CP/décembre 10/12/02 15:21 Page 102 S c i e n c e e t c o n s c i e n c e La question de l’âme et du corps (III) Des conséquences du dualisme cartésien ● T. du Puy-Montbrun* La conception cartésienne de l’âme et du corps : un isolement radical pour prix d’un mal nécessaire La forme moderne du dualisme de l’âme et du corps est […] d’origine cartésienne. Et ce dualisme […] semble renaître sans cesse de ses cendres tant il va de pair, il est vrai, avec l’institution de la science moderne objective, dont Descartes, au demeurant, a été l’un des artisans (1).” Voilà, sans doute, la raison de la pénétrance de ce dualisme sans lequel il est probable que l’essor scientifique n’aurait pu être ce qu’il a été. En quoi donc Descartes a-t-il été nécessaire au fondement de la science ? Pour se faire jour, le développement technique supposait deux conditions essentielles, à savoir : une nature dé-divinisée – la Nature est une création de Dieu, mais elle n’est pas Dieu – et une Nature dés-animée – elle n’est rien d’autre que de la matière. La première de ces conditions a été réalisée par le judéo-christianisme, la deuxième par Descartes. Pour atteindre à une telle abstraction, Descartes s’appuiera sur la mise en question, de principe, de tout ce qui est d’origine sensible et corporelle. Sa méthode sera celle du doute, c’est-àdire de la suspension provisoire du jugement dans le but de fonder la certitude d’une manière inébranlable. Ce sera un doute méthodique, radical, puisqu’il s’attaquera aux racines et aux fondements des * Service de colo-proctologie, hôpital Léopold-Bellan, Paris. opinions. Ce sera aussi un doute hyperbolique, parce que poussé à l’extrême et fondé sur la pure décision de douter. Ainsi, nos sens nous trompent (illusions d’optique…), la raison même peut nous tromper (comme dans le rêve) : tout est donc douteux, sauf que je suis en train de douter et, si je doute, c’est que je pense, et si je pense, c’est que je suis. Et qui suis-je ? Une chose qui pense, une âme, un esprit, une conscience. Il y a donc d’un côté la substance pensante – res cogitans – l’âme et l’esprit et, d’un autre, la substance étendue – res extensa – le corps, la matière. Dès lors, tout ce qui ne pense pas n’a pas d’âme, est matière, est inanimé : ni la plante ni l’animal ne pensent car ils n’ont pas d’âme. Ce fondement de la science, Descartes l’a établi à la première personne, montrant ainsi qu’il n’y a de connaissance accessible que “par un sujet à la première personne, par un individu qui ne le trouvera qu’en lui-même, et même dans ses tréfonds” (2). Voilà posé le primat du subjectif, du sujet pensant comme corollaire de l’accessibilité au fait scientifique, à la chose étendue, non pensante. La sixième Méditation scelle la différence irréductible entre res cogitans et res extensa : “[…] néanmoins, parce que d’un côté j’ai une claire et distincte idée de moi-même, en tant que je suis seulement une chose qui pense et non étendue, et que d’un autre j’ai une idée distincte de mon corps, en tant qu’il est seulement une chose étendue et qui ne pense point, il est certain que ce moi, c’est-à-dire mon âme […] est entièrement et véritablement distincte de mon corps, et qu’elle peut être ou exister sans lui (3).” C’est cette opposition ontologique qui va permettre, par un glissement épistémologique, l’accès à la science et, partant, au réel – au 102 réel scientifique – c’est-à-dire à l’étendue, qui, parce qu’elle est non pensante, pourra être objet d’analyse. Ainsi, Descartes at-il créé une philosophie du seul sujet qui rejette la nature dans une extériorité absolue. Le corps-machine en est la conséquence : “…corps divisible […] comme une horloge, composée de roues et de contrepoids (4).” Le corps cartésien “n’est autre chose qu’une statue ou machine de terre […] (5). Libérée de toute corporéité, la pensée pourra élaborer les projets les plus grands pour faire de ce corps-chose la plus belle des machines au service de la toute-puissance du sujet : «on se pourrait exempter d’une infinité de maladies… de l’affaiblissement de la vieillesse … (6)”. D’où le concept de médecine triomphante, libératrice de tous les mots et porteuse des plus grands espoirs. Cette conception du rapport corps-âme a pu trouver sa justification en ce que sans une telle disjonction la science n’aurait pu être : y aurait-t-il possibilité de connaissance claire et distincte sans objet d’expérimentation, et l’expérimentation seraitelle concevable si son objet n’était pas objet mais sujet ? Aller plus loin serait se demander s’il existe une incontournable consubstantialité du dualisme à la science telle qu’en dehors de lui le concept même de science n’aurait pas de sens ? La question reste ouverte. Toujours est-il qu’avec Galilée, Descartes a établi “une distinction nette entre la réalité physique décrite par la science et la réalité spirituelle de l’âme que [tous deux] considéraient comme échappant au cadre de l’investissement scientifique. Ce dualisme […] avait son utilité car il permettait de soustraire les travaux scientifiques à l’autorité de l’Église et parce que le monde physique Le Courrier de colo-proctologie (III) - n° 4 - oct. nov. déc 2002 CP/décembre 10/12/02 15:21 Page 103 S c i e n c e […] se prêtait à une approche mathématique, alors qu’il ne semblait en aller de même pour l’esprit”(7). Par ailleurs, cette irréductibilité de l’âme au corps se révélera être un concept aux lourdes conséquences dès lors qu’il s’agira de l’homme en général et de la médecine en particulier. Par l’irréductible fracture qu’il impose entre l’homme et le monde, l’animé et l’inanimé, le dualisme place l’être dans un isolement radical par rapport à son environnement – y compris son propre corps – et aussi vis-à-vis de l’autre, subjectivité isolée, simple alter ego. Toutes raisons qui fondent la nécessité de “réconcilier” la matière et l’esprit et d’opposer à l’humanité de l’être pour soi celle de l’altérité, de l’être pour autrui. L’éprouvé médical rejette tout dualisme et plaide pour l’union de l’âme et du corps, seule approche permettant de garder sa dignité au corps Quelles sont donc les conséquences de ce dualisme dès lors qu’il s’agit de l’homme et plus particulièrement de l’homme souffrant ? Une des conséquences essentielles du dualisme cartésien est d’avoir projeté le somatique dans le modèle mécanique (c’est e t c o n s c i e n c e l’erreur fondamentale de la médecine moderne, erreur méconnue, oubliée, car l’efficacité en est le bénéfice), de l’exclure du champ de la psychologie, de la philosophie et de la métaphysique : l’homme malade est réduit à la matérialité. Ici, la rationalité scientifique s’impose comme unique modèle, erreur funeste qui tient à ce que le réel scientifique est alors confondu avec la réalité. La science des corps ne résume pas la médecine, car “la médecine s’occupe de l’homme et l’homme est irréductible au genre de réalité dont s’occupe la science. […] [Ainsi], plus la médecine se voudra scientifique, moins elle sera humaine” (8). L’expérience clinique ne peut se satisfaire du concept d’extra-territorialité du corps à l’âme. On ne peut dissocier le “je souffre”. Voilà un éprouvé qui s’impose d’une irréductible manière. C’est la totalité de mon être qui souffre, ce n’est pas moi et mon corps, c’est moi en tant que totalité incarnée, être de fusion dont l’expression corpspensée n’existe que dans une absolue interdépendance. C’est en ce sens que “je suis mon corps” et ce que je suis n’est pas réductible à l’épistémologie cartésienne. Soigner n’est pas que comprendre la maladie. Soigner, c’est aussi penser le malade et, pour cela, il faut abandonner le réel Le Courrier de colo-proctologie (III) - n° 4 - oct. nov. déc 2002 103 scientifique pour retourner à la totalité du réel du malade, totalité qui inclut, certes, ce qui relève de l’approche scientifique, mais aussi ce qui lui est irréductible, à savoir ce qui fait que ce corps n’est pas un corps, un objet, un agrégat d’organes, mais une personne, un être de chair. L’être n’est donc pas réductible à l’épistémologie cartésienne. La méthode scientifique est dans l’incapacité de le saisir dans sa totalité. Il y a, nous dit Husserl, une volonté totalisante et totalitaire à vouloir que le tout du réel soit rationalisable. ■ P OUR EN S AV O I R PLUS 1. Richir M, Le corps, essai sur l’intériorité : Paris : Hatier, 1995 : 60. 2. Richir M : op. cit, p.61. 3. Descartes R, Méditation sixième. Paris : Gallimard, in Œuvres et lettres, Pléiade, 1953 : 324. 4. Descartes R, Méditation sixième. op. cit., p. 329. 5. Descartes R, Traité de l’homme. op. cit., p. 807. 6. Descartes R, Discours de la méthode, sixième partie, op. cit., p. 169. 7. Searle JR, Deux biologistes et un physicien en quête de l’âme. La Recherche, 287, mai 1996, p. 6277. 8. Folscheid D, Cours DESS 2, 2000-2001, p. 23.