a question des rapports entre le corps
et la pensée se pose dès lors qu’il
s’agit de l’homme. C’est d’elle que
dépend le sens de la condition humaine
et, à ce titre, on peut dire qu’elle est la
question centrale autour de laquelle doit
se penser l’exercice de la médecine, car
elle touche à la liberté et à la dignité de
l’être. Or que montre l’expérience de la
pratique médicale ? Que le malade ne vaut
qu’en tant qu’il est porteur de maladie,
c’est-à-dire qu’il est ramené au statut
d’objet, objet de science, fragmenté au
gré des pathologies qu’il présente et des
impératifs financiers qu’elles impliquent.
En étant médicalisé, l’individu se trouve
dès lors dépossédé de son statut de sujet.
Le “je” est réduit à la seule réalité orga-
nique. Réifié, le sujet perd son statut
d’être unique, celui d’un corps et d’une
pensée unis dans une histoire singulière.
Le malade s’efface devant la maladie, vic-
time d’un terrible contre-sens qui fait
qu’on confond la partie et le tout. Si
l’homme n’est que la somme d’un
séquençage, comme le pensent les parti-
sans du déterminisme ou réductionnisme
génétique, qu’en est-il, alors, de sa
conscience, de sa liberté, de la dignité
qu’on lui doit ? La médecine aurait-elle
encore un sens si elle ne laissait à l’être
l’espace nécessaire à l’expression de sa
subjectivité ?
Ainsi se pose, de façon incontournable,
la question de savoir quelle conception de
l’homme la médecine doit-elle retenir
pour répondre à l’impératif qu’elle a vis-
à-vis de son devoir d’humanité ? C’est
bien ici des rapports du corps et de la pen-
sée qu’il s’agit, c’est-à-dire de ce qui
fonde la spécificité de l’être humain, de
son irréductibilité à la chose organique,
de la non-réductibilité du corps au soma-
tique que la médecine scientifique “a tota-
lement et exclusivement projeté dans le
modèle mécanique” (1). Pour cerner cette
problématique, Thomas de Koninck pose
trois questions qu’il qualifie d’apparem-
ment insurmontables : “1/ Qu’est-ce que
le corps ? 2/ Qu’est-ce que l’esprit ? 3/
Comment s’unissent-ils pour former un
être humain ? (2).”Voilà l’énigme, d’au-
tant plus étrange et mystérieuse qu’il
s’agit de “chacun de nous, chaque être
humain singulier, différent, unique,
depuis l’aube jusqu’à la dernière syllabe
des temps (3)”. Et quelle énigme que cette
absolue originalité de chaque vie, que
cette dissemblance qui fonde l’unicité
humaine : “le miracle que constitue
l’homme dépasse n’importe quel miracle
fait par l’homme (4).”Ce prodige, c’est
une pensée et un corps qui s’expriment au
monde. Et la question de leur relation –
qui prend “une valeur de seuil de diffi-
culté lorsqu’il s’agit de définir les condi-
tions du savoir médical et de son objet
(5)”– dépasse, d’ailleurs, la seule méde-
cine. C’est, en fait, “la question la plus
délicate et la plus profonde de la philo-
sophie (…) Elle est au fondement de ce
que la philosophie existentielle désigne
volontiers comme la condition humaine
[à savoir que l’homme] est un être doué
d’esprit, un moi, une âme très étroitement
unie à un corps soumis aux lois de la phy-
sique (6).”
Cette question de la “soumission” aux lois
de la physique est à l’origine de toutes les
difficultés de conceptualisation d’un
modèle corps-âme, car la place à accor-
der à la pensée et au corps, leurs relations,
l’éventuelle prédominance de l’un ou de
l’autre, voire la réduction de l’être à l’un
ou à l’autre, sont sources d’interrogations
depuis la nuit des temps. L’histoire de la
philosophie le montre bien tant sont nom-
breux les modèles élaborés qui ont majo-
ritairement oscillés, depuis l’Antiquité,
entre deux extrêmes : le dualisme et le
monisme. Cette diversité n’est pas,
contrairement à une opinion répandue,
simple spéculation de l’esprit. Elle a été,
est encore et restera opérante, car le
médecin, dans son exercice, ne peut
échapper à l’influence du concept corps-
âme dont il (ou la société) aura fait le
choix. C’est ainsi, à titre d’exemple, que
la relation au patient ne saurait être la
même selon qu’on adhère au dualisme
platonicien ou que l’on opte pour le
modèle uniciste aristotélicien. Dans le
premier cas, on affirmera la primauté de
l’âme sur le corps, concept qui trouvera
son expression absolue avec Descartes
qui soutiendra un dualisme ontologique
(il existe une séparation formelle entre
l’âme et le corps) et épistémologique (la
science peut s’épanouir car elle évolue
dans un espace “dés-animé”). La consé-
quence en sera que le corps s’est consti-
tué comme un objet scientifique qui ne
peut qu’être extérieur à toute subjectivité.
Dans le deuxième cas, on s’oppose à ce
concept réducteur de corps “tombeau de
l’âme”, de “corps machine”, soumis à un
esprit immatériel et triomphant. Le soma-
tique n’est plus, ici, “l’expression abs-
traite et réduite du corps vivant (7)”. Bien
au contraire, corps et âme existent l’un
par rapport à l’autre, dans une sorte d’in-
terdépendance quasi ontologique. Toute
volonté de dissocier l’un de l’autre exclut
l’homme de l’humain. Nous essaierons,
dans les articles à venir, de montrer les
conséquences qu’impliquent le choix
Science et conscience
Le Courrier de colo-proctologie (II) - n° 4 - décembre 2001
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La question de l’âme et du corps :
(I) position du problème
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T. du Puy-Montbrun*
* Service de colo-proctologie,
hôpital Léopold-Bellan, Paris.
L