CP Décembre 23/01/02 14:46 Page 139 S c i e n c e e t c o n s c i e n c e La question de l’âme et du corps : (I) position du problème ● T. du Puy-Montbrun* a question des rapports entre le corps L et la pensée se pose dès lors qu’il s’agit de l’homme. C’est d’elle que dépend le sens de la condition humaine et, à ce titre, on peut dire qu’elle est la question centrale autour de laquelle doit se penser l’exercice de la médecine, car elle touche à la liberté et à la dignité de l’être. Or que montre l’expérience de la pratique médicale ? Que le malade ne vaut qu’en tant qu’il est porteur de maladie, c’est-à-dire qu’il est ramené au statut d’objet, objet de science, fragmenté au gré des pathologies qu’il présente et des impératifs financiers qu’elles impliquent. En étant médicalisé, l’individu se trouve dès lors dépossédé de son statut de sujet. Le “je” est réduit à la seule réalité organique. Réifié, le sujet perd son statut d’être unique, celui d’un corps et d’une pensée unis dans une histoire singulière. Le malade s’efface devant la maladie, victime d’un terrible contre-sens qui fait qu’on confond la partie et le tout. Si l’homme n’est que la somme d’un séquençage, comme le pensent les partisans du déterminisme ou réductionnisme génétique, qu’en est-il, alors, de sa conscience, de sa liberté, de la dignité qu’on lui doit ? La médecine aurait-elle encore un sens si elle ne laissait à l’être l’espace nécessaire à l’expression de sa subjectivité ? Ainsi se pose, de façon incontournable, la question de savoir quelle conception de l’homme la médecine doit-elle retenir pour répondre à l’impératif qu’elle a visà-vis de son devoir d’humanité ? C’est bien ici des rapports du corps et de la pen- * Service de colo-proctologie, hôpital Léopold-Bellan, Paris. sée qu’il s’agit, c’est-à-dire de ce qui fonde la spécificité de l’être humain, de son irréductibilité à la chose organique, de la non-réductibilité du corps au somatique que la médecine scientifique “a totalement et exclusivement projeté dans le modèle mécanique” (1). Pour cerner cette problématique, Thomas de Koninck pose trois questions qu’il qualifie d’apparemment insurmontables : “1/ Qu’est-ce que le corps ? 2/ Qu’est-ce que l’esprit ? 3/ Comment s’unissent-ils pour former un être humain ? (2).” Voilà l’énigme, d’autant plus étrange et mystérieuse qu’il s’agit de “chacun de nous, chaque être humain singulier, différent, unique, depuis l’aube jusqu’à la dernière syllabe des temps (3)”. Et quelle énigme que cette absolue originalité de chaque vie, que cette dissemblance qui fonde l’unicité humaine : “le miracle que constitue l’homme dépasse n’importe quel miracle fait par l’homme (4).” Ce prodige, c’est une pensée et un corps qui s’expriment au monde. Et la question de leur relation – qui prend “une valeur de seuil de difficulté lorsqu’il s’agit de définir les conditions du savoir médical et de son objet (5)” – dépasse, d’ailleurs, la seule médecine. C’est, en fait, “la question la plus délicate et la plus profonde de la philosophie (…) Elle est au fondement de ce que la philosophie existentielle désigne volontiers comme la condition humaine [à savoir que l’homme] est un être doué d’esprit, un moi, une âme très étroitement unie à un corps soumis aux lois de la physique (6).” Cette question de la “soumission” aux lois de la physique est à l’origine de toutes les difficultés de conceptualisation d’un modèle corps-âme, car la place à accorder à la pensée et au corps, leurs relations, Le Courrier de colo-proctologie (II) - n° 4 - décembre 2001 139 l’éventuelle prédominance de l’un ou de l’autre, voire la réduction de l’être à l’un ou à l’autre, sont sources d’interrogations depuis la nuit des temps. L’histoire de la philosophie le montre bien tant sont nombreux les modèles élaborés qui ont majoritairement oscillés, depuis l’Antiquité, entre deux extrêmes : le dualisme et le monisme. Cette diversité n’est pas, contrairement à une opinion répandue, simple spéculation de l’esprit. Elle a été, est encore et restera opérante, car le médecin, dans son exercice, ne peut échapper à l’influence du concept corpsâme dont il (ou la société) aura fait le choix. C’est ainsi, à titre d’exemple, que la relation au patient ne saurait être la même selon qu’on adhère au dualisme platonicien ou que l’on opte pour le modèle uniciste aristotélicien. Dans le premier cas, on affirmera la primauté de l’âme sur le corps, concept qui trouvera son expression absolue avec Descartes qui soutiendra un dualisme ontologique (il existe une séparation formelle entre l’âme et le corps) et épistémologique (la science peut s’épanouir car elle évolue dans un espace “dés-animé”). La conséquence en sera que le corps s’est constitué comme un objet scientifique qui ne peut qu’être extérieur à toute subjectivité. Dans le deuxième cas, on s’oppose à ce concept réducteur de corps “tombeau de l’âme”, de “corps machine”, soumis à un esprit immatériel et triomphant. Le somatique n’est plus, ici, “l’expression abstraite et réduite du corps vivant (7)”. Bien au contraire, corps et âme existent l’un par rapport à l’autre, dans une sorte d’interdépendance quasi ontologique. Toute volonté de dissocier l’un de l’autre exclut l’homme de l’humain. Nous essaierons, dans les articles à venir, de montrer les conséquences qu’impliquent le choix CP Décembre 23/01/02 14:46 Page 140 S c i e n c e entre l’une ou l’autre de ces options dès lors qu’il s’agit des modalités de l’exercice médical. Au préalable, il convient de souligner l’erreur conceptuelle qui serait de penser que l’analyse critique des différentes approches des relations corps-âme pourrait aboutir à une sorte de modèle universel et définitif. Ce serait s’abandonner au chant de sirènes prométhéennes. D’abord, la question ne saurait se résumer aux seules thèses dualistes et monistes. On ne peut pas, par exemple, faire l’impasse phénoménologique, ni celle de la question du matérialisme, ni encore méconnaître les données des neurosciences et de la génétique qui offrent des perspectives d’une infinie complexité. Par ailleurs, et sur le fond, on peut se demander si la résolution de cette problématique nous est accessible en tant que telle “car la manière, pour les esprits, d’adhérer au corps (…) ne peut être comprise de l’homme : cela, c’est l’homme lui-même (8)”. “C’est (…) la chose qu’on comprend le moins (9)”, dira Pascal. Descartes, luimême en conviendra dans sa Lettre à Elisabeth du 28 juin 1643 et, de nos jours, e t c o n s c i e n c e Comte-Sponville écrit : “L’union de l’âme et du corps est évidemment inintelligible (10).” C’est sans doute le fait de notre contingence que de ne pouvoir prétendre accéder à l’absolu de la connaissance. Faut-il pour autant renoncer ? Non, car le questionnement est nécessité. Non aussi en raison de la nature même de l’exercice médical, car la médecine ne peut faire l’impasse de cette question des relations corps-âme, puisque sa finalité n’est autre que l’homme, expression chaque fois unique d’un “je” et d’un soma qui ne trouvent de sens que de leur union. L’approche d’un corps et d’une pensée souffrant impose donc une tentative d’élaboration d’un cadre conceptuel, mais cette élaboration ne pourra se concevoir qu’en tant qu’hypothèse à valeur heuristique et non comme dogme : “On ne peut prouver une vérité qu’à la condition d’être déjà dans le vrai, et c’est ce qui interdit de prouver qu’on y est (11).” ■ POUR EN SAVOIR PLUS 1. Fédida P. Corps, soma et psyché. In : Dictionnaire de la psychanalyse, Paris : Encyclopaedia Universalis et Albin Michel, 1997 : 111. 2. De Koninck T. De la dignité humaine. Paris : PUF, 1995 : 82. 3. Ibid : 82. 4. Saint-Augustin. La Cité de Dieu, X, XII, œuvres II. Paris : Gallimard, “La Pléiade”, 2000 : 389. 5. Fédida P. Op cit : 108. 6. Popper K. Réflexions d’un réaliste sur le problème corps-âme. In : Toute vie est résolution de problèmes. Paris : Actes Sud, 1997 : 102. 7. Fédida P. Op. cit : 111. 8. Saint-Augustin. Op. cit : XXI, X : 985. 9. Pascal. Pensées, 84 [360]. Paris, Gallimard, La Pléiade , 1954 : 1111-2. 10. Comte-Sponville A. L’âme machine ou ce que peut le corps. L’âme et le corps, direction MP Haroche. Paris : Plon, 1990 : 166. 11. Comte-Sponville A. Op cit : 126-7. À suivre... Les articles publiés dans “Le Courrier de colo-proctologie” le sont sous la seule responsabilité de leurs auteurs. Tous droits de reproduction, d'adaptation et de traduction par tous procédés réservés pour tous pays. © novembre 2000 - DaTeBe Éditions Imprimé en France - Differdange S.A. - 95110 Sannois - Dépôt légal 4e trimestre 2001 Illustration de la couverture : Anne de Colbert Christophorov - Masque noir (détail), 1996 140 Le Courrier de colo-proctologie (II) - n° 4 - décembre 2001