RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 84 - MARS 2006
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Qui ne se souvient de Drôle de frimousse, ce film
de Stanley Done sur une musique de George
Gershwin où Audrey Hepburn interprète une
jeune libraire new-yorkaise qui se laisse engager
comme mannequin, pour présenter la collection
d’un couturier parisien que doit photographier
Fred Astaire, afin de venir à Paris suivre les cours
« du plus grand philosophe vivant », le professeur
Flostre, « père de l’empathicalisme ». Pour un Fred
Astaire incrédule, elle distingue l’empathie de la
sympathie : tandis que la sympathie serait « com-
prendre les sentiments d’autrui », l’empathie irait
bien au-delà, ce serait « se projeter en imagination
de sorte à ressentir effectivement les sentiments
d’autrui », « se mettre à la place d’autrui. » Après
avoir chanté son couplet de Bonjour Paris
I want to see the den
of thinking men,
like Jean-Paul Sartre,
I must philosophize
With all the guys
Around Montmartre
And Montparnasse1
elle hante les caves existentialistes de Saint-
Germain-des-Prés. Et de fait, dans le fort bref avant-
propos de son Flaubert, Jean-Paul Sartre prévient
que sa méthode, c’est l’empathie.
Ce film est de 1956, il y a trente ans, par consé-
quent si l’empathie est d’un usage courant, cela ne
date pas d’hier. Ce ne sont d’ailleurs pas seulement
les philosophes qui l’ont utilisée, les psychologues
aussi, les historiens de l’art encore, et même les
théologiens pour lesquels Dieu verrait en nous par
empathie. Je ne ferai pas ici l’inventaire des usages
de ce terme2, je me concentrerai sur son emploi en
thérapie. Mais auparavant, quelques éclaircisse-
ments terminologiques peuvent être utiles.
EMPATHIE, SYMPATHIE ET
COMPASSION
La première distinction à faire, c’est entre sympa-
thie et empathie. Beaucoup d’auteurs ne la font
pas, ou ce que l’un appelle « sympathie », l’autre
l’appelle « empathie » et vice versa. Pourtant, cette
distinction me semble indispensable pour com-
prendre la spécificité de l’empathie. Elle est d’autant
plus difficile à faire qu’on se cantonne à la sphère
des émotions. Depuis Darwin, on considère l’ex-
pression des émotions, et donc leur reconnais-
sance par autrui ou chez autrui, comme un pro-
cessus de régulation sociale. La peur, la crainte, le
désir, la colère, bref toutes nos émotions doivent
être communiquées aux autres soit parce qu’ils les
suscitent, soit qu’elles les concernent. Exprimer sa
peur peut avertir autrui d’un danger et organiser
une défense commune, comme manifester son
désir permet éventuellement de s’accorder avec
celui de l’autre et engager une relation amoureuse.
Dans ce contexte des émotions, les auteurs défi-
nissent l’empathie comme la simple reconnaissance
des émotions d’autrui tandis que la sympathie est
un partage des émotions d’autrui. On peut recon-
naître la peur ou la joie de quelqu’un sans pour
autant éprouver de peur ou de joie, ou encore on
peut reconnaître le désir d’un homme ou d’une
femme sans éprouver de désir en retour.
EMPATHIE ET THÉRAPEUTIQUE
Gérard JORLAND,
Directeur de recherches au CNRS,
Directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales
A RECHERCHE CLINIQUE
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L
Mots clés : Empathie, sympathie, compassion, autisme, psychanalyse, neurones, miroirs, soins médicaux,
soins infirmiers.
1Je veux voir le repaire/des penseurs/ comme Jean-Paul Sartre/Je dois philosopher/avec tous ces gars là/à Montmartre/et
Montparnasse.
2Qu’il me soit permis de renvoyer à ma contribution au volume collectif que j’ai dirigé avec Alain Berthoz, L’Empathie, Odile Jacob,
2004 : « L’empathie : histoire d’un concept ».
La sympathie au contraire implique d’éprouver les mêmes
émotions que lui. On peut alors penser, contrairement à
ce qu’affirme le personnage que joue Audrey Hepburn,
que la sympathie engage plus que l’empathie et va donc
bien au-delà. C’est si vrai que certains auteurs établissent
la différence entre les deux au fait que la sympathie impli-
querait une action pour soulager autrui de son émotion,
le consoler en cas de tristesse, l’aider en cas de détresse,
le caresser en cas de désir, etc. Et pourtant, c’est bien ce
personnage qui a raison, l’empathie va bien au-delà de la
sympathie dans la mesure où elle consiste à se mettre à
la place d’autrui et non seulement à entrer en relation avec
lui, à l’observer de l’intérieur et non seulement de l’exté-
rieur. Par conséquent, la distinction reconnaître/partager
ne rend pas compte de cette autre distinction, qui rend
pourtant compte de la spécificité de l’empathie, inté-
rieur/extérieur.
C’est pourquoi j’ai proposé des définitions comparative-
ment plus tranchées. L’empathie serait un processus des-
cendant (top-down), la sympathie un processus ascendant
(bottom-up). Empathiques, nous le serions lorsque nous
nous mettons à la place d’autrui, lorsque nous saisissons
ce qu’il vit, ce qui lui arrive, ce qu’il perçoit, ce qu’il se repré-
sente, de son point de vue, et alors nous pouvons éprou-
ver ce qu’il ressent comme nous pouvons fort bien ne pas
l’éprouver. Nous pouvons comprendre le dépit d’une per-
sonne bafouée sans pour autant partager son ressentiment.
Notre comportement s’exprime par la tournure « bien
sûr, je te comprends … mais ça n’a pas d’importance » ou
« … qu’est ce que ça peut te faire ».
La sympathie est le processus inverse : nous partageons
les émotions d’autrui et cherchons après coup à en obte-
nir une représentation. C’est une contagion des émotions
dont le paradigme est le fou rire. Lorsque nous sommes en
présence d’un groupe de personnes prises de fou rire, nous
nous mettons spontanément à rire sans savoir pourquoi
elles rient. Et, symétriquement avec l’empathie, nous pou-
vons fort bien ne pas partager les raisons de leur hilarité.
Apprenant ce qui l’avait déclenchée, il nous arrive de dire :
« Il n’y a vraiment pas de quoi rire. » Le rire est tellement
contagieux, que les bons comiques ne rient jamais : on n’a
jamais vu Buster Keaton rire, pas plus Charlot, pas plus, et
plus près de nous, Coluche. Seuls les mauvais comiques
induisent le rire de leurs spectateurs en riant eux-mêmes.
Les premiers manipulent l’empathie des spectateurs, ils
veulent les faire rire de leur histoire sans leur faire parta-
ger leurs sentiments qui sont en général aux antipodes. Les
mauvais comiques au contraire, peu sûrs de leur histoire,
souvent vulgaire, espèrent forcer sa réception en amor-
çant le rire de leurs spectateurs par le leur propre. Il en va
de même de la tristesse : il n’est pas rare de verser des
larmes à la seule vue de personnes en pleurs sans même
savoir pourquoi elles pleurent et de nous exclamer après
l’avoir appris : « Ce n’est pas une raison pour pleurer ».
D’où le rôle, dans certaines cultures, des pleureuses pro-
fessionnelles.
Ainsi formulée, la différence entre empathie et sympathie
est essentielle, elle touche à leur nature même. Alors que
la sympathie est une relation affective, l’empathie est une
relation cognitive. La fonction de l’empathie est de nous
permettre de savoir et de comprendre les autres et, par-
tant, de nuancer notre point de vue en y intégrant celui
des autres. C’est l’empathie qui nous rend tolérants et
bienveillants. La fonction de la sympathie est de créer des
liens affectifs, de partager ses émotions, d’établir des soli-
darités.
Une expérience japonaise permet de tester la pertinence
de cette distinction. Soixante seize sujets ont participé à
un test connu en théorie des jeux sous le nom de
« dilemme du prisonnier » où, en un mot, un prisonnier a
le choix entre deux stratégies, soit collaborer avec la jus-
tice et dénoncer son complice pour avoir une peine moins
forte, soit ne rien dire et risquer une peine beaucoup plus
forte au cas où son complice choisirait de collaborer.
Quatre facteurs empathiques ont été testés quant à leur
pouvoir prédictif du comportement des autres participants.
Or les deux facteurs affectifs – réponses émotionnelles
égocentrées, réponses émotionnelles allocentrées – se sont
avérées n’avoir aucun pouvoir prédictif au contraire des
deux facteurs cognitifs – imagination et changement de
point de vue – l’imagination amenant à prédire avec plus
de précision que le changement de point de vue3. On le
voit donc, il existe une relation cognitive à autrui différente
d’une relation affective. C’est cette différence que je pro-
pose de labéliser à l’aide des deux termes « empathie » et
« sympathie ».
Reste la compassion. Comment entre-t-elle dans le
tableau ? Je propose, bien qu’étymologiquement elle tra-
duise littéralement en latin le mot grec « sympathie », de
la définir comme un acte dirigé vers autrui, pour lui venir
en aide ou se faire l’instrument de son plaisir, induit aussi
bien par l’empathie que par la sympathie. Par exemple, et
cela s’observe déjà chez les chimpanzés, on peut com-
prendre la tristesse d’autrui, on peut la partager, mais on
peut encore le consoler. On a en effet observé que lors-
qu’un jeune mâle trop entreprenant avec une femelle était
rabroué par le mâle dominant, des congénères venaient le
consoler, en l’embrassant ou en l’épouillant. Et lorsqu’un
joueur de football marque un but, il lui arrive de sauter
dans les bras d’un coéquipier qui le porte en quelque sorte
en triomphe.
EMPATHIE ET THÉRAPEUTIQUE
RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 84 - MARS 2006 59
3S. Tanida et T. Yamagishi, « [The effect of empathy on accuracy of behavior prediction in social exchange situation] (en japonais)], Shinrigaku Kenkyu,
2004, 74(6) : 512-520.
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Cette conception de la compassion comme acte induit
par la représentation ou l’affection dirigée vers autrui, est
connue dans la littérature en termes d’ « hypothèse
empathie-altruisme ». Une série d’expériences ont en
effet montré une corrélation entre l’empathie ou la sym-
pathie et l’altruisme, corrélation qui est à la base de ce
que j’appelle ici « compassion ». Dans l’une d’elles, des
sujets regardent une jeune fille qui reçoit des électro-
chocs et peuvent la soulager en les recevant à leur tour :
les sujets très empathiques (imaginant les sentiments de
la victime) lui sont venus en aide qu’il leur soit facile ou
non de se dérober tandis que les sujets peu empathiques
(observant les réactions de la victime) ne sont venus à
son secours que lorsqu’il leur était difficile de se déro-
ber4. Les mêmes résultats ont été obtenus aux mêmes
conditions dans une expérience où il s’agissait de venir
lire des notes de cours à une étudiante qui s’était cassé
les deux jambes lors d’un accident de voiture et qui ne
pouvait plus sortir de chez elle5.
Dans une autre expérience encore, l’empathie était
mesurée différemment, en faisant croire aux sujets qu’ils
avaient soit la même personnalité qu’une victime, soit
une personnalité différente. La victime était censée jouer
à la roulette et gagner une certaine somme d’argent si
la boule s’arrêtait dans une case paire et un électrochoc
d’une certaine intensité si la boule s’immobilisait dans
une case impaire. Le montant du gain et l’intensité de la
peine étaient déterminés par les sujets qui pouvaient
soit varier les gains du joueur et lui épargner l’électro-
choc en acceptant de le recevoir eux-mêmes avec une
intensité variant en sens inverse du gain, soit s’attribuer
les gains et infliger des électrochocs au joueur dans le
même rapport, selon que la boule indiquait pair ou
impair. Les résultats ont confirmé les précédents : les
sujets empathisants avaient un comportement significa-
tivement plus altruiste, plus compassionnel que les sujets
non empathisants6. Une autre expérience est venue
montrer que la réponse altruiste ou compassionnelle
était fonction du degré de proximité entre les sujets et
la victime : parent, ami, connaissance, inconnu. Si l’on
admet que l’empathie s’établit d’autant mieux que la per-
sonne est proche de nous, qu’elle nous est familière, la
proximité peut être un indice d’empathie. Les victimes
étaient soit une personne chassée de chez elle, soit des
orphelins à la suite du décès accidentel des parents, soit
un individu qui doit donner un coup de téléphone
urgent. Les résultats montrent que les sujets sont dis-
posés à consentir des sacrifices d’autant plus élevés pour
venir en aide à autrui7– par exemple, adopter les orphe-
lins plutôt que seulement donner un peu d’argent à un
orphelinat, accompagner la personne à une cabine télé-
phonique au prix d’arriver en retard à son travail plutôt
que seulement lui indiquer la cabine téléphonique la plus
proche, etc. – d’autant plus élevé que celui-ci est plus
proche, autrement dit plus familier et donc que les sujets
empathisent plus aisément avec lui.
Nous admettrons ainsi que l’empathie est une relation
cognitive, la sympathie une relation affective et la com-
passion une relation agentive, au sens d’une action
intentionnelle vers autrui. Nous pouvons maintenant
nous restreindre à l’examen de l’empathie en théra-
peutique.
AUTISME ET EMPATHIE
Les recherches sur l’autisme permettent d’éclairer la
nature de l’empathie qui en constitue l’un des symp-
tômes majeurs.
L’expérience canonique est celle de Heinz Wimmer et
Josef Perner. Une histoire est racontée avec deux pou-
pées, l’une d’un garçon Max, l’autre de sa mère Maman,
à deux groupes d’enfants, l’un d’âge moyen trois ans
et demi, l’autre d’âge moyen environ 5 ans. Max dépose
la tablette de chocolat qu’il vient d’entamer dans un
placard vert situé à sa droite puis quitte la scène ; sa
mère entre alors et déplace la tablette de chocolat
dans le placard bleu à sa gauche ; Max revient en scène
et manifeste qu’il veut prendre du chocolat. Les expé-
rimentateurs demandent alors aux enfants : « où Max
va-t-il chercher sa tablette ? ». Les enfants du second
groupe d’âge donnent immédiatement la bonne
réponse parce qu’ils ont compris la différence entre
une représentation de la représentation d’autrui et leur
propre représentation.
4C. Daniel Batson et al., « Is empathic emotion a source of altruistic motivation ? », Journal of personality and social psychology, 1981, 40 (2) :
290-302.
5Miho Toi et C. Daniel Batson, « More evidence that empathy is a source of altruistic motivation », Journal of personality and social psychology,
1982, (43(2) : 281-292.
6Dennis Krebs, « Empathy and altruism », Journal of personality and social psychology, 1975, 32(6) : 1134-1146.
7Par exemple, adopter les orphelins plutôt que seulement donner un peu d’argent à un orphelinat, accompagner la personne à une cabine
téléphonique au prix d’arriver en retard à son travail plutôt que seulement lui indiquer la cabine téléphonique la plus proche, héberger la per-
sonne chez soi plutôt que lui indiquer l’adresse d’un hôtel bon marché. Robert B. Caldini et al., « Reinterpretating the empathy-altruism rela-
tionship : when one into one equals oneness », Journal of personality and social psychology, 1997, 73(3) : 481-494. Les résultats concernant la
différence d’aptitude compassionnelle chez les enfants et chez les adultes ne sont pas probants car ils ne sont pas indépendants des artefacts
expérimentaux (cf. Nancy Eisenberg et Paul A. Miller, « Empathy, sympathy and altruism : empirical and conceptual links », in Nancy Eisenberg
et Paul A. Miller (sld), Empathy and its development, Cambridge, Cambridge University Press, 1987, p. 292-316.
EMPATHIE ET THÉRAPEUTIQUE
RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 84 - MARS 2006 61
Or puisque la représentation du personnage est fausse
et celle du spectateur vraie, la vraie réponse à la ques-
tion qu’on pose aux enfants est une proposition qu’ils
savent fausse. Donc cette expérience devrait inhiber
l’empathie qui apparaît pourtant à un âge donné. En effet,
les enfants du premier groupe d’âge persistent à désigner
le placard bleu où la tablette se trouve et non le vert
où Max pense qu’elle doit se trouver puisqu’il l’y a mise.
Baron-Cohen et ses collaborateurs ont adapté ce dis-
positif expérimental – deux petites filles, Sally et Ann,
une bille et un panier et une boîte – à un groupe d’en-
fants autistes d’âge moyen douze ans. Les quatre cin-
quièmes désignaient la boîte où la bille se trouvait effec-
tivement et un cinquième seulement le panier où Sally
l’avait mise, où donc elle pensait qu’elle devait aller cher-
cher la bille. Cette expérience mettait en évidence l’ab-
sence d’empathie chez les autistes. Il était donc tentant
de chercher à en expliquer les symptômes par cette
incapacité d’empathie8.
Toutefois, la pertinence de cette expérience pour dia-
gnostiquer ou caractériser l’autisme peut être disputée
dans la mesure où elle repose sur le langage qui est per-
turbé chez les enfants autistes. Autrement dit, on ne
peut pas savoir, au vu des résultats de cette expérience,
si la réponse des enfants autistes vient de leur manque
d’empathie ou de leurs déficiences dans la compréhen-
sion du langage. On peut d’ailleurs faire la même objec-
tion à la pertinence de cette expérience pour la déter-
mination de l’âge auquel apparaît l’empathie. Est-ce que
les enfants de trois ans et demi donnent la mauvaise
réponse parce qu’ils manquent d’empathie ou parce
qu’ils ne savent pas faire la différence linguistique entre
« où Max doit-il chercher ? » et « où Max va-t-il cher-
cher ? »
L’autisme est selon toute vraisemblance une maladie
génétique9. Trois études épidémiologiques, deux bri-
tanniques et une scandinave, sur des populations de
jumeaux monozygotes et dizygotes autistes ont en effet
montré que dans les paires monozygotes, les deux
jumeaux étaient autistes ou le jumeau non autiste pré-
sentait des troubles cognitifs sévères, notamment de
langage, alors que dans aucune paire dizygote les deux
jumeaux l’étaient et rarement celui qui n’était pas autiste
présentait d’autres troubles cognitifs. D’autres études
épidémiologiques de singletons autistes probandes ont
montré que leurs ascendants présentaient plus fré-
quemment que dans le groupe de contrôle des troubles
du langage et leur fratrie des troubles cognitifs. Ces
mêmes études ont permis d’éliminer une origine envi-
ronnementale non génétique, elles ont en effet montré
que les accidents obstétriques et périnataux, lorsqu’il y
en a eu, étaient la conséquence et non la cause des
troubles autistiques : ainsi, dans les paires dizygotes, ces
aléas n’ont affecté que le jumeau autiste.
Reste à localiser dans le cerveau les troubles psychiques
d’origine génétique qui caractérisent l’autisme, notam-
ment l’empathie. Si celle-ci était une relation affective, si,
comme de nombreux auteurs l’avancent, elle était une
reconnaissance des émotions d’autrui, on devrait obser-
ver des troubles du « cerveau des émotions », c’est-à-
dire du système limbique – aire septale, hippocampe,
amygdale, gyrus cingulaire – des sujets autistes. Or les
résultats les plus récents montrent que les sujets autistes
ne présentent pas de lésions significatives du système
limbique et que, réciproquement, des lésions de ce sys-
tème n’impliquent pas de troubles autistiques10. Cela
tendrait à prouver que l’empathie n’est pas une relation
affective mais bien une relation cognitive, elle n’a pas
pour fonction de reconnaître les émotions d’autrui mais
de comprendre l’autre en adoptant son point de vue.
À cet égard, ce sont les aires cérébrales liées au regard
et à l’échange des regards qui semblent primordiales11.
Le défaut d’empathie des autistes ne serait pas dû tant
aux troubles de l’émotion qu’à ceux de l’échange des
regards : pas d’attention partagée, évitement du regard
de l’autre. La mise en évidence de mutations dans le
gène codant pour la reeline, une protéine qui régule l’ar-
chitectonique cérébrale, chez les sujets autistes, pour-
rait expliquer les altérations anatomiques de leur cer-
velet, déterminant dans la régulation de cet échange12.
LES NEURONES MIROIRS : UN
MÉCANISME DE L’EMPATHIE ?
Un neurone miroir est un neurone qui décharge aussi
bien lorsque le sujet effectue un mouvement et lorsqu’il
observe quelqu’un d’autre exécuter le même mouve-
ment. Ils ont été découverts à l’Institut de physiologie
humaine de l’Université de Parme par l’équipe de
Giacomo Rizzolatti.
8Sur l’expérience canonique de Wimmer-Perner et son application à l’autisme par Baron-Cohen, cf. Peter Mitchell, Introduction to theory of
mind. Children, autism and apes, Londres, Arnold, 1997, p. 73-78
9A. Bailey et al., « Autism as a strongly genetic disorder : evidence from a British twin study », Psychological medicine, 1995, 25 : 63-77.
10 David G. Amaral et al., « Amygdale et autisme : apport des études chez le primate non humain » et Christian Andres, « Neurobiologie du
système nerveux central et autisme », in Alain Berthoz et al. (sld), L’autisme. De la recherche à la pratique, Paris, Odile Jacob, 2005, p. 321-
342 et p.115-116.
11 Alain Berthoz, « L’échange par le regard », in ibid., p. 251-294.
12 Marcello D’Amelio et Antonio M. Persico, « Interactions gènes-environnement dans la pathogénie de l’autisme », in ibid., p. 145-162.
RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 84 - MARS 2006
62
Ils étudiaient, chez le macaque, l’aire prémotrice 6 dont
le rôle dans le contrôle du mouvement était jusqu’alors
controversé. Ils ont déterminé dans un premier temps
la structure topologique de la partie inférieure de cette
aire (F4 et F5), dont les neurones sont en effet spéciali-
sés, selon leur position, certains dans les mouvements
proximaux, d’autres dans les mouvements distaux, et
certains dans les mouvements de la bouche, d’autres
dans les mouvements de la main. Ils ont alors montré
que les neurones de la partie rostrale F5 de l’aire 6 infé-
rieure déchargeaient pour un mouvement intentionnel :
attraper, tenir, casser un objet avec la main ou la bouche,
ou prendre un objet avec la main et le porter à la
bouche. Et ils ont pu distinguer trois types de neurones
selon la nature de la préhension : des neurones de la
préhension de précision (entre deux doigts), de la pré-
hension avec les doigts (comme lorsqu’on fait sortir un
objet d’un récipient étroit), de la préhension à pleine
main13.
Ils ont découvert par hasard (serendipity), ayant laissé les
capteurs branchés pendant une pause, que des neurones
de F5 du macaque continuaient à décharger lorsque l’ex-
périmentateur prenait un biscuit et le portait à sa
bouche14. L’équipe s’est alors concentrée sur ces neu-
rones appelés « neurones miroirs ». Il s’agit de neurones
visuomoteurs qui déchargent lorsque l’animal effectue
ou lorsqu’il observe quelqu’un, un expérimentateur ou
un congénère, effectuer un mouvement de préhension,
de déplacement ou de manipulation. Ces neurones sont
spécialisés, à nouveau selon leur position dans F5, soit
dans un mouvement de la main soit dans le même mou-
vement mais de la bouche. Des neurones miroirs ont
été localisés dans une autre région, PF, liée à F5, si bien
que Giacomo Rizzolatti et son équipe parlent désormais
de « système des neurones miroirs ». Une expérience
dans laquelle le but du mouvement est dissimulé ayant
conduit au même résultat, à la décharge des neurones
miroirs, la fonction de ce système est apparue claire-
ment, non seulement comme une imitation des mou-
vements d’autrui, mais bien comme la compréhension
des mouvements effectués par autrui15.
Évidemment, il n’était pas question de pouvoir enregis-
trer des neurones un par un chez l’homme. Toutefois,
l’imagerie cérébrale a permis de localiser le système
miroir dans deux régions, le lobe pariétal inférieur et la
partie postérieure du gyrus frontal inférieur, cette der-
nière correspondant à F5 chez le singe. Des enregistre-
ments chez le singe ayant montré que les neurones
moteurs réagissent aussi bien à l’audition d’un son asso-
cié au mouvement qu’au mouvement lui-même16, et la
région homologue chez l’homme contenant outre la
représentation du langage celle du mouvement des
mains et de la bouche, il était tentant de considérer le
système miroir comme le précurseur du langage. La
fécondité de cette hypothèse tient au fait qu’elle explique
en même temps la lecture sur les lèvres, l’imitation du
mouvement des lèvres du locuteur par certains audi-
teurs, et les gestes des mains qui accompagnent la plu-
part du temps la parole17.
Il était tentant, du coup, de généraliser à tous les actes
de communication humaine, en particulier de chercher
dans le système miroir ce qu’on appelle « les bases neu-
rales » de l’empathie ou d’expliquer l’empathie comme
une propriété des neurones miroirs. Vittorio Gallese
n’y a pas résisté18. Il prétend, sans produire aucune don-
née expérimentale pertinente, que, partageant un cer-
tain nombre d’états émotionnels (la peur, la joie, etc.),
sensibles (la faim, la fatigue, etc.) ou intentionnels
(prendre quelque chose pour le manger ou pour le don-
ner, etc.), ces états constituent une « multiplicité parta-
gée de l’intersubjectivité » (shared manifold of intersub-
jectivity) dans laquelle le système des neurones miroirs
puise pour déterminer aussi bien nos propres états que
la compréhension empathique des états d’autrui.
Autrement dit, l’empathie serait une imitation des états
émotionnels ou sensibles d’autrui que rendent possible
les neurones miroirs pourvu que ces états fassent par-
tie d’un registre commun. En effet, la même équipe de
Parme a montré que le système miroir d’une espèce,
l’homme par exemple, ne peut réagir à des mouvements
d’autres espèces, le singe par exemple, que si ces mou-
vements existent dans son répertoire, c’est-à-dire si elle
peut elle-même les effectuer. Et dans la mesure où le
système miroir peut être considéré comme le précur-
seur du langage, cette multiplicité d’états comprend aussi
des représentations : d’où la possibilité d’une compré-
hension empathique d’autrui.
Cette explication me semble pour le moins spéculative.
La découverte des neurones miroirs est sans aucun
doute fondamentale, peut-être bien, comme on l’a dit,
la plus importante de ces vingt dernières années en
sciences cognitives. Mais elle est limitée à un type de
mouvement, biologiquement essentiel en termes d’évo-
lution, celui qui consiste à prendre un objet avec la main
13 Giacomo Rizzolatti et al., « Functional organization of inferior area 6 in the macaque monkey », Experimental Brain research, 1988, 71 : 475-507.
14 Di Pellegrino et al., « Understanding motor events : a neurophysiological study », Experimental Brain research, 1992, 91 : 176-180.
15 Giacomo Rizzolatti et Laila Craighero, « The Miror-Neuron system », Annual Review of neuroscience, 2004, 27 : 169-192.
16 Evelyne Kohler et al., « Hearing sounds, understanding actions : action representation in mirror neurons », Science, 2002, 297 : 846-848.
17 Giacomo Rizzolatti et Laila Craighero, op. cit.
18 Vittorio Gallese, « The Roots of empathy : the shared manifold hypothesis and the neural basis of intersubjectivity », Psychopathology, 2003,
36 : 171-180.
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