Épicure et le plaisir

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CONFÉRENCE DU FORUM DES SAVOIRS
“Plus l’être humain sera éclairé, plus il sera libre.”
Voltaire
ÉPICURE ET LE PLAISIR
CONFÉRENCE PAR YVES DELAUBRE
Association ALDÉRAN Toulouse
pour la promotion de la Philosophie
MAISON DE LA PHILOSOPHIE
29 rue de la digue, 31300 Toulouse
Tél : 05.61.42.14.40
Email : [email protected]
Site : www.alderan-philo.org
conférence N°1000-165
ÉPICURE ET LE PLAISIR
conférence de Yves Delaubre donnée le 20/01/2005
à la Maison de la philosophie à Toulouse
Quand Épicure fonda son école à Athènes, en 306 avant J.-C., la vie culturelle de la Grèce
était dominée par les deux grandes écoles qui avaient recueilli l’héritage de Platon et
d’Aristote : l’Académie et le Lycée. Épicure eut clairement conscience qu’il lui fallait mener sa
bataille philosophique contre elles. Si le choix de l’idéal qu’il assignait à la philosophie – le
bonheur de l’homme – était une réaction naturelle à la désagrégation de la ville-État dans
laquelle l’homme-citoyen avait trouvé traditionnellement la possibilité de se réaliser et de
satisfaire ses aspirations, sa polémique s’engageait contre les écoles qui n’avaient pas su
inventer de solutions adaptées à cette mutation et aux difficultés qu’elle engendrait. C’est
pourquoi Épicure proposa un nouveau genre de vie, une manière distincte de concevoir le
monde et l’homme.
Association ALDÉRAN © - Conférence 1000-165 : “Épicure et le plaisir” - 20/01/2005 - page 2
ÉPICURE (341-270 avant J.-C.)
par Arrighetti Graziano
in Universalis 7.0
PRISE DE VUE
Quand Épicure fonda son école à Athènes, en 306 avant J.-C., la vie culturelle de la
Grèce était dominée par les deux grandes écoles qui avaient recueilli l’héritage de Platon
et d’Aristote : l’Académie et le Lycée. Épicure eut clairement conscience qu’il lui fallait
mener sa bataille philosophique contre elles et contre la culture dont elles étaient
l’expression. Aussi la formation de sa pensée fut-elle déterminée non pas seulement par
la crise que traversait alors la civilisation grecque, mais plus encore par la nécessité
d’opposer un système philosophique solide au prestige de ces deux écoles. Si le choix
de l’idéal qu’il assignait à la philosophie – le bonheur de l’homme – était une réaction
naturelle à la désagrégation de la ville-État dans laquelle l’homme-citoyen avait trouvé
traditionnellement la possibilité de se réaliser et de satisfaire ses aspirations, sa
polémique s’engageait contre les écoles qui n’avaient pas su inventer de solutions
adaptées à cette mutation et aux difficultés qu’elle engendrait. C’est pourquoi Épicure
n’opposa pas à ses adversaires une culture différente de la leur, mais un nouveau genre
de vie, une manière distincte de concevoir le monde et l’homme. Ainsi s’explique
qu’Épicure ne cherche pas une originalité absolue dans les éléments singuliers qui
composent l’ensemble de son système – au contraire, peu de systèmes sont aussi
largement tributaires de la spéculation philosophique antérieure que le sien: de
Démocrite à Aristote, des sophistes aux cyrénaïques. L’un des mérites d’Épicure fut de
savoir harmoniser ces éléments disparates en un ensemble cohérent.
I
LE « JARDIN » D’ÉPICURE
Épicure naquit en 341 avant J.-C. dans l’île de Samos, de parents athéniens établis là
comme colons. À en croire Diogène Laërce dans ses Vies, doctrines et sentences de
philosophes illustres, il se serait consacré à l’étude de la philosophie à quatorze ans;
selon une autre tradition, à douze ans; quoi qu’il en soit, les Anciens donnaient comme
preuve de sa précocité le fait qu’il avait décidé d’entreprendre des études philosophiques
par irritation contre les maîtres d’école qui ne savaient pas lui expliquer convenablement
le passage de la Théogonie d’Hésiode relatif au Chaos : Hésiode était, avec Homère,
l’auteur le plus familier aux élèves d’alors et son importance comme premier investigateur
des origines (arh´c) avait été consacrée par Aristote. Le premier maître d’Épicure fut
peut-être, à Samos même, le platonicien Pamphile; mais bientôt Épicure quitta l’île pour
Théos où se trouvait une école plus célèbre, dirigée par le disciple de Démocrite,
Nausiphane. Il fut un élève particulièrement attentif, comme devait en témoigner, peutêtre par vanité, Nausiphane lui-même.
De dix-huit à vingt ans, Épicure est à Athènes où il remplit ses obligations militaires. C’est
peut-être à cette époque qu’il eut l’occasion (la tradition ne mentionne qu’une seule fois
cet événement) d’écouter les leçons de Xénocrate qui avait succédé à Platon à la
direction de l’Académie. À la fin de cette période, il ne put revenir à Samos, car on avait
chassé les colons athéniens de l’île et la famille d’Épicure s’était réfugiée à Colophon. On
ne possède pas de renseignements certains sur les dix années suivantes: s’agit-il d’une
période de voyages et d’étude ? Cette hypothèse repose sur un long fragment d’une
lettre adressée à sa mère qui s’inquiète pour son fils éloigné de la maison paternelle. Y
apparaissent déjà clairement certains traits caractéristiques de ce qui sera sa doctrine:
similitude entre le bonheur du sage et celui des dieux, théorie des simulacres. Le ton
chaleureux de sentiments profonds et sincères est déjà celui qui marquera constamment
les rapports d’Épicure et des personnes qu’il aime. Par la suite, la tradition nous parle de
l’ouverture de ses écoles à Mytilène, pour une très courte période, puis à Lampsaque, où
il demeura cinq ans, et enfin, en 306 avant J.-C., de son retour à Athènes et de la
fondation de l’école où il resta jusqu’à sa mort.
1 - Organisation de l’école
Pour fonder son école, Épicure acheta le «Jardin» et une maison, à Athènes, dans le
dème de Mélite. Parmi ses premiers élèves, on trouve une partie de ceux qu’il avait
regroupés pendant ses années d’enseignement en Asie et qui l’avaient suivi; il y avait
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certainement Hermarque de Mytilène, qui lui succéda à l’école et Métrodore de
Lampsaque, peut-être le plus illustre de tous. Pour comprendre cette dernière période de
l’école, il faut savoir que la vie s’y déroulait en étroite relation avec celle des autres
centres épicuriens qui étaient restés vivants en Asie après le départ du maître et
comptaient encore de nombreux élèves. Parmi les plus connus figuraient Idoménée,
Mithrès et Timocrate, qui, à l’exception de ce dernier, demeurèrent toujours fidèles au
maître. Épicure parvint donc à donner à son école une solide unité qui se manifesta
même après sa mort et dont il faut chercher la première cause dans le rayonnement de
sa personnalité et dans la richesse spirituelle et doctrinale de l’héritage qu’il laissa à ses
élèves. Ainsi, tout au long de sa vie, Épicure ne manqua jamais, par des relations
épistolaires entretenues avec ses disciples, de manifester à ces groupes lointains sa
présence vivante et vigilante; certaines lettres avaient sans doute une importance
doctrinale exceptionnelle puisque, des siècles plus tard, elles continuent à être évoquées
comme des textes fondamentaux: la lettre dite «splendide», celle adressée au jeune
Pythoclès, celle à Ménécée sur la vie morale. D’autres valaient moins par leur contenu
doctrinal que comme témoignages d’affection et de sollicitude du maître. L’école garda un
souvenir déférent de cette abondante production épistolaire et, plus de deux siècles plus
tard, Philodème y puisa, par d’amples et nombreuses citations, pour retracer l’histoire de
l’école, riche en modèles incarnant parfaitement l’idéal de vie que les adeptes d’Épicure
se proposaient de réaliser.
2 - Sagesse et vie publique
La solidarité et l’amitié qui, par ailleurs, étaient les éléments fondamentaux du système
éthique d’Épicure, constituaient donc le lien idéal qui unissait les disciples à l’école.
L’organisation pratique elle-même devait être des plus simples car tout était facilité par
l’extrême frugalité de la vie que l’on menait au «Jardin». Dans une lettre à Polyainos,
Épicure se vantait de réussir à dépenser moins que Métrodore pour la nourriture
journalière et établissait un rapport direct entre les progrès dans la frugalité et les progrès
dans la sagesse. Il fallait cependant assurer l’indispensable minimum: aussi Épicure
demandait-il à chaque disciple de verser une contribution. Il n’avait pas voulu adopter le
système de la communauté des biens pratiqué chez les pythagoriciens, estimant que ce
système favorisait la méfiance, ennemie de l’amitié, et qu’en outre une organisation aussi
rigoureuse éloignerait sans doute de l’école nombre de personnes remarquables qui,
probablement, n’auraient pas pu consacrer toute leur vie à l’école.
Deux de ces personnalités, Mithrès et Idoménée, nous sont mieux connues et nous
intéressent particulièrement: les événements de leur existence montrent avec quelle
clairvoyance, quelle compréhension et quel réalisme Épicure imposait l’application des
préceptes qu’il enseignait. Il demandait par exemple au sage de ne pas s’occuper de
politique, de ne pas participer à la vie publique, les devoirs et les préoccupations qu’elle
implique étant de sérieux obstacles à la conquête de la béatitude. Or Mithrès, ministre
des Finances du roi Lysimaque, était, bien que tout entier plongé dans la vie politique,
membre et soutien convaincu de l’école. Épicure lui avait reproché d’accepter ces tracas
et rappelé que la doctrine épicurienne considérait comme «vulgaires et grossières [...] les
formes de vie qui ne tendent pas au bonheur», mais Mithrès n’en avait pas pour autant
renoncé à sa charge. Cependant, lorsque l’infortune le frappa, avec la mort de Lysimaque
(281 av. J.-C.), Mithrès jouit à son tour des faveurs et de la protection accordées aux
autres membres; l’école tout entière accepta avec enthousiasme de l’aider et travailla tout
d’abord à le libérer de la prison. Très semblable devait être la situation d’Idoménée, lui
aussi personnage politique de premier rang et célèbre érudit. Dans les lettres qu’Épicure
lui avait envoyées, on relève des reproches semblables et des invitations à ne pas
surestimer une telle vie et les honneurs qu’elle comporte. Pourtant, Idoménée avait été
un des premiers disciples d’Épicure depuis l’époque de Lampsaque: la lettre que,
mourant, il lui adressa avec ses dernières recommandations témoigne des liens étroits
qui les unirent.
Épicure savait donc qu’il ne pouvait exiger de tous la recherche absolue de la sagesse,
mais il n’en dédaignait pas pour autant l’amitié d’un Mithrès ou d’un Idoménée. À ces
élèves, qui ne pouvaient consacrer à l’étude de la philosophie tout le temps et le zèle
nécessaires, il destinait des œuvres particulières sous forme de résumés qui
rassemblaient en quelques brèves propositions, destinées probablement à être apprises
par cœur, les éléments essentiels de l’ensemble du système. Il s’agissait d’une sorte de
catéchisme que d’autre part Épicure imposait à tous, à charge pour ceux qui pouvaient
consacrer plus de temps à l’étude d’intégrer ce premier degré d’enseignement à la
méditation des grands traités. C’est à ce genre de résumés qu’appartiennent par exemple
les deux premières lettres, à Hérodote et à Pythoclès, conservées par Diogène Laërce.
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3 - Le droit de philosopher
Néanmoins, l’école n’était pas ouverte aux seuls personnages illustres: elle accueillait
tout le monde, même les femmes, et parmi elles les hétaïres et les esclaves. Cet élément
constituait une différence très importante avec l’Académie et le Lycée. L’Académie
s’adressait à une élite au sein de laquelle on se proposait de recruter et de former les
parfaits gouvernants d’un État idéal; elle imposait une longue et sévère période d’études
propédeutiques avant l’accès à la philosophie proprement dite. Le Lycée, sous l’impulsion
de la prodigieuse intelligence et de la curiosité illimitée d’Aristote, tendait à devenir un
centre de recherches érudites. Ni l’un ni l’autre ne visait – et tel est, pour Épicure, le but
de la philosophie – à conduire l’homme, et tous les hommes indistinctement, sur la voie
de la sagesse. Certes Épicure n’avait pas été le premier à poser le problème de la dignité
humaine des esclaves: celui-ci avait déjà été évoqué par Aristote qui, lui-même, reprenait
des idées antérieures; pourtant, lorsque ce dernier exposait dans la Politique la théorie
parfaite des règles pour la bonne administration de la maison et de l’État, il n’excluait pas
l’utilisation des esclaves, comme simples instruments de travail. Épicure ne proclama pas
l’affranchissement universel des esclaves au nom de la philosophie, mais il leur reconnut
le droit et la capacité de philosopher.
Certains, tel B. Farrington, ont reconnu dans cette attitude de sympathie envers les
humbles des marques d’idées égalitaires, une sensibilité nouvelle relativement à
l’élévation et à l’éducation des masses. Les choses ne sont pas si simples. L’égalité, la
solidarité, l’amitié valaient surtout pour Épicure dans le cercle restreint de l’école: ces
sentiments et ces attitudes ne prenaient pas une véritable valeur universelle. Il y avait au
contraire chez lui, clairement affirmé, le mépris des masses, le refus orgueilleux de toute
attitude qui puisse apparaître comme une tentative pour gagner les faveurs de cette
masse et la certitude de ne pouvoir être compris que d’un petit nombre; le choix qu’il fait
pourtant de proclamer la vérité à tous et d’affronter le risque de ne pas être compris, au
lieu de flatter les foules pour recueillir leurs suffrages, choix qui pourrait sembler n’être
que l’expression d’un moment d’amertume à la suite du piètre succès rencontré par ses
idées, est aussi une affirmation orgueilleuse de fidélité à ses principes.
II
DES ŒUVRES EN GRANDE PARTIE PERDUES
Diogène Laërce rapporte qu’Épicure écrivit beaucoup et que l’ensemble de ses écrits
formait quelque 300 volumes. La quasi-totalité de cette œuvre est perdue et si nous ne
possédions pas les textes de nombreux autres auteurs anciens qui, à divers titres, eurent
l’occasion de rapporter, de paraphraser, de discuter ses œuvres, une part importante de
son système nous serait inconnue.
Outre un certain nombre de fragments, les textes que Diogène Laërce a conservés sont
les suivants : trois lettres de caractère doctrinal (adressées à Hérodote, à Pythoclès, à
Ménécée) qui contiennent des abrégés (la première, de la physique; la deuxième, de
l’astronomie et de la météorologie; la troisième, de l’éthique); un recueil de sentences,
pour la plupart de caractère éthique. Le célèbre biographe donne une liste de 41 titres
des œuvres les plus significatives; mais de la majorité d’entre elles nous ne possédons
pas le moindre fragment. Un autre recueil de 81 sentences, le Gnomologium Vaticanum,
fut découvert en 1888 dans un manuscrit de la Bibliothèque vaticane; on y trouve un bon
nombre de sentences authentiques à côté d’autres que l’on peut avec certitude attribuer
à ses élèves. En ce qui concerne les trois lettres, il faut signaler une importante
différence entre les deux premières et la troisième. Tandis que les lettres à Hérodote et à
Pythoclès se présentent comme un résumé d’une partie du système, sorte de texte
d’étude à l’adresse de ceux qui consacrent peu de temps à la philosophie ou désirent un
exposé rapide de certains éléments particulièrement importants du système, la lettre à
Ménécée veut être, outre une dissertation sur l’éthique, un véritable manifeste
philosophique, ce que d’un terme technique on appelait alors protreptique. Épicure, sans
se départir d’une forme littéraire soignée, y expose sa conception de la philosophie
comme un moyen d’accéder au bonheur et disserte sur la nature de ce bonheur.
Vers 1750, vinrent s’ajouter d’autres textes découverts dans les papyrus d’Herculanum. Il
s’agit d’œuvres qui nous sont parvenues fragmentaires, et parmi elles les restes d’une
dizaine de livres du plus grand traité d’Épicure : De la nature, dont les 37 livres
contenaient tout le système. L’étude scientifique de ces textes très importants n’a
commencé que dans la seconde moitié du XIXe siècle. En raison sans doute des
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difficultés de lecture et d’interprétation, elle n’a pas encore donné tous les résultats qu’on
pouvait en attendre. Un groupe de livres traite du mouvement des simulacres (II), de la
cosmologie (XI), des quatre éléments (XIV), de la logique (XVIII); un autre groupe
comprend un livre traitant de l’activité psychique et de la liberté. De cet ensemble de
fragments, on peut déduire que l’œuvre d’Épicure ne suit pas un plan rigoureusement
établi. Du reste, sa composition s’est prolongée pendant de longues années (15 ans au
moins) et les problèmes abordés reflètent plutôt les intérêts du moment et même les
discussions tenues au sein de l’école. Ces fragments permettent en outre de se faire une
idée assez claire de ce qu’était l’autre type d’enseignement d’Épicure, celui qui n’avait
pas forme de catéchisme: l’exposé est vaste et minutieux, riche en renvois à d’autres
passages du développement ainsi qu’à tous les problèmes qui se rattachent au thème.
III
L’ÉPICURISME
1 - Physique : atomes et agrégats
On ne peut exposer la physique épicurienne sans tenir compte de quelques données. En
premier lieu, bien que pour Épicure la physique reste subordonnée à l’éthique, il ne
l’élabora pas avec moins de soin et d’enthousiasme, précisément parce qu’elle constituait
à ses yeux le fondement de l’éthique; en second lieu, et en étroit rapport avec ce qui
vient d’être dit, le choix de l’atomisme de Démocrite a une signification profonde dans la
mesure où seul ce système permettait de construire une telle éthique. Pour Épicure,
atteindre le bonheur imposait comme préalable de libérer l’homme de la crainte des
dieux, c’est-à-dire d’exclure le divin du monde, et particulièrement de ce moment
important qu’est la naissance du monde avec l’ordre qui va le régir. Aucun système
physique ne pouvait mieux répondre à cette exigence de libération que l’atomisme de
Démocrite: cette doctrine permettait d’imaginer l’existence d’une matière infinie, les
atomes, dispersée dans une extension infinie, l’espace (atomes et espace étant les deux
réalités éternelles); et comme, dans l’espace infini, il n’y a pas de centre vers lequel
puisse tendre la matière, Épicure considère les atomes comme soumis à un mouvement
éternel de chute, animé d’une vitesse suprasensible mais uniforme puisque s’opérant
dans le vide. De plus – ce qui suppose que la Terre soit plate – un tel mouvement de
chute suit la position verticale de l’homme et s’effectue du haut vers le bas. Mais comme
son caractère rectiligne l’empêche de rendre compte de la rencontre des atomes (ce ne
fut pas la seule raison), Épicure confère aux atomes la capacité de modifier leur
trajectoire, ne serait-ce que très légèrement, de manière à former le tourbillon
cosmogonique. On pouvait donc imaginer, dans l’extension infinie du temps passé et
dans l’infinité de l’espace et de la matière, une série infinie d’unions et de rencontres
d’atomes, le plus souvent infructueuses, mais capables parfois de donner lieu à des
ensembles stables lorsque des formes particulières d’atomes, en nombre particulier et
dans des positions réciproques particulières, viennent à se rencontrer. Ainsi, pour
Épicure, les corps sont de deux espèces: les atomes, éternels et immuables, et les
agrégats, plus ou moins résistants, mais tous destinés à se décomposer. Le caractère
indestructible des atomes dérive de leur solidité, c’est-à-dire de l’absence de vide à
l’intérieur, mais cela entraîne leur extrême sensibilité aux chocs et donc l’éternité de leur
mouvement, même lorsqu’ils se trouvent à l’intérieur des agrégats.
Épicure devait affronter d’autres problèmes voisins, notamment celui des conséquences
du mouvement et, par exemple, la divisibilité à l’infini; mais admettre celle-ci ne permettait
plus de conserver aux atomes leur caractère indestructible; c’est pourquoi Épicure les
dota de particules infimes, en sorte que le mouvement pût être conçu comme un saut
d’un minimum à l’autre. En outre, la quantité des formes que revêtent les atomes est très
grande mais non infinie car, dans ce cas, les quantités sensibles dans les agrégats
seraient elles aussi infinies. La limitation du nombre des formes des atomes entraîne
aussi celle de leur taille; taille, forme et poids sont les seules qualités que possèdent les
atomes tandis que les autres qualités sont celles des agrégats et dépendent de la
position des atomes qui composent ceux-ci. Les caractéristiques relevant des agrégats
se retrouvent dans le monde entier et dans tous les autres mondes que l’on peut
raisonnablement imaginer dans l’infinité de l’univers et qui, identiques au nôtre ou
dissemblables, sont pourtant tous destinés à se désagréger. Les dieux sont eux aussi
des agrégats, à cette seule différence près qu’ils appartiennent à une catégorie spéciale,
unique, puisque leur béatitude même suppose des qualités particulières: ils ne doivent
pas être menacés de destruction et existent donc de toute éternité; ils vivent dans
certaines régions de l’univers échappant aux lois qui règlent la vie et la mort de notre
monde comme de tous les autres mondes; c’est pourquoi Épicure les situe dans les
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espaces entre un monde et un autre; ils sont anthropomorphes car la forme humaine est
la plus belle de toutes; ils ne subissent aucune perturbation dans leur parfait équilibre
atomique et, en conséquence, ils ne connaissent aucune des passions telles que la
colère, la haine, la pitié; ils sont dotés d’un corps car le corps est un instrument de
bonheur; encore que le leur soit d’une constitution particulière, il est pourtant fort
semblable à celui de l’homme; enfin, ils ont à leur disposition tout ce qui est nécessaire à
leur bonheur. Ainsi, de toute éternité, comblés de tous les biens et assurés que dans
l’éternité du temps futur rien de cela ne leur fera défaut, ils jouissent du bonheur le plus
parfait.
2 - Théorie de la connaissance : fidélité aux sensations
Si le bonheur doit être un état de sécurité sereine, cette sécurité s’obtiendra d’abord par
la connaissance, qui est le préalable et le fondement de toutes les autres activités
humaines en ce qu’elle rétablit un contact confiant avec la réalité dont tout un courant de
la pensée grecque semblait avoir compromis pour toujours la possibilité. Le premier
intermédiaire de ce contact est la sensation, et c’est sur l’exactitude des informations
qu’elle fournit qu’Épicure édifie son système. Il admet la véracité des sensations, en se
fondant surtout sur l’impossibilité où nous sommes de démontrer qu’elles sont erronées; il
en justifie la certitude par le fait qu’elles procèdent par mode de contact et prouve ainsi
leur capacité de nous faire connaître la réalité telle qu’elle est. Étant donné que pour la
vue, l’ouïe et l’odorat un tel contact ne peut s’établir directement, Épicure, reprenant là
encore en la développant une idée de Démocrite, pense à l’existence d’émanations allant
des objets aux organes sensitifs. La sensation visuelle, par exemple, s’expliquerait donc
ainsi: le martèlement continuel des atomes à l’intérieur des corps détache sans
interruption de leur surface des espèces de membranes ou « simulacres » (eidyla) qui
conservent une structure identique à celle de l’objet dont elles partent et sont donc
capables de le faire percevoir tel qu’il est à l’organe de la vue. Ces simulacres se
meuvent à très grande vitesse car leur constitution est très ténue et ils ne rencontrent que
peu d’obstacles sur leur chemin. Il existe une seconde catégorie de simulacres, ceux par
exemple qui proviennent des dieux, plus subtils encore que les premiers, capables de
frapper directement l’esprit sans solliciter les sens. Outre la sensation, il y a deux autres
critères de la vérité: les affections (p´ajc), c’est-à-dire le plaisir ou la douleur, et les
«prolepses» (prol´cqeiv) ou anticipations. Tandis que les affections concernent le
domaine de l’éthique, les prolepses sont encore étroitement liées au domaine de l’activité
connaissante; ce sont des espèces d’idées générales, fixées dans l’esprit à la suite des
innombrables perceptions d’un même objet; elles sont toujours liées à un nom qu’il suffit
de prononcer, de sorte que, grâce à la prolepse correspondante, on parvienne à penser
l’objet que ce nom désigne.
Pour Épicure, le mécanisme des prolepses paraissait s’expliquer par la capacité mentale
de reproduire, sous l’impulsion des sens ou de quelque autre excitation, un certain
mouvement particulier qui s’était produit en corrélation avec la perception d’un certain
type d’objet; ainsi pourraient être ressaisis, parmi les simulacres qui frappent directement
l’esprit, ceux qui correspondent à l’objet qui doit être pensé.
L’âme est évidemment, dans un tel système, de nature corporelle et donc exposée à la
mort; elle est composée de quatre éléments dont trois sont respectivement semblables à
l’air, au vent et au feu ; le quatrième, qui ne porte pas de nom, est le plus subtil et le plus
mobile. Ces éléments expliquent d’abord les diverses réactions émotives par la
prédominance de tel ou tel d’entre eux (le feu dans la colère, etc.); puis ils représentent
l’intermédiaire par lequel le mouvement sensitif se transmet graduellement au corps en
partant de l’élément le plus subtil.
En outre, l’âme est divisée en deux parties: l’une, diffuse à travers tout le corps et
intimement liée à lui, rendant compte des sensations; l’autre, enfermée dans la poitrine et
sans rapport direct avec le corps, en sorte que l’âme peut rester étrangère à ce qui
affecte ce dernier. Cette seconde partie préside aussi à l’activité volitive, mais, du
moment que l’on ne peut vouloir que ce que l’on connaît, tout acte de volonté doit
présupposer un acte de connaissance, c’est-à-dire, du côté de l’esprit, un choix de
certains simulacres particuliers parmi d’autres. Pour Épicure, la réussite d’un tel acte suit
la règle de tout progrès humain, individuel ou collectif: une série de tentatives, effectuées
dans le cas présent par l’esprit et de plus en plus perfectionnées, jusqu’au niveau de la
conscience de ce que l’on doit vouloir et du comment le vouloir. De cette manière,
Épicure parvenait aussi à démontrer la liberté, qui peut se manifester même nonobstant
certaines circonstances comme l’âge ou telle constitution particulière de l’âme.
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Dans un système rigoureusement matérialiste comme celui d’Épicure, où l’âme ellemême est corporelle, où les actes et les comportements de cette âme ne sont que les
mouvements particuliers des atomes qui la composent, le fait d’admettre chez l’homme
un principe de liberté revient évidemment à reconnaître l’action d’un même principe dans
le mouvement des atomes, principe en vertu duquel celui-ci s’affranchit du déterminisme
strict de Démocrite, de la causalité nécessaire. C’est ainsi qu’Épicure, après avoir
constaté l’existence de la liberté chez l’homme, fut obligé de la supposer aussi dans le
mouvement des atomes et qu’il imagina la «déclinaison» de ces derniers (par´egklisiv,
clinamen).
3 - Éthique : se libérer de toute crainte
De même que cette théorie de la connaissance ne fait que développer les conséquences
nécessaires et logiques du principe de la fidélité aux sensations, de même l’éthique
épicurienne est tout entière fondée sur le postulat suivant: le plaisir est le bien, la douleur
est le mal; ce sont là les deux affections fondamentales auxquelles toutes les autres se
ramènent. Sur le plaisir et la douleur, Épicure donne d’autres précisions très importantes:
tout d’abord, les douleurs et plaisirs de l’âme sont nettement séparés de ceux du corps,
en sorte que l’état de plaisir ou de douleur du corps peut n’avoir aucune conséquence
pour l’âme, et vice versa; en second lieu, tous les plaisirs et toutes les douleurs
indistinctement, même ceux de l’âme, peuvent se ramener à des plaisirs et à des
douleurs du corps.
4 - Le plaisir et l’amitié
L’application pratique la plus connue de cette doctrine est sans doute celle qui concerne
l’amitié et les plaisirs qu’elle fait naître, lesquels apparemment n’ont rien à voir avec le
corps. Épicure, en effet, part de postulats matérialistes et hédonistes; l’amitié elle-même
apparaît donc comme une attitude intéressée, soit que l’on recherche la sécurité
qu’assure la présence d’un ami, soit qu’on ait besoin de son appui ou de ses secours.
Une telle affirmation est cependant dépourvue de toute bassesse et de tout prosaïsme
dans la perspective de l’idéal de sagesse que professait Épicure; si le sage a besoin d’un
ami, ce n’est pas dans le sens où on l’entend de prime abord: il n’a besoin ni d’appui
politique, car il ne participe pas à la vie politique; ni de protection complaisante, car il ne
commet aucune action contraire aux coutumes et aux lois; ni d’argent, car il se contente
de peu pour vivre. Si toutefois, et donc pour des raisons absolument indépendantes de
sa volonté, il se trouve dans le besoin, alors certes il pourra recourir à son ami, mais
n’est-ce pas tout naturel dès lors que l’on admet l’existence de l’amitié? «Le sage,
confronté aux nécessités de la vie, sait plutôt donner que prendre.»
Épicure n’hésite pas à affirmer que tous les plaisirs puisent leur origine dans ceux du
ventre; cependant, et avec la même énergie, il précise que le plaisir dont il parle n’est pas
celui du vulgaire, mais quelque chose de beaucoup plus modeste en apparence, à tel
point que l’on a pu lui objecter que cela n’avait rien à voir avec le plaisir, avec la véritable
absence de douleur du corps et de trouble de l’âme. Cette thèse est, elle aussi, une
conséquence logique des postulats de l’atomisme qui veut que tout ce qui existe, si rien
ne le trouble, doit exister dans la plénitude de son être, c’est-à-dire avec
l’accompagnement du plaisir. Quand le corps possède tout ce qui lui est nécessaire (et ce
nécessaire est infime), il jouit du plaisir dans une quiétude qu’Épicure appelle
«constitutive» ou catastématique et qui dérive du parfait équilibre des atomes qui le
composent. L’autre type de plaisir, celui du mouvement, ou plaisir cinétique, provient d’un
mouvement quelconque affectant les sens ou s’exerçant sur les atomes qui les
composent sans cependant les troubler; en conséquence, il s’agit là d’un type de plaisir
qui n’est point nécessaire au bonheur. Épicure ne pense pas qu’en toute circonstance le
désir du plaisir doive être satisfait; il peut exister des plaisirs dont la conséquence est une
douleur et qu’il faudra donc repousser; en revanche, il ne faudra pas fuir certaines
douleurs qui, une fois surmontées, peuvent provoquer un plaisir. C’est alors la raison qui
doit intervenir pour imposer son choix à l’impulsion animale qui aurait tendance à
accepter tous les plaisirs et à fuir toutes les douleurs. Épicure classait les désirs en trois
catégories: les désirs naturels et nécessaires, comme par exemple le fait de boire quand
on a soif; les désirs naturels mais non nécessaires, comme ceux qui diversifient le plaisir,
mais sont impuissants à éliminer la douleur (par exemple, des mets recherchés); les
désirs qui ne sont ni naturels ni nécessaires, à savoir ceux qui naissent de jugements
illusoires, comme le désir de richesses et d’honneurs. En conséquence, les seuls désirs
qui doivent être obligatoirement satisfaits sont ceux du premier groupe puisque la
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condition du véritable et parfait plaisir consiste d’abord à ne manquer d’aucune des
choses qui sont nécessaires à la plénitude de l’être.
5 - Les dieux, la mort et la douleur
C’est là, entre autres, un des éléments du quadruple remède qui condense en quatre
brèves propositions toute la doctrine épicurienne du bonheur: il ne faut pas craindre les
dieux; l’idée de la mort ne doit pas troubler l’âme; on peut facilement atteindre le
bonheur; le mal est aisément supportable. Nous avons déjà parlé du troisième point;
considérons les autres dans l’ordre. Étant donné la nature et l’essence de la divinité,
l’homme ne devra redouter de la part de celle-ci aucun mal, ni colère ni châtiment, mais il
ne pourra non plus en attendre aucun bien, du moins dans l’ordre de ce qu’espère le
commun des mortels: miracles, faveurs, etc. Épicure ne pensait pas néanmoins qu’on dût
se comporter comme si les dieux n’existaient pas; il estimait au contraire que le sage – le
sage épicurien, bien entendu, et lui seul – pouvait nourrir un sincère et profond sentiment
religieux, dépouillé de toute superstition perturbatrice. Épicure avait trouvé chez Aristote
cette conception de la divinité comme perfection, qui précisément pour cette raison doit
rester étrangère aux vicissitudes du monde, mais il avait en même temps humanisé cette
perfection en attribuant à la divinité la pleine possession de toutes les vertus et de toutes
les qualités qui sont, même à un degré inférieur, la prérogative du sage épicurien.
Progresser sur la voie de la sagesse n’est donc rien d’autre qu’une approche de la
perfection divine et c’est pourquoi le sage considère la divinité comme un modèle à
imiter. Épicure recommandait de participer à la vie religieuse, même dans ses
manifestations les plus extérieures, pour y trouver des occasions d’élever l’esprit dans la
contemplation de la perfection absolue. Dans les fêtes, dans les prières, en toute
circonstance solennelle, le sage sait jouir plus que les autres, car il sait mieux que les
autres contempler la béatitude éternelle des dieux avec une âme débarrassée de toute
crainte mensongère et absurde, et de cette contemplation il sait tirer les meilleurs fruits.
Cela constituait d’ailleurs l’un des canons du système pédagogique épicurien; il était
recommandé de méditer sur les modèles de perfection qu’on devait chercher à égaler.
Ainsi Épicure résolvait-il également le problème religieux en parfaite cohérence avec les
principes et les buts qui justifiaient pour lui toute activité philosophique: le bonheur. Il
opposait cette religiosité sereine à celle de l’astrologie divine que Platon avait proposée
en la parant de la respectabilité d’une découverte scientifique et en l’élevant au rang de
seule religion digne des citoyens idéals de son État utopique. Épicure combattait cette
religion astrale comme un mensonge et une mystification non seulement parce que le
concept traditionnel de la divinité, même sous son nouvel aspect d’astres-dieux, ne
libérait pas l’homme de ses anciennes angoisses, mais aussi parce qu’il se fondait sur
cette supposition erronée que les astres étaient de nature divine.
Épicure, qui n’était pas «physiologue», n’hésitait pas pourtant à emprunter à l’ancienne
spéculation présocratique, la seule à caractère «laïque» qui fût à sa disposition, les
arguments destinés à démontrer que les astres ne sont que des agrégats de feu. De là
provient ce caractère suranné que certaines de ses thèses cosmologiques trahissent
parfois et qui lui a valu la raillerie de ses adversaires.
Des autres éléments du quadruple remède concernant la crainte de la mort et
l’endurance au mal, Épicure combattait la première par cette affirmation connue que la
mort n’est point là où nous sommes, et vice versa, idée renforcée en outre par le principe
que le plaisir est parfait en un seul instant tout comme au long d’une durée de cent ans et
que, par conséquent, l’infinité du temps n’y ajoute rien; il rejetait ainsi l’objection qui fait
redouter la mort comme étant la fin du plaisir. Quant à la douleur, Épicure affirmait que,
lorsqu’elle est intense, elle est également brève car elle conduit à la mort; si elle se
prolonge, les sens s’émoussent et ne la ressentent plus.
Tels sont les éléments essentiels de cette construction accomplie que fut le système
éthique d’Épicure où s’harmonisent à la perfection la cohérence lucide dans l’application
des principes, le sens de la mesure et la conscience aiguë que la théorie doit se fonder
sur une dimension humaine.
ORA ET LABORA
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Document 1 :
LA LETTRE À MÉNÉCÉE
Épicure à Ménécée, salut.
Que nul, étant jeune, ne tarde à philosopher, ni, vieux, ne se lasse de la philosophie. Car
il n'est, pour personne, ni trop tôt ni trop tard, pour assurer la santé de l'âme. Celui qui dit
que le temps de philosopher n'est pas encore venu ou qu'il est passé, est semblable à
celui qui dit que le temps du bonheur n'est pas encore venu ou qu'il n'est plus. De sorte
que ont à philosopher et le jeune et le vieux, celui-ci pour que, vieillissant, il soit jeune en
biens par la gratitude de ce qui a été, celui-là pour que, jeune il soit en même temps un
ancien par son absence de crainte de l'avenir. Il faut donc méditer sur ce qui procure le
bonheur, puisque, lui présent, nous avons tout, et, lui absent, nous faisons tout pour
l'avoir.
Ce que je te conseillais sans cesse, ces enseignements-là, mets-les en pratique et
médite-les, en comprenant que ce sont là les éléments du bien vivre. En premier lieu,
regardant le dieu comme un vivant incorruptible et bienheureux, conformément à la
notion commune du dieu tracée en nous, ne lui attribue rien d'opposé à son
incorruptibilité ni d'incompatible avec sa béatitude ; mais tout ce qui est capable de lui
conserver la béatitude avec l'incorruptibilité, pense qu'il le possède. Car les dieux sont:
en effet la connaissance qu'on en a est évidente. Mais ils ne sont pas tels que la foule se
les représente ; car la foule ne garde pas intacte la notion qu'elle en a. L'impie n'est pas
celui qui rejette les dieux de la foule, mais celui qui attache aux dieux les opinions de la
foule. Car ce ne sont pas des prénotions mais des présomptions fausses que les
assertions de la foule au sujet des dieux. À partir de là viennent des dieux les plus grands
dommages et les plus grands avantages. Car, adonnés continuellement à leurs propres
vertus, ils accueillent leurs semblables, considérant comme étranger tout ce qui n'est pas
tel.
Habitue-toi à penser que la mort n'est rien par rapport à nous ; car tout bien - et tout mal est dans la sensation : or la mort est privation de sensation. Par suite la droite
connaissance que la mort n'est rien par rapport à nous, rend joyeuse la condition mortelle
de la vie, non en ajoutant un temps infini, mais en ôtant le désir de l'immortalité. Car il n'y
a rien de redoutable dans la vie pour qui a vraiment compris qu'il n'y a rien de redoutable
dans la non-vie. Sot est donc celui qui dit craindre la mort, non parce qu'il souffrira
lorsqu'elle sera là, mais parce qu'il souffre de ce qu'elle doit arriver. Car ce dont la
présence ne nous cause aucun trouble, à l'attendre fait souffrir pour rien. Ainsi le plus
terrifiant des maux, la mort, n'est rien par rapport à nous, puisque, quand nous sommes,
la mort n'est pas là, et, quand la mort est là, nous ne sommes plus. Elle n'est donc en
rapport ni avec les vivants ni avec les morts, puisque, pour les uns, elle n'est pas, et que
les autres ne sont plus. Mais la foule fuit la mort tantôt comme le plus grand des maux,
tantôt comme la cessation des choses de la vie. Le sage, au contraire, ne craint pas de
ne pas vivre : car ni vivre ne lui pèse ni il ne considère comme un mal de ne pas vivre. Et
comme il ne choisit pas du tout la nourriture la plus abondante mais la plus agréable, de
même ce n'est pas le temps le plus long dont il jouit mais le plus agréable. Celui qui
exhorte le jeune à bien vivre et le vieillard à bien mourir est niais, non seulement à cause
de l'agrément de la vie, mais aussi parce que c'est une même étude que celle de bien
vivre et celle de bien mourir. Bien pire encore celui qui dit qu'il est beau de « n'être pas né
», mais, « si l'on naît, de franchir au plus tôt les portes de l'Hadès ». Car, s'il est
convaincu de ce qu'il dit, comment se fait-il qu'il ne quitte pas la vie ? Cela est tout à fait
en son pouvoir, s'il y est fermement décidé. Mais s'il plaisante, il montre de la frivolité en
des choses qui n'en comportent pas.
Il faut encore se rappeler que l'avenir n'est ni tout à fait nôtre ni tout à fait non nôtre, afin
que nous ne l'attendions pas à coup sûr comme devant être, ni n'en désespérions
comme devant absolument ne pas être.
Il faut, en outre, considérer que, parmi les désirs, les uns sont naturels, les autres vains,
et que, parmi les désirs naturels, les uns sont nécessaires, les autres naturels seulement.
Parmi les désirs nécessaires, les uns le sont pour le bonheur, les autres pour l'absence
de souffrances du corps, les autres pour la vie même. En effet, une étude de ces désirs
qui ne fasse pas fausse route, sait rapporter tout choix et tout refus à la santé du corps et
à l'absence de troubles de l'âme, puisque c'est là la fin de la vie bienheureuse. Car c'est
pour cela que nous faisons tout : afin de ne pas souffrir et de n'être pas troublés. Une fois
cet état réalisé en nous, toute la tempête de l'âme s'apaise, le vivant n'ayant plus à aller
comme vers quelque chose qui lui manque, ni à chercher autre chose par quoi rendre
complet le bien de l'âme et du corps. Alors, en effet, nous avons besoin du plaisir quand,
par suite de sa non-présence, nous souffrons, « mais quand nous ne souffrons pas »,
nous n'avons plus besoin du plaisir.
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Et c'est pourquoi nous disons que le plaisir est le principe et la fin de la vie bienheureuse.
Car c'est lui que nous avons reconnu comme le bien premier et connaturel, c'est en lui
que nous trouvons le principe de tout choix et de tout refus, et c'est à lui que nous
aboutissons en jugeant tout bien d'après l'affection comme critère. Et parce que c'est là le
bien premier et connaturel, pour cette raison aussi nous ne choisissons pas tout plaisir,
mais il y a des cas où nous passons pardessus de nombreux plaisirs, lorsqu'il en découle
pour nous un désagrément plus grand; et nous regardons beaucoup de douleurs comme
valant mieux que des plaisirs quand, pour nous, un plaisir plus grand suit, pour avoir
souffert longtemps. Tout plaisir donc, du fait qu'il a une nature appropriée « à la nôtre »,
est un bien : tout plaisir, cependant, ne doit pas être choisi ; de même aussi toute douleur
est un mal, mais toute douleur n'est pas qu'elle doive toujours être évitée. Cependant,
c'est par la comparaison et l'examen des avantages et des désavantages qu'il convient
de juger de tout cela. Car nous en usons, en certaines circonstances, avec le bien
comme s'il était un mal, et avec le mal, inversement, comme s'il était un bien.
Et nous regardons l'indépendance « à l'égard des choses extérieures » comme un grand
bien, non pour que absolument nous vivions de peu, mais afin que, si nous n'avons pas
beaucoup, nous nous contentions de peu, bien persuadés que ceux-là jouissent de
l'abondance avec le plus de plaisir qui ont le moins besoin d'elle, et que tout ce qui est
naturel est facile à se procurer, mais ce qui est vain difficile à obtenir. Les mets simples
donnent un plaisir égal à celui d'un régime somptueux, une fois supprimée toute la
douleur qui vient du besoin ; et du pain d'orge et de l'eau donnent le plaisir extrême,
lorsqu'on les porte à sa bouche dans le besoin. L'habitude donc de régimes simples et
non dispendieux est propre à parfaire la santé, rend l'homme actif dans les occupations
nécessaires de la vie, nous met dans une meilleure disposition quand nous nous
approchons, par intervalles, des nourritures coûteuses, et nous rend sans crainte devant
la fortune.
Quand donc nous disons que le plaisir est la fin, nous ne parlons pas des plaisirs des
gens dissolus et de ceux qui résident dans la jouissance, comme le croient certains qui
ignorent la doctrine, ou ne lui donnent pas leur accord ou l'interprètent mal, mais du fait,
pour le corps, de ne pas souffrir, pour l'âme, de n'être pas troublée. Car ni les beuveries
et les festins continuels, ni la jouissance des garçons et des femmes, ni celle des
poissons et de tous les autres mets que porte une table somptueuse, n'engendrent la vie
heureuse, mais le raisonnement sobre cherchant les causes de tout choix et de tout
refus, et chassant les opinions par lesquelles le trouble le plus grand s'empare des âmes.
Le principe de tout cela et le plus grand bien est la prudence. C'est pourquoi, plus
précieuse même que la philosophie est la prudence, de laquelle proviennent toutes les
autres vertus, car elle nous enseigne que l'on ne peut vivre avec plaisir sans vivre avec
prudence, honnêteté et justice, « ni vivre avec prudence, honnêteté et justice » sans vivre
avec plaisir. Les vertus sont, en effet, connaturelles avec le fait de vivre avec plaisir, et le
fait de vivre avec plaisir en est inséparable.
Qui, alors, estimes-tu supérieur à celui qui a sur les dieux des opinions pieuses, qui, à
l'égard de la mort, est constamment sans crainte, qui s'est rendu compte de la fin de la
nature, saisissant d'une part que la limite des biens est facile à atteindre et à se
procurer , d'autre part que celle des maux est ou brève dans le temps ou légère en
intensité, qui se « moque » de ce que certains présentent comme le maître de tout, « le
destin, disant, lui, que certaines choses sont produites par la nécessité », d'autres par le
hasard, d'autres enfin par nous-mêmes, car il voit que la nécessité est irresponsable, le
hasard instable, mais que notre volonté est sans maître, et qu'à elle s'attachent
naturellement le blâme et son contraire (mieux vaudrait, en effet, suivre le mythe sur les
dieux que de s'asservir au destin des physiciens : car, avec l'un, se dessine l'espoir de
fléchir les dieux en les honorant, mais l'autre ne comporte qu'une inflexible nécessité), qui
ne regarde le hasard, ni comme un dieu, ainsi que la foule le considère (car rien n'est fait
par un dieu d'une façon désordonnée), ni comme une cause inefficace (car il ne croit pas
que le bien et le mal, qui font la vie bienheureuse, soient donnés aux hommes par le
hasard, mais pourtant qu'il leur fournit les éléments de grands biens et de grands maux),
qui croit qu'il vaut mieux être infortuné en raisonnant bien que fortuné en raisonnant mal le mieux, dans nos actions, étant de voir ce qui est bien jugé favorisé aussi par le hasard.
Ces choses-là, donc, et celles qui leur sont apparentées, médite-les jour et nuit en toimême et avec qui est semblable à toi, et jamais, ni en état de veille ni en songe, tu ne
seras sérieusement troublé, mais tu vivras comme un dieu parmi les hommes. Car il ne
ressemble en rien à un vivant mortel, l'homme vivant dans des biens immortels.
Épicure
Lettre à Ménécée
traduction de P. Pénisson
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- La morale d'Épicure, J.M. Guyau, Éditions Encre Marine, 2002
- Vie et moeurs d'Épicure, Pierre Gassendi, Alive Éditions, 2001
- Atome et nécessité : Démocrite, Épicure, Lucrèce, Pierre-Marie Morel, PUF, 2000
- Vies et doctrines des philosophes illustres, Laërce Diogène, Le Livre de Poche, 1999
- Autour d'Épicure, Philippe Paraire, Éditions Le Temps Des Cerises, 1999
- Épicure et les épicuriens (1961), PUF, 1991
- L’Epicurisme, Jean Brun (1959), PUF, 1988
Textes épicuriens
- Lettres, maximes, sentences, Épicure (présentation par Jean-François Balaudé), Lgf, 1994
- De la nature, Lucrèce, Garnier-Flammarion, 1964
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