CONFÉRENCE DU FORUM DES SAVOIRS
“Plus l’être humain sera éclairé, plus il sera libre.”
Voltaire
ÉPICURE ET LE PLAISIR
CONFÉRENCE PAR YVES DELAUBRE
Association ALDÉRAN Toulouse
pour la promotion de la Philosophie
MAISON DE LA PHILOSOPHIE
29 rue de la digue, 31300 Toulouse
Tél : 05.61.42.14.40
Site : www.alderan-philo.org conférence N°1000-165
ÉPICURE ET LE PLAISIR
conférence de Yves Delaubre donnée le 20/01/2005
à la Maison de la philosophie à Toulouse
Quand Épicure fonda son école à Athènes, en 306 avant J.-C., la vie culturelle de la Grèce
était dominée par les deux grandes écoles qui avaient recueilli l’héritage de Platon et
d’Aristote : l’Académie et le Lycée. Épicure eut clairement conscience qu’il lui fallait mener sa
bataille philosophique contre elles. Si le choix de l’idéal qu’il assignait à la philosophie le
bonheur de l’homme était une réaction naturelle à la désagrégation de la ville-État dans
laquelle l’homme-citoyen avait trouvé traditionnellement la possibilité de se réaliser et de
satisfaire ses aspirations, sa polémique s’engageait contre les écoles qui n’avaient pas su
inventer de solutions adaptées à cette mutation et aux difficultés qu’elle engendrait. C’est
pourquoi Épicure proposa un nouveau genre de vie, une manière distincte de concevoir le
monde et l’homme.
Association ALDÉRAN © - Conférence 1000-165 : “Épicure et le plaisir” - 20/01/2005 - page 2
ÉPICURE (341-270 avant J.-C.) par Arrighetti Graziano
in Universalis 7.0
PRISE DE VUE
Quand Épicure fonda son école à Athènes, en 306 avant J.-C., la vie culturelle de la
Grèce était dominée par les deux grandes écoles qui avaient recueilli l’héritage de Platon
et d’Aristote : l’Académie et le Lycée. Épicure eut clairement conscience qu’il lui fallait
mener sa bataille philosophique contre elles et contre la culture dont elles étaient
l’expression. Aussi la formation de sa pensée fut-elle déterminée non pas seulement par
la crise que traversait alors la civilisation grecque, mais plus encore par la nécessité
d’opposer un système philosophique solide au prestige de ces deux écoles. Si le choix
de l’idéal qu’il assignait à la philosophie le bonheur de l’homme était une réaction
naturelle à la désagrégation de la ville-État dans laquelle l’homme-citoyen avait trouvé
traditionnellement la possibilité de se réaliser et de satisfaire ses aspirations, sa
polémique s’engageait contre les écoles qui n’avaient pas su inventer de solutions
adaptées à cette mutation et aux difficultés qu’elle engendrait. C’est pourquoi Épicure
n’opposa pas à ses adversaires une culture différente de la leur, mais un nouveau genre
de vie, une manière distincte de concevoir le monde et l’homme. Ainsi s’explique
qu’Épicure ne cherche pas une originalité absolue dans les éléments singuliers qui
composent l’ensemble de son système – au contraire, peu de systèmes sont aussi
largement tributaires de la spéculation philosophique antérieure que le sien: de
Démocrite à Aristote, des sophistes aux cyrénaïques. L’un des mérites d’Épicure fut de
savoir harmoniser ces éléments disparates en un ensemble cohérent.
I LE « JARDIN » D’ÉPICURE
Épicure naquit en 341 avant J.-C. dans l’île de Samos, de parents athéniens établis
comme colons. À en croire Diogène Laërce dans ses Vies, doctrines et sentences de
philosophes illustres, il se serait consacré à l’étude de la philosophie à quatorze ans;
selon une autre tradition, à douze ans; quoi qu’il en soit, les Anciens donnaient comme
preuve de sa précocité le fait qu’il avait décidé d’entreprendre des études philosophiques
par irritation contre les maîtres d’école qui ne savaient pas lui expliquer convenablement
le passage de la Théogonie d’Hésiode relatif au Chaos : Hésiode était, avec Homère,
l’auteur le plus familier aux élèves d’alors et son importance comme premier investigateur
des origines (arh´c) avait été consacrée par Aristote. Le premier maître d’Épicure fut
peut-être, à Samos même, le platonicien Pamphile; mais bientôt Épicure quitta l’île pour
Théos se trouvait une école plus célèbre, dirigée par le disciple de Démocrite,
Nausiphane. Il fut un élève particulièrement attentif, comme devait en témoigner, peut-
être par vanité, Nausiphane lui-même.
De dix-huit à vingt ans, Épicure est à Athènes il remplit ses obligations militaires. C’est
peut-être à cette époque qu’il eut l’occasion (la tradition ne mentionne qu’une seule fois
cet événement) d’écouter les leçons de Xénocrate qui avait succédé à Platon à la
direction de l’Académie. À la fin de cette période, il ne put revenir à Samos, car on avait
chassé les colons athéniens de l’île et la famille d’Épicure s’était réfugiée à Colophon. On
ne possède pas de renseignements certains sur les dix années suivantes: s’agit-il d’une
période de voyages et d’étude ? Cette hypothèse repose sur un long fragment d’une
lettre adressée à sa mère qui s’inquiète pour son fils éloigné de la maison paternelle. Y
apparaissent déjà clairement certains traits caractéristiques de ce qui sera sa doctrine:
similitude entre le bonheur du sage et celui des dieux, théorie des simulacres. Le ton
chaleureux de sentiments profonds et sincères est déjà celui qui marquera constamment
les rapports d’Épicure et des personnes qu’il aime. Par la suite, la tradition nous parle de
l’ouverture de ses écoles à Mytilène, pour une très courte période, puis à Lampsaque,
il demeura cinq ans, et enfin, en 306 avant J.-C., de son retour à Athènes et de la
fondation de l’école où il resta jusqu’à sa mort.
1 - Organisation de l’école
Pour fonder son école, Épicure acheta le «Jardin» et une maison, à Athènes, dans le
dème de Mélite. Parmi ses premiers élèves, on trouve une partie de ceux qu’il avait
regroupés pendant ses années d’enseignement en Asie et qui l’avaient suivi; il y avait
Association ALDÉRAN © - Conférence 1000-165 : “Épicure et le plaisir” - 20/01/2005 - page 3
certainement Hermarque de Mytilène, qui lui succéda à l’école et Métrodore de
Lampsaque, peut-être le plus illustre de tous. Pour comprendre cette dernière période de
l’école, il faut savoir que la vie s’y déroulait en étroite relation avec celle des autres
centres épicuriens qui étaient restés vivants en Asie après le départ du maître et
comptaient encore de nombreux élèves. Parmi les plus connus figuraient Idoménée,
Mithrès et Timocrate, qui, à l’exception de ce dernier, demeurèrent toujours fidèles au
maître. Épicure parvint donc à donner à son école une solide unité qui se manifesta
même après sa mort et dont il faut chercher la première cause dans le rayonnement de
sa personnalité et dans la richesse spirituelle et doctrinale de l’héritage qu’il laissa à ses
élèves. Ainsi, tout au long de sa vie, Épicure ne manqua jamais, par des relations
épistolaires entretenues avec ses disciples, de manifester à ces groupes lointains sa
présence vivante et vigilante; certaines lettres avaient sans doute une importance
doctrinale exceptionnelle puisque, des siècles plus tard, elles continuent à être évoquées
comme des textes fondamentaux: la lettre dite «splendide», celle adressée au jeune
Pythoclès, celle à Ménécée sur la vie morale. D’autres valaient moins par leur contenu
doctrinal que comme témoignages d’affection et de sollicitude du maître. L’école garda un
souvenir déférent de cette abondante production épistolaire et, plus de deux siècles plus
tard, Philodème y puisa, par d’amples et nombreuses citations, pour retracer l’histoire de
l’école, riche en modèles incarnant parfaitement l’idéal de vie que les adeptes d’Épicure
se proposaient de réaliser.
2 - Sagesse et vie publique
La solidarité et l’amitié qui, par ailleurs, étaient les éléments fondamentaux du système
éthique d’Épicure, constituaient donc le lien idéal qui unissait les disciples à l’école.
L’organisation pratique elle-même devait être des plus simples car tout était facilité par
l’extrême frugalité de la vie que l’on menait au «Jardin». Dans une lettre à Polyainos,
Épicure se vantait de réussir à dépenser moins que Métrodore pour la nourriture
journalière et établissait un rapport direct entre les progrès dans la frugalité et les progrès
dans la sagesse. Il fallait cependant assurer l’indispensable minimum: aussi Épicure
demandait-il à chaque disciple de verser une contribution. Il n’avait pas voulu adopter le
système de la communauté des biens pratiqué chez les pythagoriciens, estimant que ce
système favorisait la méfiance, ennemie de l’amitié, et qu’en outre une organisation aussi
rigoureuse éloignerait sans doute de l’école nombre de personnes remarquables qui,
probablement, n’auraient pas pu consacrer toute leur vie à l’école.
Deux de ces personnalités, Mithrès et Idoménée, nous sont mieux connues et nous
intéressent particulièrement: les événements de leur existence montrent avec quelle
clairvoyance, quelle compréhension et quel réalisme Épicure imposait l’application des
préceptes qu’il enseignait. Il demandait par exemple au sage de ne pas s’occuper de
politique, de ne pas participer à la vie publique, les devoirs et les préoccupations qu’elle
implique étant de sérieux obstacles à la conquête de la béatitude. Or Mithrès, ministre
des Finances du roi Lysimaque, était, bien que tout entier plongé dans la vie politique,
membre et soutien convaincu de l’école. Épicure lui avait reproché d’accepter ces tracas
et rappelé que la doctrine épicurienne considérait comme «vulgaires et grossières [...] les
formes de vie qui ne tendent pas au bonheur», mais Mithrès n’en avait pas pour autant
renoncé à sa charge. Cependant, lorsque l’infortune le frappa, avec la mort de Lysimaque
(281 av. J.-C.), Mithrès jouit à son tour des faveurs et de la protection accordées aux
autres membres; l’école tout entière accepta avec enthousiasme de l’aider et travailla tout
d’abord à le libérer de la prison. Très semblable devait être la situation d’Idoménée, lui
aussi personnage politique de premier rang et célèbre érudit. Dans les lettres qu’Épicure
lui avait envoyées, on relève des reproches semblables et des invitations à ne pas
surestimer une telle vie et les honneurs qu’elle comporte. Pourtant, Idoménée avait été
un des premiers disciples d’Épicure depuis l’époque de Lampsaque: la lettre que,
mourant, il lui adressa avec ses dernières recommandations témoigne des liens étroits
qui les unirent.
Épicure savait donc qu’il ne pouvait exiger de tous la recherche absolue de la sagesse,
mais il n’en dédaignait pas pour autant l’amitié d’un Mithrès ou d’un Idoménée. À ces
élèves, qui ne pouvaient consacrer à l’étude de la philosophie tout le temps et le zèle
nécessaires, il destinait des œuvres particulières sous forme de résumés qui
rassemblaient en quelques brèves propositions, destinées probablement à être apprises
par cœur, les éléments essentiels de l’ensemble du système. Il s’agissait d’une sorte de
catéchisme que d’autre part Épicure imposait à tous, à charge pour ceux qui pouvaient
consacrer plus de temps à l’étude d’intégrer ce premier degré d’enseignement à la
méditation des grands traités. C’est à ce genre de résumés qu’appartiennent par exemple
les deux premières lettres, à Hérodote et à Pythoclès, conservées par Diogène Laërce.
Association ALDÉRAN © - Conférence 1000-165 : “Épicure et le plaisir” - 20/01/2005 - page 4
3 - Le droit de philosopher
Néanmoins, l’école n’était pas ouverte aux seuls personnages illustres: elle accueillait
tout le monde, même les femmes, et parmi elles les hétaïres et les esclaves. Cet élément
constituait une différence très importante avec l’Académie et le Lycée. L’Académie
s’adressait à une élite au sein de laquelle on se proposait de recruter et de former les
parfaits gouvernants d’un État idéal; elle imposait une longue et sévère période d’études
propédeutiques avant l’accès à la philosophie proprement dite. Le Lycée, sous l’impulsion
de la prodigieuse intelligence et de la curiosité illimitée d’Aristote, tendait à devenir un
centre de recherches érudites. Ni l’un ni l’autre ne visait et tel est, pour Épicure, le but
de la philosophie à conduire l’homme, et tous les hommes indistinctement, sur la voie
de la sagesse. Certes Épicure n’avait pas été le premier à poser le problème de la dignité
humaine des esclaves: celui-ci avait déjà été évoqué par Aristote qui, lui-même, reprenait
des idées antérieures; pourtant, lorsque ce dernier exposait dans la Politique la théorie
parfaite des règles pour la bonne administration de la maison et de l’État, il n’excluait pas
l’utilisation des esclaves, comme simples instruments de travail. Épicure ne proclama pas
l’affranchissement universel des esclaves au nom de la philosophie, mais il leur reconnut
le droit et la capacité de philosopher.
Certains, tel B. Farrington, ont reconnu dans cette attitude de sympathie envers les
humbles des marques d’idées égalitaires, une sensibilité nouvelle relativement à
l’élévation et à l’éducation des masses. Les choses ne sont pas si simples. L’égalité, la
solidarité, l’amitié valaient surtout pour Épicure dans le cercle restreint de l’école: ces
sentiments et ces attitudes ne prenaient pas une véritable valeur universelle. Il y avait au
contraire chez lui, clairement affirmé, le mépris des masses, le refus orgueilleux de toute
attitude qui puisse apparaître comme une tentative pour gagner les faveurs de cette
masse et la certitude de ne pouvoir être compris que d’un petit nombre; le choix qu’il fait
pourtant de proclamer la vérité à tous et d’affronter le risque de ne pas être compris, au
lieu de flatter les foules pour recueillir leurs suffrages, choix qui pourrait sembler n’être
que l’expression d’un moment d’amertume à la suite du piètre succès rencontré par ses
idées, est aussi une affirmation orgueilleuse de fidélité à ses principes.
II DES ŒUVRES EN GRANDE PARTIE PERDUES
Diogène Laërce rapporte qu’Épicure écrivit beaucoup et que l’ensemble de ses écrits
formait quelque 300 volumes. La quasi-totalité de cette œuvre est perdue et si nous ne
possédions pas les textes de nombreux autres auteurs anciens qui, à divers titres, eurent
l’occasion de rapporter, de paraphraser, de discuter ses œuvres, une part importante de
son système nous serait inconnue.
Outre un certain nombre de fragments, les textes que Diogène Laërce a conservés sont
les suivants : trois lettres de caractère doctrinal (adressées à Hérodote, à Pythoclès, à
Ménécée) qui contiennent des abrégés (la première, de la physique; la deuxième, de
l’astronomie et de la météorologie; la troisième, de l’éthique); un recueil de sentences,
pour la plupart de caractère éthique. Le célèbre biographe donne une liste de 41 titres
des œuvres les plus significatives; mais de la majorité d’entre elles nous ne possédons
pas le moindre fragment. Un autre recueil de 81 sentences, le Gnomologium Vaticanum,
fut découvert en 1888 dans un manuscrit de la Bibliothèque vaticane; on y trouve un bon
nombre de sentences authentiques à côté d’autres que l’on peut avec certitude attribuer
à ses élèves. En ce qui concerne les trois lettres, il faut signaler une importante
différence entre les deux premières et la troisième. Tandis que les lettres à Hérodote et à
Pythoclès se présentent comme un résumé d’une partie du système, sorte de texte
d’étude à l’adresse de ceux qui consacrent peu de temps à la philosophie ou désirent un
exposé rapide de certains éléments particulièrement importants du système, la lettre à
Ménécée veut être, outre une dissertation sur l’éthique, un véritable manifeste
philosophique, ce que d’un terme technique on appelait alors protreptique. Épicure, sans
se départir d’une forme littéraire soignée, y expose sa conception de la philosophie
comme un moyen d’accéder au bonheur et disserte sur la nature de ce bonheur.
Vers 1750, vinrent s’ajouter d’autres textes découverts dans les papyrus d’Herculanum. Il
s’agit d’œuvres qui nous sont parvenues fragmentaires, et parmi elles les restes d’une
dizaine de livres du plus grand traité d’Épicure : De la nature, dont les 37 livres
contenaient tout le système. L’étude scientifique de ces textes très importants n’a
commencé que dans la seconde moitié du XIXe siècle. En raison sans doute des
Association ALDÉRAN © - Conférence 1000-165 : “Épicure et le plaisir” - 20/01/2005 - page 5
1 / 14 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !