RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 84 - MARS 2006
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Ils étudiaient, chez le macaque, l’aire prémotrice 6 dont
le rôle dans le contrôle du mouvement était jusqu’alors
controversé. Ils ont déterminé dans un premier temps
la structure topologique de la partie inférieure de cette
aire (F4 et F5), dont les neurones sont en effet spéciali-
sés, selon leur position, certains dans les mouvements
proximaux, d’autres dans les mouvements distaux, et
certains dans les mouvements de la bouche, d’autres
dans les mouvements de la main. Ils ont alors montré
que les neurones de la partie rostrale F5 de l’aire 6 infé-
rieure déchargeaient pour un mouvement intentionnel :
attraper, tenir, casser un objet avec la main ou la bouche,
ou prendre un objet avec la main et le porter à la
bouche. Et ils ont pu distinguer trois types de neurones
selon la nature de la préhension : des neurones de la
préhension de précision (entre deux doigts), de la pré-
hension avec les doigts (comme lorsqu’on fait sortir un
objet d’un récipient étroit), de la préhension à pleine
main13.
Ils ont découvert par hasard (serendipity), ayant laissé les
capteurs branchés pendant une pause, que des neurones
de F5 du macaque continuaient à décharger lorsque l’ex-
périmentateur prenait un biscuit et le portait à sa
bouche14. L’équipe s’est alors concentrée sur ces neu-
rones appelés « neurones miroirs ». Il s’agit de neurones
visuomoteurs qui déchargent lorsque l’animal effectue
ou lorsqu’il observe quelqu’un, un expérimentateur ou
un congénère, effectuer un mouvement de préhension,
de déplacement ou de manipulation. Ces neurones sont
spécialisés, à nouveau selon leur position dans F5, soit
dans un mouvement de la main soit dans le même mou-
vement mais de la bouche. Des neurones miroirs ont
été localisés dans une autre région, PF, liée à F5, si bien
que Giacomo Rizzolatti et son équipe parlent désormais
de « système des neurones miroirs ». Une expérience
dans laquelle le but du mouvement est dissimulé ayant
conduit au même résultat, à la décharge des neurones
miroirs, la fonction de ce système est apparue claire-
ment, non seulement comme une imitation des mou-
vements d’autrui, mais bien comme la compréhension
des mouvements effectués par autrui15.
Évidemment, il n’était pas question de pouvoir enregis-
trer des neurones un par un chez l’homme. Toutefois,
l’imagerie cérébrale a permis de localiser le système
miroir dans deux régions, le lobe pariétal inférieur et la
partie postérieure du gyrus frontal inférieur, cette der-
nière correspondant à F5 chez le singe. Des enregistre-
ments chez le singe ayant montré que les neurones
moteurs réagissent aussi bien à l’audition d’un son asso-
cié au mouvement qu’au mouvement lui-même16, et la
région homologue chez l’homme contenant outre la
représentation du langage celle du mouvement des
mains et de la bouche, il était tentant de considérer le
système miroir comme le précurseur du langage. La
fécondité de cette hypothèse tient au fait qu’elle explique
en même temps la lecture sur les lèvres, l’imitation du
mouvement des lèvres du locuteur par certains audi-
teurs, et les gestes des mains qui accompagnent la plu-
part du temps la parole17.
Il était tentant, du coup, de généraliser à tous les actes
de communication humaine, en particulier de chercher
dans le système miroir ce qu’on appelle « les bases neu-
rales » de l’empathie ou d’expliquer l’empathie comme
une propriété des neurones miroirs. Vittorio Gallese
n’y a pas résisté18. Il prétend, sans produire aucune don-
née expérimentale pertinente, que, partageant un cer-
tain nombre d’états émotionnels (la peur, la joie, etc.),
sensibles (la faim, la fatigue, etc.) ou intentionnels
(prendre quelque chose pour le manger ou pour le don-
ner, etc.), ces états constituent une « multiplicité parta-
gée de l’intersubjectivité » (shared manifold of intersub-
jectivity) dans laquelle le système des neurones miroirs
puise pour déterminer aussi bien nos propres états que
la compréhension empathique des états d’autrui.
Autrement dit, l’empathie serait une imitation des états
émotionnels ou sensibles d’autrui que rendent possible
les neurones miroirs pourvu que ces états fassent par-
tie d’un registre commun. En effet, la même équipe de
Parme a montré que le système miroir d’une espèce,
l’homme par exemple, ne peut réagir à des mouvements
d’autres espèces, le singe par exemple, que si ces mou-
vements existent dans son répertoire, c’est-à-dire si elle
peut elle-même les effectuer. Et dans la mesure où le
système miroir peut être considéré comme le précur-
seur du langage, cette multiplicité d’états comprend aussi
des représentations : d’où la possibilité d’une compré-
hension empathique d’autrui.
Cette explication me semble pour le moins spéculative.
La découverte des neurones miroirs est sans aucun
doute fondamentale, peut-être bien, comme on l’a dit,
la plus importante de ces vingt dernières années en
sciences cognitives. Mais elle est limitée à un type de
mouvement, biologiquement essentiel en termes d’évo-
lution, celui qui consiste à prendre un objet avec la main
13 Giacomo Rizzolatti et al., « Functional organization of inferior area 6 in the macaque monkey », Experimental Brain research, 1988, 71 : 475-507.
14 Di Pellegrino et al., « Understanding motor events : a neurophysiological study », Experimental Brain research, 1992, 91 : 176-180.
15 Giacomo Rizzolatti et Laila Craighero, « The Miror-Neuron system », Annual Review of neuroscience, 2004, 27 : 169-192.
16 Evelyne Kohler et al., « Hearing sounds, understanding actions : action representation in mirror neurons », Science, 2002, 297 : 846-848.
17 Giacomo Rizzolatti et Laila Craighero, op. cit.
18 Vittorio Gallese, « The Roots of empathy : the shared manifold hypothesis and the neural basis of intersubjectivity », Psychopathology, 2003,
36 : 171-180.