander s’il existe une incontournable
consubstantialité du dualisme à la science
telle qu’en dehors de lui le concept même
de science n’aurait pas de sens ? La ques-
tion reste ouverte. Toujours est-il qu’avec
Galilée, Descartes a établi “une distinction
nette entre la réalité physique décrite par
la science et la réalité spirituelle de l’âme
que [tous deux] considéraient comme
échappant au cadre de l’investissement
scientifique. Ce dualisme […] avait son
utilité car il permettait de soustraire les
travaux scientifiques à l’autorité de
l’Église et parce que le monde physique
La question de l’âme et du corps (III)
Des conséquences du dualisme cartésien
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T. du Puy-Montbrun*
* Service de colo-proctologie,
hôpital Léopold-Bellan, Paris.