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(loi du 11 mars 1957, alinéa 1er de l’article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce
soit, constituerait une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants
du code pénal. La loi du 11 mars 1957
n’autorise, aux termes des alinéas 2 et 3
de l’article 41, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage
privé du copiste et non destinées à une
utilisation collective d’une part et
d’autre part, que les analyses et les
courtes citations dans le but d’exemple
et d’illustration.
SOMMAIRE
Sylvère Piquet. Présentation.
3
Jacques Durand. Georges Péninou : l’un des créateurs de la sémiologie publicitaire.
7
Georges Péninou. Evolution de l’intellectualité publicitaire.
13
Virginie Buffet. La capitale de la mode est-elle toujours Paris ?
21
Fabien Ohl. Comment expliquer le succès des marques sportives
auprès des « jeunes » consommateurs ?
33
Enrico Colla. Tendances de la grande distribution en Europe : éléments pour un scénario.
49
Laurent Deveaux. Les enchères en ligne.
63
Danielle Bouder-Pailler. La conception du temps du consommateur
influence-t-elle les comportements d’achat sur Internet ? Propositions de mesures et modèle. Cas de l’achat de livres.
81
Index des articles parus en 2002.
101
Bulletin d’abonnement à la R.F.M.
109
Note aux auteurs
111
N° 191 - 2003/1
* L’imputation de votre abonnement au titre de la formation est possible, dans le cadre de
la législation en vigueur. ADETEM - Association reconnue d’Utilité Publique.
PRÉSENTATION
Les thèmes abordés dans ce premier numéro de l’année 2003, sont
d’une extrême diversité. Toutefois ils peuvent être organisés en trois groupes distincts.
Le premier groupe porte sur l’évolution des techniques publicitaires et
de l’industrie de la mode dans l’Hexagone.
Le deuxième groupe concerne le succès des marques dans le sport et
celui des enseignes internationales en Europe.
Le troisième groupe se rapporte aux comportements des utilisateurs de
l’Internet.
L’intérêt de cette organisation est de combiner les thèmes traditionnels
et modernes, de nous proposer des approches sectorielles
et méthodologiques, de nous introduire dans une démarche Hexagonale et internationale du marketing, de concilier tradition, modernité et post-modernité.
Le premier article s’ouvre sur un rappel du passé. Jacques Durand, qui
est un expert de la communication des médias, puisqu’il a
dirigé pendant de longues années le service des études de
l’ex ORTF, nous autorise à publier un article déjà paru dans
la revue Hermès, « Georges Péninou (1926 -2001 ). L’un des
créateurs de la sémiologie publicitaire ».
La rédaction a pensé qu’il était utile et souhaitable, à travers ce texte
de rendre un hommage certes tardif, mais sincère, à Georges Peninou, dont la disparition en 2001 est passée presque
inaperçue dans la profession. Celui-ci a pu vérifier à ses
dépens que « Nul n’est prophète en son pays ». Nous sommes tellement tournés, voire même fascinés par la force
d’attraction des leaders de la littérature étrangère, notamment américaine, que nous finissons par oublier le potentiel et surtout le travail de pionnier effectué dans l’Hexagone. Georges Péninou était un pionnier de l’approche sémiologique dans la création publicitaire ; il a contribué de
manière déterminante au développement des études et de
l’agence Publicis en France. C’est pourquoi nous avons un
devoir de mémoire à son égard, pour faire connaître son
œuvre à tous les professionnels concernés par la communication publicitaire et, notamment, à tous ceux qui sont
entrés depuis peu dans la profession.
3
REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1
Pour
accomplir jusqu’au bout ce devoir de mémoire, nous avons
demandé à Jacques Durand, un de ses compagnons de
route, de nous proposer un des textes fondateurs de Georges Péninou. Il a choisi « L’évolution de l’intellectualité publicitaire » qui date peut-être d’un séminaire de 1984 et que
nous sommes heureux de présenter à nos lecteurs.
Pour rester toujours dans les frontières de l’Hexagone, Virginie Buffet
pose la question : « La capitale de la mode est-elle toujours
Paris ? » Elle retrace en termes passionnants la belle et longue histoire de la conquête de ce titre par Paris. Mais elle
signale aussi les menaces réelles que représentent pour la
capitale, la démocratisation des produits et la globalisation
des marchés. L’auteur met en garde sur la tendance à se
reposer sur ses lauriers ; elle recommande les mesures à
prendre par Paris pour mériter sa position de leader, pour
assurer la reconquête de la première place sur la scène
internationale.
Nous voilà maintenant dans le domaine des stratégies internationales
des marques et des enseignes.
Fabien Ohl tente d’expliquer le succès des marques sportives auprès
des jeunes consommateurs. Trois éléments sont à l’origine
de ce succès : le bouleversement de l’économie des échanges, l’originalité de la communication fondée sur la dramatisation du récit sportif, l’autonomie du secteur du sport,
distinct des autres secteurs marchands. À la lecture de ce
texte, on mesure l’ampleur des différences qui séparent les
analyses du sport de Pierre Bourdieu et celles des postmodernistes.
Enrico Colla consacre son article à l’analyse des « Tendances de la
grande distribution en Europe : éléments pour un scénario ». Le pronostic de l’auteur est que les différences entre
les pays en Europe seront moins marquées qu’aujourd’hui.
L’internationalisation des enseignes européennes (Carrefour, Auchan) et aussi nord américaines (Wal Mart) va augmenter le poids des entreprises multinationales. Les groupes étrangers seront plus nombreux que maintenant parmi
les leaders de chaque pays.
Le troisième groupe d’articles nous introduit dans l’univers de l’Internet.
4
REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1
Laurent Deveaux analyse « Les enchères en ligne » ; sujet peu étudié en
France puisque la totalité des références bibliographi-ques
de l’article est empruntée à la littérature américaine. Le succès du mécanisme de transaction des enchères en ligne
s’explique par la diminution des coûts d’organisation et de
participation ainsi que par la démocratisation de son usage.
Sa pratique est marquée par la prédominance des enchères
anglaises. Elle est utile pour déterminer le prix d’un bien
de consommation de manière efficiente. Mais l’auteur
signale aussi que la technique est inapplicable pour les
biens de consommation.
La conception du temps chez le consommateur influence-t-elle les
comportements d’achat sur Internet ? Danielle BouderPailler tente d’apporter une réponse à cette question à partir d’une étude de sondage et d’une bibliographie abondante de la littérature sur la perception du temps. L’intérêt
de son article est moins dans les résultats du contenu de
l’étude constituée par un échantillon de convenance que
dans la tentative de construire et de valider une échelle de
mesure de la conception du temps, en combinant des analyses factorielles, exploratoires et confirmatoires.
Sylvère PIQUET
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REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1
GEORGES PÉNINOU
(1926-2001)
L’UN DES CRÉATEURS
DE LA SÉMIOLOGIE
PUBLICITAIRE
Jacques DURAND
Jacques Durand a autorisé la publication de l’article ci-dessous, déjà paru dans la revue Hermès, 2002, n°33-38,
pp581-588, permettant ainsi à nos lecteurs de mieux connaître l’œuvre de Georges Péninou. Il a ensuite choisi un
texte fondateur que nous publions volontiers en hommage à l’un des créateurs de la sémiologie publicitaire.
La rédaction le remercie pour cette double contribution.
Après des études de droit et de lettres, Georges
Péninou a commencé sa carrière en 1952 à l’Ifop,
puis en 1955 au groupe Boussac. Il est entré à
l’agence Publicis en 1960 comme adjoint au
Directeur des études, et il a été nommé en 1961
Directeur du département des recherches.
Conformément aux usages de la profession, l’activité de ce département se partageait alors entre les
études de marché et les études psychologiques. Et
les premiers textes de Georges Péninou se situaient
dans ce domaine (1).
Le fait qu’il ait choisi d’entrer dans une agence
de publicité, plutôt que dans une entreprise industrielle ou commerciale, répondait sans doute à ses
aspirations profondes. Mais le choix de Publicis était
en outre particulièrement heureux. Dans les années
soixante, Publicis était probablement le seul lieu où
pouvait se développer la recherche publicitaire la
plus innovatrice. La raison principale tenait à la personnalité de Marcel Bleustein-Blanchet, qui aimait
encourager les esprits créatifs. Il avait fondé pour
cela une «Fondation de la vocation». Au sein de son
agence, un «Bureau des idées» réunissait Pierre
Mais Georges Péninou a rapidement manifesté
le désir de faire éclater ce cadre étroit. En témoigne
l’exposé qu’il a présenté en janvier 1962 à l’Unesco (2). Il centrait en effet désormais son analyse, non
plus sur le produit ou sur le consommateur, mais sur
les «formes de l’expression publicitaire», et d’abord sur
«l’image». Et il avait une vision poétique et lyrique de
l’image publicitaire : celle-ci devait selon lui «se plier à
l’essence intime des choses», être «tributaire de ce que
Bachelard appelait l’imagination de la matière». Évoquant Pascal, il déclarait que «la publicité consiste à
rendre l’image sensible au cœur».
(1)
G.P., «Les contrôles de la portée psychologique de l’action publicitaire», Journées de l’IREP, février 1960 – et Publicis Informations,
mars 1960.
- G.P., «Consommateur, qui es-tu ?», Sorbonne, Cycle d’information
sur la gestion des entreprises, 1961.
(2)
G.P., «Variations sur l’image publicitaire», exposé présenté le 25
janvier 1962 dans le cadre du Centre européen de sociologie,
Groupe d’étude de l’image – publié dans Publicis Informations
de mars 1962, et dans la Revue des techniques publicitaires, n° 6,
juillet 1962.
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REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1
ADETEM
Dumayet, Pierre Grimblat et Bernard Zacharias. Et,
dans les années soixante, Publicis a vu passer dans
ses équipes, en dehors des purs praticiens de la
publicité, des personnalités aussi diverses que RenéVictor Pilhes, Claude Neuschwander, Pierre
Berloquin, Daniel Toscan du Plantier, Claire Gallois,
Eric Lipman ou Slavik.
Parallèlement, sa coopération avec Publicis se
développait. Le 12 juin 1964, il venait au sein de
l’agence exposer aux chefs de service et chefs de
groupes combien des échanges entre sémiologie et
publicité pourraient être féconds : «la publicité doit
donner le matériel, très précieux pour l’étude des
symboles humains, parce que le signifié y est intentionnel ; c’est une langue connue qu’on n’a pas à
déchiffrer» ; et en sens inverse, «la sémiologie pourra
donner à la publicité des éclaircissements sur les
mécanismes de production du sens, sur ce qui se
passe quand on manie des symboles» (6). Pour
concrétiser ces perspectives, il adressait à Georges
Péninou le 21 octobre 1964 un projet de recherche
sur «l’image publicitaire de l’automobile», qui était
accepté.
Le fait décisif pour la trajectoire de Georges
Péninou a sans doute été la rencontre de Roland
Barthes. Celui-ci avait commencé à s’intéresser à la
publicité dès 1954, lorsqu’il rédigeait les petits textes
qu’il allait réunir dans ses Mythologies. Dès ce
moment-là, il allait au-delà d’une réflexion journalistique, et il envisageait l’application de la sémiologie
dans ce domaine :
«Le développement de la publicité, de la grande
presse, de la radio, de l’illustration (..) rend plus
urgente que jamais la constitution d’une science
sémiologique» (Mythologies, Seuil, 1957, p. 219)
De son côté, Georges Péninou commençait à
explorer le domaine sémiotique. En février 1963, il
présentait un exposé sur «la représentation publicitaire» aux étudiants de l’Université libre de Bruxelles (7) ; il y insistait sur le «système d’images» créé par
la publicité et sur le «système des objets» auxquels ces
images renvoyaient. L’année suivante (8), il déclarait
que les divers secteurs de la recherche publicitaire
(études psychologiques, études de marché, études
de médias, contrôles d’efficacité) avaient jusque-là
mis l’accent sur l’action publicitaire, mais qu’il fallait
désormais se situer au cœur même de la création
publicitaire ; et pour la première fois il citait le mot
«sémiologie».
J’avais rencontré longuement Roland Barthes à
Milan en 1960 et 1961, lors de la Conférence internationale sur l’information visuelle. Dès mon entrée
au Département des recherches de Publicis, en
février 1962, j’ai repris contact avec lui, et nous nous
réunissions le 15 mars, Roland Barthes, Georges
Péninou et moi, pour étudier les possibilités de collaboration dans le domaine de la recherche. Roland
Barthes indiquait qu’une étude pourrait être envisagée, après la définition préalable d’un corpus d’annonces ; elle pourrait «chercher à déterminer les unités structurales de la publicité», ou bien analyser
«l’évolution dans le temps de leur emploi». Deux procédures pouvaient être suivies : «soit des recherches
menées dans le cadre du Cecmas [Centre d’études des
communications de masse] sur la documentation
fournie par Publicis, soit des études sur des sujets précis menées au sein de Publicis avec l’intervention de
Roland Barthes comme consultant extérieur» (3).
(3)
Extraits de mes notes.
(4)
R.B., «Le message publicitaire, rêve et poésie», Les Cahiers de la
publicité, n° 7, juillet-septembre 1963, p. 91-96.
(5)
R.B., «Rhétorique de l’image», Communications, n° 4, 1964, p. 40-51.
Au cours des mois qui suivirent, Roland
Barthes poursuivit ses réflexions sur la publicité. Il
publiait en septembre 1963 un article sur le «message publicitaire» (4) dans lequel il décrivait les rôles
respectifs de la dénotation et de la connotation. Et
en décembre 1963 il analysait, avec le concours des
étudiants de son séminaire à l’École Pratique des
Hautes Études, la publicité «Panzani», qui allait faire
l’objet de son article de novembre 1964 (5).
(6)
Extraits de mes notes.
(7)
«La représentation publicitaire», Publicis Information, n° 71, avril
1963, p. 14-21 – et Revue des techniques publicitaires, juin 1963.
(8)
G.P., «Intellectualité et publicité», Les Cahiers de la publicité, n° 9,
janvier-mars 1964.
8
REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1
Georges Péninou (1926-2001) l’un des créateurs de la sémiologie publicitaire
Jacques Durand
C’est à ce moment que se situe un texte peu
connu, qui n’a qu’un rapport «discret» avec la sémiologie, mais qui révèle probablement un aspect profond de sa personnalité. En avril 1965, paraissait le
premier numéro du Bulletin des recherches de
Publicis. Georges Péninou y plaçait un long poème
(cent vingt alexandrins) (9), d’un style inspiré de
Charles Péguy, dans lequel il présentait chacun des
membres de son équipe, et qui se terminait ainsi :
nombre réduit d’images. Ils sont destinés à un public
plus large de professionnels.
Allant plus loin, il rédige des textes pour la
revue Communications, publiée par le Cecmas. Le
public visé ici est plus universitaire. Le style est très
philosophique et d’un accès relativement ardu. Les
reproductions d’annonces sont cette fois totalement
absentes.
«(..) Mère qui présidez de si hauts consistoires
Vers vous se sont tournés tous ces navigateurs
Tous n’ont pas été mis dans le who’s who des
gloires
Qu’aucun ne soit omis dans le tableau d’honneur.
Puissiez-vous seulement les garder en mémoire
Et vous souvenant d’eux dans vos pensées
futures
Veuillez considérer dans ce simple offertoire
Le signifiant discret de ce qu’ils firent et furent».
Les années 1965 et 1966 sont pour Georges
Péninou le temps des découvertes. Il se lance avec
enthousiasme dans l’exploration de ce nouvel univers, et il énonce les premiers résultats de ses
recherches. Dès décembre 1964, il présente deux
exposés sur le thème «Sémiologie et linguistique en
publicité», au sein du Collège «Recherche et création»
de l’Irep. Il y analyse un petit nombre d’annonces ;
il montre qu’un même signifié, tel que «durée» ou
«douceur», peut être traduit de façons différentes
d’une annonce à l’autre, ou que le signifié «légèreté»
peut être exprimé dans une même annonce au
moyen d’une multiplicité de signes convergents ; et
il examine les diverses modalités de présentation
d’un produit dans les annonces qui contiennent le
mot «voici». Les présentations orales, sur des thèmes
voisins, se poursuivent en 1965 (10) et elles font
l’objet en 1966 de publications dans le cadre de
l’Irep et de la Revue Française du Marketing (11).
L’année 1965 marque d’ailleurs un tournant
dans sa réflexion. Il ne se contente plus de
remarques générales sur la sémiologie, sur ce qui la
sépare de la psychologie, et sur son éventuelle
application à la publicité. Il entre résolument dans
des études concrètes, afin de montrer sur des
exemples le bénéfice que la publicité peut tirer de
l’application de cette nouvelle technique. Il élabore
une méthodologie et il recherche les annonces sur
lesquelles il pourra développer ses analyses. Ses travaux font ensuite l’objet dans divers supports de
publications parallèles, qui se situent à des niveaux
différents d’abstraction.
Au cours de la même période, Roland Barthes
arrive au terme de son étude sur la publicité automobile (12). Le 7 septembre 1966, il adresse à
Georges Péninou son rapport final. Dans la lettre qui
accompagne cet envoi, il se montre toutefois un peu
réservé sur l’intérêt de ce travail :
Le premier niveau, c’est celui des exposés
oraux et des publications écrites diffusés dans le
cadre de l’Irep (Institut de recherches et d’études
publicitaires) : il s’agit là de textes au style relativement simple, accompagnés de nombreuses reproductions d’annonces : destinés aux professionnels de
la publicité, ils présentent une description concrète
du cheminement de ses recherches.
(9)
G.P., «Présentation du Département des recherches à Notre
Dame des Champs», Bulletin des recherches, Publicis, n° 1, 12
avril 1965, p.1-7.
(10)
G.P., «La responsabilité du signe dans la transmission du sens»,
exposé au Collège «Recherche et création» de l’Irep, 30 juin 1965.
Georges Péninou donne une version plus systématique de ses résultats dans la Revue Française
du Marketing, éditée par l’Adetem (Association
nationale pour le développement des techniques de
marketing). Ce sont des textes plus aboutis, d’une
lecture un peu moins aisée, accompagnés d’un
(11)
G.P., «La sémiologie dans la recherche publicitaire», Gestion,
décembre 1965, p. 727-734.
(12)
R.B., L’image publicitaire de l’automobile : Analyse sémiologique,
30 p. + annexes, 1966 (inédit).
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REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1
ADETEM
«(..) J’ai fait de mon mieux, et cependant le
résultat est bref. Cela tient à ce que j’ai préféré
ne pas étendre ce que j’avais à dire, et que ce
que j’avais à dire dépendait de la publicité
automobile elle-même. Or – c’est du moins
pour moi l’enseignement de ce travail – cette
publicité est pauvre – très pauvre même. (..) Je
suis persuadé pour ma part que d’autres produits se prêtent mieux à une analyse sémantique plus «accidentée» ; avec l’automobile,
nous n’avons pas eu beaucoup de chances
(mais nous ne pouvions pas le savoir à l’avance) : nous sommes tombés sur un objet sémantiquement «mat» (..).»
qu’il incombe à l’art publicitaire de les exprimer
selon leur possible, de leur conférer valeur, densité et
sens» (p. 12).
Deux textes marquent l’année 1970. Chacun
d’eux repose sur une prise de conscience des fonctions en jeu dans les messages publicitaires : fonction implicative, tournée vers le destinataire – fonction prédicative, tournée vers le produit annoncé.
L’exposé présenté aux Journées de l’Irep d’avril 1970
(16) analyse de façon approfondie les attitudes des
personnages dans les annonces (position frontale,
position de trois quarts, position de profil), en montrant quels signifiés correspondent à chacune de ces
attitudes :
En avril 1967, Roland Barthes présente aux
Journées de l’Irep un exposé sur «l’imagination
publicitaire» (13). La perspective sémiologique y est
toujours présente, mais uniquement au niveau social : la publicité, en raison des connotations qu’elle
transmet, influe sur l’imaginaire de notre société.
Mais il n’y est plus question du projet d’appliquer
une sémiologie scientifique à l’analyse des messages
publicitaire.
«J’avais essayé de montrer comment les catégories de la personne intervenaient, de fait, dans
l’image, qu’elles initiaient deux régimes fondamentalement distincts : le régime du discours, lorsque
l’image se proposait en première personne ; le régime du récit, quand elle se proposait en troisième
personne.»
Georges Péninou oriente ensuite ses réflexions
dans une nouvelle direction, inspirée des fonctions
définies par Jakobson. Et cette nouvelle démarche se
déroule en plusieurs étapes.
(13)
R.B., «L’imagination publicitaire», in Point et perspectives de la
recherche publicitaire, Journées d’études de l’Irep, avril 1967, p.
87-88.
Au début de 1968, il analyse l’annonce publicitaire (ou plus précisément ce qu’il appelle le «manifeste publicitaire») comme une superposition de cinq
messages (14) :
(14)
G.P., «Pluralité et jeux de messages», exposé au Collège
«Recherche et création» de l’Irep, 15 février 1968, publié dans le
Bulletin de l’Irep, n° 7, septembre 1968 (texte repris dans
«Réflexion sémiologique et création publicitaire – III. Éléments de
doctrine : Structure du manifeste», Revue française du marketing,
n° 28, 3ème trim. 1968, p. 29-48 - et dans le chapitre 5 du livre
Intelligence de la publicité).
- le message d’appartenance au genre publicitaire ;
- le message linguistique ;
- le message de référence à l’émetteur ;
- le message figuratif, ou de dénotation ;
- le message d’inférence, ou de connotation.
- G.P., «De l’information à la signification», exposé au Collège
«Recherche et création» de l’Irep, 27 mars 1968.
- Débat entre Georges Péninou et quatre autres chercheurs à propos de trois annonces, Collège «Recherche et création» de l’Irep,
16 octobre 1968.
L’année suivante, et probablement dans le
souci de répondre aux critiques de la «société de
consommation», courantes à cette époque, il analyse
de façon approfondie, la relation entre la publicité et
les objets (15) :
(15)
G.P., «La publicité : regard et parole sur l’objet», Bulletin des
recherches, Publicis, n° 6, février 1969, p.1-25 (texte repris dans
Vendre, juin 1969 – et partiellement dans le chapitre 10 de
Intelligence de la publicité).
«D’eux-mêmes (c’est l’erreur de l’optique techniciste), les objets n’expriment, ni ne signifient, ou peu.
C’est parce qu’ils ne disposent d’aucune affirmation
(16)
G.P., «Nouvelle approche de l’image publicitaire», Journées
d’études de l’Irep, avril 1970, p. 27-43 (texte repris dans le Bulletin
des recherches de Publicis, n° 9, janvier 1971).
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REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1
Georges Péninou (1926-2001) l’un des créateurs de la sémiologie publicitaire
Jacques Durand
les années 1980, des chercheurs américains ont envisagé d’appliquer la sémiotique au marketing ; ils ont
alors découvert avec surprise et avec intérêt que des
travaux similaires avaient été menés vingt ans plus
tôt en France :
L’article publié dans Communications (17) s’attache davantage aux rôles des objets dans les
annonces (messages d’apparition, messages de présentation, messages de qualification).
En 1971, Georges Péninou rédige deux textes,
qui se présentent comme la suite des publications de
l’année précédente ; ils proposent tous deux d’analyser «les trois actes fondamentaux par lesquels se
manifeste l’intervention du publicitaire : nommer,
qualifier, exalter - nommer, c’est-à-dire conférer
une identité au travers d’un nom ; qualifier, c’est-àdire asseoir une personnalité au travers d’une
gamme d’attributs ; exalter, c’est-à-dire assurer une
promotion au travers d’une célébration du nom et
du caractère».
«The fact that these publications (..), as well as
all but a handful of French-language studies in this
area have received so little attention in nonFrancophonic countries, attests to the fact that a
serious language barrier exists which threatens to
have some of us reinventing a wheel which was
already invented in the 1960s and 1970s» (25).
Le premier de ces textes, présenté aux Journées
de l’Irep, est bref et schématique ; il est accompagné
d’un ensemble d’images qui en facilitent la lecture
(18). Le second est au contraire plus dense, sans
l’agrément d’une illustration (19).
(17)
G.P., «Physique et métaphysique de l’image publicitaire»,
Communications, n° 15, mai 1970, p .96-109 (texte repris dans
le Bulletin des recherches de Publicis, n° 8, avril 1970, p. 1-28 – et
partiellement dans le chapitre 9 de Intelligence de la publicité).
Et l’aboutissement des travaux réalisés par
Georges Péninou depuis sept ans, c’est sa thèse de
doctorat en esthétique, publiée en 1972 sous le titre
Intelligence de la publicité (20). Il y reprend et systématise une partie de ses textes antérieurs, en les
complétant par de nouveaux développements. Les
illustrations sont nombreuses, mais présentées en fin
de volume.
(18)
G.P., «Flexions et réflexions sur la communication publicitaire :
du nom et de l’attribut», Journées d’études de l’IREP, mai 1971,
p. 71-83.
(19)
G.P., «Le oui, le nom et le caractère», Communications, n° 17, juin
1971, p.67-81 (texte repris dans le Bulletin des recherches de
Publicis, n° 9, janvier 1971, p. 19-48 – et partiellement dans le chapitre 7 de Intelligence de la publicité).
(20)
G.P., Intelligence de la publicité – Étude sémiotique, Collection
«Médias et messages», Robert Laffont, 1972, 304 p.
Les années qui suivent sont marquées par une
large diffusion des méthodes élaborées par Georges
Péninou. C’est d’abord un article très complet rédigé
par David Victoroff (21). C’est ensuite un livre de
Louis Porcher (22). C’est encore une vigoureuse
polémique entre Georges Péninou et Paul Albou (23). Ce sont surtout les séminaire sur la sémiologie que Georges Péninou organise à deux reprises
au sein de l’Irep (24).
(21)
D.V., «Nouvelle voie d’accès à l’étude de l’image publicitaire :
l’analyse sémiologique», Bulletin de psychologie, tome XXV, n°
298, 1971-1972, n° 10-11.
(22)
L.P., Introduction à une sémiotique des images – Sur quelques
exemples d’images publicitaires, Didier, 1976.
(23)
Publi 10 – Le journal de la publicité, 1er décembre 1976, 15
février 1977, 1er mars 1977, 15 avril 1977, 1er mai 1977.
Georges Péninou a pris en 1979 la direction de
la société Intelligences, filiale de Publicis. Il a obtenu en 1991 le Grand prix de l’Irep. Il a participé dans
les années 1990 aux travaux de l’Association internationale de sémiotique visuelle. Il est mort le 15
juin 2001 à Pau, laissant bien des réflexions inachevées.
(24)
Les apports de la sémiotique au marketing et à la publicité,
Séminaire de l’IREP, juin 1976.
- Sémiotique II, Séminaire de l’IREP, juin 1983.
(25)
Jean Umiker-Sebeok, Marketing Signs, Indiana University, n° 2,
1988, p. 14.
Son œuvre reste féconde. Un fait l’atteste : dans
11
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ADETEM
Et nombreux sont les chercheurs qui ont continué à travailler dans les voies initiées par Georges
Péninou : Denis Quénard, Eric Fouquier, Alyette
Defrance, Michel-Adrien Voirol, Claude Le Bœuf,
Yves Krief, Eliséo Véron, François Jost, Jean-Marie
Floch,…et beaucoup d’autres.
- G.P., Premières analyses sémiologiques sur
l’expression publicitaire, Étude n° 16, IREP, juin
1966, 40 p. (publié en partie dans Humanisme et
entreprise, n° 38, août 1966).
- G.P., «Réflexion sémiologique et création
publicitaire – I. Genèse et objet de la recherche
sémiologique en publicité – et II. Éléments de
méthode», Revue française du marketing, n° 19,
2ème trim. 1966, p. 19-25 et n° 21, 4ème trim.
1966, p. 31.
- G.P., «Apport de la linguistique et de la sémiologie à l’étude de l’expression publicitaire», in Les
nouvelles contributions de la recherche à la publicité, Journées d’études de l’IREP, mars 1966, 18 p.
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ÉVOLUTION DE
L’INTELLECTUALITÉ
PUBLICITAIRE
Georges PENINOU
Voici un texte « fondateur » de Georges Péninou.
J’ai d’abord cherché dans ses publications un texte assez synthétique sur ses travaux sémiologiques. J’avais pensé
par exemple au début de son livre « Intelligence de la publicité ». Mais cela finalement me paraît d’une lecture un
peu difficile. C’est pourquoi j’ai préféré un texte intitulé « Evolution de l’intellectualité publicitaire », qui me semble
plus simple et traduirait sa démarche finale. Je ne sais s’il a déjà été publié : je ne l’ai pas trouvé dans ses bibliographies. Le texte que je détiens a été distribué dans le séminaire multimédias organisé par Hélène Monnet au
Cesta en 1984. Un détail du texte (p.10) semble indiquer que c’est un exposé présenté en Belgique.
Jacques Durand
C’est un peu l’histoire des migrations de cette
conscience qu’il faut retracer, dont-il faut rendre compte. À travers l’évocation des principales démarches que
l’institution publicitaire a successivement sollicitées, je
brosserai de la sorte le tableau intellectuel qui lui servit de support, auquel elle emprunta tout à la fois des
notions pour forger sa propre conscience, et des procédures pour moderniser sa pratique.
INTRODUCTION
Le rôle qui m’a été dévolu m’inciterait à me
situer, non dans la fresque du futur, mais dans la
rétrospective de 20 ou 25 années d’intellection publicitaire. Une fois gommées les contingences des parcours publicitaires, l’effet momentané des modes et
des sollicitations du milieu, restent des lignes de
force, de grandes lignes d’inspiration qui ont plié le
métier publicitaire à un certain ordre de concepts
jouant, à différentes époques du temps, le rôle de
concepts d’encadrement et modelant les lignes de
pensée de l’interprofession.
ANNÉES 50
Le départ fut quantitatif, et tout appelait à ce
qu’il en fut ainsi : la nécessité de reconstruire, à l’issue de la seconde guerre mondiale, toute la sphère
du consommable ; l’universalité des besoins, notionpivot, passerelle obligée entre un appareil de production en espérance de les satisfaire, et un marché
à la fois disponible et avide... Les besoins pouvaient
se repérer à différents niveaux hiérarchiques : aspirations, attentes, exigences. Ils pouvaient se classer
en répertoires d’envies et de fonctions. Identifiables,
mesurables, cumulables, ils autorisaient une économie politique de la quantification et de la planification des appétits.
En intitulant ce bref exposé «motivations, positionnements, sémiotiques, et styles de vie : tendances et tentations de l’intellectualité publicitaire»,
j’ai voulu ponctuer l’histoire des idées de quelques
grands jalons, de quelques grands moments, de
quelques unes de ces grandes inspirations. Je ne les
aborderai pas sous l’angle technique, mais plutôt
en leur inspiration ou leur signification générale, en
tant qu’états de conscience, états de la conscience
publicitaire, révélateurs de ce à travers quoi ce
métier s’est, sinon exercé, tout au moins pensé.
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Dans cette période restauratrice, liquidatrice
d’un conflit dont les séquelles restaient lourdes, le
souci informatif fut essentiellement tourné vers des
préoccupations de détection et de mesure : localiser
et inventorier les ressources de ce marché, repérer et
évaluer les potentiels du marché solvable. L’étude de
marché va quadriller, par le sondage, à l’aide de
«dénombrements entiers et de revues générales» ce
territoire de chasse. L’étude de marché fut la première technique d’implantation de «l’âge technique».
L’inspiration fut inventoriale. Une géographie et une
sociologie de la consommation purent s’édifier, bien
avant une psychologie. Le repérage et l’évaluation
systématique de la demande instituèrent ainsi progressivement les marchés dans leur transparence. À
cette géographie territoriale et sociale de l’absorption, répondit une stratégie d’accès aux cibles dont
les études média se firent l’instrument, dans une
même perspective quantitative et descriptive : orientée vers les analyses structurelles de composition et
les numéralisations des circulations, l’étude média
fut, à ses origines, une comptabilité d’audience.
d’un rapport unilatéral et inégalitaire de l’agissant à
l’agi. Ils sont mécanistes, assimilant la publicité à
l’action d’une force physique, inspirés de la conviction de l’obtention inévitable d’un résultat, en rapport avec les proprietés énergétiques de l’arme utilisée et les conditions méthodiques de sa mise en
action. Plus ou moins consciemment, le vocabulaire
se fait militaire (cible, campagne).
Psychologie aussi de la surface de l’effet :
«impact», «notoriété», «attention», «perception», «pénétration», «souvenir», en commandent les accès et
illustrent une époque où la publicité a la volonté de
s’apprécier dans la conscience qu’elle laisse d’elle.
ANNÉES 60
Le tableau change, dans les années 60.
L’expansion s’installe, s’exploite et s’organise. Une
technocratie de l’efficacité se met en place. Le problème de cette époque consistera à organiser un
marché plus épanoui qui s’ouvre à une plus large
différenciation. Parce que l’offre s’amplifie et se
diversifie et que la collectivité prend du champ par
rapport à ses besoins primaires, il devient nécessaire d’introduire plus d’acuité dans les outils de
connaissance. L’intensification du jeu concurrentiel
rend nécessaire plus de perspicacité dans la détection, plus de raffinement dans la compréhension,
plus de sophistication dans la stimulation.
Si cette première époque fut celle de la
métrique, ce ne fut point question de mode, mais
réponse aux préoccupations dominantes de l’époque ; à tous égards, la référence est d’ordre quantitatif : dès lors, l’outil d’investigation par excellence
fut-il, logiquement, le sondage. Il installe son emprise instrumentale, son hégémonie procédurale,
laquelle fut loin d’être toujours positive.
La compréhension et la fragmentation ordonnent les inspirations intellectuelles de l’épogue,
comme l’évaluation ordonnait celles de l’époque
précédente. Le marché cesse d’être une simple extériorité quantifiable, une étendue, pour devenir une
somme de psychologies à pénétrer, une profondeur.
Le marché va à la fois s’intérioriser (motivation) et
révéler ses articulations (segmentation).
La psychologie est, à ce moment, psychologie
de processus : sur le postulat très kantien de la
bonne volonté (le consommateur est, au depart,
considéré comme bien intentionné) s’érige une
pédagogie de l’accès aux biens consommables,
conforme aux pédagogies de l’apprentissage. Le
consommateur est un être éducable. On lui reconnaît des incapacités (limites de solvabilité), des
impossibilités (non accès physique à l’information),
des infirmités (ignorance, préjugés), plus qu’une
volonté contrariante : à l’époque, la conscience ne
peut être contestataire, elle ne peut être que retardataire ou réfractaire.
Avec la motivation, la consommation cesse
d’être une logique ou une chronologie obéissant à
un ordonnancement en phases réglées ou en
niveaux hiérarchisés (de l’attention à la volonté, de
la perception à l’achat), mais une psychologie.
C’est pourquoi les modèles psychologiques de
l’époque sont scalaires : la décision d’achat «progresse» dans la conscience comme progressent la
personnalité et l’entendement de l’enfant éducable.
Ils sont hiérarchiques, fondés sur l’établissement
Psychologie de répudiation : à l’inventaire des
conduites et à l’énonciation des jugements succède
la prétention des explications causales, la remontée
des cheminements génératifs. La question fait place
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Évolution de l’intellectualité publicitaire
Georges Peninou
à des approches plus pénétrantes, plus structurantes,
moins superficielles, plus confidentielles. Le marché
se fait chair. La psychologie économique accordait
au consommateur un état d’esprit, la recherche de
motivation lui prête des états d’âme. La prise en
compte de l’individu s’impose : dans son histoire, ses
contrariétés, ses contradictions.
conscience aussi : jetant sur le monde le seul regard
de commerce, il prend le marché pour ce qu’il est ;
une convoitise.
ANNÉES 70
Puis le contexte change. Les marchés donnent
des signes de résistance, l’apreté des concurrences
en rend l’exploitation de plus en plus malaisée. La
contestation à l’endroit de la publicité se fait plus
vive. Des fractures apparaissent dans une institution
jusqu’ici remarquable par la cohérence de ses structures et l’identité de ses positions. Le modèle productiviste de croissance, la société de consommation, se font désigner, dénoncer, désavouer...
L’abstraction psychologique, comme l’abstraction numérique, s’estompent : c’est pourquoi le sondage d’opinion, parce qu’il fonctionne sur la substituabilité des consciences et la normalisation des
énoncés, perd alors de son hégémonie.
La consommation s’installe durablement dans
la représentation d’un climat passionnel, se propose
volontiers comme fille des conflits, des passions : la
motivation initie à une psychologie de la tension, du
complexe, de l’ambivalence, de la contradiction, de
l’arbitrage...
Techniquement, on va rentrer dans une période où la profession se met à douter de la valeur de
ses savoirs, se confronte à leur relativité et se prépare à leur divergence. La recherche se voit assigner
des missions appartenant à des sphères de préoccupations variées :
À l’intériorisation, devait répondre la fragmentation. Un marketing du discontinu va supplanter
l’étude de marché du continu. La population, initialement considerée sous la perspective de l’homogéne, se découpe désormais en «classes» de capacités
différentes.
- une gestion de la complexité, à laquelle
répondront les techniques multivariées, la
modèlisation, les systèmes d’information marketing ;
Sur les deux grandes lignes primitives de l’extension et de la compréhension s’avanceront les
deux techniques opératoires de la segmentation,
technique de classement sur les échelles d’intensité
ou d’activité, et de la typologie, technique de classement sur les échelles de qualité.
- une gestion de la différence, à laquelle répondront le positionnement et la sémiologie ;
- une gestion de l’innovation, à laquelle répondront les techniques de créativité ;
- une gestion du changement, à laquelle répondront les styles de vie et les courants socioculturels.
Toute une mentalité taxinomique de découpage et de classement présidera désormais aux évolutions futures. Les nombreuses et ingénieuses procédures statistiques qui s’employèrent à découper les
marchés en structures arborescentes amorçaient, en
fait, le long processus technique qui, dès l’année 60,
devait s’attaquer à la complexité croissante des marchés. Les variables explicatives s’avèraient déjà si
nombreuses et si enchevêtrées, si distinctes aussi,
qu’il importait de les hiérarchiser. Ce problème des
intéractions sera abordé par la segmentation, comme
la typologie abordera le problème des identifications
et des localisations des marchés en grandes morphologies psychologiques.
Les techniques multivariées
Avec l’analyse multicritérielle, ou multi-dimensionnelle, on gère un espace-temps bien différent de
celui de la motivation. On entre dans une sorte de
géométrisation de l’esprit commercial. L’analyse des
correspondances génère une vraie cartographie
commerciale ; dans l’analyse des préférences et des
similarités, s’organise une géométrie des choix. Ce
qu’embrasse le regard, dans les mappings, c’est un
configuration commerciale : ses lieux de concentration, ses espaces vierges, ses distances, surtout. Ce
La conscience de marketing nappera le tout de
son efficacité, de son intégrisme, de sa bonne
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que l’on visualise. ce sont tout à la fois des localisations et des relativités : des positionnements. De ce
jour, la conscience marketing devient positionnelle :
elle opèrera moins sur des identités que sur des
similarités ou des proximités.
ché, celui correspondant à un certain «encombrement» des débouchés commerciaux, à une certaine
saturation perceptible ou prévisible de la demande,
à une certaine congestion de l’offre marchande.
Elle s’est offert comme réponse à une situation
devenue plus âpre, à la nécessité de poursuivre un
développement en le fondant sur l’innovation plus
que sur l’exploitation, déjà si intensive, des marchés prospectés. C’est dans l’invention, et non plus
dans le seul quadrillage systématique de l’espace
déjà reconnu de consommation, que l’on se mit a
espérer.
Ces géométrisation de la pensée marketing eut
d’importantes incidences :
- la notion de champ remplace la notion d’unité, comme la notion de forme remplace la
notion d’individu ;
- les positionnements opèrent sur des configurations dans un espace géométrique ; les typologies, sur des affinités plus que sur des sujets ;
C’est donc dans la modification plus que dans
la sophistication que l’économie des produits
consommables pensa trouver un autre souffle.
Modification des produits («invention» de nouveaux
besoins) ; modification des valeurs (déplacements
statutaires de produits existants) ; modification,
éventuellement, des motivations à l’égard des biens
et services (transferts argumentaires). Cette modification s’entoura d’une mentalité subversive, transgressive : elle fut à base non de doute méthodique, ce
fondement de l’esprit d’examen des temps modernes ; mais de refus méthodique, de mise en congé
provisoire -le temps d’une procédure de travail- des
certitudes et des habitudes sur le monde.
- la stratégie devient une stratégie de la relativité. La proximité, la distance, l’écart, le lieu,
s’avèrent aussi intéressants que l’image envisagée dans son contenu intrinsèque. La science
des unités devient science des articulations ;
- on gagne en abstraction : on raisonne moins
sur des individus que sur des facteurs ; moins
sur des personnes que sur des types ; moins sur
des phénomènes que sur des structures ;
moins sur des objets que sur des relations.
L’unité individuelle s’efface devant un construit
mathématique (ou logique), un être authentiquement cartésien : du mouvement et de
l’étendue.
Par l’insolence de ses approches, l’attentat perpétré contre l’empirisme logico-sensible, la créativité
contribuait à ébranler la valeur référentielle du
monde des objets : atteinte à l’identité, à la stabilité,
à la sécurité de la substance. C’est qu’elle avait à les
fomenter, non à les reconnaître.
- on travaille sur des notions compactes, sur des
blocs de composants (typologies, courants,
flux) et sur des blocs de techniques.
ll n’est d’ailleurs pas étonnant que la créativité
ait pris son essor véritable à partir de 68 : on assistera donc à la dislocation provoquée du confort
intellectuel régnant, à l’apparition de techniques
aptes à favoriser la libération des disponibilités créatives et la stimulation des potentiels imaginatifs. Il
n’est pas étonnant non plus que les situations qui
l’avaient fait naître n’étant plus d’actualité, elle dépérit assez vite.
L’homme de marketing se saisit de ce consommateur abstrait. Il se retrouve dans cet être géométrique, entièrement façonné de l’extérieur, produit
d’un traitement ordinatique de données enregistrées
avec une désarmante simplicité apparente. La motivation, dès lors, recule irrémédiablement dans son
propos d’expliquer une conduite commerciale en
relation avec l’histoire intime du sujet.
La sémiologie
La créativité
Avec la sémiologie, la publicité voyait se dessiner, en son extérieur, mais au cœur de ce dont elle
faisait métier -la communication- un champ original
La créativité s’est instituée à un stade bien
caractéristique de l’évolution de l’économie de mar-
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Évolution de l’intellectualité publicitaire
Georges Peninou
de préoccupations, réhabilitant le vieux projet saussurien d’une science des signes, appuyée par une
méthode éprouvée, la démarche structurale.
ve de lecture renouvellée de la publicité, dans la
faculté qu’elle a de l’interpeller sur son essence
d’institution dispensatrice de sens. La différence est
la notion-clé de la publicité. Le signe en est la voie
royale, il entretient et renouvelle sans cesse sa capacité à la manifester.
L’école belge fut présente dès ses origines :
Perelman, le Groupe de Liège, Buyssens, pour ne
citer qu’eux, nourrirent les réflexions pionnières de
la technique argumentaire, de la rhétorique des
figures, de la sémiologie de la communication, que
Barthes, Brémond, Mounin, Greimas, implantaient,
pour leur part, en France...
Son inspiration structurale conduisait à modifier
l’idée que l’on se faisait de la symbolique des produits.
Avec la motivation, on opérait un peu comme s’il y
avait un réservoir de symboles universels et disponibles dont on pourrait «imbiber» à volonté les objets,
comme s’il suffisait, pour reprendre une expression
de Nicolas Le Boeuf, de les «emplir» d’un contenu
symbolique, (l’«âme des produits» selon des règles de
«correspondance» naturelle.
En publicité, elle se proposa, d’abord, comme
méthode d’analyse consciencieuse et systématique
de l’expression publicitaire, au nom de la recherche
d’une meilleure domination intellectuelle du signe :
comme outil gestionnaire, en quelque sorte, de sa
productivité. Elle recherchait une meilleure correspondance, un meilleur «rendu» final dans le rapport
entre signifiants et signifiés. Elle y apportait un
regard particulier, un esprit de dissection analytique
propre, une conception opératoire de l’objectivité.
Ainsi s’instituait-elle en outil tendant à accroître le
niveau de pertinence des propositions créatives.
Or, il faut partir de l’idée que le sens est oppositif, considérer moins les produits en eux-mêmes
qu’en tant qu’organisés en systèmes. lls prennent leur
sens de leur position relative, c’est-à-dire de leur
valeur différentielle : ils ne sont pas dotés d’un sens
intrinsèque, qui serait inhérent à leur matière. Ils
prennent sens de ce qu’ils sont par rapport à ceux
qui les environnent.
Dans une seconde étape, passant de l’analyse
du message singulier à leur analyse méthodique systématisée, c’est-à-dire raisonnant sur des «corpus» restituant des domaines de productions publicitaires
(ex : le déodorant, la banque, l’automobile), l’analyse semiologique se prète à leur intelligibilité. Elle
dessinait une «logique positionnelle des énoncés» des
marques, telles qu’elles se donnaient à voir à travers
leur expression publicitaire propre.
Ce qui fonde un système de signes, ce n’est
pas, en effet, le rapport d’un signifiant et d’un signifié, c’est le rapport des signifiants entre eux. Dire
que la valeur des choses est sémiotique, cela veut
dire qu’elles valent moins par leur valeur intrinsèque
que par la valeur résultant de leur position dans un
tableau ordonné de similitudes et de différences. La
profondeur d’un signe n’ajoute rien à sa détermination. C’est son extension qui compte, le rôle qu’il
joue par rapport à d’autres signes. «Tout signe tient
son être de ses entours, non de ses racines» a pu écrire Julia Kristeva.
Bien que le parti tiré ait été limité (car la sémiologie publicitaire fut -et ne cessa d’être- d’audience
et d’usage restreints), l’analyse des messages, l’édification de modèles argumentaires ou de modèles narratifs devaient bénéficier de ses apports.
De la sémiologie des messages, on pouvait passer, aussi, à la sémiologie des objets, dans le prolongement de Baudrillard, mais aussi du courant ethnologique inspiré de Levi-Strauss, et où il y a plaisir à
citer, pour le grand plaisir qu’il procure, votre compatriote -Marcel Detienne-. Le sémiologue commercial cherche ici à faire comprendre comment s’organise le champ des objets sociaux.
Il y a, ainsi, des liens formels entre pensée
sémiotique et marketing de positionnement. Tous
deux se rejoignent dans la notion d’une signification
perçue comme valeur différentielle ; ils se rejoignent
aussi dans la notion de relativité ; mais ils se séparent en ce que l’activité marketing est avant tout gestionnaire, tandis que la sémiologie introduit de surcroît une réflexion critique sur le signe ou la différence, et sur l’exacerbation du sens en tant que posture fondamentale d’une institution.
S’il est intéressant aujourd’hui, dans cette
rétrospective, de l’évoquer, c’est en tant que tentati-
La publicité de la signifiance est celle de l’âpre
concurrence. Elle s’est exacerbée aux époques de la
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ADETEM
plus vive compétition commerciale. Les marques se
mettent à fonctionner de plus en plus selon un système d’oppositions sémantiques construites, renvoyant à des valeurs trop souvent extrinsèques.
situant les conduites de consommation dans la dérivation d’une psychologie collective (et non plus
individuelle). Ce que les analyses sur les styles de
vie et les courants socio-culturels essaieront de capter, ce sont les mouvements de la sensibilité collective, la saisie contemporaine de ce qu’Edgar Morin
avait, quelques dix ans plus tôt, si heureusement
dénommé «l’esprit du temps».
Dans cet univers de la différence, loin de se
contenter d’évoquer l’objet simple, la publicité tente
d’en faire percevoir le propos signifiant. Derrière
tout objet ou produit, elle scrute le signe qu’il peut
être. La sémiotisation des produits leur forge, certes,
une identité distinctive, elle les institue dans leur différence. Mais l’on a abandonné la profondeur, cette
plongée dans l’intimité d’une matière ou l’enracinement d’une relation pour la surface, au bénéfice d’un
jeu plus ou moins artificiel de signes.
Les études de styles de vie et de courants socioculturels se sont offertes comme l’instrument par
excellence de l’intégration des marchés dans une
société en mue, en faisant intervenir dans les références de la compréhension commerciale un partenaire délaissé par la psychologie individuelle : l’environnement. Elles élargissaient les déterminants des
marchés, comme la motivation avait cherché à les
approfondir. On voulait mieux comprendre les comportements de consommation, en les rattachant à
des forces ou à des tendances qui sous-tendent les
conduites quotidiennes.
Car la publicité de la différence n’est pas la
publicité de la compréhension. Celle-ci reposait sur
une recherche d’authenticité des rapports psychologiques-retrouvés ou découverts. Elle était de l’ordre
de la réminiscence ou de la restitution. Exprimer
l’objet, c’était essentiellement retrouver, plus ou
moins obscurément, une histoire, une origine, une
essence, un souvenir, un imaginaire. À la correspondance toute romantique ou baudelairienne qui fondait le rapport de motivation a succédé le tranchant
du signe, opérant comme arme de division. «Éliminant la métaphysique de la profondeur, le signe
ramène la métaphysique des surfaces. Il instaure une
cosmogonie de la platitude» (J. Kristeva).
Elles y introduisaient deux dimensions inédites : la dimension temporelle, sans qu’elles parvinssent toutefois jamais à fournir une vision historique
des phénomènes étudiés ; la dimension sociétale,
sans qu’elles parvinssent toutefois à en fournir une
vision sociologique. On demeura pour l’essentiel,
dans la psychologie sociale et, notamment, dans la
psychologie de l’opinion, ou dans l’exploitation de
techniques inspirée de la créativité.
Mais le fonctionnement sémiotique est d’ordre
purement contractuel. Il opère tant qu’opère la
convention selon laquelle a du sens la pratique qui
consiste à donner du sens aux objets. Mais, de plus en
plus, cette convention se voit malmenée : rompre la
convention, ce sera, par exemple, la campagne «produits libres» de Carrefour (qui exalte le retour à la référence, au détriment de la signifiance) ; ce sera le
consumérisme (qui revient à la valeur d’usage et répudie la signification) ; ce sera la publicité comparative
(fonder la différence des produits et des marques sur
un principe d’évaluation, non de distinction)...
À l’aide d’une procédure empruntant essentiellement au questionnaire d’opinion et aux
échelles d’attitudes -donc à la psychologie socialeon dresse une sociométrie d’attitudes, que des traitements synthétiques (typologies, analyses de correspondance, etc...) organisent de façon suffisamment cohérente pour qu’à l’échelle collective se
proposent des communautés d’individus fragmentant l’espace social en «styles» distincts : une sorte de
caractérologie collective.
Les styles de vie furent privés, dès le départ, de
l’unité d’intellection élémentaire qui favorise, dans le
domaine des idées, la considération d’un champ
nouveau de pratiques. L’unité ne fut obtenue ni dans
la terminologie, ni dans les sources d’inspiration, ni
dans les procédures, ni dans la représentation finale
proposée de l’état de société analysée.
Les styles de vie
Les styles de vie entendirent gérer une période
qui n’était plus seulement celle d’une économie de
mouvement, mais une économie du changement, en
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Évolution de l’intellectualité publicitaire
Georges Peninou
Il n’y eut pas davantage de base conceptuelle.
Les instruments de mesure ont et veulent avoir une
base empirique - et seulement telle. La théorisation
resta équivoque ou absente.
prennent le pas sur les modèles quantitatifs de possession. Les modèles biologiques, la «négociation» du
milieu, s’imposent face aux modèles mécanistes de
simple «exploitation» des milieux. La morale sociale
cherche à s’imposer dans le cadre d’une nouvelle
morale du négoce, et la simple valeur d’usage se
réhabilite face à la valeur d’échange... Le concept de
différence rentre dans un procès économique (coût
social de la différence artificielle provoquée), philosophique (contestation des segmentations artificielles), professionnel même (doit-on gérer des
signes, où doit-on gérer des biens ?). La valeur référentielle du langage publicitaire s’est détériorée :
notamment, le système général de l’adjectif, c’est-àdire le propos de qualification des objets. Or, l’adjectif est ce qui circonscrit un objet. Quand il est altéré, c’est tout le système déterminatif des objets qui
est en cause. Il ne fait aucun doute que l’on assiste
à une revendication profonde tendant à la réhabilitation de l’attribut publicitaire, qui passe par le rétablissement de sa valeur de référence...
En effet, les regards jetés sur la société ne partent pas du même point de vue : ni quant à la procédure d’accès aux phénomènes que l’on veut étudier, ni quant aux phénomènes qu’il faut choisir
d’observer, ni quant aux indicateurs qu’il convient
d’introduire pour ce faire.
On peut se demander si les ambitions des
styles de vie n’ont pas été excessives, dans leur pretention à rendre compte, finalement, de l’état de sensibilité d’une société. L’objet est difficile à circonscrire, et on peut s’interroger si le principe de pertinence, qui veut que chaque objet d’étude secrète ses
propres variables d’analyse n’est pas violé par une
pratique qui a tendance à donner le même cadre
d’intelligibilité à tout ce qu’il entend étudier.
Mais enfin des typologies ont éte dressées qui
ont pu enrichir la connaissance que l’on pouvait
avoir de certaines populations : clients de produits,
ou clients de supports...
Peut-être le dernier parcours est-il dans l’évolution du statut de l’objet. À travers une évolution plus
logique et déterminée qu’il n’apparait, le produit est
finalement entré sous trois grandes modalités du
regard : sous l’influence motivationniste, il est entré
dans la voie, féconde, de la compréhension des substances. C’était un peu sa voie bachelardienne. Sous
l’influence du marketing de la différence, il a supporté une luxuriante activité sémiotique : c’était la voie de
sa mise en condition signifiante. Sous l’influence
d’une certaine exigence de la responsabilité, de la
rationalité, peut-être entrera-t-il -mais les choses ne se
dessinent pas clairement- dans une nouvelle psychopédagogie de l’usage. En témoigneraient, d’ailleurs,
les pressions qui s’exercent à l’endroit de la publicité
comparative. Si elles devaient être prises en compte,
elles devraient modifier assez sensiblement les conditions même d’exercice du métier.
Au-delà de la transformation des techniques, la
publicité est entrée dans une période caractérisée
par la réévaluation générale de ses référents : la
sémiologie n’était d’ailleurs que l’une des entrées de
la réflexion critique qui s’exerce sur elle.
La mise en question du modèle accumulatif de
société, l’implantation de la pensée éco-systémique,
la popularisation des thèses consuméristes modifiaient déjà beaucoup, depuis le début des années
70, la toile de fond sur laquelle s’inscrivait l’activité
publicitaire : leur consolidation n’a pu qu’accentuer
les tendances. Les modèles existentiels de qualité
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REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1
LA CAPITALE
DE LA MODE
EST-ELLE
TOUJOURS
PARIS ?
Virginie BUFFET*,
Diplomée de l’Institut d’Études Politiques d’Aix en Provence
Résumé
Paris est la ville artistique qui a permis à la mode non seulement d’émerger, mais aussi de
s’épanouir. C’est en effet dans la capitale française, que la Haute Couture, fondement de la
mode, a pu prendre de l’ampleur. Elle assure ainsi à Paris une légitimité inégalée dans l’univers
de la mode aux yeux de la communauté internationale, qui ne cesse de rendre hommage à ce
savoir-faire français. Encore aujourd’hui, Paris profite de cet héritage culturel pourtant, cela
n’empêche pas l’essor d’une contestation relative à sa prédominance. Le problème auquel est
confronté la mode parisienne est double ; d’une part le processus de démocratisation, d’autre
part la globalisation affaiblissent la domination française, comme le montre un sondage d’opinion réalisé auprès de jeunes issus de différentes nationalités. Ainsi, la ville de Paris est contrainte à se réorganiser, ce qui nécessite de profondes remises en cause de tout le système français.
C’est à ce prix que Paris pourra préserver son image.
Mots clés : Mode – Haute Couture – Prêt-à-porter – Art – Industrie – Exception culturelle –
Uniformisation – Mondialisation – Démocratisation.
Abstract
Paris is the artistic city, which has allowed fashion not only to appear but also to flourish.
Indeed haute couture, which is the very foundation of fashion, has been able to soar in the
French capital. Thus it gives Paris an unrivalled legitimacy on the international stage, which
keeps paying a tribute to this French know-how. Until now Paris has taken advantage of this cultural heritage, yet this doesn’t prevent the emergence of some contesting related to its predominance. The problem which Parisian fashion is confronted to is twofold : on the one hand the
democratization and on the second hand the globalization weaken French domination. As a
consequence the city of Paris is led to a reoganization, which requires a deep questionning of the
whole french system. Paris can’t spare this calling into question if it wants to preserve its image.
Key words : Fashion – Haute Couture – Ready-to-wear – Industry – Art – Cultural exception –
Uniformization – Globalization – Democratization.
* Extrait d’un mémoire « Paris, la capitale de la mode ? », rédigé
pour l’Institut d’Études Politiques d’Aix-en-Provence au cours de
l’année 2001, sous la Direction de Mademoiselle Corine COHEN,
Professeur de Marketing.
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ADETEM
Depuis quelques années, des contestations
émergent au sujet de la suprématie de la mode parisienne. Par conséquent, le titre de capitale mondiale
de la mode - qu’elle a fièrement acquis - est remis
en cause, malgré le poids de la tradition qui associe
la culture de la mode à Paris. Mais la mode ne se
résume plus à un art fascinant, elle est devenue une
industrie et donc un bien de consommation quotidien. Entre magie et marketing, Paris s’engouffre
dans une nouvelle bataille pour réaffirmer sa grandeur.
créateur de la mode qui, chez elle, est non seulement
une explosion spontanée, mais la conséquence d’une
tradition ». Car la menace principale qui rode autour
de Paris réside en l’existence de nouveaux concurrents redoutables, qui ont fait preuve d’une meilleure capacité d’adaptation aux attentes des consommateurs des démocraties modernes. En effet, si la
prééminence de Paris en terme de Haute Couture
reste incontestable, puisque c’est sur elle que Paris a
fondé son image et son prestige, en terme de prêtà-porter la situation est bien différente. Or, s’affirmer
capitale de la mode implique de réunir ces deux
facettes, l’une correspondant davantage à l’aspect
artistique, l’autre à l’aspect commercial, afin d’être en
mesure d’être perçu de façon générale comme le
pays dominant de cet univers. Le terme de « capitale de la mode » est très subjectif, et c’est donc à travers l’évolution de l’image véhiculée par Paris, prétendant au titre de Capitale, qu’il faut étudier le rôle
changeant de cette ville. Ainsi, Paris est successivement la ville où naît la mode, celle où la mode
devient une tradition mythique, puis la ville dont le
rôle s’efface, pour enfin devenir la ville qui reconquiert son image.
L’objet de cet article, et du mémoire dont il est
issu, est de mettre en valeur le capital culturel de
Paris dans la mode et la nécessité de le défendre,
sans pour autant perdre son identité, dans un monde
de plus en plus globalisé. Ce travail s’appuie sur un
sondage réalisé auprès de 250 jeunes de plus d’une
trentaine de nationalités. Ce sondage confirme tout à
fait le besoin de combler l’écart apparu entre l’image de Paris et la réalité de son rôle.
« Paris ressemble à ces étoiles qui brillent alors
qu’elles sont mortes depuis longtemps ». Qui pourrait
croire que cette condamnation résulte d’un créateur
parisien ? Et pourtant, l’auteur de cette phrase assassine, qui vide Paris de son esprit créatif et créateur,
n’est autre que Marc Audibet, jeune créateur de la
scène parisienne. Cette phrase dérange, mais il faut
bien reconnaître que la mode parisienne contemporaine peut parfois déplaire, même décevoir, en raison de certaines tendances à l’excentricité, voire au
grotesque de certains défilés, comme ceux de John
Galliano. Vestige d’un passé glorieux révolu, Paris
ressemblerait à un décor dépourvu d’acteur et d’intrigue authentiques. Toutefois, on ne comprend pas
que même un créateur parisien se résigne à cette
situation et qu’il insiste sur cette décadence dans un
article du Monde du 17 janvier 1998, alors même que
la mode française traverse une période décisive, en
raison de la nouvelle crise à laquelle elle doit faire
face. Nouvelle, en effet, car d’autres l’ont précédée,
d’ampleurs variables, mais toujours source d’instabilité et donc de fragilité. Depuis cinquante ans, la
mode parisienne oscille entre grandeur et décadence, c’est pourquoi aujourd’hui, et plus que jamais,
Paris doit se préserver, se défendre et s’affirmer face
à ses concurrents et ses détracteurs à l’instar de ce
que revendiquait le rapport Lelong sur la couture
française de juillet 1940 à août 1944 : « Il n’est au
pouvoir d’aucune nation de dérober à Paris le génie
PARIS ET LA GENÈSE DE LA MODE
Il est généralement reconnu que Paris est, ou
du moins a été, la capitale mondiale de la mode.
Pourtant, cet univers du rêve est souvent méconnu
et l’on ne sait que très peu l’origine de cette consécration mondiale. En effet, pourquoi Paris plutôt
qu’une autre ville ? Telle est la première question sur
laquelle il est important de se pencher avant d’aborder sa remise en cause. Cette association entre Paris
et la mode est d’abord la conséquence de l’apparition de la mode en France puis de l’élan spectaculaire qu’elle y prend, permettant ainsi à Paris de
« s’autoproclamer » capitale de la mode, avec l’assentiment du Monde entier.
La genèse de la mode est donc liée à Paris par
une double relation : c’est à Paris que la mode émerge de façon significative et durable et c’est également là qu’elle commence à s’institutionnaliser. La
mode fait son apparition à la Cour de France au
XVIIe siècle, puisque c’est sous le règne de Louis
XIII que l’intérêt pour la mode s’esquisse. La mode
reste par conséquent pendant un certain temps un
privilège de la noblesse, étroitement réglementé
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La capitale de la mode est-elle toujours Paris ?
Virginie Buffet
comme l’illustrent les sept édits somptuaires adoptés
à son sujet, afin de maintenir ce privilège et d’empêcher toute usurpation de la part d’autres ordres,
notamment les bourgeois. Ce potentiel social du
vêtement se confirme sous le règne de Louis XIV,
pendant lequel la mode devient une obligation,
voire une contrainte sociale, sous peine de moquerie et même de déshonneur. La Régence permit d’assouplir cette discipline, ce qui offre par la même
occasion la possibilité à la mode vestimentaire
anglaise de séduire une large partie des nobles français. L’Angleterre est depuis l’origine de la mode un
des principaux concurrents de Paris principalement
avec la mode masculine, alors que Paris excelle dans
la mode pour femme. Malgré cette intrusion de la
mode anglaise, Paris reprend le dessus sous le règne
de Louis XV, lors duquel le vêtement français s’impose en Europe grâce au charme des Lumières.
Progressivement, l’exclusivité de la mode diminue,
ainsi les révolutionnaires s’approprient une certaine
mode, et les bourgeois ont progressivement accès à
la mode dictée par la Cour, puisque les tendances
sont alors dictées par les assemblées annuelles de
corporation.
informelle entre la couture et la confection. Ce n’est
qu’en 1910 que la couture manifeste sa volonté d’autonomie ce qui conduit à la dissolution de cet organe en deux syndicaux distincts : d’une part la
Chambre Syndicale de la Confection en gros pour
dames et fillettes et d’autre part la Chambre
Syndicale de la Couture.
Dans ce contexte, Paris passe progressivement
d’une situation de domination de fait à une domination proclamée et reconnue. En effet, si Paris « s’autoproclame » Capitale de la mode, selon les termes
de Dominique Waquet, cette autoproclamation n’a
de valeur que si elle est avalisée par le reste du
Monde. Paris se lance donc à la conquête du Monde,
convaincue d’être la ville la plus avantagée dans le
monde de la mode. Cette marche vers le succès est
d’abord entamée par les professionnels de la mode,
c’est-à-dire les créateurs, qui font preuve d’un capital créatif à la hauteur de leurs prédécesseurs. Parmi
ces derniers, il faut particulièrement souligner le rôle
des deux grandes créatrices qu’étaient Coco Chanel
et Elsa Schiaparelli, mais également le talent de Jean
Patou, Jeanne Lanvin et Madeleine Vionnet, puis lors
de la décennie suivante, dans les années 30, on note
le succès de Karl Lagerfeld, Marcel Rochas, Critobal
Balenciaga et Nina Ricci. Si l’action des professionnels se fait au niveau de la création, elle est déterminante à un autre niveau, celui de l’organisation. Ils
poursuivent alors deux objectifs. Le premier, qui
consiste à mettre en valeur sur la scène internationale la mode parisienne, est atteint grâce à différents
moyens. D’abord, la vente de produits dérivés assurant à la marque une meilleure notoriété, on trouve
alors sur le marché les bas Schiaparelli, les cravates
Dior et, surtout, les parfums qui font leur apparition
dans la maison Poiret mais connaissent un grand
essor avec les parfums Chanel dans les années 20.
Puis les professionnels organisent la mise en scène
de leur collection, les défilés de mode sont une pratique qui se généralise, et des expositions sont
créées, telle que celle qui a lieu dans l’enceinte de
l’exposition universelle de 1937, « le pavillon de
l’élégance ». Enfin, afin de contourner les quotas
imposés par de nombreux pays - et surtout par le
principal importateur de mode française : les EtatsUnis – en réponse à la crise de 29, les entreprises
françaises mettent en vente les patrons de leur
modèle, qui eux ne sont pas sujet à quota. Mais l’instauration de cette pratique ravive le plagiat. Alors, un
second objectif apparaît : la protection de la pro-
Cette situation, à l’origine des lentes transformations de la mode, est bouleversée par l’arrivée en
France de Charles Frederick Worth, véritable père de
la haute couture et libérateur de la mode. Il est le
précurseur du « règne des couturiers », et met donc
fin à la dictature de la Cour, puisqu’il s’octroie le
droit de créer selon son inspiration des tenues différentes pour chaque cliente. Le succès ne se fait pas
attendre, et il devient vite célèbre au point que
même l’impératrice Eugénie lui commande des
robes. Ce règne du couturier est donc ouvert au
milieu du XIXe siècle, et poursuivit grâce à une relève de taille, telle que Jacques Doucet et Paul Poiret.
Mais ce qui fait que Paris maintient un rôle si important dans l’univers de la mode réside aussi dans la
place qu’elle occupe dans l’institutionnalisation de la
mode, et particulièrement en ce qui concerne l’organisation de la représentation des professionnels.
Ainsi dès 1868, Paris donne naissance à la Chambre
syndicale de la confection et de la couture pour
dames et fillettes, qui est un atout incontestable de
la suprématie française, notamment en comparaison
avec l’Angleterre qui est dépourvu de telle structure
de promotion et de défense. Mais ce syndicat n’a pas
encore atteint la forme la plus élaborée puisqu’il ne
tient pas compte de la distinction qui existe de façon
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ADETEM
priété intellectuelle de la mode parisienne. Cet
objectif est d’abord atteint grâce à une lutte officielle contre la copie, à travers l’Association pour la
Défense des Arts Plastiques et des Arts Appliqués
fondée par Madeleine Vionnet. Et, de façon plus
indirecte, les parisiens défendent leur image en
réglementant officiellement les conditions d’adhésion à la Chambre de la Couture et les droits à la
dénomination « couture-création ». D’autres acteurs
se joignent à cette conquête. D’autres organismes
sont créés : la fédération française du prêt-à-porter
féminin et le Comité Colbert sont les plus illustres.
Les médias sont également nombreux à s’intéresser
au monde de la mode, aussi bien dans la presse spécialisée comme Vogue, Le jardin des modes, Le petit
Echo de la mode, que dans la presse plus généraliste comme l’Illustration. Enfin, l’Etat participe lui
aussi à ce mouvement général en faveur de la promotion de la mode française, notamment à travers la
création de l’Association française d’Expansion et
d’Echange Artistique et du Centre Technique des
Industries de l’Habillement, ou alors à travers la mise
en place de l’« Aide textile ».
PARIS, OU LA TRADITION
MYTHIQUE DE LA MODE
Etant donné cet héritage hors du commun,
Paris reste aujourd’hui aux yeux de nombreuses personnes la Capitale de la mode, d’une façon presque
mythique. Berceau de la mode, Paris doit le maintien
de son prestige à la fois au poids de l’histoire et à sa
capacité à faire perdurer son mythe. Après avoir
conquis son titre de capitale de la mode, cette ville
s’attache à le défendre, alors que des contestations
émergent au sujet de sa suprématie.
Le poids de l’histoire est un acquis et surtout un
atout considérable au prestige parisien. C’est en effet
l’héritage de Paris qui justifie en grande partie que la
capitale française soit le lieu d’élection de nombreux
créateurs, et aussi le lieu où se concentrent les manifestations de mode les plus importantes. Nombreux
sont les créateurs à choisir de s’établir au sein du
cercle parisien pour exercer dans les meilleures
conditions leur art. Ces créateurs sont aussi bien des
Français que des étrangers. Les créateurs français, et
surtout les créateurs provinciaux, bénéficient d’un
avantage considérable lorsqu’ils sont établis à Paris,
et ce constat s’impose de la même façon pour les
couturiers que pour les créateurs de prêt-à-porter,
domaine de la mode qui n’a cessé de prendre de
l’ampleur depuis les années 50. Ainsi, il a souvent
été reconnu que le prestige de Paris a pu être préservé par la croissance rapide du prêt-à-porter et des
innovations futuristes de Pierre Cardin, André
Courrèges et Emmanuel Ungaro et du style anticonformiste de Yves Saint Laurent. Créateurs et couturiers français sont donc unis dans la défense de
l’honneur de Paris, et ce phénomène perdure,
comme l’atteste la nouvelle génération de créateurs
français dont le tonus est prometteur : depuis les
tout derniers venus comme Isabelle Marant, devenue
nouvelle célébrité de la couture française, Jérôme
Dreyfus, Marc Audibet, qui a préféré mettre son
talent à la disposition du géant du chic italien
Salvator Ferragamo, et aussi Gilles Rosier qui vient
de succéder à Kenzo. Il faut cependant associer à ce
rayonnement de Paris, le rôle des créateurs venus de
l’étranger. Paris confirme son rôle en partie grâce à
ces derniers qui ne conçoivent pas la mode ailleurs
qu’à Paris. La France est donc fière d’accueillir des
nationalités diverses : japonais, allemands, anglais,
Tous ces efforts aboutissent, puisque le Monde
entier reconnaît la suprématie parisienne.
L’admiration mondiale est unanime tant chez les professionnels que chez les clientes. Les professionnels
manifestent cette reconnaissance, soit en décidant de
se conformer aux critères de la Chambre de la
Couture parisienne pour l’intégrer, soit ils décident
de copier l’art de cette ville inégalée. Le style parisien est alors copié et, parfois, cette copie est légale
puisque les couturiers avaient la possibilité d’accorder l’utilisation de leur nom et la reproduction de
leur modèle par des producteurs étrangers. Cet
engouement des professionnels trouve évidemment
son écho parmi la clientèle de plus en plus internationale, mais surtout américaine. Toutefois, cette
admiration est parfois mal vécue par les pays importateurs de la mode française. Ainsi l’Allemagne nazie
essaiera, dans l’optique de sa « Kulturkampf », de
transférer le siège de la Haute Couture de Paris à
Berlin, en vain. Et cette tendance à la jalousie se
manifeste ensuite aux Etats-Unis, qui tentent de profiter de l’affaiblissement de la France occupée pour
s’accaparer l’univers de la mode, comme le prouve
le slogan « Paris is dead, long life in New York », mais
cette tentative fut vaine à son tour.
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REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1
La capitale de la mode est-elle toujours Paris ?
Virginie Buffet
belges ou encore italiens. Sur les traces de Kenzo,
« le plus européen des japonais », Rei Kawakubo,
caché derrière sa marque Comme des garçons, Issey
Miyake et Yohji Yamamoto rejoignent la France pour
y présenter leur art. Il faut également citer « la bande
des belges », ces sept trentenaires qui ont révolutionné le paysage modeux français au début des années
90. Enfin, les derniers à avoir débarqués à Paris de
manière remarquée et remarquable sont, bien sûr,
les anglais, tel que John Galliano pour Givenchy
puis Dior, Alexander mac Queen, pour Givenchy, et
Stella Mac Cartney, chez Chloé. À cette concentration de talents répond une concentration de manifestations, de rendez-vous de la mode, qui permettent à ceux qui n’ont pas choisi Paris comme base de
garder une attache avec la capitale. Ainsi, les défilés
parisiens qu’ils soient de Haute Couture ou de prêtà-porter restent parmi les plus prisés du monde, à tel
point que les « défilés off », c’est-à-dire extérieurs au
calendrier officiel ne cessent de prendre de l’importance, étant donné le nombre de prétendants. Les
salons parisiens sont eux aussi une marque du rôle
considérable accordé à Paris, notamment le salon
Première Vision, le salon Prêt-à-porter Paris.
d’ordre financier, avec les bourses de l’Association
Nationale pour le développement des Arts de la
Mode (Andam), ou d’ordre procédural, notamment
en facilitant l’accès à la haute couture, comme l’a fait
la réforme de 1992, qui diminue les conditions d’adhésion à la Fédération Française de la couture.
Préserver cette spécificité française et l’entretenir est
une chose importante, mais dans un domaine aussi
mondialisé que la mode elle n’a d’intérêt que si elle
est mise en avant sur la scène internationale. L’Etat a
donc contribué à la promotion de cette exception
française, afin de faire connaître au monde entier la
qualité et la dynamique de la création française.
Dans ce rôle, l’Afaa (Association Française d’Action
Artistique) est déterminante. Avec l’aide du ministère des Affaires Étrangères, et le soutien du ministère
de la Culture et de la Communication, elle contribue
à organiser la diffusion de la création et du patrimoine français hors de France. D’autres initiatives
sont apparues : le projet « créateurs de passion » destiné à mettre en avant, sur la scène internationale, le
talent de 22 jeunes créateurs français grâce à une
exposition itinérante dans le Monde entier.
Mais il faut reconnaître l’importance du travail
réalisé dans l’ombre des projecteurs, afin de maintenir en vie le mythe. Tous les acteurs ayant contribués
à la conquête de la mode au début du siècle jouent
toujours un rôle déterminant. Ainsi, la spécificité
française est maintenue de différentes façons. La
protection du patrimoine culturel de la mode française en est un aspect considérable. La multiplication
de musées de la mode et du textile est une preuve
de cette volonté de préserver un héritage inestimable. La mode a le droit à son historicité, et elle
l’affirme grâce à des constructions comme le Musée
des arts de la mode, le Louvre ou encore le Musée
de la mode, à l’Institut Mode Méditerranée de
Marseille, dont l’initiative est aujourd’hui imitée par
de nombreuses villes de France et de l’étranger. À
cet intérêt culturel et historique se superpose un
intérêt plus particulier à chaque maison, puisqu’il
s’agit pour elles de retrouver et de préserver les
racines de leur histoire, autrement dit leur identité.
C’est dans cette optique qu’ont été créés la
Fondation pour le rayonnement de l’œuvre d’Yves
Saint Laurent, inaugurée en 1999, et le Conservatoire
Chanel. Cette action de l’ombre se manifeste également par l’incitation à la création, sous forme de
soutien aux jeunes créateurs, que ce soutien soit
PARIS, LA VILLE DONT LE RÔLE
S’EFFACE DANS LA TOURMENTE
Cependant, malgré tous ces efforts, les contestations se font de plus en plus nombreuses et de
plus en plus vives au sujet de la suprématie parisienne. Paris est alors perçue comme une ville dont
le rôle concret ne cesse de diminuer. Deux principales raisons sont à l’origine de cette situation. Il
s’agit de la démocratisation du luxe et de la mondialisation de ce système. La conséquence de ces
deux phénomènes cumulés est l’apparition d’un
décalage entre le rôle effectivement joué par Paris de
nos jours et son image intemporelle.
La démocratisation du luxe touche de plein
fouet la capitale française, dans la mesure où la
majeure partie de son prestige repose sur le luxe par
excellence : la Haute Couture. Or, cette dernière ne
peut pas s’aligner sur les marques de luxe prêt-àporter, car ces coûts sont beaucoup plus rigides. On
sait qu’un défilé coûte des sommes énormes, estimées entre 300 et 800 millions de centimes, tout en
sachant qu’il s’agit d’une mise de fond irrécupérable
directement étant donné la faiblesse du nombre de
vente. De plus, la confection des tenues de Haute
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REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1
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Couture nécessite une main d’œuvre très spécialisée
et donc coûteuse, ainsi que des tissus hors de prix.
Dans un tel contexte, il n’est pas surprenant que le
prix d’un tailleur s’élève entre 50 000 et 80 000
francs. Michel Klein résumait la situation dramatique
de la Haute Couture de la façon suivante :
« Aujourd’hui, un vêtement de Haute Couture coûte
dix fois plus qu’il y a trente ans, alors que le pouvoir
d’achat de la clientèle n’a pas suivi la même évolution ». Le nombre de clientes ne cesse donc de
décroître, estimé aujourd’hui à moins de deux mille,
quant au nombre de maisons de couture, il suit la
même évolution : de 106 en 1946, il n’en reste plus
qu’une quinzaine et les désistements continuent de
s’accumuler. Cette évolution profite directement aux
autres institutions créatrices de mode luxueuse, et
non luxueuse, puisque l’explosion du prêt-à-porter
généralise l’accès à la mode, tout en se déclinant en
plusieurs gammes de la plus coûteuse à la plus abordable. Et, malgré l’existence de prestigieuses
marques françaises de prêt-à-porter des couturiers et
des créateurs, la France doit affronter une vive
concurrence.
des échanges de textile et la délocalisation de la production, qui sont des inconvénients pour la compétitivité de la France, le problème majeur qui se pose
à Paris réside dans la mondialisation du système de
la mode dans son ensemble. Ce changement conduit
à l’apparition de nouvelles capitales de la mode et à
l’éparpillement des manifestations de mode, ce qui
implique donc une réorganisation sérieuse des
entreprises françaises. De plus en plus de rendezvous de la mode ont lieu à l’extérieur de nos frontières hexagonales. La mondialisation des échanges
et de la communication a contribué à l’essor de nouveaux centres de la mode, injustement qualifiés de
Capitale de la mode, puisque pour la plupart il ne
s’agit pas de capitale étatique. L’Italie est le premier
pays à avoir représenté une sérieuse concurrence
pour la France, d’abord avec Rome, puis avec Milan.
Puis New York a suivi et, enfin, certains accordent
un rôle prépondérant à Londres. Ces villes jouent
effectivement un rôle de plus en plus important,
comme le prouvent leurs défilés d’une audience toujours croissante.
Outre ces nouvelles « capitales », d’autres villes
participent à leur tour à la décentralisation de la
mode, en organisant d’autres rendez-vous, comme
Le festival International de la mode africaine, La
Hong Kong Fashion Week, le salon Igedo de
Düsseldorf. Face à cette concurrence aussi redoutable que variée, l’ensemble du système français fait
preuve de certaines lacunes qui incitent donc à penser à une réorganisation, afin de défendre l’honneur
de Paris. Cette réorganisation s’articule autour de
deux grandes défaillances françaises. Il faut d’une
part joindre la course à la compétitivité-prix, pour
pallier les inconvénients liés à la mondialisation des
systèmes de production. Les entreprises doivent
donc réfléchir à la manière de jouer sur leurs coûts
de production, et sur la productivité du capital.
D’autre part, et là réside l’enjeu majeur pour la mode
parisienne, il faut inciter les entreprises à réfléchir
davantage sur leur compétitivité hors prix, en jouant
cette fois, à la fois sur des avantages objectifs, tels
que la qualité et la rapidité, et des avantages subjectifs, tels que la séduction, la notoriété.
Une autre conséquence de la démocratisation
s’applique cette fois à la création. En effet, on peut
parler de démocratisation de la mode dans son
ensemble depuis l’émergence d’un véritable pouvoir
de la rue, lui conférant le pouvoir de s’ériger en véritable instance de création et, même, à certains
égards, en nouveau dictateur de la mode. Le pouvoir
de la rue s’est érigé dans les années 70, donnant
naissance à un mouvement d’anti-mode. Depuis, les
créateurs tentent de capter les attentes des consommateurs pour mieux les satisfaire. On assiste alors à
la multiplication des bureaux de styles, qui dictent la
mode qui sera portée dans les années à venir dans
leurs cahiers de tendance, dont s’inspirent largement
la plupart des créateurs. Dans ce nouveau contexte,
la place accordée aux créateurs est bien moins valorisante, il ne s’agit plus d’art, d’inspiration, de création, mais de conformité à la norme. Cela tend malheureusement à l’uniformisation de la mode, qu’elle
soit parisienne ou autre.
Simultanément à cette démocratisation de la
mode, le monde de la mode se globalise, permettant
ainsi à de nombreux acteurs de l’intégrer, et conduisant à décentraliser cet univers. Outre les problèmes
engendrés par la mondialisation au niveau de l’industrie de la mode, c’est-à-dire les bouleversements
Le besoin de ces réorganisations est encore
plus clair quand on constate l’écart qui se creuse
entre l’image de Paris et son rôle effectivement joué
aujourd’hui. Cet écart a été constaté dans un sonda-
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La capitale de la mode est-elle toujours Paris ?
Virginie Buffet
On comprend donc que Milan est le rival direct
de Paris, car leurs modes se confondent, sont perçues de la même façon, ce qui nuit au prestige français. New York représente également un rival de
taille, car la modernité peut s’avérer être un atout
majeur, surtout auprès des jeunes.
ge réalisé auprès de 250 jeunes de 18 à 25 ans, qui
avait pour objectif de déterminer comment les jeunes
perçoivent la mode. Il s’agit d’une étude des comportements mentaux chez les 18-25 ans issus des principaux pays influents dans la mode et des grands pays
consommateurs. Ce sondage, réalisé en novembre
2000, dresse un constat de l’image actuelle véhiculée
par Paris auprès de cette tranche d’âge. Selon ce sondage, on comprend que les jeunes s’intéressent à la
mode. Ils ne sont que 13 % à déclarer du mépris ou
de l’indifférence à son égard (au niveau de l’échantillon total, il est impossible de distinguer l’opinion
des femmes et des hommes, qui n’est représentative
que dans l’échantillon retenu). Parmi les personnes
déclarant un intérêt pour la mode - qui sont représentatives de la part du marché masculin et féminin
de l’habillement en France - on peut remarquer que
les femmes s’inspirent davantage de la mode que les
hommes, qui éprouvent envers elle un intérêt plus
culturel que pratique. Cependant, il est significatif
que, quelque soit le sexe, les jeunes s’inspirent plus
de la mode qu’ils n’en sont fascinés. Cette tendance à
l’inspiration confirme l’accès généralisé à la mode,
autrement dit la démocratisation de la mode, ce qui
correspond au succès du prêt-à-porter. Néanmoins, la
mode relève encore pour une partie d’entre eux du
domaine du rêve et de la fascination, généralement
consacré par la Haute Couture.
Pour les jeunes, c’est la France qui vend le plus,
pour 42,7 % d’entre eux, puis l’Italie pour 34,3 %, et
enfin les Etats-Unis pour 33,8 %. Cette image de la
France comme pays le plus influent commercialement est intéressante, car elle est en complète
opposition avec la réalité, dans laquelle les EtatsUnis sont les premiers avec un chiffre d’affaires de
250 milliards de francs, suivis de l’Italie avec 124,7
milliards de francs et enfin la France avec 68,8 milliards de francs(1).
Il semble donc que, dans l’esprit des jeunes, la
France domine dans le commerce de la mode, ce qui
laisse à penser que, pour les jeunes, la mode française est la plus présente, la plus portée.
Impressions sur les marques
Les marques préférées des jeunes sont, dans
l’ordre décroissant, des marques italiennes (28,2%
des répondants), puis américaines (25,4 %) et françaises (22,5%). Il faut remarquer que cette domination italienne est d’autant plus significative qu’il n’y
a que peu d’Italiens au sein de l’échantillon, ce qui
évite le chauvinisme que l’on peut en revanche
constater pour les Américains et les Français.
Impressions sur le rôle des différents
pays influents dans la mode
En ce qui concerne l’image véhiculée par
chaque mode, on constate une certaine homogénéité des réponses. Les modes parisienne et milanaise
sont caractérisées toutes deux, avec une symétrie surprenante, par l’élégance, respectivement à 34,7 % et
33,3 %, puis par l’adjectif « luxueux » à 24,4 % et
26,8 % et enfin « moderne ». Seuls les ressortissants
des Etats-Unis et d’Asie considèrent que c’est l’adjectif « moderne » qui définit le mieux ces deux modes.
En revanche, la mode new-yorkaise est définie à
l’unanimité des différents regroupements comme
« moderne ». Quant à la mode londonienne, les
réponses sont variées : même si le caractère original
domine, on constate une certaine confusion dans la
mesure où cette mode est caractérisée par deux
adjectifs antagonistes, « classique » et « original ».
On remarque donc que la mode française
n’est pas celle qui séduit le plus les jeunes. On peut
imaginer que cette situation est en partie due à l’importance des moyens marketing consacrés par les
Etats-Unis et l’Italie, pour promouvoir et dynamiser
leur mode.
On remarque toutefois qu’une grande partie
des personnes interrogées déclare ne pas avoir
(1)
Chiffres obtenus sur :
http://www.quid.fr/WEB/PRINCIPA/Q047500.htm
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REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1
ADETEM
d’opinion à ce sujet : les marques ne communiquent
peut-être pas une image assez significative pour que
les jeunes veuillent s’y identifier.
nimité. Il existe d’autres villes qui méritent l’appellation de Capitale de la mode, et ces considérations
sont indépendantes de la nationalité des personnes
interrogées.
Impressions sur les créateurs de mode
Conclusion du sondage
Le premier créateur cité spontanément est JeanPaul Gaultier, suivi de deux Italiens : Versace et
Armani. Jean-Paul Gaultier retient surtout l’attention
des français mais, dans l’ensemble, les créateurs
français sont plus cités que les créateurs d’autres
nationalités. Toutefois, la différence avec les Italiens
est trop faible pour que les Français puissent crier
victoire. En effet, un écart de trois voix seulement est
insuffisant pour marquer la suprématie de la France.
On peut donc en conclure que Paris reste la
ville dominante dans l’univers de la mode, non seulement parce que les jeunes considèrent la France
comme le pays qui est le plus influent commercialement parlant, mais surtout parce qu’ils sacrent Paris
« Capitale de la mode ». Toutefois, il faut nuancer ce
tableau. La mode parisienne ne se démarque pas
vraiment de ses concurrents, surtout de l’Italie. En
effet, les modes française et italienne sont qualifiées
par les mêmes adjectifs, les créateurs cités sont
presque aussi nombreux pour ces deux nationalités,
et les marques italiennes sont les préférées des
jeunes, qui classent d’ailleurs l’Italie en seconde
Capitale de la mode. De plus, si Paris est considérée
majoritairement comme la Capitale de la mode,
l’unanimité est bien loin : ils sont 42 % à estimer que
la Capitale de la mode se trouve ailleurs qu’à Paris.
Paris doit donc faire face à ce constat, notamment en
communiquant davantage sur sa spécificité. Etant
donné la faible réactivité de la France au phénomène de démocratisation cumulé à celui de globalisation, les interrogations relatives à la pertinence du
maintien du titre de « Capitale de la mode » sont aisément compréhensibles et même justifiées dans ce
nouveau contexte. C’est pourquoi il faut réagir vite,
avant que le poids de l’histoire ne soit plus assez
important pour soutenir à lui seul cette affirmation.
Quelles sont les actions qui permettraient à Paris de
restaurer sa Grandeur, quelque peu mise à mal par
sa faiblesse industrielle face aux enjeux de la mondialisation et par l’émergence d’une double concurrence : la rue et les pays étrangers ?
Si les Français sont encore légèrement majoritaires, on constate une fois encore que l’Italie talonne la France.
Connaissance de l’univers de la mode
La confusion est manifeste au sein des jeunes
entre la Haute Couture et le prêt-à-porter. Ils ne sont
que 9% à reconnaître, avec moins de cinq fautes, les
créateurs des couturiers(2). Il est encore plus significatif que presque un quart de l’échantillon se déclare incapable de répondre à une telle question. Ils
sont nombreux à avoir fait part de leur confusion en
raison de l’existence de parfums et de cosmétiques
auxquels ils identifiaient les noms.
Il est incontestable que les jeunes confondent
le prêt-à-porter de luxe avec la Haute Couture, qui
est donc une particularité française à mettre en
valeur.
La Capitale de la mode
Pour plus de la moitié des personnes interrogées, Paris est la Capitale de la mode. Ils sont 52% à
situer la Capitale de la mode à Paris, 14,6 % à Milan,
13,1 % à New York et 9,4 % à Londres.
PARIS, UNE VILLE
À LA RECONQUÊTE DE SON IMAGE
Paris est donc entrée et doit s’engouffrer dans
la voie d’une reconquête de son image et de son
Cette fois, la majorité absolue est atteinte. Paris
jouit incontestablement d’une image de référence en
matière de mode. Paris joue donc un rôle de leader
aux yeux des jeunes. Mais Paris n’obtient pas l’una-
(2)
Parmi la liste, les couturiers sont : Christian Dior, Chanel, Paco
Rabanne, Givenchy, Emanuel Ungaro, Jean-Paul Gaultier.
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REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1
La capitale de la mode est-elle toujours Paris ?
Virginie Buffet
rôle. Pour cela, plusieurs perspectives ont été tracées. Il s’agit, d’une part, de prendre en compte la
contrainte industrielle et, d’autre part, de redonner
force et vigueur à l’exception française.
cités de cet univers particuliers et de ces contraintes,
et les professionnels de la mode acceptant de suivre
une formation sérieuse en gestion financière. Il est
également possible d’envisager plus qu’une simple
coopération. Certaines fusions seraient avantageuses
dans certains cas, notamment entre gestion et création, qui sont bien souvent trop indépendantes l’une
de l’autre. L’union de ces deux fonctions qui n’ont pas
du tout la même vision des choses pourrait se faire
par le recours à un homme intermédiaire : le « coach »,
terme suggéré par Bruno Remaury dans Repères,
Modes & Textile. Un autre type de fusion peut-être
envisagé au sein de la production. En effet, force est
de constater que les entreprises de l’habillement sont,
la plupart du temps, des petites structures, qui mériteraient de réfléchir à une fusion, même partielle,
pour certains domaines notamment l’acquisition des
innovations technologiques lourdes en investissement. Ce constat s’adresse aux façonniers, qui sont
pour la plupart des petites entreprises, et à toutes les
petites structures de cette industrie qui nécessitent de
plus en plus d’investissements.
Pour que Paris retrouve sa force et son aura
international, il faut donc que l’ensemble des professionnels de la mode française donne l’occasion à
Paris de mettre en valeur ce savoir-faire national.
Seule une prise en compte de la contrainte industrielle permettra de redynamiser le rôle de fairevaloir attribué à Paris pour le prêt-à-porter. Cette
entreprise s’identifie principalement à travers deux
défis. Le premier consiste à se réapproprier les
moyens d’action, en se garantissant ainsi une autonomie d’action et de décision, indispensable à la restauration de la suprématie française. Deux stratégies
sont alors envisagées, selon les moyens des entreprises. Elles peuvent décider d’adopter une stratégie
d’intégration totale, de l’amont à l’aval, c’est-à-dire
de la production à la distribution – ce choix est celui
de LVMH avec la filiale Christian Lacroix – , ou bien
une stratégie d’intégration partielle, la priorité étant
généralement accordé à la distribution, puisque la
réappropriation de la distribution permet de retrouver une certaine liberté de la stratégie marketing. En
effet, quand cette partie de la chaîne est confiée, la
stratégie marketing est réduite à deux éléments qui
ne suffisent pas à assurer une bonne communication
et à une bonne force de vente : le prix et le produit.
On assiste alors à un développement des chaînes
succursalistes, c’est-à-dire des magasins tenus en
mains propres, qui permettent de mettre en place un
concept merchandising rigoureux et de contrôler
plus facilement son application.
Le second défi auquel doit faire face la mode
parisienne, consiste à mettre en valeur les atouts de
la mode françaises, ses caractéristiques. Il faut donc,
dans un premier temps, poursuivre de façon plus
efficace la défense de la spécificité française, pour
ensuite mieux la communiquer sur la scène internationale. Si Paris ne doit pas renier le passé glorieux
qui l’amena au titre de capitale de la mode, elle ne
peut non plus se contenter de compter sur ce passé.
La capitale française doit donc parvenir à préserver
ce passé comme un atout, tout en s’encrant de façon
plus significative dans la mode contemporaine,
notamment avec le prêt-à-porter, qui n’est pas aussi
dynamique en France, qu’il peut l’être en Italie ou
aux Etats-Unis. Paris dispose d’un avantage hors du
commun ; étant le seul pays à pratiquer officiellement la Haute Couture, il faut mettre en valeur et
jouer sur la dualité de la mode en France, ce qui fait
sa caractéristique essentielle. Or, on s’est aperçu à
travers le sondage que rares sont les jeunes capables
de distinguer les maisons de Haute Couture de celles
de prêt-à-porter de luxe. Il convient en conséquence d’accentuer cette distinction. Mais, il faut également que le prêt-à-porter français s’aligne sur les
nouvelles pratiques. Ainsi, les sacro-saintes deux collections par an ont été dépassées par de nombreux
pays, ce qui confère à leur marque un dynamisme
exceptionnel grâce à ce renouveau permanent, il
L’autre enjeu qui s’offre pour la production,
consiste à faire preuve d’une meilleure solidarité entre
les différents acteurs du système productif français. Il
peut s’agir alors de développer des coopérations entre
les professionnels de la mode, qui pourraient se traduire par l’amélioration des livraisons, par l’entraide
entre confectionneurs et multimarques, ou encore par
l’instauration d’un système de compagnonnage, qui
permette aux jeunes sociétés d’émerger plus facilement. Cette coopération doit s’étendre aux organes
financiers, sans lesquels les entreprises ne peuvent
pas survivre. Cette coopération implique un dialogue
plus approfondi entre les professionnels de la mode
et ceux de la finance, et un échange de concessions :
les financiers s’engageant à tenir compte des spécifi-
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REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1
ADETEM
s’agit également de présenter un prêt-à-porter pour
homme capable de satisfaire les goûts et les exigences de ces nouveaux consommateurs de mode.
La France est encore loin derrière l’Italie sur ce marché. Enfin, il peut s’agir d’explorer davantage la voie
ouverte par les « maisons-création » comme Daniel
Jaziac et Marcel le Bihan, qui travaillent leur produit
de façon artisanale, et proposent aux clientes des
petites séries, qui leur garantissent l’originalité.
Parallèlement, le rôle de la ville de Paris doit lui
aussi être défendu, d’une part au niveau de la formation des créateurs, puisque les écoles parisiennes
ne rivalisent pas avec les écoles américaines ou
anglaises, ce qui pose problème au niveau de la
création et du renouveau des générations. D’autre
part, le grand projet de la Cité de la mode à Paris
devrait renforcer la capacité de Paris à concentrer les
principales manifestations de mode. Enfin, cette
défense de l’exception française passe aussi par la
poursuite de la protection de la propriété artistique
parisienne. Aux luttes traditionnelles contre la copie
s’en sont ajoutées de nouvelles, qui vont de la réglementation du droit à l’image en passant par le renouveau des calendriers et de l’organisation des défilés,
permettant de redonner un sens au press-release.
ment, la décoration intérieure … Enfin, même si cela
peut paraître paradoxal, la Grandeur de Paris pourrait se manifester à travers sa capacité à communiquer, coopérer avec ses principaux concurrents, et
cesser ce nombrilisme qui lui fait tant de torts. Sans
aller jusqu’à imaginer une organisation internationale de la mode, quelques pays européens, notamment
la France et l’Italie, ont passé entre eux des accords
afin d’organiser le mieux possible et dans l’intérêt de
tous, les défilés et aussi la diffusion des informations,
la lutte contre la copie et la promotion de leur produit. Cette expérience, qui se poursuit toujours à
l’heure actuelle, est porteuse d’espoir.
On peut considérer que, malgré l’émergence de
nouveaux centres d’impulsion parfois considérés
plus créatifs que Paris, et donc désignés, au même
titre que Paris, comme Capitale de la mode, Paris
jouit encore d’une grandeur inégalée. Paris n’est pas
une simple Capitale de la mode, c’est-à-dire une
capitale nationale caractérisée par son intérêt pour la
mode, mais elle est et reste encore la Capitale
Mondiale de la mode, entendue comme la capitale
d’une entité fictive élargie au Monde entier. Mais,
l’image est un capital qui s’entretient, et donc, si
Paris veut préserver cet héritage culturel, il lui faut
non seulement s’adapter à l’époque mais aussi communiquer davantage. Ainsi plusieurs perspectives
s’offrent aux professionnels de la mode, afin de
redynamiser l’image de Paris, sans laquelle ils ne
sauraient survivre. Le sort de Paris repose donc
désormais, plus que jamais sur leur capacité d’adaptation. Sans ce renouveau du système français de la
mode, dont Paris est le fer de lance, le poids de l’histoire ne suffira pas pour justifier éternellement son
titre de Capitale de la mode.
Redonner à Paris son dynamisme ne suffit pas,
il faut enfin le communiquer au Monde entier. Cette
communication doit se faire d’abord à travers la
marque. On parle dans ce cas de marque-média, ce
qui désigne une marque qui véhicule à elle seule un
message qui la caractérise aux yeux des consommateurs. Cela implique la mise en œuvre d’un discours
évocateur et cohérent dans tous les outils de communication dont dispose une marque : le produit, le
prix, le réseau de distribution, l’accueil, l’emplace-
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REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1
La capitale de la mode est-elle toujours Paris ?
Virginie Buffet
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Entretien avec Madame Galeski, chargée de missions extérieures de l’Institut Mode Méditerranée.
Entretien avec Monsieur Valigny, Conseiller financier pour le développement des entreprises auprès de la direction de la Fédération
Française du prêt-à-porter féminin.
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REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1
COMMENT
EXPLIQUER
LE SUCCÈS
DES MARQUES
SPORTIVES
AUPRÈS
DES « JEUNES »
CONSOMMATEURS ?
Fabien OHL,
Maître de conférences
Lab. APS et Sciences Sociales
Université Marc Bloch Strasbourg
Résumé
L’attrait des « jeunes » pour les marques sportives s’inscrit
dans une transformation de l’économie des échanges et une
recomposition des identités. Ce succès singulier s’appuie sur la
technicité des biens, les nombreux récits médiatiques et l’autonomie relative de la culture sportive qui confèrent une « authenticité » aux marques sportives.
Mots clefs : Marques - Sport - Identité - Authenticité - Jeunes Consommation.
Abstract
The attraction of young people to sports brands is not only
economic transaction but a symbolic exchange and a redefinition
of identity. Success is built on the technical dimension of sporting
goods, sport stories and myths and the relative autonomy of sport
culture that gives an “authenticity” to sporting goods and their
brands.
Key-words : Brands - Sport - Identity - Authenticity - Youth Consumption.
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REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1
ADETEM
Les marques sportives connaissent un succès
particulièrement important auprès des « jeunes ».
Nous proposons d’en analyser les raisons en nous
appuyant essentiellement sur des réflexions sociologiques et anthropologiques(1).
Dès 6-8 ans, les marques sportives arrivent en
tête des marques préférées (ABC+ 2001) ; Nike est
classé en premier (71%) devant Décathlon (70%) et
Chipie (47%). Les marques sportives déclassent progressivement celles associées aux premiers personnages de l’enfance (Roi Lion, 101 Dalmatiens,
Razmokets, etc.).
L’article se propose d’abord de constater et de
décrire le succès des marques sportives auprès des
jeunes selon les âges. Pour expliquer et comprendre
ensuite ce succès, nous nous appuierons sur l’analyse des transformations de l’économie des échanges
et des processus de recomposition des identités. Si
l’on peut affirmer que le contexte social attise une
sensibilité générale aux marques, il n’explique néanmoins pas à lui seul l’engouement des jeunes pour
les marques sportives. C’est également parce qu’elles
ont l’avantage de pouvoir s’adosser à une culture
sportive présentant une dimension technique, une
capacité à produire des récits médiatiques et une
autonomie relative qui leur confèrent une authenticité, que les marques sportives ont pu connaître un
succès aussi considérable.
La prégnance de l’univers du sport s’accentue à
l’adolescence : 5 des 6 premières marques préférées
des 11-13 ans sont des marques sportives. La forte
appréciation de Décathlon puis son déclin révèle les
itinéraires de consommation des enfants. En tant que
lieu des premiers achats de biens sportifs dans le
cadre familial, Décathlon est associé aux marques et
recueille des jugements favorables. Cependant, ses
marques propres (Décathlon, Inesis, Tribord,
Quechua, Greenway, Artémis, Kypsta), bien qu’ancrées dans le sport, sont trop attachées à l’univers
familial et pas encore assez « prestigieuses » pour
séduire. Les revendications d’autonomie des enfants
passent par la consommation de produits spécifiques
qui affirment une distance à l’égard de l’influence
parentale et les rapprochent des choix des « aînés » :
frères et sœurs, grands du quartier ou du collège.
L’image des marques de distributeur (MDD) de la
grande distribution est peu en adéquation avec les
images du sport, elle fait trop populaire et concerne
d’abord les produits alimentaires ; d’ailleurs les
diplômés de l’enseignement supérieur et les catégories sociales supérieures achètent moins de MDD
(Baromètre MDD, 2001)(3).
LE SUCCES DES MARQUES SPORTIVES
Les jeunes de 10 à 20 ans sont choisis comme
cœur de cible par la majorité des marques sportives(2) ; leur rapport aux marques sportives est
révélateur des changements d’âge et notamment de
l’autonomisation des choix de l’enfant.
Des évolutions très liées à l’âge
L’environnement contribue à la formation
d’une « culture de la consommation » (Miles, 1998)
que les enfants intègrent très précocement (Brée,
1993 ; Roedder John, 2001). Les marques sportives y
occupent une place significative selon diverses
modalités. Leur réussite est internationale, mais elle
repose sur une diversité de cultures sportives et
affecte davantage les garçons que les filles. Selon les
âges et les situations, le succès peut être dû à la
recherche d’une distanciation à l’égard de l’emprise
parentale, d’une intégration à un groupe de pairs, de
références à la mode ou à des hybridations culturelles. En effet, pour les jeunes, l’accès aux marques
qui ne sont pas du domaine spécifique de l’enfance
et qui échappent aux choix des parents se fait fréquemment par le sport.
(1)
Le travail s’appuie sur des observations de type ethnographique
dans les magasins de sport (Courir, Décathlon, Go sport,
Intersport, Lacoste), des entretiens avec des jeunes consommateurs (12), des vendeurs (6), des professionnels du marketing des
biens sportifs (6) et des enquêtes marketing réalisées en collaboration avec des équipementiers.
(2)
Avec quelques nuances puisque certains visent la cible des 12-20
ans (ou la catégorie des 15-24 ans pour Puma mais néanmoins
élargie aux 11-14 ans, selon J. F. Jeanne, Journal du textile, 1999).
D’autres, plus rares, se positionnent différemment, tel New
Balance qui s’intéresse aux 23-60 ans et non aux teenagers (cf. La
lettre de Sports France, janvier 1999) ou Décathlon qui cible
davantage les familles.
(3)
Cependant, les marques alimentaires qui ne concernent pas directement l’apparence ne sont pas perçues de façon identique
(Dougin 1999).
34
REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1
Comment expliquer le succès des marques sportives auprès des «jeunes» consommateurs ?
Fabien Ohl
Même si les enfants ont une autonomie économique accrue, les achats sont source de conflits
parce que parents et enfants ne partagent pas les
mêmes références. Par exemple, pour des chaussures de sport, les parents retiennent la qualité, le
prix et le maintien comme les trois premiers critères
de choix alors que les enfants sont d’abord sensibles
au concept (e.g. Air de Nike, FYW d’Adidas, etc.), la
marque et le look (travail d’enquête réalisé par M.
Scheiber en partenariat avec Adidas, dir. F. Ohl). Les
entretiens réalisés auprès de jeunes consommateurs
confirment cette tendance : on achète d’abord de la
marque pour « avoir la classe ». Une autre enquête
réalisée en magasin (GSS), sur une population plus
large, plus âgée et pratiquant majoritairement le
sport (89%), donne des résultats différents : les
chaussures de running sont choisies selon la technicité (54%, essentiellement l’amorti), l’esthétique
(18%), la qualité (15%) ou le prix (11%). Cette
enquête indique aussi que même chez les pratiquants se sont les 11-22 ans qui sont les plus sensibles à l’esthétique et à la marque (travail réalisé par
V. Goesel, n = 250 acheteurs, dir. F. Ohl). Cette tendance est assez significative : les jeunes sur-valorisent la marque ; c’est également ce que confirment
d’autres enquêtes (par exemple, la moitié des 8-19
ans - 60 % des 11-14 ans - déclarent la marque
comme premier critère d’achat devant le prix cité à
45 %, Secodip, 2000).
Pour les 11-17 ans, le palmarès des marques préférées reste sportif : Nike arrive en première position
(52%), suivi d’Adidas (37%) et de Reebok (15%)
(Médiamétrie 2000) ; la plupart des pays connaissent
des classements analogues. Le succès des marques
sportives se prolonge au-delà de 13 ans, mais il change de signification. Les marques sportives expriment
moins une rupture avec le monde de l’enfance et l’autonomisation des choix à l’égard des parents que le
souhait de participer à des « cultures adolescentes »,
rendues plus indépendantes en raison de la croissance de leur autonomie financière (le montant estimé de
leur argent de poche s’élève à près de 3 milliards
d’euros par an - 2,14 selon la Secodip 2000 - et à 6
milliards d’épargne, source : Emap media junior). Leur
impact sur la consommation ne se limite évidemment
pas à leurs ressources économiques propres. D’une
part, les parents paient une grande partie des achats
et, d’autre part, les enfants sont prescripteurs pour de
nombreux produits (dans 43% des achats familiaux
selon la Secodip 2000) ; cette prescription est particulièrement marquée pour les objets sportifs : les 12-20
ans influencent à la fois les consommateurs plus
jeunes et les plus âgés (Tribou 1999).
L’autonomisation des choix
Pour se présenter en public, de nombreux
jeunes exigent « de la marque » et pas des « Quechua
bouffon » qui représentent « de la marque » au rabais
(Ohl, 2001). Les taux élevés de pratique des jeunes,
la prégnance de la culture sportive et de ses héros
(Duret, 1994), le statut du sport comme « fief de la
virilité » (Elias et Dunning, 1994) et sa plus grande
accessibilité, eu égard à d’autres pratiques culturelles
(Donnat, 1998, Secodip Simm, 2000), expliquent les
dispositions favorables des jeunes, particulièrement
des hommes, à l’égard des marques sportives. Cette
proximité semble reposer sur une congruence entre
les images des marques et les images projetées des
individus. Ainsi, la consommation de produits sportifs est massive : 96 % des jeunes de 8-19 ans portent
des chaussures de sport. Mais elle n’est pas nécessairement liée à la pratique d’un sport, 58 % les portent au quotidien et 36 % pour faire du sport. En
France, les hommes de 15 à 24 ans consacrent un
budget plus élevé que la moyenne à l’achat de vêtements de sport et loisirs (1 070 francs par personne
contre 670 francs seulement chez les 25-34 ans ;
Fédération de la Maille, 1999 ; Secodip, 2000).
En conséquence, lorsque l’achat d’un article de
sport se fait en famille, les tensions entre enfants et
parents sont fréquentes ; les parents tentent généralement d’éloigner leur progéniture des marques les
plus coûteuses et, ce, avec d’autant moins de succès
que l’enfant est âgé (Desbordes, Ohl, Tribou, 1999).
Les entretiens avec des vendeurs ou les observations
en magasin confirment l’attrait des jeunes pour les
marques et la nécessité qu’il y a à gérer, par les discours et la sélection des produits, les conflits
parents-enfants. On observe que les décisions
d’achat gagnent en autonomie avec l’âge. À partir de
12 ans, lorsque c’est possible, les achats se font plus
volontiers entre amis que dans le cadre familial. On
observe de ce fait des groupes de 2 à 5 adolescents,
qui se dirigent directement vers les présentoirs des
marques et des modèles qu’ils apprécient ; l’assistance des vendeurs est donc souvent inutile pour
guider leurs choix. L’autonomisation de l’achat se fait
sur des critères très différents de ceux des parents,
ainsi la sensibilité au rapport qualité-prix concerne
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REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1
ADETEM
assez peu les jeunes pour qui, au contraire, le coût
élevé(4) d’une chaussure ou d’un vêtement peut
garantir une honorabilité dans les cours de collège
(« arriver au collège avec des International -Air Max
de Nike-, ça pète ») ou dans le quartier (Ohl, 2001a).
Pour de nombreux jeunes de cet âge, il faut partager
les marques emblématiques pour ne pas se sentir à
la marge des groupes constitués.
objets de nos sociétés se montrent, s’échangent et se
chargent de sens.
La force immatérielle des
marques sportive
Les objets traditionnels sont souvent dépositaires d’une histoire ou d’une biographie. Par
exemple, le Mana mélanésien ou le Hau maori
(Mauss, 1950) expriment l’idée que l’objet possède
une force immatérielle associée au donateur. Les
échanges d’objets doivent être compris en tenant
compte de l’esprit de la chose donnée. L’esprit associé aux objets assure une économie des échanges et
représente un des fondements de l’organisation
sociale de différentes sociétés. Les logiques industrielles ont bouleversé les échanges en éloignant les
objets de leur lieu de production, contribuant de la
sorte à en recomposer l’identité. C’est au XIXème, puis
essentiellement au XXème siècle, que des marques
bien identifiables apparaissent. La reconnaissance
des objets et leur inscription dans des réseaux
sociaux éloignés des traditions incitent à la recherche
d’une identification plus facile des objets. Par les
marques, la marchandise se détache plus nettement
de ses dimensions fonctionnelles ; elle accroît sa
valeur immatérielle en donnant une visibilité accrue
et de nouvelles tonalités affectives aux objets.
La diversité des choix style
Si les marques sportives semblent être très
majoritairement appréciées, ce serait cependant une
erreur de se représenter la culture des jeunes comme
uniforme, la différenciation des rapports aux
marques étant très précoce (Muratore, 1999). La
plasticité des usages des objets permet en effet de
diffuser des marques et des objets identiques pour
des styles, des lieux et des moments d’utilisation très
variables. L’affirmation de nouveaux liens sociaux,
l’appartenance à un groupe, la volonté de séduire,
les usages exclusifs ou occasionnels des marques
révèlent une diversité de modalités d’usages. De
plus, le sport ne peut pas être isolé d’autres dimensions de la culture : la musique, la télévision ou la
mode se mêlent à l’univers sportif pour infléchir le
goût des marques. Les entreprises dominantes ne se
situent donc pas sur le même registre. Par exemple,
Adidas se positionne surtout sur le sport traditionnel
alors que Nike joue davantage sur la transgression
ou la contre-culture des années soixante (Goldman
et Papson, 1998 ; Loret, 1995). De plus, les leaders
sont fortement concurrencés par de nouvelles
marques liées à l’univers du surf (Quiksilver,
Oxbow, Rip Curl, etc.), du skate (Ethnies, DC Shoes,
Vans, ES, Globe, etc.) ou par des marques plus
anciennes qui se renouvellent en s’inscrivant aussi
dans des tendances de la mode ou de la musique
(Puma, Lacoste, Fila, Tachini, Le Coq sportif, etc.).
UN BOULEVERSEMENT DE
L’ÉCONOMIE DES ÉCHANGES
Les marques assurent une continuité entre les
séries d’objets et favorisent leur identification à la
fois. Les usages emblématiques des objets sportifs
sont révélateurs à cet égard ; le cas des produits dérivés est même exemplaire. Leur succès vient à la fois
de leur capacité à prolonger des émotions vécues
lors des grands évènements - par exemple, le premier motif d’achat des produits Adidas Roland
Garros est le souvenir - et de ce qu’ils représentent
une parcelle de sacré. L’attrait exercé par la consommation de maillots de football (au nom d’un joueur,
d’un club ou d’une équipe) peut être rapproché de
principes totémiques voire du « mana » des sociétés
mélanésiennes. Aujourd’hui, ce sont moins des gran-
Même si les marques ont une existence propre,
distante des objets qui se renouvellent à un rythme
plus élevé, on ne peut comprendre leur signification
en dehors des usages des objets qu’elles labellisent.
Un bref détour par des références anthropologiques
nous permet de mieux comprendre comment les
(4)
D’ailleurs, dans l’enquête auprès des acheteurs de chaussures de
running, la marque Nike qui est leader sur ce segment de marché
est jugée la plus proche de la jeunesse (72 %), mais en même
temps, la plus esthétique (62 %), la plus dynamique en communication (59 %) et la plus chère (45 %).
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Fabien Ohl
deurs situées en dehors de la société que les individus qui sont célébrés. Les rites sacrés se sont raréfiés
et les rituels interpersonnels ont gagné en importance (Goffman, 1974 ; Rivière, 1995). En conséquence
les objets, en tant que prolongement des personnes,
connaissent des formes de sacralisation que l’on
observe dans la consommation (Belk et alii, 1989).
Les objets sportifs ont une propension particulièrement forte à être sacralisés en raison de leur fréquente association avec les plus grandes cérémonies
rituelles modernes (Coupe du Monde, Jeux
Olympiques, etc.). Il suffit de penser au nombre de
maillots vendus au nom de Zidane, de l’équipe de
Manchester United ou de l’équipe de France de football (500 000 en France avec la victoire en Coupe du
Monde) pour se rendre compte de l’importance des
liens entre les objets sportifs et les références à des
personnes ou des collectivités que l’on sacralise. Les
marques liées aux champions permettent d’associer
le moi projeté du possesseur de l’objet et celui déposé des personnalités vénérées.
marques lui rappellent les étapes de son parcours
sportif. Se débarrasser de ses vieilles chaussures est
difficile parce que c’est un peu comme jeter ses souvenirs. Les premières Adidas, puis les différentes
marques possédées (Diadora, Lotto, Nike) et enfin
l’accès à la « Rolls de la chaussure » (le modèle
Predator d’Adidas), sont directement associés à son
expérience de la pratique et aux rituels préparatoires
aux matchs (les chaussures doivent être propres,
rangées précautionneusement, cirées et préparées
avec soin).
La distribution et le travail
d’enchantement des marques
Certes, les échanges dans les sociétés
modernes ne sont pas identiques à ceux observés
par les ethnologues, mais le renforcement du rôle
des marques s’inscrit dans un bouleversement de
l’économie des échanges économiques et symboliques. Dans la production et la consommation des
objets sériels, les logiques marchandes sont dominantes et les objets ne sont plus directement enracinés dans les cultures locales. Pourtant, malgré la
rationalisation et l’internationalisation des échanges,
les objets demeurent des symboles sociaux utilisés
dans des contextes locaux. Pour aller au collège, sortir dans le quartier ou se rendre en ville il ne faut pas
avoir l’air d’un « charclo » (clochard). Ainsi, c’est
moins l’objet qui compte - finalement tous les jeunes
ou presque portent des chaussures de sport - que le
fait « d’avoir de la marque ». Posséder de la marque
est une sorte de leitmotiv des jeunes interrogés. Cela
ne signifie pas qu’ils se contentent de n’importe
quelle marque, il faut posséder les marques emblématiques du moment. C’est une question d’honneur :
les objets sportifs mettent en jeu les caractéristiques
de leur possesseur mais aussi celles de leur famille
et de leur culture. Le choix et les usages des
marques sportives comptent dans le quotidien et
c’est dans les interactions locales que se joue la normalité des apparences.
En dehors de ces exemples dans lesquels les
marques prennent de la valeur en s’associant aux
grands évènements médiatiques, les marques sportives ont aussi une importance parce que les biens
sportifs sont très liés à divers moments de l’enfance
et de l’itinéraire sportif. Ballons, bicyclette, chaussures, tenues, raquettes, etc. sont des objets qui
comptent. Ils marquent le plus souvent un âge
(25 %), accompagnent un résultat mémorable (14 %)
ou une étape d’initiation (11 %) ou encore sont associés à des superstitions (l’objet porte-bonheur), une
émotion, une récompense, un cadeau ou une situation d’achat (source : enquête lab. APS et sciences
sociales, non publiée n= 259 étudiants sportifs, dir.
F. Ohl). La valeur des objets sportifs est également
accentuée par le fait qu’ils sont pleinement associés
au plaisir de l’action. Les vêtements, chaussures,
skis, raquettes, etc. sont au cœur de l’action sportive
et le renouvellement du matériel ou des tenues est
fréquemment une source de motivation à la pratique. Le plaisir de l’objet sportif ne se limite
d’ailleurs pas à l’action, les pratiquants passent
volontiers du temps à entretenir leurs objets et cela
ne représente pas seulement une contrainte (seuls
21 % de la population étudiée considère cela comme
une simple contrainte). Pour M., par exemple, âgé
de 17 ans, la préparation et l’entretien de ses chaussures est un plaisir, ses différentes paires usagées
encombrent le domicile de ses parents mais les
La valeur des objets de marque dépend également de l’environnement plus vaste qui participe à
leur promotion : l’inscription des conduites est sous
l’influence des grandes tendances qui affectent la
mode ou les façons de porter les vêtements. Le
magasin, en tant que lieu principal de l’échange marchand, est une composante essentielle de ce dispo-
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sitif. Il constitue une forme culturelle importante
(Chaney, 1996) vécue de différentes façons, tant sur
le registre du plaisir et du loisir que sur celui de la
contrainte et de la méfiance (Falk et Campbell, 1997).
Pour beaucoup de jeunes, la fréquentation des
centres commerciaux ou des magasins du centre-ville
est l’occasion de développer de nouvelles sociabilités. Elle est le prétexte à des sorties entre groupes
d’amis, qui indiquent aussi une autonomisation à
l’égard de l’emprise familiale, ou l’occasion de montrer ses capacités à faire de bonnes affaires, trouver
les soldes ou le prix le plus intéressant, voire dans
certains cas à réussir à « carotte un Costla » (voler un
Lacoste) convoité sans se faire prendre. Certains
jeunes adolescents d’une cité populaire déclarent
bien aimer aller dans les magasins Courir de leur
ville, il y a de la « sique » (musique), les portes du
magasin sont toujours ouvertes et le contact passe
bien avec les vendeurs (apparemment volontairement sélectionnés pour représenter la diversité des
acheteurs, davantage d’hommes, des origines
variées). Les vendeurs interrogés confirment rencontrer certains jeunes plusieurs fois par semaine - ils
viennent regarder les produits et s’informer sur les
nouveautés - et entretenir des relations amicales avec
eux. Mais les lieux marchands ne sont pas seulement
vécus positivement. Le manque de ressources économiques nécessaires à l’achat des marques convoitées
génère des frustrations et des dysphories menacent le
shopping : un mauvais accueil, des vendeurs maladroits ou des vigiles agressifs peuvent gâcher le plaisir de la fréquentation du lieu de vente et le transformer en lieu hostile.
commun à collaborer pour proposer la mise en scène
la plus favorable aux marques. Les stratégies de packaging, le merchandising, l’organisation verticale et
horizontale des linéaires, la décoration, l’éclairage,
etc. participent au renforcement de la composante
immatérielle des objets vendus. Différentes enseignes
s’y adaptent en jouant sur les dimensions affectives
qui caractérisent les situations d’achat. Par exemple,
« Made in Sport » exploite « l’émotion du sport » pour
proposer une sélection limitée d’objets de marques
(1600 à 2000 produits, seulement 27 marques de
base) liés à des champions, des équipes ou des évènements et capables de prolonger les émotions des
supporteurs du sport.
La valeur attribuée aux marques de sport s’observe aussi dans la multiplication et la différenciation
des formes de la distribution. La domination de
Décathlon, 47 % de part de marché de la distribution
sportive spécialisée en 1997 (FNCASL-FPS), est
contestée par la création de nouveaux types de lieux
de vente. Les initiatives sont multiples. Le magasin
Citadium, situé à Paris, se veut être « le temple des
marques », se positionnant ainsi comme une sorte de
marque des marques. 2500 marques et 6000 produits
y sont mis en scène par une architecture, une décoration, des animations et un merchandising particulièrement soignés (85 écrans plasma racontent l’histoire des marques). Dans un entretien, un équipementier fournisseur de Citadium en produits techniques a été étonné de constater que le premier critère de sélection du produit était esthétique, il fallait
que la couleur du produit s’intègre bien dans les
« facing » du rayon. Si l’on est aussi sensible à la présentation des produits, c’est pour que le shopping
soit véritablement une expérience émotionnelle
(Holbrook et Hirschman, 1982). J. Krauze, responsable du projet, déclare que « nous avons décidé de
faire un magasin média, qui raconte au consommateur les racines des marques» (cité par Dejean, 2000).
Réenchantement, spectacularisation et nouvelle dramaturgie des espaces commerciaux (Fuat-Firat et
Venkatesh, 1995, Venkatesh, 1999) caractérisent les
évolutions de la distribution sportive et viennent renforcer le rôle des marques. De nombreuses
Contrairement à beaucoup d’autres marchés, le
développement de la grande distribution généraliste
n’a pas porté ombrage à la distribution spécialisée
dans le sport. Pour les responsables du marketing
des marques sportives, les grandes surfaces n’offrent
ni les ressources humaines nécessaires à la vente de
produits techniques, ni un environnement favorable
à la valorisation de leur marque. En fait, nos observations en magasin indiquent que pour l’essentiel du
marché du sport (chaussures et textile) les demandes
d’assistance au vendeur concernent majoritairement
la disponibilité des produits et assez peu des conseils
techniques(5). C’est donc la composante scénique de
l’organisation du magasin et de la présentation du
produit (Cochoy, 1999) qui est déterminante pour
bien vendre et mettre en avant les marques. Équipementiers et distributeurs ont généralement un intérêt
(5)
Ce qui n’est pas le cas des rayons plus spécialisés dans le matériel (tennis, ski, etc.) ou de certains segments du marché (chaussures réellement destinées au jogging, textile spécialisé mer ou
montagne, etc.).
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Comment expliquer le succès des marques sportives auprès des «jeunes» consommateurs ?
Fabien Ohl
enseignes telles Andaska, Zegna Sport, Giacomelli
sport, Moviesport, A vos marques, etc., cherchent à
valoriser les marques en jouant des différents
registres de la culture sportive et, parfois, sur le
mélange avec des cultures musicales ou même cinématographiques.
usages, …) sert à affirmer des qualités d’un groupe
de référence, fut-il putatif. L’importance attribuée
aux marques semble, en effet, traduire certaines difficultés de construction identitaire. Alors que la diffusion accélérée des produits ou de nouveaux
modèles de conduite bouscule l’organisation symbolique de la société, la pérennité des marques donne
une impression de plus grande stabilité. Malgré un
accord assez large pour considérer l’importance des
questions attachées à l’identité dans la compréhension des mutations sociales, le concept d’identité
mérite cependant d’être précisé. Si la plupart des
auteurs retiennent une définition « existentialiste »,
c’est-à-dire une identité construite et non donnée a
priori (conception essentialiste), son omniprésence
et ses multiples définitions semblent la vider de son
contenu scientifique. Faut-il pour autant renoncer à
parler des identités ? C’est ce que suggère Brubaker
(2001). Il propose d’utiliser d’autres concepts tels
ceux « d’identification », de « catégorisation » ou
encore « d’autocompréhension ». Maffesoli (1990)
indique également, dans une autre perspective, que
le règne de l’apparence et son « formisme » fait passer d’une « logique d’identité à une logique d’identification ». La différenciation entre le groupe, en tant
que collectivité qui se définit « pour soi » (interne), et
la collectivité qui est identifiée et définie par les
autres comme catégorie « en soi » et « pour autrui »,
sont utiles pour comprendre les usages des objets
(Jenkins, 1996 ; Dubar, 2000). Une dialectique entre
l’interne et l’externe s’exprime dans les processus de
catégorisation sociale et d’identification à un groupe.
Les sensibilités des jeunes aux marques sportives en
rendent compte. Ils utilisent les tenues en tant qu’information sociale sur soi et font participer les
marques à une expression corporelle (un « body
gloss », Goffman, 1974) qui exprime une manière de
revendiquer une appartenance à un groupe et permet une identification plus facile par autrui. C’est le
cas des jeunes qui arborent les maillots des équipes
nationales en référence à un pays d’origine, c’est
plus généralement celui des adolescents qui portent
des marques et modèles de vêtements et de chaus-
Les marques sportives ont bien saisi les enjeux
de la distribution pour leur valorisation. Avec leurs
magasins, les grandes marques ont certes pour
objectif de vendre, mais il s’agit avant tout de communiquer sur la marque et de valoriser les produits
par la qualité du lieu. Le magasin « Adidas
Megastore » de Paris a été conçu pour cela, notamment par la présentation des produits historiques
ou par un merchandising très innovant. Les concepteurs veulent que ce soit un lieu d’exception aussi
proche du musée que du magasin. D’ailleurs, le
magasin « Nike Town » de Chicago est devenu un
des lieux touristiques les plus visités de la ville
(Penaloza, 1998)(6).
LA QUESTION DES IDENTITÉS
De nombreux travaux attestent d’une transformation, souvent caractérisée par une déstabilisation,
des grands repères symboliques de nos sociétés qui
semble rendre la question de l’identité plus importante. Alors que des identités relativement établies
caractérisent les sociétés traditionnelles (Lévi-Strauss,
1977), les identifications sont plus problématiques à
la fin du XXème siècle. L’Etat, qui a joué un rôle
majeur dans l’imposition des catégories d’identification légitimes (Brubaker, 2001) est davantage en
retrait. En effet, les institutions intégratives traditionnelles sont remises en cause, le travail, autrefois central, occupe une place plus périphérique (Touraine,
1991) et les identités sexuelles se redéfinissent et
semblent parfois en crise (Duret, 1999). Ces mutations fragilisent les modes de construction identitaire (Dubar, 2000) alors que les mouvements sociaux
et les projets politiques capables de constituer des
alternatives, permettant notamment de produire des
communautés putatives favorables aux identifications, sont peu affirmés. Dans ce contexte, qu’on le
salue ou le regrette, la consommation est une ressource non négligeable à la constitution de groupements ; elle serait d’ailleurs devenue la « plate-forme
autour de laquelle le monde s’organise » (Bauman,
1992). L’identité des objets (marque, prix, qualité,
(6)
Que la distribution soit vécue sur le mode du musée et de l’expérience émotionnelle entre bien dans la stratégie de valorisation
d’une marque auprès des consommateurs. Cela pose cependant
des problèmes au distributeur qui ne peut se satisfaire d’un flux
de visiteurs non-acheteurs ; les chiffres d’affaires au m2 des magasins « émotionnels » sont souvent inférieurs à ceux des magasins
aux linéaires plus classiques.
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sures afin d’être reconnus par leurs pairs. Il ne suffit
pourtant pas d’acheter des marques sportives, l’essentiel se joue dans les usages grâce auxquels on
reconnaît les « oufs » ou les « iochs » (en verlan « fous »
et « chauds », termes plutôt employés au sens de
courageux et de branché). Il faut donc savoir assortir les marques et choisir les modèles. Pour ne pas se
contenter « d’en jeter », il faut porter les marques avec
aisance et connaître les codes d’usage. Par exemple,
le pantalon de jogging doit se placer dans les chaussettes - de marque de préférence. Les usages évoluent et rien n’est pire que les suiveurs, les faux
« oufs », qui imitent mal les usages : il suffit que la
paire de chaussures Nike soit portée lacée pour que
l’avantage symbolique de la marque se transforme
en discrédit. Les variations d’usage permettent de
montrer qu’on ne peut se contenter d’avoir de l’argent pour bien tirer profit des objets de marque.
différentes presses féminines. La diffusion des représentations sur les marques n’est donc pas unitaire et
plusieurs pôles de leaders d’opinion sont repérables.
GROUPEMENTS SOCIAUX
ET APPARENCES
Les consommations attachées aux apparences
ont longtemps joué un rôle de rappel d’identités
sociales constituées. Les clivages socio-économiques
se lisent de longue date dans les oppositions stylistiques. À la fin du XIXème siècle, l’habillement, en tant
qu’expression de « la culture pécuniaire » (Veblen,
1970), est classant par ses formes, son éloignement
de la sphère du travail, son style ou son équivalent
en prix. Cependant, dès 1912, Halbwachs (1994)
nuance les analyses en montrant que les différences
de consommation du vêtement varient, à revenus
équivalents, entre les ouvriers et les employés. Selon
cette perspective, les classes sociales, plus que les
niveaux de revenus, seraient explicatives de la
consommation. En observant l’expression des luttes
sociales dans les consommations, les travaux de
Bourdieu (1979) ont permis de poursuivre et d’affiner les perspectives tracées par Halbwachs. Mais, si
les marques sont présentes dans certaines réflexions
de Bourdieu, de la haute couture à l’automobile, ce
sont d’abord des pratiques culturelles composées de
l’agrégation de multiples consommations de biens et
de services qui sont analysées. Ainsi, l’hypothèse
d’homologie entre les consommations et les propriétés sociales concerne d’abord des styles de pratiques, notamment dans le sport (Bourdieu, 1992).
Ces différents travaux permettent de rappeler l’existence de déterminismes, parfois minimisés dans les
réflexions postmodernes.
Dès 13-14 ans, les oppositions s’accentuent
entre les marques de glisse, plus bourgeoises, et les
marques sportives de la banlieue ; la distribution des
marques se spécialise, les modèles à succès des
grandes marques se retrouvent auprès d’enseignes
telles que Courir ou Foot-Locker et les marques plus
confidentielles de l’univers de la glisse dans des boutiques spécialisées (Ohl, 2001b). Se jouent ici plusieurs oppositions qui se recoupent partiellement.
D’une part, celle entre les enfants des milieux populaires, des cités ou issus de l’immigration, et les
enfants des catégories moyennes et supérieures.
D’autre part, celle entre la culture sportive du sport
spectacle diffusée par la télévision, le football
notamment, et une culture sportive plus alternative
composée de différentes pratiques de glisse (skate,
snowboard, surf, BMX, Roller).
Se jouent aussi plusieurs formes de prescription. Premièrement, une prescription sur le choix
des modèles et les usages qui se fait par les stars du
sport ou du rap et leurs épigones, les enfants des
cités populaires, dans une logique de consommation
de masse où la culture télévisuelle joue un rôle
essentiel. Deuxièmement, une prescription selon des
apparences « tribales » dans les réseaux plus confidentiels et fermés de l’univers de la glisse (snowboard, skate, etc.) où les revues spécialisées et les
vendeurs jouent un rôle plus significatif (Ohl,
2001b). Enfin, des formes de prescription qui touchent davantage les femmes, par les stars féminines
du sport et du show-business et, notamment, par les
Cependant, s’appuyer sur ces réflexions pour
penser les relations entre les marques et les consommateurs pose au moins deux types de problèmes.
Le premier est relatif au changement de niveau
d’analyse. Il est effectivement difficile de passer des
données globales sur la consommation à l’analyse
des usages des marques par les différents consommateurs. Les liens entre styles de vie et groupes
sociaux ne permettent pas de déduire que la
consommation d’un objet ou d’une marque puisse se
comprendre par le seul recours aux grandes catégories sociales utilisées en sociologie ou en économie.
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Le changement de niveau impose d’autres types
d’observations (Desjeux, 1998). Les grandes marques
sportives ne peuvent exister que parce qu’elles sont
capables de répondre à un public suffisamment large
pour générer un chiffre d’affaires conséquent. Même
si les consommateurs sont parfois perturbés par le
fait que certaines marques sportives font « trop banlieue » (selon les vendeurs d’une boutique Lacoste),
les produits vendus permettent des usages suffisamment variés (pour faire du sport, aller en ville ou à
l’école, etc.) pour faciliter une différenciation des utilisateurs.
identifications précises. Les blasons et armoiries servaient à rappeler des identités et, dans la société de
cour, les tenues entraient dans une logique de « l’étiquette » pour exprimer le rang et les proximités avec
le Roi (Elias, 1974 ; Perrot, 1981). Ces « marquages »
étaient en relation avec des catégories sociales identifiées et ne constituaient pas des marques au sens
actuel ; la forme et le type de vêtement ont longtemps eu une importance plus grande que la
marque. La diminution de la consommation de vêtements rituels ou liés au travail (costume, tailleur,
manteau…), qui va avec l’augmentation de la part
prise par le vêtement sportif depuis les années 1960
(Herpin, 1986), a favorisé l’identification de la tenue
par la marque.
Le deuxième problème est lié aux conséquences de la croissance significative de l’offre.
Malgré quelques évolutions contradictoires, liées
notamment à la concentration de certains secteurs, il
y a une tendance à la multiplication des biens accessibles au consommateur qui, associée à l’augmentation du pouvoir d’achat des ménages - il a été multiplié par quatre entre 1949 et 1985 (L’Hardy, 1987) a complexifié les relations entre les consommations
et les groupements sociaux traditionnels. Comme
l’indiquait déjà Herpin dans les années 1980, il y a
des difficultés à « faire coïncider une classification
socioculturelle avec une partition des articles vestimentaires » (Herpin, 1984). Le contexte est également modifié par une emprise croissante des médias
et du marketing. En tant que nouvelles formes culturelles dominantes (Fuat-Firat et Venkatesh, 1995),
ils influencent le fonctionnement d’autres espaces
sociaux et ont notamment bouleversé l’organisation
du sport. Evidemment, leur rôle ne permet pas d’effacer les déterminismes, mais les médias et le marketing contribuent à distendre les liens entre les
groupements sociaux traditionnels et les consommations, donnant ainsi l’illusion d’une nouvelle distribution des ressources profitables, et à accélérer la
circulation des signes. Certes, lorsque les consommations sont considérées dans leur ensemble, les
écarts entre groupes sociaux demeurent considérables (Bayet et alii, 1991), mais pour la consommation d’un type d’objet, d’une marque ou d’une pratique, les différences sont plus ténues.
Les marques sportives ont très tôt joué sur la
facilité d’identification des objets par des logos très
visibles ou en s’affichant en grands caractères sur les
t-shirts et les sweat-shirts. Ces innovations ont inspiré d’autres marques de vêtement ou de chaussure,
surtout celles qui ciblent les 10-20 ans, mais les
grandes marques sportives demeurent caractérisées
par une lisibilité plus forte et une reconnaissance
quasi-universelle. L’omniprésence d’images, tant
dans les affiches du paysage urbain que dans la diffusion massive de la télévision ou l’augmentation
des messages publicitaires, accroissent le rôle de la
culture visuelle dans nos sociétés. Les manières de
se vêtir dépendent de la diffusion des images ; c’est
particulièrement le cas des adolescents qui, par leurs
tenues, reflètent souvent les images que l’on produit
sur eux ; comme si les identifications externes s’imposaient et faisaient d’eux les premiers supports
publicitaires des marques. Des variables structurelles
semblent également orienter les stratégies de présentation de soi. P. Bourdieu (1979) remarquait justement que la sensibilité aux apparences dépendait
de l’existence « d’un marché du travail où les propriétés cosmétiques puissent recevoir valeur » ; les
femmes des catégories populaires, plus exclues du
marché du travail, avaient moins conscience de la
valeur marchande des apparences que les femmes
de la petite bourgeoisie. L’usage des marques peut
entrer dans les profits qu’apportent le façonnage
d’un « corps pour autrui ». Ces profits symboliques
tirés des apparences n’ont cependant pas qu’une
valeur marchande liée au travail. Le questionnement
doit être plus large parce que les usages des tenues
dépendent du type d’exposition au regard des
autres, quels que soient les lieux ou les moments.
APPARENCES ET IDENTIFICATIONS
Les changements que nous venons de décrire
affectent la consommation vestimentaire. Dès le
XIIème siècle, les usages du vêtement permettaient des
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Par exemple, les grands rituels (mariages, enterrements, communions, etc.) imposent un contrôle
important des apparences alors que la vie quotidienne au domicile, quand il n’y a pas de regard
extérieur, facilite le relâchement de l’attention. Or, en
dehors de l’exercice physique, les marques sportives
connaissent des usages multiples - domestiques (jardinage, TV, etc.), rituels (défilés, remise de prix, etc.)
et divers autres usages non-domestiques (travail,
école, ville, etc.) - qui en font varier considérablement le sens. Cette multiplicité de lieux et de
moments d’usage leur permet, en répondant à des
demandes différentes, de se diffuser massivement.
une excellence corporelle universellement reconnue, se différenciant de la sorte d’autres marques de
vêtement. Parmi les différents modes d’appartenance à des groupements sociaux, la « communalité »
(Brubaker, 2001) - définie par le partage d’un attribut commun - permet de rendre compte du rôle des
marques dans la production de ces « représentations
d’équipe ». Les incertitudes identitaires qui affectent
les « jeunes » consommateurs ne favorisent pas une
fidélité à une marque. Pour eux, la « communalité »
se définit moins par la possession d’un objet précis
que par un style qui intègre le port de marques valorisantes et des attitudes adaptées. La construction de
soi implique d’expérimenter de nouvelles identifications par l’usage des différentes marques. En conséquence, la fidélité aux marques est plus faible que
pour des populations plus âgées pour qui une
marque sportive peut jouer le rôle de symbole de la
jeunesse (Fournier, 1998). La sensibilité aux marques
est d’un registre moins nostalgique pour ces jeunes
qui sont soumis à l’obligation sociale de donner la
preuve publique d’une identité positive (qui s’exprime de manière récurrente dans les entretiens par des
remarques du type : « tu crois que je suis qui, moi ? »).
Ces jeunes ou ces minorités en quête de statut par la
consommation - quête peu satisfaite puisque les
exclusions sociales et économiques objectives ne
sont pas modifiées - sont donc structurellement disposés à être des innovateurs(7). La tendance n’est
pas récente. Déjà, au début des années 1960, les
jeunes anglais issus des classes populaires (occupant
des emplois subalternes dans les bureaux et services) ont créé les « mods », tendance rapidement
transformée et récupérée par un processus de marchandisation (Hebdige, 1991). Parce que la culture
sportive s’est diffusée et a gagné en importance, de
nombreuses innovations y sont associées. Les jeunes
et les minorités, en tant que principaux foyers de
l’innovation, sont donc des prescripteurs particulièrement influents. Comme pour une partie du langage, la diffusion des produits se fait des groupes aux
identités particulièrement fortes vers d’autres
groupes sociaux, y compris vers des univers plus
Les personnes dont les identifications sont les
plus incertaines, tels les jeunes et les minorités,
développent une sensibilité plus grande aux apparences et sont plus enclines à utiliser les consommations non domestiques comme ressource identificatoire. Certes la jeunesse, pas plus que les minorités
ou les origines géographiques des migrants, ne sont
des catégories sociologiques (Bourdieu, 1980), mais
ces catégories construites permettent de revendiquer
une appartenance en jouant sur des communautés
symboliques. Il n’y a bien sûr pas de relations
simples entre apparences et identifications. On peut
par exemple se définir comme punk ou rocker
davantage par la pensée que par le paraître
(Muggleton, 2000). Mais, le sentiment d’appartenance implique fréquemment que dans la présentation
de soi se joue des « représentations d’équipe »
(Goffman, 1973) qui ont des effets sur la consommation de marques. C’est ce que Lamont et Molnar
(2001) ont montré à propos des noirs américains qui
utilisaient les consommations pour présenter une
identité collective positive et exprimer leur volonté
d’être considérés comme des membres à part entière de la société. À revenus équivalents, ils consomment davantage d’objets de marque que le reste de
la population.
L’observation des usages des lieux publics
montre aussi comment, en France, les jeunes issus
de l’immigration se servent des marques sportives
pour s’approprier symboliquement la ville et revendiquer une reconnaissance sociale positive. Il faut
posséder « de la marque » pour ne pas risquer l’opprobre et le « blâme » (Ohl, 2001). Les marques sportives ont un rôle d’autant plus significatif qu’elles
touchent davantage le corps. En s’adossant au label
sportif, elles s’inscrivent dans une sorte d’affiliation à
(7)
Cela n’est d’ailleurs pas facile à gérer pour les responsables du
marketing de produits sportifs. Les fabricants sont passés de 2 collections annuelles à 3, voire 4 collections. Il y a même des offres
mensuelles destinées à réagir à la diffusion beaucoup plus rapide
des modes. Les marques essaient aussi de s’adapter à la plus forte
réactivité de la demande en prenant des informations de type ethnographique sur les prescripteurs.
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Fabien Ohl
bourgeois, mais aussi des Etats-Unis vers d’autres
pays (Fantasia, 1994). Il ne faut pas pour autant uniformiser les évolutions. L’existence de différentes
cultures sportives (Pociello, 1995), avec leurs champions et personnages singuliers, influencent certaines catégories de consommateurs.
souvent en référence aux performances de hautniveau (Ohl, 2000b). En attestent les propos des responsables marketing des équipementiers qui s’organisent majoritairement autour de la technicité des
produits et des concepts technologiques développés.
Ce choix, nettement en décalage avec le marché,
permet de mettre en scène une fonctionnalité et une
efficacité des objets. Mais, contrairement à d’autres
secteurs, comme l’automobile où il y a une utilité
réelle à améliorer les performances en termes de
sécurité ou de pollution, les performances de la
majorité des produits sportifs présentent un faible
intérêt objectif pour la plupart des consommateurs.
Bien sûr l’amorti et le maintien sont appréciés des
coureurs et les textiles tels le Gore-Tex ou des fibres
anti-odeurs présentent une utilité objective pour les
skieurs. Mais, pour la plupart des consommateurs,
souvent les plus attachés aux marques, qui utilisent
les biens sportifs pour aller en ville, à l’école ou dans
le quartier, « la marque est devenue plus importante
que l’article vendu » (Barber, 1996). Le succès des
chaussures de running repose même sur une très
faible fonctionnalité réelle pour des usages quotidiens, leur légèreté les rend fragiles, elles sont peu
étanches et protègent mal du froid… Il suffit d’observer le design d’une semelle de chaussures de
sport, ses dessins complexes, le mélange de matériaux qui la compose ou sa transparence (qui donne
une visibilité aux bulles d’air ou aux ressorts), pour
comprendre que la mise en scène de la technologie
a d’abord des visées esthétiques. Bien que les rhétoriques autour des performances des produits soient
décalées avec la majorité des usages, leur intérêt est
double. Elles permettent aux consommateurs de
rationaliser des choix dominés par des imaginaires et
elles ancrent les produits dans l’univers du sport, et
donc dans une réalité tangible, facilement identifiable. Alors que l’authenticité des produits est souvent associée à un ancrage non technologique (Cova
et Cova, 2001), dans le cas des chaussures de sport,
la technologie fonctionne comme signe et donne
une impression d’authenticité en raison de son design mais aussi des récits médiatiques présents en toile
de fond. Par exemple, pour devenir « l’une des
marques les plus désirables au monde » (cf. Andrade,
DG de Puma, Sport éco, 28.08.2000) Puma s’appuie
d’abord sur l’authenticité de la marque (avec plus de
50 ans d’existence) et la technologie, c’est-à-dire
essentiellement la performance et l’innovation (Sport
première, 07.1999).
DE « L’AUTHENTICITÉ »
DES OBJETS SPORTIFS
Outre un contexte culturel très favorable, le
succès massif des marques sportives repose sur la
capacité de la culture sportive à produire une image
d’authenticité. En effet, les marques internationales
peuvent paraître « authentiques » parce qu’il n’existe
pas de différence de nature entre les objets marchands et les objets «authentiques » (Warnier, 1994).
Les processus de marchandisation, qui éloignent de
l’authenticité et de la singularisation-personnalisation
qui la caractérise, dépendent d’abord des usages
sociaux des objets et des marques. Il n’est guère surprenant de voir des marques et des objets liés à un
terroir ou à une tradition (Le Laguiole, par exemple)
être qualifiés d’authentiques, mais il est plus étonnant d’imager que les marques sportives, généralement de création récente (le leader Nike est créé en
1972), souvent stigmatisées pour leurs dérives
éthiques et leur exploitation des jeunes travailleurs
et des consommateurs (Klein, 2000), puissent l’être.
Or, les références à l’authenticité sont fréquentes
chez les équipementiers, les distributeurs ou les
détecteurs de tendance du sport. Parce qu’elle
répond à une demande, l’authenticité est considérée
comme une des clefs du succès d’une marque (Ohl,
2000b). Trois dimensions principales expliquent l’efficacité du recours à cet imaginaire d’authenticité :
les biens sportifs sont associés à une technicité, les
marques sont ancrées dans de nombreux récits
médiatiques et le sport se présente comme un espace social relativement autonome.
La technicité des biens sportifs
Sans nier l’utilité réelle des objets sportifs, on
peut dire que leur efficacité est d’abord symbolique.
Alors que le succès commercial des marques sportives repose essentiellement sur des usages nonsportifs (Pouquet, 1994), elles se positionnent le plus
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REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1
ADETEM
par leur propension à la célébration des individus et
des identités plus collectives (nationales, locales ou
sexuelles). Les récits facilitent diverses identifications
et projections qui confèrent du sens aux conduites
sociales. Ainsi, la pratique la plus populaire, le football, en tant que « métaphore de la vie en société »
(Bromberger, 1995) joue un rôle dans les affirmations
identitaires. Les marques sportives sont en position
privilégiée pour pouvoir exploiter facilement un large
registre de récits médiatisés. Elles sont directement en
phase avec les évènements sportifs et en profitent
presque « naturellement », mais la passion du sport est
fréquemment utilisée par d’autres entreprises. On
peut d’ailleurs observer qu’il n’y a pas une marque
sportive dans le « Top V » des 10 marques partenaires
du CIO (Coca-Cola, Schlumberger, Hancock, Kodak,
McDonald, Panasonic, Samsung, Times, Visa, Xerox).
Les récits sportifs
La présence croissante du sport dans la presse
et la télévision indique que le récit sportif a pris une
place majeure, permettant une mise en sens des
conduites sociales dans des dramaturgies positives
(Ohl, 2000a). Les récits publicitaires, essentiellement
composés de mises en scène de marques, se sont
également imposés comme forme importante de
narration positive (les marques s’associent d’abord à
des valeurs telles que la réussite, le bonheur, l’amitié, le désir, ou la séduction). Une partie du succès
et de l’identification des marques vient de leur capacité à produire une cohérence narrative sur l’ensemble de leur communication. De plus, comme les
publicités entraînent davantage de réactions de
défense cognitive (Roedder John, 2001) que des
émissions sportives qui semblent « désintéressées »,
on comprend qu’en jouant sur l’émotion et les différents types de récits médiatiques, la reconnaissance
des marques sportives ait pu être facilitée.
L’Autonomie relative du sport
Alors qu’ils constituent des biens banalisés par
excellence, il y a un paradoxe à vouloir faire des
objets qualifiés de sportifs, labellisés par des
marques, des objets authentiques. Le travail de
Warnier (1994) a bien souligné les paradoxes de la
marchandise authentique. L’authenticité de nombreux objets semble bien incompatible avec une
marchandisation qui en bouleverse le sens et l’inscrit
dans de nouveaux réseaux sociaux. C’est pourquoi
l’authenticité ne semble exister que parce qu’elle
fonctionne avec une dénégation de la dimension
marchande des échanges et qu’elle exige des procédures et des instances certificatrices.
Nike est probablement la marque qui a su le
mieux utiliser la culture sportive et la diversité de ses
récits, pour faire de son « swoosh » un des logos les
plus reconnus. Elle s’est rapidement désengagée de
toute production directe pour devenir essentiellement une entreprise de communication. Sa réussite
vient de ce qu’elle ne s’est pas contentée d’exploiter
quelques figures héroïques mais a utilisé d’autres
registres pour communiquer : mise en avant des difficultés et des doutes des athlètes, utilisation de
sportifs peu connus à la recherche de célébrité, références aux liens communautaires et de fraternité,
transgressions, utilisation des « contre-cultures » ou
encore mise en scène d’attitudes irrévérentes et
cyniques à l’égard de la commercialisation ou du
sport. Nike a cependant su garder, tout en multipliant les formes et type de propos, une cohérence
du récit. Par l’exploitation d’un large spectre de sentiments, d’émotion et de difficultés que connaissent
les athlètes et les consommateurs de biens sportifs,
Nike se garantissait à la fois de provoquer un sentiment d’authenticité (Goldman et Papson, 1998) et de
toucher une grande diversité de consommateurs. La
personnalité authentique de la marque Nike repose
sur une exploitation anthropomorphique : les sentiments associés aux personnages étant attribués à la
marque.
Trois arguments principaux permettent de comprendre que l’authenticité fonctionne comme
croyance partagée et confère aux marques sportives
un supplément d’âme :
- il faut d’abord se débarrasser d’une définition
de la marchandise détachée de son contexte
social d’usage. Les chaussures de football, pas
plus que les appareils domestiques
(Kauffman, 1997), ne peuvent être appréhendés sans tenir compte de leur inscription dans
les cultures, sportives ou domestiques. Malgré
le bouleversement de l’économie des
échanges, les objets demeurent des symboles
sociaux et vont au-delà de leur seule dimension monétaire ;
Cette utilisation des récits sportifs est favorisée
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REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1
Comment expliquer le succès des marques sportives auprès des «jeunes» consommateurs ?
Fabien Ohl
- deuxièmement, comme nous venons de le
voir, l’authenticité des objets sportifs est promue par des récits médiatiques qui semblent
favoriser l’attribution d’une « personnalité »
plus authentique aux marques. Les institutions
sportives et les médias jouent ici le rôle d’instances « certificatrices » de l’authenticité des
marques sportives ;
d’identification positive des jeunes consommateurs. Le recrutement du personnel des
entreprises sportives s’appuie également fréquemment sur « la passion du sport » (cf. les
offres d’emploi de Décathlon) et, au nom de
cette passion, le personnel semble sensiblement moins rémunéré que dans des entreprises équivalentes d’autres secteurs : une
chef de produit junior (26 ans) d’un équipementier déclare « je sais que je pourrais gagner
20 % de plus ailleurs, mais c’est plus excitant
d’être dans l’ambiance du sport ».
- troisièmement, le sport se présente fréquemment en tant qu’espace relativement autonome en s’appuyant sur une dénégation économique et politique du monde social
(Defrance, 2000). En effet, la plupart des
acteurs du sport mettent en scène l’amour du
sport, la passion et la proximité avec les athlètes pour reléguer leurs intérêts économiques
au second rang. Par exemple, alors que les
clubs professionnels français vont se partager
plus de 8 milliards de francs de droits télévisés entre 2000 et 2004, De Chaisemartin, le
PDG de la Socpresse, déclarait lors de la reprise du club de football de Nantes : «Nous ne
venons pas pour faire du fric avec le FCN,
nous ne sommes pas des spéculateurs.» (cité
par Maineau, 2001). Plusieurs marques associent fréquemment leur histoire à celle du
sport, l’esprit du sport leur confère une âme
qui les éloigne de la domination des seuls
intérêts marchands. La dénégation, en tant
que stratégie d’autonomisation des espaces
sociaux, analysée par Bourdieu (1994) se lit
assez facilement ici. Cette autonomisation
apparente permet de masquer des intérêts et
confère à la culture sportive, ses marques, ses
objets et ses personnages, une dimension
authentique apte à répondre aux demandes
L’importance prise par les marques sportives est
révélatrice des liens étroits entre la consommation et
la culture. Cela nous a conduit à considérer le marketing plutôt sous l’angle d’une activité sociale que sous
celui d’une technique. C’est parce qu’il est étroitement
lié à une culture pratique très diffusée, à des spectacles aux audiences inégalées et à une grande abondance de récits qui permettent une diversité et une
lisibilité des identifications, que le marketing a pu
imposer durablement les marques sportives sur le
marché des apparences des jeunes. La situation
actuelle est favorable aux marques sportives, mais elle
n’est pas immuable. Des évolutions concomitantes,
possibles à moyen terme, des processus d’identification, de la perception du sport comme l’existence de
marques de substitution peuvent rendre les marques
sportives moins attractives. D’ailleurs, les nouvelles
narrations sur les liens entre sport et économie, sur les
fraudes ou les affaires de dopage, peuvent leur faire
perdre une part de leur authenticité et détourner des
jeunes consommateurs vers d’autres marques.
Cependant, si la donne peut être modifiée, la force
des ancrages culturels du sport rend improbable le
scénario d’un déclin important des marques sportives.
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REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1
ADETEM
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REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1
TENDANCES
DE LA GRANDE
DISTRIBUTION
EN EUROPE :
ÉLÉMENTS POUR
UN SCÉNARIO.
Enrico COLLA,
Professeur et délégué à la recherche à Negocia
Chercheur au Ceridice (ESCP-EAP)
Résumé
L’article esquisse les tendances de la grande distribution dans les principaux pays européens en termes
notamment d’évolution des formes de distribution et de modalité de la concurrence des entreprises.
À partir de l’existence en Europe de paysages commerciaux parfois similaires, mais jamais identiques,
l’article explore l’impact des principaux facteurs de changement, véritables variables de scénario, sur les différents marchés nationaux. L’internationalisation du commerce et les nouveaux entrants, la politique commerciale, l’évolution technologique, le comportement d’achat des consommateurs ainsi que les réactions et
le dynamisme même des acteurs contribueront à rapprocher les marchés européens, mais des différences
demeureront évidentes.
Au cours de la prochaine décennie, le commerce européen devrait se caractériser par des différences
moins marquées qu’aujourd’hui entre les pays, mais par une segmentation des marchés, une variété et une
différenciation plus forte des formats et des enseignes au sein de chaque pays.
Mots clés : Evolution de la distribution - Parts de marché des formes de distribution - Internationalisation du
commerce - Concurrence par les prix et différenciation du commerce - Comparaisons internationales de la
distribution.
Abstract
The article analyses retail trends in the main European countries, concerning particularly the formats
evolution and competition between retailing firms. On the basis of the existence of European retailing landscapes that are sometimes similar without ever being identical, the article analyses the impact of the main
factors of change on different national markets. Retail internationalisation and new entrants, commercial
policy, legislative environments, technological innovations, consumers and buying behaviour will have a
convergence effect on different countries retail structures, but substantial differences will still exist.
European retailing in the next years will probably be characterized by increasingly less marked differences between countries that one finds today, but market segmentation, variety and differentiation of retailing formats and brand names will be stronger within each country.
Key-words : Retail evolution - Market shares of different retail formats - Retail internationalisation - Price competition and differentiation in retailing - Comparative retailing.
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REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1
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orientations stratégiques générales des entreprises
européennes, leurs systèmes de gouvernance et
leurs structures organisationnelles
sont
plus
proches aujourd’hui que par le passé, mais leur
déploiement local varie toujours. L’essor des innovations technologiques, surtout celles qui sont
liées à la transmission et à l’échange des informations, a encore favorisé la diffusion d’innovations
au sein de l’Europe, mais à des rythmes différents
selon les pays. Et la politique commerciale privilégie dans chaque pays certaines interventions, en
fonction notamment de l’intensité et de la nature
de la concurrence nationale et des réactions qu’elle suscite.
INTRODUCTION. LES FACTEURS
DE CHANGEMENT DU COMMERCE
EUROPÉEN
Au début des années 2000, le commerce européen présente des différences entre les nations
encore très prononcées. Celles-ci vont-t-elles se
maintenir au cours des prochaines années ? Les
grandes tendances qui rapprochent les pays européens sont de nature démographique et socio-économique : la croissance du revenu moyen, la part
grandissante des services dans la valeur ajoutée, la
faible croissance de la population, son vieillissement, la réduction de la taille moyenne des
ménages, la hausse du taux d’activité des femmes et
de la participation des hommes aux tâches ménagères ainsi que l’évolution du taux de motorisation
et du taux d’urbanisation. Mais si tous ces facteurs qui influencent le comportement d’achat des
consommateurs - manifestent aujourd’hui une tendance commune, ils n’ont pas connu la même évolution ni atteint le même niveau dans tous les pays ;
ce qui a donné lieu à des paysages commerciaux –
nous parlerons de « modèles » - parfois similaires,
mais jamais identiques.
Malgré l’effet de convergence (Tordjman, 1992)
dû à ces éléments de l’environnement commercial,
d’importantes différences demeurent - et demeureront encore longtemps - entre les pays, voire entre
les régions d’un même pays, surtout en matière de
comportement d’achat des consommateurs, de développement quantitatif et qualitatif des formats de distribution et de l’environnement concurrentiel. Ce
dernier peut être appréhendé en termes de concentration des enseignes et des groupes, d’intégration
des structures organisationnelles et de stratégies de
différenciation.
D’autres facteurs encore ont influencé, et
influenceront, l’évolution des structures commerciales nationales.
L’objectif de cet article est justement d’analyser l’impact que ces principaux facteurs de changement - véritables variables de scénario, dans le sens
attribué à ce terme par Michael Porter (Porter, 1985)
- exercent actuellement et continueront d’exercer au
cours des prochaines années sur les divers marchés
nationaux (voir figure 1).
La forte augmentation de l’intégration économique et de l’internationalisation des entreprises
de distribution au cours des années 90 a contribué
aussi à rapprocher les marchés européens, encore
que des différences demeurent évidentes. Les
Figure 1
Les facteurs de changement du secteur commercial
Comportement d'achat
des consommateurs
Internationalisation
du commerce et
nouveaux entrants
Évolution de la structure
du secteur commercial
au niveau national
Évolution techologique
Politique commerciale
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Tendances de la grande distribution en Europe : éléments pour un scénario
Enrico Colla
acquisition était tout à fait logique pour lui, l’enseigne britannique réunissant plusieurs caractéristiques positives à ses yeux : la taille des magasins,
supérieure à la moyenne du pays, la culture d’entreprise, très proche de la sienne, et une forte marque
de distribution dans le textile.
L’ÉVOLUTION DU MODÈLE
BRITANNIQUE BASÉ SUR LES
« SUPERSTORES » ET LA SÉPARATION
ENTRE L’ACHAT ALIMENTAIRE ET NON
ALIMENTAIRE. VERS PLUS DE
CONCURRENCE ET DE VARIÉTÉ
DE FORMATS ?
Dans les prochaines années, Wal*Mart va donc
vraisemblablement utiliser tous les moyens dont il
dispose pour accélérer au maximum sa croissance à
travers sa stratégie de coûts bas/ bas prix/ qualité
des services (Colla et Dupuis, 1997 et 2000 ;
Rosembloom et Dupuis, 1994). Il va accroître l’efficacité de sa logistique en réduisant la surface consacrée aux stocks et en augmentant la surface de vente
des magasins. Ceci va lui permettre de proposer plus
de références, surtout dans le non-alimentaire, et
d’améliorer les ventes. La surface de vente devrait
encore se développer grâce au nombre croissant de
magasins après de nouvelles ouvertures. La hausse
des ventes sera systématiquement accompagnée
d’une réduction des marges et des prix, encore
accentuée par de meilleures conditions obtenues
progressivement auprès des fournisseurs, ce qui,
avec l’élargissement de l’assortiment non alimentaire, permettra aux supercenters Wal*Mart d’accroître
considérablement le potentiel d’attraction et les
ventes de l’enseigne.
Le marché britannique se caractérise encore, au
début des années 2000, par un modèle assez différent de celui des autres pays du continent. Ici, les
grands supermarchés qualitatifs (« superstores ») ont
toujours été les leaders (54% de part de marché alimentaire en 2000), loin devant les hypermarchés
(20%) et le discount ( 8%). La liberté d’établissement
dont les entreprises ont joui depuis l’après-guerre a
permis d’atteindre assez tôt une forte concentration
des ventes dans des magasins de taille élevée et très
homogène (Bell, 2000a). La réduction rapide du
nombre des petits magasins traditionnels a transféré
aux leaders la responsabilité de proposer aux
consommateurs britanniques un éventail et une
qualité d’offre qui, sur le continent, sont restées
longtemps l’apanage des spécialistes. L’efficacité
logistique et la grande diffusion des marques de distribution (MDD), devenues possibles grâce à la
concentration et à l’homogénéité des réseaux de
superstores, ont permis aux principales entreprises,
toutes cotées en bourse, de réaliser des profits systématiquement supérieurs à ceux des leaders français ou allemands (Burt et Sparks, 1993). En outre,
en Grande-Bretagne, la séparation des achats alimentaires et non alimentaires est plus nette
qu’ailleurs, et les grandes surfaces spécialisées y sont
très développées et en forte concurrence avec les
grands magasins et les magasins populaires.
Wal*Mart va-t-il dépasser Sainsbury puis Tesco,
et devenir ainsi le leader absolu du marché ? Quoi
qu’il en soit, l’impact exercé par le géant nord-américain sur la distribution britannique sera l’événement majeur de la décennie 2000-2010, comme l’a
été la pénétration du hard discount entre 1990 et
2000. Les hypermarchés vont probablement gagner
des parts de marché en Grande-Bretagne, pays où ce
format est peu implanté.
Ce modèle va-t-il se modifier, comment et à
quel rythme ? Quels sont les principaux facteurs de
changements ?
Les enseignes de superstores qui ne réagiront
pas vont toutes rencontrer des difficultés et leurs
parts de marché vont progressivement décroître en
faveur du leader. Ceci va les conduire à se concentrer, entraînant peut-être la disparition des plus
petites d’entre elles (Morrison, Safeway, Somerfield)
alors que les grandes vont rechercher des alliances
internationales ou des acquisitions/fusions (Tesco,
Sainsbury). Ces dernières vont devoir réduire leurs
coûts et poursuivre leurs stratégies de différenciation
pour se démarquer du rival américain.
Tout d’abord la nature et l’intensité de la compétition vont considérablement se modifier au cours
des prochaines années en raison de l’arrivée récente de Wal*Mart.
Le groupe américain a fortement destabilisé le
marché britannique avec l’acquisition en 1999
d’Asda (Burt et Sparks, 2001), alors le troisième opérateur de la distribution de masse dans ce pays. Cette
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REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1
ADETEM
Les MDD, qui - avant de stagner - avaient
atteint des sommets vers la moitié des années 90,
ne semblent plus pouvoir beaucoup augmenter leurs
parts de marché entre 2000 et 2010. En revanche,
elles vont se développer dans de nouvelles catégories et familles de produits à marges plus élevées
avec toujours plus d’innovation et de qualité. La diffusion des cartes de fidélité - déjà élevée en GrandeBretagne – devrait encore augmenter, ainsi que le
nombre et la qualité des informations collectées par
ce moyen. Ces cartes vont assurer aux entreprises
une meilleure connaissance de la clientèle locale de
chaque magasin, permettant une meilleure segmentation et une adaptation plus pointue des assortiments et des promotions en fonction des différents
bassins de chalandise et des segments de clientèle
(Ziliani, 1999).
rie, l’électronique, les jouets, les accessoires pour la
maison. Boots et BhS risquent de perdre des parts de
marché, tout comme Mark & Spencer, dont l’attrait
de l’assortiment textile pourrait être affaibli par les
marques d’Asda/Wal*Mart, après l’avoir été par la
concurrence d’enseignes étrangères (Zara, Mango,
etc .). Par ailleurs, Wal*Mart pourrait être tenté d’introduire en Grande-Bretagne le format Discount
(Discount Department Store) qui a si bien réussi au
Canada (Burt et Sparks, 2001) et qui pourrait déstabiliser les magasins populaires et les grands magasins britanniques.
Dans un pays qui comptera parmi les leaders
européens des ventes on-line, à la fois grâce à la
diffusion d’Internet et au comportement des
consommateurs, Tesco est en train de consolider
son avance dans le e-commerce alimentaire. Son
activité on-line ne devrait conquérir que de
modestes parts de marché, avec une rentabilité limitée, tandis qu’elle devrait renforcer la fidélité des
consommateurs et les volumes d’achat (Andy
Reinhardt, 2001).
La capacité à sortir du marché national et à réaliser une croissance internationale, comme Tesco a
commencé à le faire brillamment dans la deuxième
moitié des années 1990, va vraisemblablement devenir de plus en plus un facteur compétitif, voire une
condition de survie pour les entreprises britanniques.
La politique commerciale pourrait conditionner
l’évolution du commerce en Grande-Bretagne si le
gouvernement se montrait plus favorable à l’ouverture de très grandes surfaces en banlieue, ce qui
favoriserait surtout Wal*Mart. En revanche, l’étude
très récente et approfondie de la Commission britannique de la Concurrence avec son analyse très
fouillée des marchés géographiques (Competition
Commission, 2000), a montré que celle-ci a bien
l’intention de repérer les éventuels monopoles
locaux dès qu’ils se constitueront.
Le soft discount ne semble pas pouvoir sortir de
sa crise, manifeste dès les années 90, avec la disparition de Kwik Save, tandis que le hard discount
devrait progresser lentement et sûrement. En
revanche, favorisés par la mobilité croissante de
consommateurs, les magasins alimentaires de proximité devraient continuer à se développer dans les
villes sous l’impulsion des grands succursalistes
(Tesco et Sainsbury notamment).
L’arrivée de Wal*Mart et sa pression compétitive au cours des prochaines années, ainsi que la plus
grande ouverture internationale du commerce britannique, sont en train de ramener les marges nettes
des entreprises à un niveau plus bas et plus proche
de celui des Français et des Allemands. En même
temps, la multiplication des formats et des enseignes
va élargir le choix proposé aux consommateurs britanniques, au-delà du modèle unique qui a longtemps dominé le commerce alimentaire de ce pays
(Seth et Randall, 2001).
L’ÉVOLUTION DU MODÈLE ALLEMAND
QUE CARACTÉRISE UNE FORTE
CONCURRENCE PAR LES PRIX.
VERS PLUS DE CONCENTRATION
DES ACHATS ET PLUS
DE DIFFÉRENCIATION ?
L’Allemagne est le pays du hard discount (33%
du marché en 2000), mais les hypermarchés (25%) y
sont aussi très présents. Ce format est dominant dans
d’autres pays - la Norvège, l’Autriche - où, par ailleurs, la présence des petits magasins modernes à
libre service (supérettes) est encore évidente. Dans
le non-alimentaire, la concurrence entre les hyper-
L’impact de Wal*Mart devrait se faire sentir
aussi sur les enseignes spécialisées de certains secteurs, notamment la pharmacie, l’optique, la papete-
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Tendances de la grande distribution en Europe : éléments pour un scénario
Enrico Colla
marchés, les formules spécialisées, les magasins traditionnels et les grands magasins est encore forte.
Ajoutons que les ventes à distance y ont toujours
occupé une place importante.
devrait les favoriser par rapport aux points de vente
plus petits.
Les autres formats plus particulièrement affectés par le groupe américain seront les supermarchés
de taille modeste et les soft discounts pris en tenaille
entre les supercenters (les hypermarchés de
Wal*Mart), bien plus compétitifs sur les prix que les
hypermarchés des enseignes allemandes et les hard
discounts d’Aldi et Lidl. En revanche, ces derniers
feront face à la concurrence sans perdre de parts de
marché ni trop réduire leurs profits - actuellement
les plus élevés sur le marché allemand - avec une
offre constamment adaptée aux tendances de la
consommation de base et des prix très bas grâce
aux marques exclusives (Colla, 1997a).
Depuis 1997, l’intervention de Wal*Mart sur ce
marché a provoqué une véritable révolution. Les
débuts ont été bien difficiles pour le géant de
Bentonville. Pendant plusieurs années, les deux premières acquisitions (Wertkauf en 1997 et InterSpar
en 1998) ont occasionné d’importantes pertes (entre
200 et 250 millions d’euros par an les trois premières
années) (Financial Times, 2000, cité par Burt et
Sparks, 2001). Wal*Mart va-t-il résister les prochaines
années en réduisant progressivement ses prix et en
améliorant petit à petit le niveau de service, comme
il en a aujourd’hui l’intention ? Ceci ne sera possible
qu’en perfectionnant les pratiques de gestion, lesquelles lui permettront de réduire les coûts. Le
management devra introduire une logistique centralisée et obtenir des fournisseurs des réductions progressives de prix. Peu à peu, l’entreprise devrait
apprendre à gérer les ressources humaines dans le
contexte social allemand culturellement différent du
sien (Berggoetz et Laue, 2002) et très syndicalisé,
alors que le management de Wal*Mart est décidément hostile à ces organisations (Ortega, 1999).
Quand le résultat économique des magasins existants sera devenu positif, Wal*Mart voudra probablement procéder à d’autres importantes acquisitions, ce qui lui permettrait d’accroître ses volumes
sur le marché. La chaîne la plus attrayante est Real,
de Metro, le leader du secteur avec 259 points de
vente (Colla, 2001). À partir de là, la mécanique de
Wal*Mart et son cycle vertueux pourront se mettre
en marche comme aux Etats-Unis, au Canada et en
Grande-Bretagne. Son succès éventuel n’en sera que
plus important et inquiétant pour les autres distributeurs européens puisque, après avoir acquis de
solides positions sur le marché allemand, l’américain
pourrait éventuellement réaliser d’autres acquisitions
en Europe.
Cette évolution de la concurrence va entraîner
davantage de concentration et accélérer le passage au
succursalisme des puissantes chaînes volontaires et
des groupements d’achat (Markant, Rewe, Edeka et
Spar). Leur logistique va se rationaliser et leur portefeuille de formats va progressivement se modifier en
faveur des supermarchés et des « convenience store ».
Pour améliorer leurs résultats, les deux succursalistes
Metro et Tengelmann devront eux aussi se concentrer
sur leurs points forts, à la recherche d’une rationalisation commerciale et logistique (Bell 2001a). Le premier - leader mondial des cash-and–carry - dispose
d’un portefeuille produits très dispersé. La motivation
décroissante de ses actionnaires et la rotation de ses
managers le rendent vulnérable, tout comme Ten-gelmann. Par le passé, celui-ci a lui aussi choisi une
diversification excessive, sans créer de véritables
points forts à part son enseigne de soft discount Plus
qui occupe de bonnes positions et jouit de bonnes
perspectives à l’étranger.
Les effets concurrentiels de Wal*Mart devraient
être importants également sur les formats non alimentaires, notamment les grands magasins et les
magasins populaires, traditionnellement puissants
en Allemagne : ceux-ci vont d’ailleurs profiter de la
rénovation des centres-villes et des grandes gares
routières (Zentes, Janz, Morschett, 2000). Les enseignes spécialisées plus faibles vont également être
touchées et le processus de concentration va permettre aux leaders de chaque secteur d’augmenter
leurs propres parts de marché. Enfin, grâce à
Internet, les géants allemands de la vente à distance
devraient consolider leur leadership européen.
Pour ce qui est de la concurrence, les hypermarchés qui n’auront pas été rachetés seront mis en
difficulté et un processus de concentration s’ensuivra, mais les enseignes qui auront survécu disposeront de magasins de bien meilleure qualité qu’aujourd’hui. Les hypermarchés gagneront ainsi des
parts de marché, grâce également à une extension
progressive des plages horaires d’ouverture, ce qui
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ADETEM
ment non alimentaire pourrait s’améliorer grâce aux
apports de l’expérience mûrie au Royaume-Uni. Le
concept d’hypermarché serait encore plus enclin à
intégrer les innovations qui devraient lui permettre
de conserver longtemps une part de marché dominante, quoique sans croissance, face surtout à la
concurrence des grandes surfaces spécialisées.
LE MODÈLE FRANÇAIS :
VERS UNE MULTI-SPÉCIALISATION
DES HYPERMARCHÉS ET UNE
DIFFÉRENCIATION PLUS POUSSÉE ?
En ce début du vingt-et-unième siècle, le marché français présente des caractéristiques assez originales : les hypermarchés y disposent encore de la
part de marché la plus élevée (avec 51 % de l’univers « grocery » Nielsen, ils réalisaient en 1999 plus
de 50 % des ventes totales des dix enseignes leaders,
obtenant des résultats de productivité très satisfaisants) et la croissance des parts de marché des
« indépendants » organisés est la plus élevée de toute
l’Europe. En même temps, la concentration s’est
beaucoup accrue, au point de dépasser celle des
marchés allemand et britannique (Bell, 2001b), surtout après la fusion Carrefour-Promodès (Cliquet,
2001). La traditionnelle concurrence par les prix,
associée à des relations conflictuelles avec les fournisseurs, évolue vers une lente progression des
marges et une compétition moins intense sur les
prix. La loi Galland de 1997 et les Nouvelles
Régulations Economiques (NRE) de 2001 ont largement contribué à ce résultat (Colla, 2002).
Les leaders de ce format devraient poursuivre la
restructuration de leurs magasins sur la base d’une
spécialisation multiple, avec une présentation par
« univers d’achat», et l’objectif de crédibiliser leur offre
dans les principales catégories non alimentaires
(Pellegrini, 2001), de modifier leur image discount et
bas de gamme, d’améliorer l’atmosphère du magasin
et de faire de l’achat une expérience plus gratifiante
pour les consommateurs (Filser, 2001 et 2002). Les
marques de distribution vont approcher le niveau britannique, grâce à une plus grande concentration, à la
hausse du pouvoir de négociation des distributeurs et
aux stratégies des leaders (Colla, 2001, Bell 2001c).
Du fait de la croissance des marges des nouveaux hypermarchés, les maxi discounts - surtout les
hard discounters allemands Lidl et Aldi - pourraient
se retrouver face à une atténuation de la concurrence par les prix. Ils pourraient accroître ainsi leurs
parts de marché au cours des prochaines années et
dépasser - à la fin de la décennie - 15% des produits
alimentaires au détriment avant tout des petits supermarchés et des magasins traditionnels.
Une éventuelle intervention en force de
Wal*Mart sur le marché durant la deuxième moitié
de la décennie, à travers le rachat de quelques
chaînes de taille moyenne (Casino, Cora, ou même
Auchan) raviverait considérablement la concurrence et déstabiliserait le marché.
Dans le non-alimentaire, les grands magasins et
les magasins « populaires » devraient maintenir leurs
parts de marché grâce aux rénovations des centresvilles (Houzé, 1998). Les premiers devraient progressivement orienter leurs concepts vers le haut de
gamme et le luxe, en créant de véritables mises en
scène cohérentes avec les produits proposés dans
les points de vente. Les seconds devraient se transformer en magasins de proximité pour satisfaire les
besoins de base des consommateurs urbains
(Charrière et Gallo, 2001).
Les indépendants Leclerc et Intermarché pourraient réagir à la pénétration de Wal*Mart en établissant un accord stratégique qui pourrait donner à la
nouvelle centrale commune une puissance d’achat
dans l’alimentaire supérieure à celle de Carrefour. En
même temps, le nouveau groupe intègrerait les compétences des deux acteurs (Intermarché dans les
MDD alimentaires et dans le bricolage, Leclerc dans
le textile, l’or, la culture, les produits d’hygiène et
beauté etc.). Carrefour devrait faire face plus directement au nouveau concurrent nord-américain,
notamment si celui-ci intégrait le groupe Auchan,
ou Casino et Cora. Dans ce cas, le nouveau Wal*Mart
serait son principal rival dans les hypers et la
France serait le seul pays européen où la concurrence serait directe. L’attractivité de l’offre alimentaire
du géant américain pourrait augmenter grâce à
Auchan (ou Casino et Cora), alors que son assorti-
Les grandes surfaces spécialisées vont probablement progresser encore plus que les hypermarchés, gagnant des parts de marché dans de nombreux secteurs non alimentaires, notamment ceux où
ils n’ont pas encore dépassé les distributeurs traditionnels (électroménager, chaussure, jardinage, microinformatique, téléphonie, habillement, produits
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Tendances de la grande distribution en Europe : éléments pour un scénario
Enrico Colla
culturels). Mais le trait saillant de la transformation
de ce secteur sera vraisemblablement le regroupement des indépendants en systèmes d’association,
voire de franchise et de succursalisme « agile »
(Badot, 2001a).
de magasins et d’entrepôts contrôlés directement par
le centre, dans la modeste diffusion du scanning et
les livraisons peu fréquentes (Bell, 2000b). Par
ailleurs, la concentration va vraisemblablement s’intensifier au cours des prochaines années et ces paramètres devraient donc s’aligner sur ceux qu’enregistrent actuellement les pays les plus avancés.
Quant à l’e-commerce, si l’Europe est certes
en retard par rapport aux Etats-Unis, la France présente une situation tout à fait originale. Si l’on
envisage l’ensemble des ventes sur Minitel et
Internet, elle était le leader en termes de parts de
marché au début de la décennie (BCG, 2000a). En
revanche, elle était en retard par rapport à tous les
autres pays européens - sauf l’Italie, l’Espagne et le
Portugal - si l’on ne prend en compte que les
ventes sur Internet. Même la distribution sectorielle
des ventes dans le commerce électronique était très
influencée par la présence du Minitel (BCG,
2000b). La croissance des ventes sur Internet sera
donc en partie liée au déclin du Minitel. L’érosion
des ventes devrait varier selon les secteurs : plus
forte dans l’alimentaire et plus faible dans le textile/habillement, le courtage et les voyages. Quoi
qu’il en soit, en France, tous les secteurs devraient
connaître une croissance sur Internet. Mais la baisse des ventes sur Minitel sera apparemment lente,
ainsi que le report sur Internet. Au cours des prochaines années, la part de marché des ventes online ne constituera qu’une partie des ventes à distance, lesquelles resteront globalement stables tout
au long de cette même période.
L’ESPAGNE :
VERS LE MODÈLE FRANÇAIS ?
Au cours des prochaines années, en Espagne,
l’hypermarché ne devrait plus accroître ses parts de
marché comme dans les années 1990, laissant davantage de place aux supermarchés et au hard discount.
Avec la consolidation du leadership à la française, on
assistera probablement à un renforcement de quelques leaders nationaux - comme Hypercor (El Corte
Inglès) pour les hypermarchés, Mercadona et Eroski,
pour les supermarchés - et internationaux comme
Ahold. Occupant une position encore faible en Espagne, où le secteur est dominé par Dia - une formule plutôt « soft » -, le hard discount devrait s’octroyer des parts de marché avec Lidl puis Aldi. Le
leader européen est en effet bien décidé à pénétrer
l’Espagne, un des rares pays européens - avec l’Italie qui lui échappe encore.
Dans le non-alimentaire, les enseignes étrangères, notamment françaises, devraient continuer à
gagner des positions dans des secteurs très fragmentés où il n’y a pas d’enseignes locales fortes, sauf
dans l’habillement où des leaders (Zara, Mango) ont
même réalisé un développement international très
agressif. Cette croissance se fera au détriment du
commerce traditionnel, mais aussi des grands magasins qui ont atteint en Espagne leur apogée ( Gil,
Frasquet, Molla, Vallet, 2001) et détiennent actuellement le record européen des parts de marché.
LES PAYS D’EUROPE DU SUD : VERS
UNE PLUS FORTE CONCENTRATION
ET INTÉGRATION DES STRUCTURES ?
Début 2001, les enseignes françaises leaders
dominaient déjà la grande distribution de ces pays
(Espagne, Portugal, Italie et Grèce) et les hy-permarchés avaient notamment conquis des parts de marché assez élevées au Portugal (41 %) et en Espagne
(34 %). Tous ces pays restent caractérisés en 2002
par une concentration nettement inférieure à celle
du Nord de l’Europe et par un niveau d’intégration
des structures organisationnelles nettement plus
faible (Colla, 2001). Cette intégration se reflète dans
les nombreuses centrales d’achats, chaînes vo-lontaires et coopératives, dans la proportion inférieure
Les ventes on-line ne devraient pas beaucoup
se développer dans ce pays où - comme au Portugal,
en Italie et en Grèce - les coûts des communications
téléphoniques et de la logistique sont élevés. En
outre, le service est de qualité médiocre, les cartes
de crédit peu utilisées, et les consommateurs - qui
apprécient l’aspect social et festif des achats - aiment
se rendre dans les magasins.
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REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1
ADETEM
Dotées de ressources financières et de compétences
supérieures dans la gestion du format, les enseignes
françaises devraient dominer le marché. Les Coop,
leader des coopératives de consommateurs, et Conad, coopératives de détaillants, vont essayer de se
défendre en jouant plusieurs cartes : la connaissance des consommateurs et l’enracinement local de
leurs réseaux, la flexibilité de leur structure et la
multi-canalité. À ceci s’ajoutent, du moins pour les
Coop, les ressources financières provenant de
l’épargne des adhérents ainsi que l’image d’un groupe aux pratiques managériales sophistiquées au
niveau de l’éthique et sensible aux problèmes environnementaux et à la santé des consommateurs
(Colla, 1999b).
L’ITALIE :
VERS UN MODÈLE ÉCLECTIQUE ET
UNE MODERNISATION DÉPLOYÉE SUR
TOUT LE TERRITOIRE ?
En Italie, comme en Grèce, le système de distribution était encore en cours de modernisation en
2001. Les grandes surfaces à dominante alimentaire,
hypermarchés et supermarchés, n’étaient pas très
présentes et les magasins traditionnels spécialisés et
non spécialisés occupaient toujours une place
importante. Dans le non-alimentaire, les hypermarchés et les grands surfaces spécialisées étaient en
plein essor et rivalisaient plus avec le commerce traditionnel qu’entre eux. Certaines régions plus avancées (Lombardie, Piémont, Vénétie et Emilie-Romagne) se rapprochent davantage du modèle français et, au cours des dix prochaines années, la
modernisation devrait se compléter et s’étendre au
reste du pays.
Dans le non-alimentaire, les grandes surfaces
spécialisées vont progresser à côté des hypermarchés et aux dépens du commerce traditionnel. Ce
sont les enseignes étrangères qui vont probablement
profiter le plus de cette révolution et les Français,
favorisés par les affinités culturelles et la proximité
géographique, devraient se tailler la part du lion
dans plusieurs secteurs, notamment le bricolage,
l’habillement, les articles de sport, la parfumerie et
les produits culturels. Dans ces mêmes secteurs - et
encore plus dans le mobilier, l’électroménager blanc
et brun - quelques enseignes suédoises (Ikéa), allemandes (Media Saturne, Douglas) et suisses (Expert), vont pouvoir profiter de la croissance du marché italien. Les ventes on-line devraient enregistrer
une croissance modeste, rien de plus, mais chacun
sait que la péninsule a toujours été la lanterne rouge
des ventes à distance en Europe (Colla, 2001).
Les hypermarchés devraient au moins doubler
leurs parts de marché (14% de l’alimentaire en 2000),
tant dans l’alimentaire que le non-alimentaire ; les
grands supermarchés (18% en 2000) et les discounts
(6,7% en 2000) vont eux aussi progresser. Ces gains
de parts de marché se feront au détriment du commerce traditionnel alimentaire et non alimentaire et
des petits supermarchés, des nombreux groupements d’achats et chaînes volontaires dont les réseaux sont dispersés sur le territoire, dont les structures logistiques sont inefficaces et dont les compétences sont limitées en matière de gestion de produits non-alimentaires et de marques de distribution.
La pénétration des entreprises françaises sur le
marché italien à la fin des années 1990 (Colla, 1999)
aura été le facteur décisif de ce changement radical
du commerce transalpin. L’alliance stratégique d’Auchan avec Rinascente a permis au Français de se placer en leader des hypermarchés en Italie, avec la
seule chaîne vraiment nationale, et d’occuper la troisième place de toute la distribution italienne. L’acquisition des hypermarchés Euromercato et des
supermarchés GS aura permis à Carrefour de devenir le deuxième groupe du pays, après les Coop, et
la troisième chaîne d’hypermarchés, après Coop et
Auchan.
La concurrence par les prix, modeste jusqu’à
l’arrivée des enseignes étrangères, devrait s’intensifier à la suite d’une confrontation plus directe entre
grands groupes internationaux et nationaux et entraîner une innovation et une différenciation accrue
dans les formats et les enseignes, comme en témoigne la nouvelle stratégie des « mégastores » de Benetton (Camuffo, Romano et Vinelli, 2001). Mais de plus
en plus d’enseignes italiennes - comme on l’a vu
récemment avec Coin, Giacomelli - manifesteront
leurs ambitions internationales. La politique commerciale, progressivement plus libérale en matière
d’ouvertures, va interdire la vente à perte et contrôler les concentrations, ainsi que l’éventuelle constitution de supercentrales monopolistiques et les abus
de positions dominantes vis-à-vis des fournisseurs.
La progression des groupes français est apparemment inévitable pour les prochaines années.
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Tendances de la grande distribution en Europe : éléments pour un scénario
Enrico Colla
LA POLOGNE
ET LES PAYS D’EUROPE
CENTRALE : LA RÉVOLUTION COMMERCIALE ACCÉLÉRÉE ET L’ÉMERGENCE DES ACTEURS LOCAUX.
et la distribution moderne dans l’alimentaire ne
représentait que 25% du marché (16% en 1998 et
22% en 1999). Les hypermarchés - 112 magasins - se
sont davantage développés, devant les supermarchés et les discounts.
Le marché du centre de l’Europe (notamment la
Pologne, la Hongrie, la République Tchèque et la
Slovaquie) comprend plus de 60 millions de consommateurs. Leur revenu disponible a augmenté au
cours des dernières années et les prévisions, même
en tenant compte d’une réduction de la croissance,
demeurent positives. Signalons en outre que la
consommation de produits alimentaires y est particulièrement
forte (34% du budget familial en
Pologne en 2000).
Au cours des dix prochaines années, on devrait
assister à une révolution commerciale et la grande
distribution détiendra probablement bien plus de 50 %
du marché, enregistrant une progression plus rapide
que dans tout le reste du continent, même en Italie
et en Espagne (Domanski, 2001).
Les enseignes étrangères - notamment Casino,
Auchan, Carrefour, Tesco (Bell, 2000c), Ahold et Jeronimo Martins - sont déjà assez bien placées pour
occuper encore à la fin de la prochaine décennie
des positions de leaders en Pologne comme dans les
autres pays de l’Est.
En raison de sa population élevée - environ 39
millions d’habitants -, relativement jeune et dispersée dans de nombreuses villes de plus de 250 000
habitants, la Pologne est commercialement le plus
attractif de ces pays pour les enseignes de la grande
distribution. La modernisation de l’appareil commercial est ici plus récente que dans les autres nations
de cette région, comme la Hongrie et la Slovaquie,
et provient en partie de l’étranger (Colla, 1997b). Ce
n’est qu’à partir de 1996 que le commerce traditionnel a commencé à décroître à la suite d’une forte
croissance des formats modernes - hypermarchés,
supermarchés, hard discount et grandes surfaces
spécialisées - appartenant pour la plupart à des firmes étrangères (Domanski, 2001).
La priorité des entreprises devrait être encore
pendant longtemps d’établir le plus rapidement possible un réseau de magasins, de préférence multiformat, afin de dégager un maximum d’économies
d’achat et d’échelle, et de profiter de synergies logistiques. Au cours de la décennie, le nombre d’hypermarchés pourrait au moins doubler et les supermarchés pourraient afficher une croissance très élevée.
Mais, pour ces derniers, les perspectives pour les
firmes étrangères seraient moins intéressantes. La
taille plus modeste des magasins, la faible diffusion
de la transmission électronique de données, le prix
élevé des terrains, le retard des infrastructures logistiques, sont autant de handicaps pour les leaders étrangers (Spar, Julius Meinl, Gib, Ahold, Intermarché,
Billa) qui auront du mal à exploiter complètement
leurs avantages compétitifs. Les enseignes nationales
pourraient conquérir des parts de marché en modernisant leurs magasins à travers la constitution de réseaux (centrales d’achat, unions volontaires et systèmes de franchise).
À la différence des pays du sud de l’Europe,
dominés par les enseignes françaises, la présence
internationale en Pologne est plus variée. Après
l’époque des pionniers - 1990/1995 - quand, malgré
des conditions encore chaotiques, certaines entreprises ont fait des acquisitions (Gib, Billa), des ouvertures directes (Ikea, Dohle) ou des franchises
(Rema 1000), on a assisté à une phase de « colonisation » (Dawson, Henley, 1998), avec tout un groupe
de nouvelles enseignes (Leclerc, Auchan, Docks de
France, Casino, Jeronimo Martins, Metro, Tengelmann ) qui ont pénétré le pays, réalisant un développement rapide. Et puis, dès 1998, les enseignes
étrangères ont commencé à consolider leurs positions, toujours dans un cadre de forte croissance.
Quant au discount, il comptait déjà 928 magasins début 2000 et, compte tenu du niveau des revenus des ménages polonais (41% de la moyenne
enregistrée au sein de l’UE en 2000) et la part très
élevée de l’alimentation (34% en 2000), on peut prévoir un développement très dynamique de ce format
(Domanki, 2001). Dans un contexte socio-économique difficile, avec une distribution plus moderne et
moins de magasins traditionnels de proximité, les
Début 2000, 23 enseignes internationales étaient installées en Pologne, tous formats confondus,
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consommateurs privilégieront les bas prix, et pas
seulement les grandes marques. Les enseignes allemandes (Tengelmann et bientôt Lidl, puis probablement Aldi), le groupe Portugais JMP et le Français
Leader Price (Casino), devraient profiter davantage
de cet essor.
2001). Mais leur survie implique une transformation
constante pour s’adapter aux nouvelles attentes des
consommateurs.
Il est probable que la prochaine décennie permettra au commerce des pays d’Europe centrale de
se rapprocher de celui des pays occidentaux. De
leur côté, les pays méridionaux devraient rattraper
les systèmes les plus avancés. La croissance des formats modernes étant globalement réalisée dans les
autres grands pays européens, les transformations
devraient se produire essentiellement avec la montée en puissance des hypermarchés et des hard discount allemands, là où ils sont encore peu présents,
et avec la pénétration des grandes surfaces spécialisées et du e-commerce.
La diffusion des hypermarchés et des grands
centres commerciaux - qui devraient au moins doubler au cours des dix prochaines années - entraînera aussi le développement des grandes surfaces spécialisées, d’abord dans le bricolage et l’équipement
électrique, puis dans tous les autres secteurs ; les
enseignes françaises (Castorama, Conforama, Leroy
Merlin, Extrapole, Sephora, etc) et allemandes (Obi,
Practiker, Media Market etc) devraient être les mieux
servies.
Dans l’alimentaire et - encore plus - dans le
non-alimentaire, de considérables transformations
de tous les formats vont avoir lieu et de nouveaux
formats verront le jour à la suite du déploiement de
nouvelles stratégies de différenciation de l’offre et
des innovations en matière d’assortiment, d’agencement et d’« atmosphère » des points de vente (Moati,
2000 ; Filser, 2001 et 2002).
Il est probable que la concurrence par les prix
va s’intensifier entre les enseignes modernes, un
phénomène dont les conséquences sont bien connues à l’Ouest : les petits magasins seront moins
nombreux, les enseignes les plus faibles - même
étrangères - disparaîtront du marché et la concentration des enseignes et des entreprises progressera de
son niveau actuel très bas - en 2000, 9 % du marché
était détenu par les cinq premiers groupes de l’alimentaire (Géant , Hit, GMP, Carrefour et Réal), alors
qu’en France ce pourcentage était de 74 % - pour se
rapprocher de ceux de l’Italie et de l’Espagne. À la
suite d’une concentration et d’une intégration logistique croissantes, les marques de distribution devraient se développer et atteindre, à la fin de la décennie, un niveau tout à fait comparable à celui
actuellement enregistré en Italie ou en Espagne. Ce
n’est probablement qu’à la fin de cette décennie
que le système devrait être mûr et oligopolistique et
permettre une véritable différenciation des concurrents. Par ailleurs, le gouvernement est déjà en train
d’introduire de nouvelles lois visant à ralentir les
ouvertures des grandes surfaces et à interdire les
pratiques - aujourd’hui tolérées - de ventes à perte.
L’impact global du e-commerce ne devrait pas
être quantitativement très consistant en Europe au
cours des dix prochaines années, contrairement à la
plupart des prévisions formulées au début du siècle
actuel. Ce nouveau canal devrait entraîner une faible
croissance des ventes à distance, - surtout dans les
produits informatiques et « culturels » (Colla, 2001) dans les pays où celles-ci s’étaient déjà bien développées par le passé ; ceci pour des raisons à la fois culturelles et organisationnelles. Plutôt qu’une hausse
des ventes, Internet devrait donner lieu à des synergies dans le marketing (surtout au niveau de la communication, des services à la consommation et de la
fidélisation) chez les acteurs traditionnels, désormais
tous convertis au « brick and click » (BCG, 2001).
L’évolution du contexte concurrentiel devrait
subir surtout l’influence de l’internationalisation des
enseignes européennes, mais aussi nord-américaines
(Wal*Mart, Office Depot, etc.). Le poids des entreprises multinationales va vraisemblablement beaucoup
augmenter et les groupes étrangers seront plus nombreux que maintenant parmi les leaders de chaque
pays. Des entreprises qui, jusqu’au début des années 2000, avaient conservé un caractère national -
CONCLUSION
Il est très rare que les systèmes de distribution
connaissent des changements soudains et rapides.
Selon des cycles de vie (Davidson, Bates, and Bass,
1976) souvent assez longs, les formes de vente « se
sédimentent plutôt qu’elles ne disparaissent » (Badot,
58
REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1
Tendances de la grande distribution en Europe : éléments pour un scénario
Enrico Colla
rope centrale où il pourrait y avoir des déséquilibres
trop marqués entre formats modernes (et enseignes
étrangères fortes) et formats traditionnels (et enseignes nationales faibles). Mais au cours des années
2000, la législation commerciale aura plutôt tendance à contrecarrer les effets indésirables d’une concurrence trop agressive par les prix et à défendre les
consommateurs et les PME des abus de pouvoir
d’éventuels monopoles. En cela, les administrations
nationales devraient être épaulées par la vigoureuse politique anti-monopolistique de la Commission
Européenne.
comme les Britanniques Sainsbury et Safeway, les
Italiens Coop Italia et Esselunga, les Espagnols Mercadona, Eroski et El Corte Inglès, le Suisse Migros ,
etc. - vont probablement occuper des positions importantes à l’étranger, et même des enseignes de taille plus
modeste pourraient réaliser de plus gros volumes sur
les marchés transfrontaliers (Dawson, 2001).
Par ailleurs, la différenciation des enseignes devrait être de plus en plus poussée et les marques de
distribution pourraient augmenter considérablement
dans tous les pays - sauf au Royaume-Uni où elles
ont déjà atteint un niveau très élevé - et améliorer
leur image et leur positionnement par rapport aux
marques des producteurs.
En 2010, le commerce européen devrait se
caractériser par des différences moins marquées
qu’aujourd’hui entre les pays, mais par une segmentation des marchés, une variété et une différenciation
des formats et des enseignes plus fortes au sein de
chaque pays.
La politique commerciale devrait avoir une
influence directe majeure sur le développement de
la grande distribution, surtout dans les pays d’Eu-
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60
REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1
LES
ENCHÈRES
EN
LIGNE
Laurent DEVEAUX*,
Ecole Normale Supérieure de Cachan
GRID – UMR CNRS 8534
Résumé
Les ventes aux enchères sont aujourd’hui un mécanisme
de transaction extrêmement répandu sur l’Internet. Dans cet
article, nous étudions le marché des enchères en ligne concernant les transactions B-to-C et C-to-C. Nous présentons brièvement les différents modèles commerciaux, les catégories de
biens vendus et les principales procédures d’enchères utilisées.
Nous soulignons la prédominance des enchères anglaises. Dans
ce cadre, nous analysons certains problèmes spécifiques posés
par l’utilisation de cette procédure d’enchères. Pour finir, nous
discutons brièvement des possibilités de manipulation et de
fraude pouvant survenir dans une vente aux enchères sur
l’Internet.
Mots-clefs : Ventes aux enchères – Internet - Comportement du
consommateur - Efficience.
Abstract
Auctions are now a widespread transaction mechanism
on the Internet. In this paper, we study the on-line auctions
market concerning the B-to-C and C-to-C transactions. We briefly present the various business models, the categories of goods
sold and the main auctions procedures used. We underline the
prevalence of the English auctions. Within this framework, we
analyze some specific problems posed by the use of the English
auctions’ procedure. To finish, we briefly discuss the possibilities of manipulating bids and fraud that can occur in an
Internet auctions.
Keyword : Auctions – Internet - Consumer Behavior - Efficiency.
* Je tiens à remercier le Comité des publications de la Revue
Française du Marketing pour ses commentaires qui ont contribué
à améliorer cet article.
63
REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1
ADETEM
qui ont cherché à analyser la structure de ce nouveau marché et à comprendre la diversité des mécanismes d’échange pouvant être implémentés dans un
environnement électronique (Turban, 1997) ; (Beam
& Segev, 1998) ; (Beam, 1999) ; (Chui & Zwick,
1999) ; (Klein & O’Keefee, 1999) ; (Lucking-Reiley,
2000a).
INTRODUCTION
La plupart du temps, un commerçant qui met
en vente un produit est incertain de la demande qui
peut s’y adresser. En d’autres termes, il se trouve en
situation d’information incomplète, car il ne connaît
pas le prix de réservation(1) de chacun de ses clients
potentiels. Dans une telle situation, un vendeur doit
fixer son prix de manière à maximiser son profit tout
en prenant en considération son manque de
connaissance a priori sur le marché. Sur l’Internet,
lorsqu’un vendeur propose un bien unique ou plusieurs biens identiques disponibles en faible quantité, il peut recourir à une procédure d’enchères lui
permettant de laisser le soin au marché de déterminer a posteriori la tarification la plus rentable.
Une vente aux enchères est un mécanisme de
transaction qui possède un ensemble de règles explicites et qui permet de déterminer l’allocation et le
prix de ressources sur la base de différentes offres
faites par les participants du marché (McAfee &
McMillan, 1987). Ce mécanisme de transaction est
relativement simple et il a l’avantage supplémentaire
d’être une institution dont la conduite peut être déléguée à un agent non supervisé (Milgrom, 1989). Les
ventes aux enchères ont depuis longtemps fait l’objet de nombreuses études théoriques et expérimentales (McAfee & McMillan, 1987) ; (Milgrom, 1989) ;
(Klemperer, 2000). Néanmoins, leur utilisation sur
l’Internet soulève de nouvelles questions de
recherche car les sites ont modifié certains paramètres des procédures d’enchères traditionnelles
(Roth & Ockenfels, 2001). Dans cet article, nous étudions les caractéristiques du marché des ventes aux
enchères sur l’Internet et nous analysons comment
les paramètres des enchères en ligne peuvent
influencer ou affecter une transaction.
Les enchères sont utilisées depuis des centaines
d’années. Le mot lui même provient du latin “augere” qui signifie augmenter. La pratique des enchères
était fréquente dans certaines civilisations anciennes
comme les civilisations babyloniennes ou romaines.
Une des plus célèbres ventes aux enchères de l’histoire s’est déroulée à Rome en l’an 193 après JésusChrist (Cassady, 1967). La garde prétorienne, ayant
assassiné l’empereur romain de l’époque (Pertinax),
mis le trône de l’empire aux enchères publiques.
Quand le richissime sénateur Didius Julianus, proposa la meilleure offre consistant en une donation
de 25 000 sesterces pour chacun des gardes prétoriens, ces derniers le déclarèrent empereur (Cassady,
1967 ; p. 10) ; (Shubik, 1983 ; p. 40). Depuis cette
époque, les ventes aux enchères ont considérablement évolué et elles sont aujourd’hui utilisées dans
de nombreux secteurs de l’activité économique :
vente de produits financiers, vente d’objets d’art,
vente de droits à l’exploitation pétrolière, vente de
licences pour la téléphonie mobile de nouvelle
génération (licences UMTS), etc. De nos jours, le
développement de l’Internet, en diminuant les coûts
d’organisation et de participation à des ventes aux
enchères, a également popularisé leur utilisation.
Désormais, de simples consommateurs ont la possibilité de vendre et/ou d’acheter un grand nombre de
produits dans des ventes aux enchères en ligne.
Récemment, l’apparition de ce mécanisme de transaction sur le réseau a capté l’attention de la presse
populaire et de la presse professionnelle (Herschlag
& Zwick, 2000). Les ventes aux enchères sur
l’Internet ont également fait l’objet de nombreuses
études de la part d’économistes et de gestionnaires
Cet article est organisé comme suit. Dans une
première partie, nous présentons le marché des
ventes aux enchères sur l’Internet. En particulier,
nous nous intéressons aux modèles commerciaux,
aux biens vendus et aux procédures d’enchères utilisées sur le réseau. Dans une seconde partie, nous
analysons le comportement des consommateurs et
l’efficience des enchères en ligne. Dans une dernière partie, nous discutons certains problèmes spécifiques liés à l’utilisation de ce mécanisme de transaction sur l’Internet.
(1)
Dans la littérature économique, le prix de réservation d’un
consommateur est défini comme le prix maximal au-delà duquel
celui-ci ne désire pas acheter un produit (Varian, 1995 ; p. 155).
En d’autres termes, un prix de réservation individuel correspond
simplement au montant maximal auquel un consommateur est
prêt à payer un produit.
64
REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1
Les enchères en ligne
Laurent Deveaux
(Lucking-Reiley, 2000a). En terme de volume et de
montant des transactions, les plus importants sites
appartenant à cette catégorie sont eBay
(www.ebay.com), Yahoo ! (www.yahoo.com) et
Amazon
(www.amazon.com)(2)
(Source
:
www.forbes.com). Contrairement aux sites marchands dont les profits dépendent uniquement
des prix auxquels ils adjugent leurs produits, les sites
de vente se rémunèrent avec des commissions fixes
et/ou des commissions variables proportionnelles aux
prix d’adjudication des produits qu’ils ont vendus. Sur
l’Internet, ces commissions sont le plus souvent
payées par les vendeurs (Lucking-Reiley, 2000a), mais
elles sont beaucoup moins élevées que celles payées
habituellement à un commissaire priseur dans une
salle des ventes. Par exemple, un site comme eBay
fait payer à un vendeur une commission approximativement égale à 5% du prix d’adjudication(3) alors
qu’une grande société de vente aux enchères comme
Sotheby’s fait payer respectivement à l’acheteur final
et au vendeur une commission égale à 15% et à 20%
du prix adjugé. Cette forte diminution des coûts de
participation a été rendue possible par la baisse des
coûts d’organisation d’une vente aux enchères dans
un environnement digital. Par rapport à une maison
de vente traditionnelle, un site de vente a en effet la
possibilité d’automatiser l’ensemble des étapes nécessaires à une vente aux enchères. Cette automatisation
couvre à la fois la procédure d’enregistrement des
biens à vendre, la recherche des consommateurs pour
identifier les biens susceptibles de les intéresser, l’enregistrement des offres des enchérisseurs et l’actualisation en temps réel de l’état d’une vente aux
LE MARCHÉ DES VENTES AUX
ENCHÈRES SUR L’INTERNET
Les ventes aux enchères sont apparues sur le
Web en 1995 avec l’ouverture des sites Onsale
(www.onsale.com) et eBay (www.ebay.com).
Depuis, de nombreux autres sites sont entrés sur ce
marché et le montant des transactions conclues par
des procédures d’enchères en ligne a connu une très
forte croissance. Par exemple, entre le 1er novembre
1998 et le 2 juillet 1999, le montant mensuel des
transactions effectuées sur le site eBay est passé de
75 millions d’euros à 203 millions d’euros (LuckingReiley, 2000a). Au niveau de l’ensemble du marché,
le montant annuel des transactions réalisées par des
ventes aux enchères est passé de 715 millions d’euros en 1998 à 7,15 milliards d’euros en 2000 (Source :
www.emarketer.com). Dans les années à venir, le
marché des ventes aux enchères sur l’Internet va
continuer son développement et le montant des
transactions devrait atteindre 18 milliards d’euros en
2004 (Source : www.emarketer.com).
MODÈLES COMMERCIAUX
ET BIENS VENDUS
Sur l’Internet, les sites proposant des ventes aux
enchères peuvent être décomposés en deux catégories. La première catégorie regroupe des sites marchands qui utilisent des procédures d’enchères pour
vendre leurs propres marchandises. Ces sites jouent
simultanément le rôle de vendeurs et de commissaires
priseurs et ils gèrent l’ensemble des processus de
transaction allant de l’organisation des ventes aux
enchères à la livraison des produits. En terme de volume et de montant des transactions, les plus importants
sites marchands sur le réseau sont Onsale (www.onsale.com), FirstAuction (www.firstauction.com) et uBid (www.ubid.com) (Source :
www.forbes.com). La seconde catégorie regroupe des
sites de vente qui jouent seulement le rôle de commissaires priseurs pour le compte de différents vendeurs. Ces sites sont de simples intermédiaires qui
proposent à la vente des produits appartenant à des
individus ou à de petits commerçants. Ils laissent le
soin à ces derniers de s’occuper du paiement et de la
livraison de leurs produits. Sur le réseau, les sites de
vente sont les plus représentés et ils regroupent
approximativement les trois quart des sites proposant
des ventes aux enchères (Chui & Zwick, 1999) ;
(2)
Les sociétés Yahoo ! et Amazon sont entrées tardivement sur le
marché (Yahoo ! a proposé des ventes aux enchères à partir
octobre 1998 et Amazon à partir de mars 1999). Malgré leur grande renommée sur l’Internet, ces deux sociétés n’ont pas encore
réussi à atteindre une importance comparable à celle d’eBay. Ce
phénomène peut s’expliquer par le maintien de l’avantage comparatif qu’a eBay comme premier entrant sur ce marché où les
externalités jouent un rôle très important (Adamic & Huberman,
2000). D’une part, les vendeurs préfèrent lister leurs biens sur le
site fréquenté par le plus grand nombre d’acheteurs et, d’autre
part, les acheteurs préfèrent se connecter au site qui propose le
plus grand nombre de produits.
(3)
Plus précisément, le site eBay.com fait payer deux types de commission à un vendeur. Une première commission fixe est payée
pour répertorier un produit dans la liste des ventes aux enchères
(entre 0,25 et 30 euros en fonction de certains paramètres de l’enchère) et une seconde commission variable est payée proportionnellement à son prix d’adjudication (5% si le prix est inférieur à
50 euros puis 3,5% pour un montant compris entre 50,01 et 1000
euros et 1,5% au delà de 1000,01 euros).
65
REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1
ADETEM
enchères. Un commissaire priseur qui exerce sur
l’Internet peut donc conduire simultanément et à
moindre coût un très grand nombre de ventes.
te des sites Web de grandes sociétés de vente aux
enchères comme Sotheby’s (www.sothebys.com) et
Christie’s (www.christies.com) pourrait prochainement modifier cette tendance. Participer à des ventes
Cette diminution des coûts a permis d’augmenaux enchères en ligne nécessite l’utilisation d’un
ter la diversité et le nombre des biens mis aux
ordinateur et des connaissances minimales en inforenchères. Désormais, les sites de vente permettent à
matique. Il n’est donc pas étonnant de trouver en
des individus de vendre un grand nombre de proseconde position des produits proposés, les ordinaduits dont la valeur est relativement faible(4). Un site
teurs et différents autres produits électroniques. On
comme eBay traduit parfaitement cette tendance en
peut remarquer que la majorité des biens vendus
répertoriant plusieurs millions de produits divers
aux enchères sur l’Internet sont encore des biens
pour un prix moyen d’adjudication inférieur à 40
physiques (i.e., des biens qui doivent être livrés phyeuros (Lucking-Reiley, 2000a). Comme le montre le
siquement aux acheteurs) et non des biens informatableau 1, les catégories de biens vendus par des
tionnels (i.e., des biens qui peuvent être livrés aux
procédures d’enchères sont très variées et les sites
acheteurs par l’intermédiaire du réseau). L’Internet
qui utilisent des ventes aux enchères (quelle que soit
étant très bien adapté pour distribuer ce dernier type
la catégorie à laquelle ils appartiennent) peuvent
de bien, on devrait assister à une forte croissance
être spécialisés dans la vente d’un seul type de prodes échanges les concernant dans l’avenir (Beam,
duit ou couvrir une plus large gamme.
1999). Par exemple, des biens comme les tickets de
spectacle, les réservations d’hôtel ou les billets
d’avion
pourront être de plus en plus vendus aux
Tableau 1
enchères
sur l’Internet car leur offre est relativeRépartition des biens vendus aux enchères
ment limitée (contrairement aux biens durables)
et ils ne peuvent pas être stockés face à une
Catégories
Pourcentage de sites(5)
demande fluctuante.
Antiquités et objets de collection
63 %
Quelle que soit la catégorie de bien consi(timbres, monnaies, livres, etc.)
dérée, les produits mis aux enchères sur le
réseau sont le plus souvent uniques ou dispoOrdinateurs et autres
34 %
nibles
en faibles quantités. Les sites de vente
produits bruns
proposent essentiellement des objets d’occasion
et de collection dont la quantité disponible est
Logiciels
12 %
unitaire. A contrario, les sites marchands proposent le plus souvent des produits neufs dispoBijoux
12 %
nibles en faible quantité (généralement entre à 5
Divers biens d’occasion
11 %
Autres (voyages, vins,
billets d’avion, locations
ou ventes de biens
immobiliers, etc.)
(4)
Lorsqu’un individu désire vendre un objet peu coûteux, l’utilisation d’une enchère en ligne peut être considérée comme
un substitut à des méthodes de vente plus traditionnelles
comme la parution d’une annonce dans un journal ou la
vente dans une brocante (Beam & Segev, 1998). Par ailleurs,
on peut également noter qu’en augmentant le nombre d’enchérisseurs potentiels, une vente aux enchères sur l’Internet
est susceptible d’augmenter le revenu d’un vendeur. En effet,
Harris & Raviv (1981) ont montré qu’il existe une relation croissante entre le prix d’adjudication d’une vente aux enchères et le
nombre d’enchérisseurs qui y participent. Concernant ce dernier
point, l’étude de Lee (1997) a montré que le prix de vente d’une
voiture d’occasion était plus élevé lorsqu’elle était mise aux
enchères sur l’Internet car le nombre d’acheteurs potentiels est
plus important.
19 %
(Source : Lucking-Reiley, 2000a).
Comme dans les ventes aux enchères traditionnelles, les produits les plus vendus aux enchères sur
l’Internet sont les antiquités et les objets de collection. Cette catégorie est majoritairement composée
de biens peu coûteux car les antiquités et les objets
d’art de grande valeur continuent à être vendus dans
des salles des ventes. Néanmoins, l’ouverture récen-
(5)
Le total des pourcentage est supérieur à 100% car certains sites
vendent plusieurs catégories de biens.
66
REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1
Les enchères en ligne
Laurent Deveaux
et 40 unités). Les produits neufs vendus par les sites
marchands proviennent principalement du rachat de
surplus de matériel informatique ou électronique de
fin de série, ou du rachat du stock d’un magasin mis
en liquidation (Chui & Zwick, 1999).
ment important d’acheteurs potentiels connectés sur
le site (Chui & Zwick, 1999). L’utilisation de cette
procédure d’enchères demande donc au commissaire priseur une importante publicité préalable et elle
ne permet aucune flexibilité aux consommateurs qui
doivent nécessairement être en ligne pour y participer. Les trois autres procédures d’enchères n’ont pas
ces inconvénients car elles peuvent se dérouler de
manière asynchrone sur une durée qui peut aller de
quelques jours à plusieurs semaines. Ainsi, elles permettent aux consommateurs de ne pas suivre continuellement une vente aux enchères pour y participer, tout en assurant au vendeur la participation la
plus importante possible. La prédominance des
enchères anglaises peut alors avoir différentes explications. Contrairement à une enchère sous plis scellés ou à une enchère à la Vickrey, l’enchère anglaise permet plus d’interactivité et de convivialité dans
une transaction (Beam & Segev, 1998) ; (Chui &
Zwick, 1999) et elle peut ainsi donner aux consommateurs le plaisir de jouer (Hoffman & Novak,
1996) ; (Beam & Segev, 1998). Ces arguments développés dans la littérature sur le commerce électronique peuvent aussi être complétés par d’autres justifications. Tout d’abord, la stratégie d’un consommateur est cognitivement plus difficile à appréhender dans une enchère sous plis scellés que dans une
enchère anglaise. En effet, si dans une enchère sous
plis scellés le consommateur doit déterminer sa proposition en fonction de ses croyances sur les offres
de ses concurrents, il dispose d’une stratégie dominante dans une enchère anglaise qui consiste sim-
Les différentes procédures d’enchèresI
Sur l’Internet, les principales(6) procédures
d’enchères utilisées sont les suivantes : les enchères
“anglaises” (ou enchères montantes), les enchères
sous plis scellés, les enchères “à la Vickrey” et les
enchères “hollandaises” (ou enchères descendantes).
Dans le tableau 2, nous donnons une brève description du protocole de fixation des prix associé à chacune d’entre elles, ainsi que quelques exemples de
sites qui les utilisent.
Comme le montre le tableau ci-après, les quatre
procédures d’enchères utilisées par les sites sur le
réseau correspondent à des procédures d’enchères
traditionnelles ayant fait l’objet de nombreuses
études théoriques et expérimentales (McAfee &
McMillan, 1987) ; (Kagel, 1995). Néanmoins, cette
variété des procédures d’enchères n’est qu’apparente car, dans la pratique, les enchères anglaises sont
largement les plus utilisées. Dans son étude,
Lucking-Reiley (2000a) reporte que sur les 142 principaux sites de ventes aux enchères qu’il a recensés,
121 utilisent les enchères anglaises, 16 les enchères
sous plis scellés, 5 les enchères à la Vickrey et seulement 3 d’entre eux les enchères hollandaises(7).
Cette forte prédominance des enchères anglaises
s’explique principalement par les avantages de son
protocole, mais également par certains inconvénients posés par les trois autres procédures d’enchères.
(6)
Récemment, des sites proposant des ventes aux enchères inversées (ventes aux enchères à destination des vendeurs) ont été mis
en place sur l’Internet ([www.priceline.com] ; [www.jefixe.com]).
Dans notre étude, nous considérons uniquement les sites proposant des ventes aux enchères à destination des acheteurs.
(7)
Le total est supérieur à 142 car 3 sites proposent deux formes
d’enchères différentes. On peut également noter que les sites les
plus importants en terme de volume de transaction utilisent exclusivement des enchères anglaises.
Pour être un mode de vente efficace, une
enchère hollandaise doit se dérouler sur un laps de
temps relativement court avec un nombre suffisam-
67
REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1
ADETEM
Tableau 2
Les différentes procédures d’enchères utilisées sur l’Internet
Enchères
Anglaises
Descriptions
Procédure
Le vendeur fixe un prix initial,
le montant de l’incrément minimal
et les acheteurs peuvent ensuite
surenchérir les uns sur les autres
jusqu’à l’adjudication du
commissaire priseur.
Exemples
eBay
[www.ebay.com]
Onsale
[www.onsale.com]
Gagnant
Le vainqueur de l’enchère est
l’acheteur qui a fait l’offre la plus
élevée. Il doit payer le montant
correspondant.
Sous plis
scellés
Procédure
Les acheteurs envoient par e-mail
une offre secrète et non modifiable.
Les différentes offres sont ouvertes
simultanément par le commissaire
priseur à la clôture de l’enchère.
The Chicago Wine Company
[www.tcwc.com]
Timeshare Resale International
[www.timeshare-resales-4u.com]
Gagnant
Le vainqueur de l’enchère est
l’acheteur qui a fait l’offre la plus
élevée. Il doit payer le montant
correspondant.
Procédure
Les acheteurs envoient par e-mail
une offre secrète et non modifiable.
Les différentes offres sont ouvertes
simultanément par le commissaire
priseur à la clôture de l’enchère.
Vickrey
Antebellum Covers
[www.antebellumcovers.com]
Sandafayre
[www.sandayre.com]
Nauck’s Vintage Record
[www.78rpm.com]
Gagnant
Le vainqueur de l’enchère est
l’acheteur qui a fait l’offre la
plus élevée. Il doit payer le
montant de la seconde
meilleure offre majorée d’un
certain pourcentage.
Procédure
Le vendeur fixe un prix initial
(élevé) et le commissaire priseurfait ensuite diminuer le prix
à intervalle de temps régulier.
Klik-Klok Department store
[www.klik-klok.com]
Bid.com
[www.bid.com]
Hollandaises
Gagnant
Le vainqueur de l’enchère est
le premier acheteur acceptant
l’offre proposée. Il doit payer
le montant correspondant.
68
REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1
Les enchères en ligne
Laurent Deveaux
plement à surenchérir jusqu’à son prix de réservation (i.e., le prix maximal auquel il est prêt à payer
le produit) (Vickrey, 1961)(8). L’existence de cette
stratégie robuste et simple pour les consommateurs
peut également permettre d’obtenir un résultat plus
efficient (Milgrom, 1989). Il existe un autre argument
en faveur de l’utilisation d’enchères anglaises au lieu
d’enchères à la Vickrey. En effet, si d’un point de
vue théorique ces deux procédures d’enchères sont
stratégiquement équivalentes (Vickrey, 1961), l’enchère à la Vickrey nécessite en plus que les consommateurs fassent largement confiance au commissaire
priseur, car ce dernier peut aisément en manipuler le
résultat. En effet, lorsque les différents acheteurs ont
révélé leur prix de réservation, le commissaire priseur peut être incité à tricher en prétendant au vainqueur que la seconde meilleure offre n’est que faiblement inférieure à la sienne (Rothkopf, Teisberg &
Kahn, 1990) ; (Lucking-Reiley, 2000b). Une telle
manipulation ne peut se produire dans une enchère
anglaise car le vainqueur n’a jamais besoin de révéler au commissaire priseur le montant maximal qu’il
aurait été prêt à payer. L’ensemble de ces arguments
explique l’utilisation prédominante des enchères
anglaises sur l’Internet. Dans la suite de cette section, nous focaliserons essentiellement notre attention sur cette procédure d’enchères.
Dans ce cas, les arbitrages entre les acheteurs se
font, dans un premier temps, en fonction de la quantité demandée puis, dans un second temps, en fonction de la date des propositions. Si deux acheteurs
ont fait la même proposition de prix, celui qui a
demandé une quantité plus importante gagne. Si les
deux acheteurs ont demandé la même quantité pour
un prix identique, le premier qui a placé son offre
est déclaré gagnant.
Les sites de vente et les sites marchands diffèrent également par certains paramètres qu’ils utilisent, ou donnent la possibilité d’utiliser, lors d’une
vente aux enchères. La plupart des sites de vente
demandent aux vendeurs de fixer une date d’adjudication prédéterminée tandis que les sites mar-
(8)
Dans son article de 1961, William Vickrey a démontré qu’une
enchère hollandaise était stratégiquement équivalente à une
enchère sous plis scellés car l’information dont disposent tous les
acheteurs avant le déroulement de ces deux enchères est identique (un acheteur quelconque ne peut pas obtenir d’information
sur le prix de réservation de ses concurrents avant de faire luimême son offre). Rappelons que deux enchères A et B sont stratégiquement équivalentes si elles permettent au commissaire priseur d’obtenir un revenu espéré identique et si des acheteurs
rationnels doivent suivre la même stratégie dans chacune d’entre
elles. Dans une enchère hollandaise ou une enchère sous plis
scellés, la stratégie d’un acheteur rationnel consiste à offrir un
même montant strictement inférieur à son prix de réservation (la
différence entre le montant offert et le prix de réservation dépend
des croyances de l’acheteur sur les offres de ses concurrents) afin
d’obtenir un surplus en cas de victoire. Sous l’hypothèse que les
acheteurs connaissent sans ambiguïté leur propre prix de réservation, William Vickrey a également démontré qu’une enchère
anglaise était stratégiquement équivalente à une enchère sous plis
scellés où le gagnant ne paye que le montant de la seconde
meilleure offre majorée d’un incrément (cette enchère est désormais connue sous le nom d’enchère à la Vickrey). Dans ces deux
enchères, les acheteurs ont une stratégie dominante (i.e., une
stratégie qui ne dépend pas des stratégies suivies par les concurrents) qui consiste à proposer le montant de leur propre prix de
réservation. Plus précisément, dans une enchère anglaise, un
acheteur doit surenchérir jusqu’à son prix de réservation puis
abandonner la vente lorsque celui-ci est dépassé. En ajoutant
deux hypothèses supplémentaires (les prix de réservation des
acheteurs sont des variables aléatoires indépendantes et identiquement distribuées, et les acheteurs sont neutres par rapport au
risque), William Vickrey a établi le théorème d’équivalence du
revenu : les deux paires d’enchères permettent au commissaire
priseur d’obtenir le même revenu espéré. On peut noter que sous
des hypothèses de modélisation différentes, ce théorème d’équivalence du revenu n’est plus valable (Milgrom & Weber, 1982) ;
(Maskin & Reiley, 1984).
Comme nous l’avons précédemment souligné,
les sites de vente et les sites marchands diffèrent par
le nombre de produits proposés lors d’une vente aux
enchères. Sur les sites de vente, l’enchère anglaise
est essentiellement utilisée pour vendre un bien
unique, tandis qu’elle est utilisée pour vendre plusieurs unités d’un même produit sur les sites marchands. Dans ces ventes aux enchères multi-produits, deux règles de fixation des prix peuvent être
employées, soit une règle de tarification discriminante, soit une règle de tarification uniforme. Avec
la première règle, chaque acheteur gagnant paye le
montant de son offre, alors qu’avec la seconde il
paye seulement le montant correspondant à la dernière offre acceptée(9). Dans une vente aux
enchères multi-produits, les consommateurs ont la
possibilité d’acheter plusieurs unités, mais ils sont
contraints de proposer un prix identique pour chacune d’entre elles. Lors de la clôture d’une telle
vente aux enchères, les acheteurs gagnants sont
ceux qui ont proposé les prix les plus élevés.
Néanmoins, il est possible qu’un prix gagnant ait été
proposé par un trop grand nombre d’enchérisseurs.
(9)
Sur l’Internet, une vente aux enchères multi-produits qui utilise
une règle de tarification discriminante est appelée “enchère américaine” et une vente aux enchères multi-produits utilisant une
règle de tarification uniforme est appelée “enchère hollandaise”.
69
REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1
ADETEM
chands clôturent le plus souvent leurs ventes aux
enchères en fonction de l’activité observée sur
celles-ci. Sur un site de vente comme eBay, un vendeur qui propose une vente aux enchères à la possibilité de choisir initialement sa durée (3, 5, 7 ou 10
jours). Lorsque cette durée se sera précisément
écoulée (à la seconde près) le site va alors procéder
à l’adjudication du produit en faveur de l’acheteur
ayant fait la dernière offre. Le système de clôture
d’une vente aux enchères est différent sur les sites
marchands car ils utilisent une date d’adjudication
dépendante de l’activité observée. Par exemple, un
site comme Onsale donne seulement à titre indicatif
le jour et l’heure à laquelle une vente aux enchères
doit se conclure mais l’adjudication finale sera prononcée à cette date seulement si aucune offre n’a
était faite durant les 5 dernières minutes. Si tel n’est
pas le cas, la vente aux enchères se poursuit 5
minutes de plus et ainsi de suite jusqu’à ce que cette
condition soit remplie.
leur côté, les sites marchands utilisent une procédure d’enchères anglaises pour vendre simultanément
plusieurs unités d’un même produit. Dans ce paragraphe, nous analysons l’impact de ces modifications sur le comportement des consommateurs et sur
l’efficience des ventes aux enchères en ligne.
L’impact d’une date
d’adjudication prédéterminée
L’utilisation d’une date d’adjudication prédéterminée pour clore une vente aux enchères pose un
problème d’incitation aux acheteurs potentiels. En
effet, ceux-ci peuvent être incités soit à soumettre
plusieurs offres durant la vente, soit à soumettre une
seul offre juste avant la date d’adjudication. Ces deux
types de comportement de la part des consommateurs ont été fréquemment observés dans des ventes
aux enchères se déroulant sur un site de vente
(Wilcox, 2000 ; Roth & Ockenfels, 2001). Du point
de vue d’un enchérisseur, le premier comportement
peut s’expliquer par l’impossibilité de suivre une
vente aux enchères jusqu’à son terme(10), et donc
par le risque de ne pas pouvoir transmettre son ou
ses offres lorsque le temps restant avant la clôture
d’une vente est faible. Dans ce cadre, le consommateur adopte un comportement usuel dans une vente,
utilisant une procédure d’enchères anglaises qui
consiste à surenchérir jusqu’à son prix de réservation. En adoptant ce comportement, un consommateur ne tient pas compte de l’utilisation d’une date
d’adjudication prédéterminée et il peut être amené à
faire différentes offres durant une vente aux
enchères. A contrario, le second comportement
connu sous le nom de “tactique du tireur embusqué”
(ou sniping) (www.ebay.com) prend explicitement
en compte l’existence d’une date d’adjudication prédéfinie et il consiste pour un consommateur à faire
une seule offre dans les dernières secondes précédant la clôture d’une vente aux enchères.
Contrairement à Wilcox (2000) qui assimile cette tactique du tireur embusqué à un comportement irrationnel ou naïf, Roth et Ockenfels (2001) ont montré
de manière formelle qu’elle obéissait à une incitation
En plus des paramètres devant être obligatoirement spécifiés (durée, prix initial et montant de l’incrément), un individu qui met aux enchères un bien
sur un site de vente a la possibilité d’utiliser un prix
de réserve secret. Ce paramètre peut s’interpréter
comme son prix de réservation et il correspond à un
prix minimal en dessous duquel il refuse de vendre
son produit. Lorsqu’un vendeur utilise un prix de
réserve secret dans un vente aux enchères, le site de
vente prévient les enchérisseurs de son utilisation
sans pour autant les informer de son montant. Lors
de la clôture d’une vente aux enchères, le site de
vente annule la transaction si le prix d’adjudication
n’est pas supérieur ou égal au prix de réserve spécifié par le vendeur.
LE COMPORTEMENT
DES CONSOMMATEURS
ET L’EFFICIENCE DES ENCHÈRES
EN LIGNE
Sur l’Internet, la procédure d’enchères
anglaises utilisée par les sites présente un certain
nombre de différences par rapport à celle utilisée
habituellement par un commissaire priseur dans une
salle des ventes. En particulier, les sites de vente utilisent une date d’adjudication prédéterminée et ils
informent les consommateurs de l’utilisation d’un
prix de réserve lors d’une vente aux enchères. De
(10)
Les ventes aux enchères sur l’Internet se déroulant de manière
asynchrone, il est possible qu’un enchérisseur ait une occupation
(travail, loisir, etc.) qui l’empêche de participer à la fin d’une
vente aux enchères.
70
REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1
Les enchères en ligne
Laurent Deveaux
stratégique. En effet, si des consommateurs rationnels savent avec certitude qu’une vente aux
enchères se conclut à une date fixe, ces derniers
n’ont plus nécessairement comme stratégie dominante de surenchérir jusqu’à leur prix de réservation
durant la vente mais au contraire, ils sont incités à
soumettre une seule offre (strictement inférieure à
leur prix de réservation) juste avant sa date de clôture (Roth & Ockenfels, 2001 ; théorème 1 ; p. 8).
Cette incitation dans le cadre d’une vente aux
enchères utilisant une date d’adjudication prédéterminée peut être illustrée par l’exemple qui suit.
L’exemple ci-dessus montre que les consommateurs peuvent avoir une incitation mutuelle (phénomène de collusion tacite) à attendre la dernière
seconde d’une vente aux enchères pour faire leur
offre. En effet, ils peuvent ainsi obtenir un surplus
(espéré) supérieur car il existe une probabilité non
nulle pour que les propositions des concurrents ne
soient pas transmises. Bien entendu, lorsque plusieurs enchérisseurs adoptent la tactique du tireur
embusqué dans une vente aux enchères, le résultat
obtenu est inefficient et le revenu espéré du vendeur
est diminué. On peut noter que les sites marchands,
Exemple 1 :
Illustration de l’augmentation du surplus des enchérisseurs lorsque ceux-ci intègrent dans leur stratégie
la présence d’une date d’adjudication prédéfinie.
Paramètres de la vente aux enchères
Procédure d’enchères : anglaise
Quantité vendue : 1 unité
Règle d’adjudication : date prédéfinie égale à 3 jours
Prix initial de mise en vente : 31 euros
Montant de l’incrément : 1 euro
Caractéristiques des enchérisseurs
Nombre : 2 (acheteur A et acheteur B)
Prix de réservation : 38 euros pour l’acheteur A et 36 euros pour l’acheteur B
Résultat de la vente aux enchères en fonction du comportement des enchérisseurs
Hypothèse
Les deux acheteurs n’intègrent pas dans leur comportement
l’utilisation d’une date d’adjudication prédéfinie.
Les deux enchérisseurs intègrent dans leur comportement
la présence d’une date d’adjudication prédéfinie.
Déroulement
Les deux acheteurs placent leur offre avant la date de clôture de la vente. L’acheteur A fait la première offre d’un
montant de 31 euros, l’acheteur B enchérit avec une offre
de 32 euros et ainsi de suite.
Les deux acheteurs attendent la dernière seconde de la
vente pour placer simultanément une offre identique égale
à 31 euros.
Gagnant
L’acheteur A ayant un prix de réservation supérieur à celui
de l’acheteur B, il s’adjuge le bien pour un montant égal à
37 euros.
Les deux enchérisseurs ont chacun 50 % de chance de s’adjuger le bien pour un montant égal à 31 euros.
Surplus
Acheteur A :
38 – 37 = 1 euro
Acheteur B :
0 euro
Acheteur
0,5 x
Acheteur
0,5 x
A:
(38 – 31) + 0,5 x 0 = 3,5 euros
B:
(36 – 31) + 0,5 x 0 = 2,5 euros
71
REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1
ADETEM
en utilisant une date d’adjudication dépendante de
l’activité observée(11), n’incitent pas les consommateurs à soumettre des offres de dernière minute
(Roth & Ockenfels, 2001 ; théorème 2 ; p. 17).
dépassé ». Lorsque cette indication apparaît, le bien
mis aux enchères sera attribué au consommateur qui
proposera le prix le plus élevé. Si le vendeur n’a pas
spécifié de prix de réserve dans une vente aux
enchères, celle-ci se déroule sans aucune indication.
Contrairement à une vente aux enchères traditionnelle, sur l’Internet, les consommateurs peuvent donc
discerner sans ambiguïté une vente aux enchères où
un prix de réserve secret est utilisé, d’une vente aux
enchères où le prix de réserve est public. Dans ce
second cas, le prix de réserve correspond simplement
au prix initial de la vente aux enchères et le vendeur
accepte toute offre gagnante supérieure à ce prix. Les
ventes aux enchères en ligne permettent donc d’étudier l’impact de l’utilisation d’un prix de réserve secret
sur le comportement des consommateurs et sur le
revenu espéré du vendeur.
Bien qu’une date d’adjudication dépendante de
l’activité observée puisse permettre aux enchérisseurs de se protéger de ceux qui utilisent la tactique
du tireur embusqué, un site de vente comme eBay
ne semble pas prêt à changer de procédure d’adjudication. La principale explication est certainement
qu’une date d’adjudication prédéfinie permet aux
consommateurs plus de divertissement (De
Figueiredo, 2000). Pour inciter le plus grand nombre
de consommateurs à participer activement à une
vente aux enchères, les sites de vente ont mis en
place un système d’enchères par procuration. Un
consommateur qui désire participer à une vente aux
enchères peut déléguer à un agent son processus de
décision en lui donnant simplement le montant
maximal au-delà duquel il ne désire pas acheter le
bien. Ainsi, un consommateur n’a pas à suivre continuellement une vente aux enchères pour y participer
car son agent soumet automatiquement des offres
jusqu’à la limite fixée. Cette automatisation du processus de décision permet de restaurer la stratégie
dominante des enchérisseurs dans une procédure
d’enchères anglaises.
Dans une salle des ventes, le prix de réserve
secret peut être utile à un vendeur dans le cas suivant. En utilisant un prix de réserve, il peut faire
débuter la vente aux enchères de son produit à un
prix initial faible afin d’attirer l’attention des acheteurs potentiels et les inciter à placer des offres.
Ainsi, il peut espérer que le prix de réserve soit rapidement dépassé et que son bien soit alors vendu au
plus offrant. D’un point de vue théorique, Vincent
(1995) a montré que, dans le cadre d’une vente aux
enchères où les acheteurs sont incertains du montant
de leur propre prix de réservation (i.e., dans une
vente aux enchères d’un bien à valeur commune(12)), l’utilisation conjointe d’un prix initial faible
et d’un prix de réserve secret peut permettre à un
Le rôle du prix de réserve
Depuis de nombreuses années, un vendeur a la
possibilité d’utiliser un prix de réserve secret lorsqu’il
met un bien aux enchères dans une salle des ventes.
Dans ce cadre, le commissaire priseur refuse d’adjuger le bien au plus offrant si le prix proposé n’est pas
supérieur ou égal au prix de réserve spécifié par le
vendeur. Dans une telle configuration, aucun des
enchérisseurs se trouvant dans la salle n’est informé à
l’avance, ni de l’existence, ni du montant du prix de
réserve. Sur l’Internet, l’information dont disposent les
consommateurs sur ce paramètre est différente. En
effet, si les sites de vente gardent effectivement secret
le montant du prix de réserve d’un vendeur, ils informent néanmoins les acheteurs potentiels de son utilisation lors d’une vente aux enchères. Par exemple,
sur le site eBay, cette information est donnée par l’indication suivante : « Le prix de réserve du vendeur n’a
pas été dépassé ». En fonction du nombre d’offres faites
par les enchérisseurs, le message peut se modifier
pour devenir : « Le prix de réserve du vendeur a été
(11)
Cette procédure d’adjudication peut être considérée comme similaire à celle utilisée par un commissaire priseur dans une salle des
ventes. Sur l’Internet, son principal inconvénient est d’obliger les
consommateurs à suivre une vente aux enchères jusqu’à son
terme.
(12)
Dans la vente aux enchères d’un bien à valeur commune, la
valeur du bien ex-post est identique pour tous les enchérisseurs
mais elle est inconnue ex-ante. Dans ce cadre, les estimations des
enchérisseurs sur la valeur du bien sont affiliées (ou corrélées)
(Milgrom & Weber, 1982) et l’utilité de l’enchérisseur gagnant
dépend de l’information détenue par ses concurrents. Bajari &
Hortaçsu (2000) ont montré que de nombreux objets de collection
proposés sur un site de vente peuvent être considérés comme des
biens à valeur commune. En effet, l’achat d’un objet de collection
dans une vente aux enchères comporte le plus souvent un aspect
spéculatif. Par là même, la valeur estimée du bien par les enchérisseurs va dépendre en partie d’une composante commune
comme son prix de revente (i.e., sa valeur d’échange future) ou
une forme de prestige associé à sa possession (i.e., l’opinion des
autres enchérisseurs).
72
REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1
Les enchères en ligne
Laurent Deveaux
vendeur d’obtenir un revenu espéré supérieur à une
situation où il utilise uniquement un prix de réserve
public (i.e., un prix initial égal au montant de son
prix de réserve). En effet, dans la vente aux enchères
d’un bien à valeur commune, Milgrom et Weber
(1982) ont montré que le vendeur avait intérêt à permettre aux acheteurs potentiels d’acquérir le plus
d’information possible sur leur prix de réservation
mutuelle, afin de les inciter à participer à la vente
aux enchères et de leur permettre de se protéger
contre la “malédiction du vainqueur”(13). Ainsi, une
vente aux enchères avec un prix initial faible et un
prix de réserve secret peut permettre aux enchérisseurs de s’observer d’avantage entre eux par rapport
à une vente aux enchères où le prix de réserve est
public. Dans ce cadre, cette possibilité d’observation
mutuelle permet aux acheteurs potentiels de se protéger contre la malédiction du vainqueur et elle peut
alors les conduire à surenchérir au-delà du prix de
réserve secret du vendeur (Vincent, 1995).
aux enchères un bien de faible valeur, sa présence
pouvant décourager la participation d’acheteurs
potentiels. Pour des objets de plus grande valeur,
Bajari et Hortaçsu (2000) ont montré, en utilisant un
modèle économétrique structurel, que l’utilisation
d’un prix de réserve secret pouvait augmenter de
manière significative le revenu espéré d’un vendeur.
On peut noter qu’il existe un autre comportement de
la part des vendeurs qui peut expliquer l’utilisation
d’un prix de réserve secret. Certains vendeurs l’utilisent en effet pour éviter délibérément qu’une transaction soit officiellement conclue (Katkar &
Lucking-Reiley, 2000). Lorsque la vente aux enchères
n’est pas adjugée, un vendeur envoie un e-mail à
l’enchérisseur qui a fait la meilleure offre pour lui
proposer d’acheter le bien et il peut ainsi se dispenser de payer au site de vente la commission proportionnelle au prix d’adjudication.
La diminution de la demande dans
une vente aux enchères multi-produits
Dans une vente aux enchères en ligne, Katkar
et Lucking-Reiley (2000) ont étudié de manière
expérimentale le rôle joué par le prix de réserve
secret d’un vendeur. Pour ce faire, ils ont mis aux
enchères 50 paires de cartes de jeu Pokémon sur le
site eBay. Pour chaque paire, une carte a été mise
aux enchères avec un prix initial d’un montant x et
l’autre carte à été mise aux enchères avec un prix
initial faible et un prix de réserve secret d’un montant x. Dans ce cadre, ils ont obtenu un résultat
inverse de celui prédit par le modèle théorique que
nous avons évoqué ci-dessus : l’utilisation d’un prix
de réserve secret diminue le revenu espéré du vendeur par rapport à une configuration où ce prix est
public. Plus précisément, leur résultat montre, de
manière significative, une nette diminution de la
probabilité de vente (46% de vente lorsque qu’un
prix de réserve secret est utilisé contre 70% lorsque
le prix de réserve est public), une diminution du
nombre d’enchérisseurs (12% d’enchérisseurs en
plus si le prix de réserve est public) et une diminution du prix d’adjudication moyen (approximativement 1 euro) lorsque le vendeur utilise un prix de
réserve secret. Lorsqu’un vendeur met aux enchères
un objet de collection de faible valeur sur un site de
vente, il n’a donc pas intérêt à utiliser un prix de
réserve secret. Ce résultat expérimental apporte un
support quantitatif au conseil de Kaiser et Kaiser
(1999) qui recommande à un vendeur de ne pas utiliser un prix de réserve secret sur eBay lorsqu’il met
Il existe des recherches récentes concernant la
possibilité d’une diminution de la demande des
enchérisseurs dans une vente aux enchères multiproduits. Dans le cadre des procédures d’enchères
existantes(14), des analyses théoriques ont montré
que des acheteurs rationnels ayant une demande
supérieure à une unité peuvent être incités à ne pas
révéler leur demande mais au contraire être incités à
la diminuer ((Engelbrecht-Wiggans & Khan, 1998) ;
(Ausubel & Cramton, 1999)). Sous des hypothèses
peu restrictives et quelle que soit la règle de tarification utilisée (uniforme ou discriminante), le modèle
d’Ausubel et Cramton (1999) établit qu’un équilibre
de Nash ex-post, où la demande est réduite, peut toujours être obtenu dans une vente aux enchères multiproduits. Cette diminution de la demande des acheteurs a également été mise en évidence et, ce, à plu-
(13)
Dans la vente aux enchères d’un bien à valeur commune, la malédiction du vainqueur traduit une erreur de stratégie ou d’estimation de la valeur du bien qui conduit le gagnant de la vente aux
enchères à payer un prix trop élevé pour son acquisition.
(14)
Ces études théoriques portent sur les procédures d’enchères utilisées pour vendre des bons du trésor ou des droits d’utilisation de
fréquences hertziennes aux Etats-Unis. Ces ventes aux enchères
multi-produits sont basées sur des procédures similaires à celles
utilisées par les sites marchands sur l’Internet.
73
REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1
ADETEM
sieurs reprises, dans des études expérimentales
((Kagel & Levin, 1999) ; (List & Lucking-Reiley,
1999)).
plique également sur l’Internet. Afin de montrer que
les consommateurs peuvent être incités à diminuer
leur demande dans une vente aux enchères multiproduits, nous utiliserons l’exemple ci-dessous. Cet
exemple nous permettra également d’illustrer les
problèmes que cette diminution peut poser à un site
marchand.
Comme les sites marchands proposent des
ventes aux enchères multi-produits et que certains
consommateurs peuvent désirer acquérir plus d’une
unité d’un bien, le résultat des analyses théoriques et
expérimentales que nous venons d’évoquer s’ap-
Comme le montre cet exemple(15), les
Exemple 2 :
Illustration de l’incitation des enchérisseurs à diminuer leur demande dans une vente aux enchères multi-produits.
Paramètres de la vente aux enchères
Procédure d’enchères : anglaise
Quantité vendue : 4 unités
Règle de tarification : uniforme
Règle d’adjudication : date non prédéfinie
Prix initial de mise en vente : 31 euros
Montant de l’incrément : 1 euro
Caractéristiques des enchérisseurs
Nombre : 3 (acheteur A, acheteur B et acheteur C)
Quantité désirée : 3 unités pour l’acheteur A, 1 unité pour l’acheteur B et 2 unités pour l’acheteur C
Prix de réservation : 38 euros par unité pour l’acheteur A, 36 euros pour l’acheteur B et 35 euros par unité pour l’acheteur C
Résultat de la vente aux enchères en fonction du comportement des enchérisseurs
Hypothèse
Les acheteurs désirant acquérir plus d’une unité ne diminuent pas leur demande.
Les acheteurs désirant acquérir plusieurs unités diminuent
leur demande d’une unité. La quantité désirée par l’acheteur A devient égale à 2 unités et la quantité désirée par
l’acheteur C devient égale à 1 unité.
Déroulement
L’acheteur A fait une première offre d’achat de 3 unités au
prix de 31 euros, l’acheteur B place ensuite une offre de 31
euros pour une unité, l’acheteur C surenchérit en plaçant
une offre d’achat de 2 unités au prix de 32 euros et ainsi
de suite.
L’acheteur A fait une première offre d’achat de 2 unités au
prix de 31 euros, l’acheteur B place ensuite une offre de 31
euros pour une unité. Enfin, l’acheteur C place également
une offre de 31 euros pour une unité.
Gagnant
Compte tenu de la règle de tarification utilisée et des prix
de réservation des enchérisseurs, l’acheteur A va s’adjuger
3 unités au prix de 35 euros chacune et l’acheteur B va
s’adjuger 1 unité au prix de 35 euros.
L’acheteur A obtient deux unités au prix de 31 euros chacune, l’acheteur B une unité au prix de 31 euros et l’acheteur C une unité pour ce même prix.
Surplus
Acheteur A :
3 x (38 – 35) = 9 euros
Acheteur B :
36 – 35 = 1 euro
Acheteur C :
0 euro
Acheteur A :
2 x (38 – 31) = 14 euros
Acheteur B :
36 – 31 = 5 euros
Acheteur C :
35 – 31 = 4 euros
(15)
Cet exemple est également valable si le site marchand utilise une
règle de tarification discriminante.
74
REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1
Les enchères en ligne
Laurent Deveaux
consommateurs peuvent être incités à diminuer leur
demande au lieu de la révéler car ils obtiennent ainsi
un surplus supérieur. Dans ce cadre, le résultat d’une
vente aux enchères multi-produits est inefficient et la
diminution de la demande de certains acheteurs permet à des enchérisseurs ayant des prix de réservation moins élevés d’acheter des unités du bien. Dans
l’exemple que nous avons considéré, la diminution
de la demande de l’acheteur A permet à l’acheteur C
d’acquérir une unité du bien alors que son prix de
réservation est inférieur. Par ailleurs, on peut également noter que le revenu du site marchand est plus
faible lorsque les acheteurs réduisent leur demande.
L’exemple précédent montre que le site marchand
perd 4 x (35 – 31) = 16 euros lorsque les acheteurs
A et C diminuent leur demande d’une unité. Ces
deux problèmes, inefficience et perte de revenu
pour le vendeur, proviennent du fait qu’un enchérisseur gagnant doit toujours payer au même prix
toutes les unités qu’il achète.
cédure d’enchères anglaises stratégiquement équivalente à la procédure d’enchères à la Vickrey. Cette
procédure a été déterminée par Ausubel (1997) et
elle offre l’avantage supplémentaire d’être plus
simple à mettre en œuvre car elle est beaucoup plus
simple à comprendre pour des enchérisseurs
((Ausubel, 1997) ; (Kagel & Levin, 1999)). Cette procédure de vente aux enchères multi-produits est également basée sur le principe que des enchérisseurs
peuvent acheter à des prix différents chacune des
unités qu’ils désirent acquérir. En particulier, elle
permet aux enchérisseurs de “s’approprier” des unités de biens au fur et à mesure que les prix proposés augmentent et que la demande cumulée diminue. Par exemple, si à un moment donné d’une
vente aux enchères de M biens, un enchérisseur i a
une demande de K biens alors que la demande
cumulée de ses concurrents n’est plus que de M – 1
biens, celui-ci s’approprie définitivement une unité
au prix qu’il avait proposé. Ce processus séquentiel
implémente une règle de fixation des prix identique
à celle utilisée dans une procédure d’enchères à la
Vickrey.
Afin de restaurer l’efficience d’une vente aux
enchères multi-produits, deux options s’offrent au
vendeur (Ausubel & Cramton, 1999). La première
possibilité est d’utiliser une procédure d’enchères à
la Vickrey où les acheteurs sont obligés de faire des
offres de prix séparées pour chacune des unités
qu’ils souhaitent acquérir. En particulier, une vente
aux enchères à la Vickrey de M biens nécessite que
les enchérisseurs proposent un prix pour chacune
des K (K £ M) unités qu’ils désirent acheter. À la clôture de la vente aux enchères, les M offres les plus
élevées sont déclarées gagnantes et la kième offre
gagnante d’un enchérisseur devra être payée au prix
de la kième offre rejetée la plus élevée(16). Avec cette
procédure d’enchères, l’efficience est restaurée car
les enchérisseurs ont comme stratégie dominante de
révéler leur prix de réservation pour chacune des
unités qu’ils désirent acquérir (Ausubel & Cramton,
1999). La seconde possibilité est d’utiliser une pro-
Cette procédure d’enchères anglaises pourrait
permettre aux sites marchands de rendre leurs
ventes aux enchères multi-produits plus efficientes
sans modifier profondément leur principe de fonctionnement actuel (Lucking-Reiley, 2000a). Nous
donnons ci-dessous un exemple de la procédure
d’enchères anglaises proposée par Ausubel (1997)
pour une vente aux enchères multi-produits se
(16)
Par exemple, si un acheteur i a fait deux offres gagnantes, la première offre gagnante devra être payée au prix de la première offre
rejetée, et la seconde offre gagnante devra être payée au prix de
la seconde offre rejetée. Pour déterminer le prix des offres
gagnantes, les offres rejetées de l’acheteur i sont exclues. Ce principe de fixation des prix correspond à un cas particulier du mécanisme Clarke-Groves [Ausubel & Cramton, 1999].
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REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1
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Exemple 3 :
Illustration de la procédure d’enchères anglaises proposée par Ausubel (1997)
Paramètres de la vente aux enchères
Quantité vendue : 4 unités
Prix initial de mise en vente : 31 euros
Montant de l’incrément : 1 euros
Caractéristiques des enchérisseurs
Nombre : 3 (acheteur A, acheteur B et acheteur C)
Quantité désirée : 3 unités pour l’acheteur A, 1 unité pour l’acheteur B et 2 unités pour l’acheteur C
Prix de réservation : 38 euros par unité pour l’acheteur A, 36 euros pour l’acheteur B et 35 euros par unité pour l’acheteur C
Résultat de la vente aux enchères
Déroulement
1ère unité
2ième unité
3ième unité
4ième unité
L’acheteur A fait trois offres de 31 euros pour 3 unités
Acheteur A : 31
Acheteur A : 31
Acheteur A : 31
L’acheteur B fait une offre de 31 euros pour 1 unité
Acheteur B : 31
Acheteur A : 31
Acheteur A : 31
Acheteur A : 31
L’acheteur C fait deux offres de 32 euros pour 2 unités
Acheteur C : 32
Acheteur C : 32
Acheteur B : 31
Acheteur A : 31
Les acheteurs B et C ont seulement une demande de 3 unités pour un nombre de biens
disponibles égal à 4 a L’acheteur A s’approprie la 4ème unité au prix de 31 euros.
La vente aux enchères se poursuit avec désormais 3 biens disponibles, etc.
Acheteur C : 32
Acheteur C : 32
Acheteur B : 31
xxxxxxx
Gagnant
Au terme de cette vente aux enchères et compte tenu des prix de réservation des
enchérisseurs, l’acheteur A va acquérir une unité au prix de 31 euros et 2 unités au
prix de 35 euros. Quant à l’acheteur B, il obtient une unité au prix de 36 euros.
Surplus
Acheteur A :
1 x (38 - 31) + 2 x (38 - 35) = 13 euros
Acheteur B :
36 - 36 = 0 euro
Acheteur C :
0 euro
déroulant sur un site marchand.
Avec cette procédure, l’efficience d’une vente
aux enchères multi-produits est restaurée car les
biens sont alloués aux consommateurs ayant les prix
de réservation les plus élevés. Par rapport à une
situation où les consommateurs sont incités à diminuer leur demande, l’exemple précédent montre
également que le site marchand pourrait augmenter
son revenu lorsqu’il met simultanément aux
enchères plusieurs unités d’un même bien.
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REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1
Les enchères en ligne
Laurent Deveaux
d’acquérir le bien au prix de la seconde meilleure
offre (faible) qu’il avait lui-même placée. Dans ce
cadre, la seule possibilité pour le vendeur est de
refuser cette offre mais, s’il le fait, il doit repayer au
site de vente une commission pour remettre son
bien aux enchères.
LES PROBLÈMES POSÉS PAR
LES VENTES AUX ENCHÈRES
SUR L’INTERNET
Sur l’Internet, un vendeur et/ou un consommateur peuvent aisément manipuler le résultat d’une
vente aux enchères. Par ailleurs, en achetant un produit sur un site de vente, un consommateur s’expose à une fraude de la part du vendeur. Dans ce paragraphe, nous discutons ces deux problèmes pouvant
survenir dans des enchères en ligne.
Sur l’Internet, ces deux formes de manipulation
proviennent de l’absence de relation physique entre
les partis et de la possibilité qu’ont les enchérisseurs
de se rétracter. Dans une salle des ventes, de telles
manipulations sont beaucoup plus risquées à mettre
en œuvre car le vainqueur d’une vente aux enchères
peut très difficilement partir sans payer le bien qu’il
a acquis. Pour lutter contre la manipulation de leurs
ventes aux enchères, les sites de vente ont adopté
certaines règles de conduite à l’égard des vendeurs.
Par exemple, lorsque de nombreuses rétractations
sont observées dans les ventes aux enchères d’un
même vendeur, eBay lui interdit définitivement l’accès de son site. Pour éviter les manipulations de la
part des consommateurs, les sites de vente ont également mis en place une procédure d’accréditation.
Pour un acheteur désirant participer à une vente aux
enchères, cette accréditation (non obligatoire) nécessite qu’il donne au préalable son numéro de carte
bleue afin de garantir ses offres.
La manipulation
Sur un site de vente, les ventes aux enchères
peuvent faire l’objet de manipulations de la part des
vendeurs et des consommateurs. Dans une procédure d’enchères anglaises, un vendeur peut surenchérir lui-même sur son propre bien pour tenter d’augmenter le prix d’adjudication. Cette manipulation a
été constatée à de nombreuses reprises dans une
salle des ventes et elle peut également être utilisée
sur l’Internet. Bien entendu, tous les sites de vente
interdisent cette pratique, mais il est extrêmement
difficile pour eux de la déceler. En effet, un vendeur
qui désire manipuler le résultat d’une vente aux
enchères peut facilement se faire passer pour un
acheteur potentiel en utilisant un pseudonyme. Pour
ce faire, il lui suffit d’ouvrir un autre compte sur le
site en utilisant une autre identité et une autre adresse e-mail. Par ailleurs, comme les sites de vente donnent la possibilité au consommateur ayant fait la
seconde meilleure offre d’acheter le bien si le vainqueur se rétracte, un vendeur qui manipule une
vente aux enchères prend un risque relativement
faible de ne pas pouvoir vendre son produit.
La fraude
Le problème de la fraude est particulièrement
prononcé dans les ventes aux enchères sur
l’Internet. En 2000, l’Internet Fraud Complaint
Center(17) (www.ifccfbi.gov) aux Etats Unis a enregistré plus de 20 000 plaintes concernant des fraudes
dans des transactions conclues par l’intermédiaire
d’enchères en ligne. Pour la plupart, il s’agit de
plaintes de consommateurs qui ont payé comptant,
sans jamais recevoir les marchandises qui leur ont
La manipulation de la part des consommateurs
est également une pratique observée dans les
enchères en ligne. Elle consiste pour un consommateur à ouvrir deux comptes sur un site de vente, un
sous une vraie identité, un autre sous une fausse
identité, et à placer habillement deux offres de façon
à gagner avec certitude la vente aux enchères qui
l’intéresse. À l’aide de son premier compte, le
consommateur place tout d’abord une offre faible.
Ensuite, en se servant de son second compte, il
place une proposition très élevée servant à décourager les autres enchérisseurs. À la clôture de la vente,
il rétracte sa proposition élevée et peut ainsi tenter
(17)
L’Internet Fraud Complaint Center (IFCC) est un organisme créé
conjointement par le Federal Bureau of Investigation (FBI) et le
National White Collar Crime Center (NW3C). Son objectif est de
recenser et de traiter les plaintes des internautes américains victimes d’une escroquerie sur un site marchand, sur un site d’enchères ou encore dans le domaine des transactions boursières en
ligne. On peut noter que les plaintes concernant des fraudes dans
des ventes aux enchères en ligne ont connu une forte augmentation ces dernières années. Elles étaient au nombre de 107 en 1997,
de 11 000 en 1999 et elles ont atteint 20 000 en 2000 (Source :
www.ifccfbi.gov).
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REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1
ADETEM
été adjugées ou encore de consommateurs qui ont
reçu des faux ou des produits brisés. La fraude se
produit principalement sur les sites de vente, car ils
laissent le soin au vendeur et au gagnant d’une vente
aux enchères de s’occuper du paiement et de la
livraison du produit. La procédure habituelle est que
le consommateur envoie son paiement et qu’à sa
réception, le vendeur lui retourne le bien. Ce problème de fraude émanant des vendeurs est beaucoup plus rare sur les sites marchands car ces derniers sont à la fois commissaire priseur et vendeur.
consommateur dispose d’une courte période
pour annuler la transaction si le bien n’est pas
conforme à ses attentes ou à la description
qui en a été faite lors de la vente aux
enchères. Si le consommateur est satisfait, la
société clôt la transaction en transférant le
paiement du consommateur sur le compte du
vendeur.
En utilisant les services d’une société d’intermédiation, les consommateurs doivent payer une
commission approximativement égale à 3 % ou 4 %
du montant de la transaction. La plupart du temps,
leurs services ne sont donc utilisés que pour des
transactions dont le montant est relativement élevé.
Néanmoins, comme la majorité des ventes aux
enchères sur les sites de vente ont un prix d’adjudication faible, le seul système couramment utilisé par
les consommateurs pour essayer d’éviter une fraude
de la part du vendeur est le service de notation.
Différentes études ont montré que les consommateurs prennent effectivement en compte la réputation (i.e., la note globale) d’un vendeur lorsqu’ils
participent à une vente aux enchères ((Houser &
Wooders, 2000) ; (Lucking-Reiley & al., 2000) ;
(Melnick & Alm, 2000)). Toute chose égale par
ailleurs, un vendeur avec une bonne réputation attire un plus grand nombre de consommateurs et
obtient donc un prix d’adjudication plus élevé qu’un
vendeur ayant une mauvaise réputation.
Pour décourager les fraudes, les sites de vente
ont mis en place deux systèmes :
- Service de notation : Lorsqu’un vendeur et un
consommateur ont conclu une transaction sur
un site de vente, ce dernier leur permet de se
noter mutuellement afin qu’ils laissent une
trace de leur satisfaction ou de leur insatisfaction éventuelle. Ces informations permettent
aux vendeurs et aux enchérisseurs de se
construire une réputation qui pourra, par la
suite, être utilisée par d’autres cocontractants.
Par exemple, sur le site eBay, les enchérisseurs et les vendeurs ont la possibilité de se
noter mutuellement avec une note positive (+
1), neutre (0) ou négative (– 1). Dans ce
cadre, la note globale d’un utilisateur (vendeur ou acheteur) correspond au total cumulé des différentes notes qu’il a reçues. Chaque
fois qu’il est identifié sur le site, cette note est
affichée, de manière publique, entre parenthèses à côté de son nom. Si la note d’un utilisateur est inférieure à – 4, la politique d’eBay
est de supprimer son compte.
CONCLUSION
La vente aux enchères est un mécanisme de
transaction établi depuis des siècles et l’Internet, en
en diminuant les coûts d’organisation et de participation, a permis d’en démocratiser l’utilisation.
Depuis 1995, année de leur apparition sur le réseau,
les ventes aux enchères se sont imposées comme un
mode de fixation des prix incontournable et chaque
jour des centaines de milliers de produits sont ainsi
vendus en ligne. Actuellement, la procédure d’enchères anglaises prédomine sur le réseau car elle
- Service d’intermédiation : Pour éviter les
fraudes, les sites de vente proposent également aux consommateurs d’utiliser les services de sociétés telles que Tradenable (www.tradenable.com) ou TradeSafe
(www.tradesafe.com). Ces sociétés permettent
de garantir le bon déroulement d’une transaction entre un consommateur et un vendeur en
jouant le rôle de tiers de confiance. Le principe de fonctionnement de leur service est relativement simple. Le consommateur envoie
son paiement à l’intermédiaire(18). Lorsque
celui-ci le reçoit, il donne l’autorisation au
vendeur d’envoyer le bien. Ensuite, le
(18)
La possibilité pour un consommateur de procéder à un paiement
par carte bancaire est un avantage supplémentaire offert récemment par ces intermédiaires. Ainsi, par rapport à l’alternative traditionnelle consistant pour le consommateur à envoyer un chèque
au vendeur, l’intermédiation permet non seulement de réduire les
problèmes de fraude, mais également de diminuer le délai nécessaire à la conclusion définitive d’une transaction.
78
REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1
Les enchères en ligne
Laurent Deveaux
peut se dérouler de manière asynchrone, elle est relativement simple à comprendre et elle contient une
forte part de divertissement. Nous avons également
souligné que les procédures d’enchères anglaises utilisées par les sites pouvaient présenter certains particularismes susceptibles d’altérer l’efficience du résultat obtenu (date d’adjudication prédéterminée, information sur l’utilisation d’un prix de réserve secret,
procédures d’enchères multi-produits). Dans ce cadre,
nous avons discuté des différentes solutions qui sont
ou pourraient être mises en œuvre par les vendeurs
pour améliorer leur revenu et restaurer l’efficience des
ventes aux enchères en ligne. Pour finir, nous avons
analysé les risques de manipulation et de fraude pouvant survenir dans les ventes aux enchères sur
l’Internet. Dans ce contexte, nous avons présenté différents mécanismes pouvant être mis en place par les
sites pour palier ces deux inconvénients.
La vente aux enchères peut être utile pour
déterminer le prix d’un bien de manière efficiente.
Néanmoins, les procédures d’enchères sont inapplicables pour vendre des biens de grande consommation car leur offre n’est pas limitée. Dans ce cadre, le
vendeur doit pratiquer une tarification à prix fixe.
Sur l’Internet, lorsqu’un vendeur lance un nouveau
produit, la tarification à prix fixe peut également lui
permettre de maximiser son profit en situation d’incertitude sur la demande. En effet, compte tenu de
la baisse des coûts de changement des prix et des
nouvelles possibilités d’automatisation offertes par
un environnement digital, un vendeur peut mettre
en place un algorithme de tarification dynamique
pouvant lui permettre d’apprendre, par expérimentation, la tarification la plus rentable. L’étude de la
stratégie de tarification dynamique d’un vendeur
ferra l’objet de nos futures recherches.
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80
REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1
LA CONCEPTION DU
TEMPS DU
CONSOMMATEUR
INFLUENCE-T-ELLE
LES COMPORTEMENTS
D’ACHAT SUR
INTERNET ?
PROPOSITIONS DE
MESURES ET MODÈLE
CAS DE L’ACHAT DE LIVRES
Danielle BOUDER-PAILLER,
Maître de Conférences, CRGNA - CERL
Université de Nantes - IUT de Saint-Nazaire
L’article ci-dessous apporte un éclairage intéressant sur l’aspect « accès différé » de l’achat sur Internet, sur le cas
du marché du livre. Et procède à une comparaison avec l’achat direct au point de vente. Il oublie cependant
l’existence d’autres canaux de distribution ; singulièrement la vente par correspondance, qui existe sur le marché du livre et correspond à une autre forme d’achat selon un accès différé. Il est vrai que ce canal fonctionne
souvent, pour le livre, selon des formules de souscription à des clubs, ce qui ajoute un paramètre différenciateur. Il serait cependant intéressant, dans une recherche ultérieure, de savoir si la conception du temps joue de
la même façon ou non pour l’achat sur Internet et pour l’achat par correspondance.
RÉSUMÉ
Les déterminants intrinsèques qui conduisent les consommateurs à utiliser Internet sont encore mal connus. Or, les variations de la conception individuelle du temps devraient permettre d’expliquer le choix de formules d’achat que l’on distingue alors selon la dichotomie « accès direct au
produit » (point de vente traditionnel) versus « accès différé au produit » (Internet). Le test de cette
hypothèse nous conduit à développer une échelle de mesure de la conception individuelle du temps
en combinant des analyses factorielles exploratoires et confirmatoires. Cette mesure est alors liée à
sa capacité à prédire les préférences d’achat sur Internet (plutôt que dans un point de vente), les
avantages temporels recherchés dans l’achat par Internet et enfin les achats par Internet euxmêmes. Les résultats des tests indiquent l’existence de relations significatives entre le construit
« conception individuelle du temps » et ces trois variables dépendantes. Les implications managériales, limites et prolongements de la recherche concluent l’article.
Mots clés : Comportement du consommateur - Conception individuelle du temps - Internet
ABSTRACT
The intrinsic determinants which lead consumers to use Internet are not very well known.
We make and test the hypothesis that variations in individual conception of time could contribute to this knowledge, by explaining the preference for the Internet as opposed to the direct
buying of a product. The test of this hypothesis leads us to develop a model for measuring the
conception of time combining exploratory and confirmatory factor analysis. Then, this measure
is linked to its capacity to predict preferences for Internet (rather than in a shop), searched temporal advantages in Internet and finally purchases by Internet themselves. Tests results show the
existence of significative relationships between the construct « individual conception of time » and
this three dependant variables. The managerial applications, limits and implications for the future conclude the article.
Key words : Consumer behavior - Individual conception of time - Internet
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REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1
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temps sur le choix d’une formule d’achat. Nous présenterons dans la deuxième section le modèle, les
hypothèses à tester, le terrain d’application choisi et
la méthodologie adoptée. Les résultats des tests et
leur discussion feront l’objet de la troisième section.
Nous conclurons cet article en présentant les implications managériales des résultats de la recherche,
ses limites et ses prolongements possibles.
INTRODUCTION
Alors qu’aujourd’hui les ventes par le biais
d’Internet se développent fortement, fabricants et distributeurs souhaitent mieux comprendre les processus qui conduisent les consommateurs à y avoir
recours. Les implications pour le marketing sont en
effet importantes : adaptation de la formule de vente
à la clientèle ciblée, positionnement différenciant de
la formule de vente... Or, les déterminants individuels
qui conduisent les consommateurs à choisir ce nouveau canal de distribution sont encore mal connus
(Costes, 2000 ; Emmanouilides & Hammond, 2000).
JUSTIFICATION THÉORIQUE
DE L’HYPOTHÈSE DE LA RECHERCHE :
LA CAPACITÉ EXPLICATIVE DE LA
VARIABLE « CONCEPTION DU TEMPS »
Dans cette perspective, un critère de choix de
la formule d’achat par le consommateur peut être lié
au temps que celui-ci met pour accéder au produit.
Deux formules d’achat peuvent alors être distinguées : celle qui permet aux consommateurs un
accès direct au produit (point de vente traditionnel)
et celle qui conduit à un accès différé (Internet),
impliquant une livraison ultérieure du produit. C’est
ici le temps pour l’obtention du produit qui varie.
On explique encore mal aujourd’hui les motifs
du choix des formules d’achat par les consommateurs (Ladwein, 1999 ; Volle, 1999), d’autant que les
auteurs des recherches consacrées à leurs comportements en distribution se sont surtout intéressés à la
relation entre l’acheteur et un point de vente spécifique (Filser, 1994). Or, le développement de formules de vente hors magasin (vente à distance par
Internet, par des moyens télématiques, télé-achat...)
rend souhaitable une meilleure compréhension des
déterminants des comportements des acheteurs
(Helme-Guizon, 2001 ; Wolfingbaker & Gillis, 2001).
La conception du temps du consommateur
devrait permettre d’expliquer le choix de l’une ou de
l’autre formule d’achat. Nous définissons cette
variable psychologique comme la représentation du
temps développée par chacun en fonction de sa
propre expérience ; nous justifierons cette proposition. L’objectif de la recherche est ainsi d’explorer
l’influence des caractéristiques temporelles du
consommateur sur ce choix de formules d’achat.
L’alternative temporelle serait : passer un temps plus
court à l’achat du produit et accepter de ne pas
l’avoir immédiatement versus passer un temps plus
long à l’achat du produit et en disposer immédiatement. Ainsi, par exemple, si le consommateur aime
planifier son temps, il aurait tendance à privilégier
une formule d’achat avec un accès différé au produit, en particulier Internet. (Dans ce cas, si le
consommateur a déjà fait son choix, le temps consacré à l’achat est celui de la commande.) À l’inverse,
s’il se soucie peu de maîtriser son temps, il aurait
plutôt recours à des formules d’achat donnant un
accès direct au produit (nécessité de se déplacer jusqu’au point de vente).
Les choix de la formule d’achat par le marché
cible ont principalement été expliqués par des caractéristiques objectives des consommateurs (leur
nombre, leurs spécificités socio-démographiques,
géographiques...), par leurs réponses i.e. leurs comportements (fréquence et volume des achats, réactions aux méthodes de vente et aux composantes du
marketing-mix ...). Des recherches récentes se sont
centrées sur l’influence d’une approche situationnelle (Van Kenhove & ali., 1999) et sur les spécificités
de l’achat en ligne (recours à l’agent de recommandation et à une matrice de comparaison) (Haubl &
Trifts, 2000).
Cependant, peu d’auteurs se sont attachées à
montrer le rôle de variables psychologiques sur le
choix de la formule d’achat (Butler et Peppard,
1998 ; Trocchia & Janda, 2000). Or, deux éléments
théoriques justifient le potentiel explicatif de la
conception individuelle du temps : son influence
sur les comportements et ses composantes motivationnelles.
Dans une première section, nous justifierons en
termes théoriques l’influence de la conception du
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La conception du temps du consommateur influence-t-elle les comportements d’achat sur Internet - Cas de l’achat de livres
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sant les dimensions du construit. En effet, la force
de la motivation (son impact sur les comportements) dépend de la capacité psychologique qu’a
l’individu à développer une structure motivationnelle orientée vers une fin i.e. à structurer ses buts.
Gjesme (1979, 1983) situe les buts dans la perspective temporelle. Il montre que la distance subjective (perçue) à laquelle se situe le but et la valence
de l’événement déterminent la force de la motivation : celle-ci sera d’autant plus forte que le but
alliera proximité temporelle et impact attendu positif. Elle est définie comme prenant sa source dans
la structure profonde de l’individu, celle de sa
conception du temps : l’individu élabore cognitivement des buts motivateurs et des moyens pour les
atteindre (Lens & Gailly, 1980).
L’influence de la conception du temps
sur les comportements
Dans la mesure où les caractéristiques temporelles de l’individu se manifestent dans des comportements observables, les différences personnelles de
conception du temps devraient influencer des
actions individuelles, y compris les comportements
d’achat (Kaufman & Lane, 1990). Ainsi, nombre d’auteurs soulignent en termes théoriques la capacité
explicative de la perception du temps sur les comportements (Jacoby & ali., 1976 ; Hawes, 1979 ;
Graham, 1981 ; Feldman & Hornik, 1981 ; Bergadaa,
1990 ; Hirschman, 1987 ; Gronmo, 1989 ; Robinson
& Nicosia, 1991 ; Guy & ali., 1994 ; Usunier &
Valette-Florence, 1994). Quelques études empiriques
confirment cette relation. Ainsi, une recherche de
Valette-Florence, Ferrandi et Usunier (2001) identifie
l’influence des conceptions du temps des individus
sur leur attitude à l’égard de la téléphonie mobile.
De plus, trois recherches montrent le rôle modérateur de la perception du temps sur les comportements d’achat (McDonald, 1994), de l’orientation
temporelle sur le délai de paiement (Greenleaf &
Lehmann, 1995) et de l’attitude envers le passé sur
les préférences liées à l’âge (Holbrook & Schindler,
1994). Il est donc intéressant de poursuivre l’exploration de l’influence de la conception du temps sur
les comportements et, en particulier, ici le choix de
formules d’achat par le consommateur, caractérisé
par sa conception du temps.
Ainsi, les caractéristiques théoriques de la
conception du temps – son influence sur les comportements et ses caractéristiques motivationnelles –
permettent de formuler l’hypothèse que ce concept
devrait favoriser la compréhension de comportements d’achat différenciés selon les variations de
temps pour obtenir le produit (accès direct versus différé). Elles fondent le modèle que nous allons tester.
LE MODÈLE
Les hypothèses à tester
Nous testerons trois hypothèses.
La force motivationnelle de la
conception du temps
H1) La conception individuelle du temps influence
le fait de préférer acheter un produit par Internet
plutôt que dans un point de vente.
Les comportements sont motivés. Ce postulat
est l’un des plus courants de la recherche en marketing (Foxall et Goldsmith, 1994). Les choix du
consommateur visent la satisfaction de besoins : ce
sont des moyens pour atteindre des fins (Aurifeille,
1992). Le processus motivationnel (motivation →
comportement) présente ainsi deux caractéristiques
: les motivations sont des éléments psychologiques
fondamentaux et elles exercent un effet directeur
sur les comportements (Feertchak, 1996 ; Jolibert et
Baumgartner, 1997 ; Aurifeille et Jolibert, 1998). Or,
la conception du temps est une variable motivationnelle forte - ce point sera développé en analy-
H2) La conception individuelle du temps
influence le fait d’avoir déjà commandé
un produit par Internet.
H3) La conception individuelle du temps influence
le type d’avantages temporels recherchés dans le
choix d’une formule d’achat (l’obtention immédiate
du produit, la rapidité d’accès au lieu de vente, la
possibilité d’avoir accès à l’achat depuis chez soi - par
catalogue, Internet…-).
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Nous allons d’abord présenter les modalités de
mesure des variables pour ensuite tester les relations
causales.
Le choix du terrain d’application
Holbrook & Hirschman (1982) soulignent le pouvoir explicatif de caractéristiques psychologiques sur
des comportements, en particulier pour la consommation de produits expérientiels. Si l’objectif attribué à la
consommation de ces produits est de vivre une expérience (et pas seulement de réaliser une décision d’achat) (Bourgeon & Filser, 1995), la ressource-clé que
les consommateurs consacrent à la transaction est le
temps, tout autant - voire plus - que l’argent (CooperMartin, 1991). Cette caractéristique est liée au processus même de consommation : «savourer» sentiments, émotions et sensations nécessite d’y consacrer du temps.
Les mesures des variables
Mesure de la variable indépendante :
la conception du temps
Pour développer le modèle de mesure de cette
variable, nous aurons recours au cadre méthodologique proposé par Bollen (1989). Il comprend une
phase théorique (définition du concept étudié et
identification a priori de ses dimensions) et une
phase de quantification (analyses factorielles exploratoires et confirmatoires, analyse des structures de
covariance).
En d’autres termes, le terrain d’application doit
porter sur un produit ou un service qui, plus que
d’autres, génère une expérience car les arbitrages
conduisant à l’affectation du temps jouent un rôle
essentiel dans ce type de consommation, ces choix
étant eux-mêmes conditionnés par la conception
individuelle du temps.
Phase théorique : les instruments de mesure de la
conception du temps, des dimensions non
stabilisées
Or, les pratiques culturelles révèlent la conception que l’individu a du temps : « Les pratiques culturelles traduisent plus profondément la nature des rapports aux temps propres aux individus » (Provonost,
1996). De plus, « dans le domaine culturel, le mode de
consommation du produit par le client conditionne le
mode de distribution de ce produit » (Colbert, 1993) :
ce sont bien les caractéristiques du consommateur
(dont sa conception du temps) qui déterminent le
choix de la formule d’achat.
Les premiers instruments de mesure de la
conception du temps sont développés par les psychologues (tableau 1) (3). Mais, les chercheurs en
(1)
Des raisons conjoncturelles nous incitent également à choisir le
livre pour tester les hypothèses de la recherche : ¿ le taux de
pénétration du livre dans la population française (achat d’au
moins un livre dans l’année) est élevé (74 %) (source : étude
Ministère de la Culture, Centre d’Etudes et de Prospective, 1998) ;
¡ des sites Internet pour la vente de livres ont fait l’objet d’une
publicité auprès du grand public ; ¬ le taux de progression de ce
circuit de distribution est important en France («Comment Internet
met le feu au livre», Les Enjeux, mars 1999, pages 84-90).
L’ensemble de ces éléments (caractéristiques
intrinsèques et temporelles du produit expérientiel)
nous conduit à choisir de tester les hypothèses de
la recherche dans le cas de l’achat de produits culturels. Nous choisissons plus spécifiquement l’achat
de livres car il représente le type d’achat culturel le
plus déterminé par le consommateur (1) : il choisit
le lieu, le moment et la durée de la consommation
- à la différence d’une représentation théâtrale, par
exemple - (2).
(2)
Il faut préciser que la non-disponibilité de certains ouvrages dans
le circuit traditionnel – alors qu’ils se trouvent sur Internet – fait
que le consommateur n’a pas toujours le choix des modalités
d’achat. Ce constat peut en effet constituer un biais face à la réalité de l’alternative proposée (« point de vente traditionnel /
Internet »), même si cela concerne des achats de livres bien spécifiques.
(3)
Dans une recherche précédente (Bouder-Pailler, 1997), nous
avons précisé que le construit « conception du temps » avait plusieurs équivalents dans la littérature. La diversité des termes utilisés révèle les difficultés qu’ont rencontrées les chercheurs
pour stabiliser son sens : « temps vécu » (Fraisse, 1963), « attitude
envers le temps » (Calabresi & Cohen, 1968), « expérience du
temps » (Wessman, 1973), « perspective temporelle » (Nuttin, 1979),
« orientation temporelle » (Gonzalez & Zimbardo, 1985), « temps
expérientiel » (Hirschman, 1987), « structure temporelle » (Bond &
Feather, 1988), « temps subjectif » (Bergadaà, 1990), « temps psychologique » (Kaufman & Lane, 1990). Tous ces concepts ont des
dimensions communes. L’examen des instruments de mesure
existants le confirme (cf. tableau 1).
LE TEST DU MODÈLE
Le caractère exploratoire de la recherche nous
permet d’avoir recours à un échantillon de convenance (Evrard & ali., 1998). 322 questionnaires ont
été remplis par des étudiants en sciences de gestion.
315 ont pu finalement être exploités.
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Tableau 1
Les dimensions de la conception du temps
Auteurs
Nombre de
dimensions
(Nombre
d’items)
KNAPP (1962)
2
(17)
D1 : une attitude asservie au temps versus
une attitude dominatrice face au temps
D2 : l’efficacité dans la gestion du temps versus
le fait de s’émanciper de la pression du temps
P
CALABRESI
& COHEN
(1968)
4
(39)
D1: l’anxiété par rapport au temps qui passe
et le besoin de le contrôler pour se rassurer
(activités routinières)
D2 : la soumission au temps
D3 : une attitude possessive face au temps
D4 : la flexibilité face au temps
P
WESSMAN
(1973)
4
(80)
D1
D2
D3
D4
:
:
:
:
la pression immédiate du temps
le sens personnel du long terme
l’utilisation du temps
l’instabilité personnelle
P
D1
D2
D3
D4
:
:
:
:
l’implication dans le futur
l’anticipation
l’occupation du temps
la vitesse du temps
P
GJESME
(1979)
4
(14)
Description des dimensions
Origine
P = psychologie
M = marketing
GONZALEZ
& ZIMBARDO
(1985)
7
(30)
D1
D2
D3
D4
D5
D6
D7
:
:
:
:
:
:
:
la motivation pour le travail, la persévérance
le fatalisme, le rejet des plannings
l’hédonisme
le plaisir d’atteindre des buts et de planifier
la pression du temps
l’action pragmatique pour des gains futurs
l’organisation quotidienne
P
BOND
& FEATHER
(1988)
5
(26)
D1
D2
D3
D4
D5
:
:
:
:
:
le sens de l’objectif poursuivi
une routine structurée
l’orientation vers le présent
une organisation efficace
la persévérance
P
SETTLE
& ALRECK
(1991)
Test FAST
4
(64)
D1 : Focus : la place de la conscience sur le
spectre du temps
D2 : Activité : la pression du temps
D3 : Structure : les perceptions de la forme du temps
D4 : Ténacité : le délai que l’individu accepte avant
de recevoir une gratification
M
GENTRY, KO
& STOLTMAN
(1991)
3
(63)
D1 : le passé
D2 : le présent
D3 : le futur
M
BERGADAA
(1991)
5
(17)
D1
D2
D3
D4
D5
M
VENKATESAN,
ANDERSON
SCHROEDER
& WONG
(1992)
3
(31)
D1 : l’orientation temporelle
D2 : la perspective temporelle
D3 : les attitudes face au temps
M
USUNIER
& VALETTEFLORENCE
(1991, 1994)
4
(29)
D1
D2
D3
D4
M
:
:
:
:
:
:
:
:
:
le passé affectif
le futur affectif
la destinée
l’expérience passée
les projets futurs
la linéarité et l’économicité du temps
la projection temporelle
l’obéissance au temps
la persistance temporelle
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marketing ressentent rapidement la nécessité de
développer des échelles spécifiques à leur paradigme. La diversité des propositions dénote le manque
d’homogénéité conceptuelle du construit.
Définition du construit « la conception individuelle
du temps » : les dimensions a priori
Le temps est ici une variable psychologique
définie comme la représentation du temps développée par chacun en fonction de sa propre expérience. Afin de traduire cette définition en termes opérationnels, nous formulons l’hypothèse qu’elle se
caractérise par des composantes cognitives et motivationnelles (Lens, 1986 ; Frese & ali., 1987 ; Van
Calster & ali., 1987). Notre proposition se fonde en
particulier sur les travaux de l’Ecole de Louvain,
conduits sous l’impulsion de Nuttin (1979, 1985) et
de ses collègues (Bouffard & ali., 1983). Leur principal apport est d’avoir relié la perspective temporelle
au comportement humain d’une manière large, en y
intégrant à la fois des aspects cognitifs et aussi une
composante motivationnelle (Bergadaà, 1988, 1989).
Au départ, ces échelles sont des mesures développées dans une logique descriptive. Or, cet objectif peut conduire à l’obtention de contenus très hétérogènes car le temps subjectif n’a pas d’unité conceptuelle. Nuttin (1979) montre que le manque de précision dans la manière de définir le concept est une
caractéristique commune à tout ce qui concerne les
fonctions cognitives du comportement. Cela tient au
contenu (ce que l’individu se représente), élément
qui ne trouve pas de support direct et tangible dans
la réalité.
La mesure du temps subjectif que nous proposerons fera la synthèse la plus large possible des
théories et sera soumise à l’épreuve de la validité
prédictive. C’est bien la finalité qui va guider sa
construction. D’abord réalisée dans une logique descriptive, elle pourra être modifiée afin de maximiser
la part de variance expliquée.
L’analyse de la théorie, des échelles de mesure
existantes et dix entretiens exploratoires nous
conduisent à formuler l’hypothèse selon laquelle la
conception individuelle du temps comprend huit
dimensions.
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Tableau 2
Les variations individuelles dans la conception du temps : les dimensions a priori (4)
Conception «passive» du temps
Conception «active» du temps
Dimensions motivationnelles
Degré de
L’individu avec une faible
reconnaissance
structuration des buts à atteindre
du but
est sans projet réaliste pour stimuler
à atteindre
et coordonner ses activités
Passé affectif
Je regrette le temps passé
Futur affectif
Je n’aime pas penser à mon avenir
L’individu avec une forte
structuration des buts à atteindre a
des projets pour stimuler et
coordonner ses activités
Je n’ai pas la nostalgie du passé
J’aime penser à ce que je ferai dans le futur
Dimensions cognitives
Origine du
contrôle
contrôle externe
J’ai souvent l’impression d’avoir peu
d’influence sur ce qui m’arrive
contrôle interne
Je suis responsable de ce qui m’arrive
Degré de
persévérance
faible
J’ai tendance à ne pas terminer
ce que je commence
Je ne me fixe pas de buts à atteindre
fort
Je parviens en général à terminer
ce que je commence
Degré de
planification
du temps
faible
Je prends les choses comme
elles viennent : je n’ai jamais
le temps de faire Je me fixe
des buts à atteindre
(inefficacité)
fort
J’organise mon emploi du temps
à l’avance, ce qui me permet
de disposer de temps libre
(efficacité)
Degré de
constance
faible
Mes centres d’intérêt et mes goûts
ont très changeants dans le temps
fort
Mes centres d’intérêt et mes goûts
sont relativement stables dans le temps
Degré de
maîtrise du
temps
faible
Le temps m’échappe
et s’impose à moi :
je ne suis pas ponctuel(le)
(résultat de l’absence de
maîtrise du temps)
fort
J’ai le sentiment de contrôler mon temps :
je suis ponctuel(le)
(résultat de la maîtrise du temps)
(4)
Chaque dimension correspond à un continuum dont nous présentons dans le tableau les pôles extrêmes.
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En somme, nous définissons la conception
individuelle du temps comme un construit multidimensionnel cognitif et motivationnel. Elle est une
caractéristique psychologique stable qui mesure,
dans le cas d’une conception active du temps, l’aptitude d’un individu à se fixer des buts et à être persévérant pour les atteindre, à avoir une évaluation
positive du passé et du futur, à planifier son temps,
à avoir le sentiment de le maîtriser ainsi que le cours
de sa vie et à avoir une forme de constance.
pression « origine du contrôle » (traduction de « locus
of control » proposée par Nuttin, 1979) (Rotter et
Murly, 1965 ; Duttweiler, 1984 ; Srinivasan & Tikoo,
1992 ; King et Miles, 1994 ; Tubbs, 1994 ; Ward,
1995). Le sentiment de l’origine interne ou externe
du contrôle contribue ainsi à déterminer la conception individuelle du temps.
L’échelle d’Usunier et de Valette-Florence
(1994) est complémentaire de celle proposée par
Bergadaà (1991). L’auteur y a intégré la dimension
« destinée ». Cependant, son échelle ne semble pas
comprendre de composantes motivationnelles.
L’auteur mesure la structure cognitive temporelle qui
devrait pouvoir être rapprochée de l’orientation temporelle : les dimensions contenues dans son échelle
sont le passé et le futur affectifs, la destinée, l’expérience passée et les projets futurs.
La principale particularité de notre proposition
par rapport à l’échelle d’ Usunier et Valette-Florence
(1994), qui est la plus complète aujourd’hui, est que
nous intégrons la dimension « origine du contrôle ».
En effet, les composantes cognitives du concept
mesurent le niveau de l’effort de réflexion que fait
l’individu dans l’utilisation de son temps. Elles représentent en particulier sa capacité à structurer les événements futurs en termes de séquences temporelles
et d’ordre causal (Fraisse, 1983 ; Trommsdorff, 1983).
Sa représentation de l’avenir dépend de la probabilité subjective qu’il attribue à la réalisation de ces
événements. Il y a en effet une condition pour
qu’une perspective future même éloignée exerce
une influence sur l’activité présente : il faut que l’individu reconnaisse son propre rôle dans le résultat
attendu car, pour certains, le fait d’atteindre ou de ne
pas atteindre les objectifs est perçu comme dépendant de leurs propres efforts et capacités (contrôle
interne). Pour d’autres, au contraire, ce sera l’effet de
la chance ou de la fatalité (contrôle externe). Cette
tendance est identifiée dans la littérature par l’ex-
Phase de quantification
Afin de former la mesure de la conception du
temps, 379 items issus de dix échelles ont été
regroupés. Or, un pré-test exploratoire auprès de 50
personnes a permis de mettre en évidence un faisceau de raisons de disqualification d’items, liées à
leur sens ou à leur forme. 40 items ont pu alors être
retenus. De plus, les 8 items de l’échelle de mesure
de Goldsmith, Veum & Darity (1995) ont été ajoutés
pour mesurer l’origine du contrôle. Des analyses factorielles exploratoires et confirmatoires ont alors été
réalisées (5).
(5)
Nous avons utilisé les logiciels SPSS pour les analyses factorielles
exploratoires et Lisrel 8 pour les analyses factorielles confirmatoires.
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Tableau 3
Synthèse des traitements de données pour le modèle de mesure de la conception du temps
¿ Phase exploratoire
Tests préalables
¿ Test de « sphéricité » de Bartlett
¡ Tests « KMO » et « MSA »
1ères analyses factorielles
exploratoires
Ò sans rotation
Ò avec rotation varimax
14 facteurs
48 items
68,2% de variance expliquée
2ème analyse
factorielle exploratoire
Ò avec rotation varimax
9 facteurs
27 items
70,2% de variance expliquée
¡ Phase confirmatoire
Tests préalables
¿ Identification des données atypiques
¡ Tests de normalités univariée et multivariée
1ère analyse factorielle
confirmatoire
9 facteurs
27 items
χ2 = 623,14 (p= 0,0) avec
288 dl
GFI = 0,87
AGFI = 0,83
RMR = 0,062
RMSEA = 0,061 (6)
2ème analyse factorielle
confirmatoire
9 facteurs
18 items
χ2 = 201,07 (p=0,00) avec
99 dl
GFI = 0,94
AGFI = 0,91
RMR = 0,034
RMSEA = 0,048
Interprétation des
dimensions
1. la reconnaissance du but
à atteindre
2. la ponctualité
3. le passé affectif
4. le futur affectif
5. l’origine du contrôle
6. le degré
7. le degré
temps
8. le degré
9. le degré
temps
de persévérance
de planification du
de constance
de maîtrise du
(6)
Nous choisissons 5 indices d’ajustement pour évaluer les modèles
testés : le Chi-deux qui correspond à l’évaluation la plus courante ; le GFI, l’AGFI et le RMR qui sont les indices les plus anciens
et les plus connus (Aurifeille, 1996) ; et enfin le RMSEA qui est un
indice fondé sur la non-centralité (alors que les autres indices sont
corrélés positivement à la taille de l’échantillon). De plus, nous
utilisons le régresseur « maximum de vraisemblance ».
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L’ensemble de ces traitements de données a
permis de retrouver les dimensions telles qu’elles
étaient définies a priori (tableau 2), à l’exception de
la ponctualité (7) (validité de contenu). Ces résultats
sont équivalents à ceux qui avaient déjà été obtenus
dans le cadre d’une recherche antérieure (BouderPailler, 1997).
Le test des relations causales :
réponse aux hypothèses (9)
Test de l’influence des dimensions
de la conception du temps sur le fait
de préférer acheter un produit par Internet
plutôt que dans un point de vente (H1)
Les validités convergente et discriminante de la
structure factorielle ont été vérifiées (8). Comme
nous l’avons précisé, l’échelle de mesure de la
conception du temps devra également permettre de
prédire les variables dépendantes.
Les influences des 9 dimensions sur la première variable dépendante sont analysées et les résultats
d’ajustement du modèle améliorés pas à pas (10). Ils
permettent de formuler trois remarques :
Cinq dimensions de la conception du temps
présentent des relations significatives (quatre
influences positives et une influence négative) avec
la variable endogène. Cela nous conduit à proposer
la chaîne causale suivante : plus l’individu sait dans
quel but il réalise les choses, plus il a le sentiment de
contrôler le cours de sa vie, plus il est constant, plus
il maîtrise son temps, moins il a la nostalgie du passé,
et plus il aura tendance à préférer acheter par
Internet plutôt que dans un point de vente.
Mesure des variables dépendantes
Elle s’opère par trois indicateurs complémentaires : une mesure de préférence (pour acheter un
livre par Internet plutôt que dans un point de vente),
une mesure comportementale déclarative (achat de
livres par le biais d’Internet) et une mesure des avantages recherchés liés au temps : l’obtention immédiate du produit, la rapidité d’accès au lieu de vente,
la possibilité de pouvoir commander de chez soi.
Mean-Square Residual), qui correspond à la racine de la moyenne des carrés des résidus. Le GFI et l’AGFI doivent être supérieurs
à 0,90 et un RMR inférieur à 0,05 est acceptable.
Tous ces indices sont corrélés positivement avec la taille de l’échantillon. Des indices fondés sur la non-centralité ont alors été élaborés, en particulier l’indice RMSEA (Root Mean Square Error of
Approximation). Il évalue l’ajustement en fonction du degré de
liberté du système, ce qui revient à abaisser l’ajustement des
modèles plus complexes. Une valeur du RMSEA inférieure à 0,05
indique un ajustement proche et les valeurs situées entre 0,05 et 0,08
sont raisonnables ; tout modèle présentant un RMSEA supérieur ou
égal à 0,10 doit être respécifié. Cet indice présente aussi la caractéristique de comparer la matrice de covariances estimées non plus à
celle des covariances observées mais à celle d’un modèle de base
(par exemple un modèle où tous les indicateurs sont indépendants).
(7)
Nous avions fait l’hypothèse que les items qui constituent cette
dimension devaient contribuer au facteur « maîtrise du temps » en
tant que la ponctualité serait le résultat de la maîtrise du temps
(je maîtrise le temps - conception -, donc je suis ponctuel(le) résultat de la maîtrise du temps). Les deux dimensions corrèlent
faiblement (0,27). Nous avons testé un modèle regroupant les
deux dimensions (maîtrise du temps et ponctualité). Les résultats
ne peuvent être retenus : GFI = 0,93 ; AGFI = 0,89 ; RMR = 0,056 ;
RMSEA = 0.070.
(8)
Les contraintes liées au format de l’article ne nous permettent pas
de développer ces points. L’auteur les tient à la disposition de tout
lecteur intéressé.
(10)
La qualité d’ajustement globale du modèle est tout d’abord évaluée
(Bagozzi, 1981) : GFI = 0,92 ; AGFI : 0,88 ; RMR standardisé : 0,049 ;
RMSEA : 0,055. Deux des quatre indices d’ajustement ne présentent
pas de valeurs acceptables (AGFI et RMSEA). Cependant, les relations entre les variables latentes et leurs indicateurs présentent des
résultats corrects. L’analyse des relations structurelles permet
d’identifier cinq relations significatives (x1, x4, x5, x8 et x9 ; valeurs
t respectives = 2,33 ; 1,81 ; -2,01 ; 1,88 ; 6,92). De plus, la part de
variance expliquée est satisfaisante : 0,26. Il faut donc chercher à
améliorer l’ajustement du modèle en supprimant certains indicateurs. Pour cela, nous analysons les indices de modification. Les
analyses convergent pour décider la suppression de 2 items. Les
résultats globaux sont alors acceptables : GFI = 0,94 ; AGFI : 0,91 ;
RMR standardisé : 0,047 ; RMSEA : 0,049. Le R2 global s’est luimême amélioré : 0,29. On observe toujours 5 relations structurelles
significatives mais celle liant x4 et la variable dépendante qui était
« fragile » ne l’est plus alors que x3 présente maintenant une relation significative (valeur t = -1,96).
(9)
Précisions méthodologiques
La qualité des modèles d’équations structurelles sera évaluée
selon quatre critères complémentaires :
Indices
GFI
AGFI
RMR
RMSEA
Seuil d’interprétation
>
>
<
<
0,90
0,90
0,05
0,05
Choix des indices d’évaluation de l’ajustement global du
modèle
Les indices les plus anciens et les plus connus sont le GFI
(Goodness of Fit Index), égal au rapport entre le minimum de la
fonction ajustée et la valeur initiale de cette fonction, sa version
ajustée, l’AGFI (Adjusted Goodness of Fit Index), et le RMR (Root-
90
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La conception du temps du consommateur influence-t-elle les comportements d’achat sur Internet - Cas de l’achat de livres
Danielle Bouder-Pailler
Nous avons fait évoluer l’échelle de mesure de
la conception du temps afin d’optimiser sa capacité
prédictive (suppression de 2 items).
Là aussi, nous avons fait évoluer l’échelle de
mesure de la conception du temps (suppression de
2 items) afin d’optimiser sa capacité prédictive.
La part de variance expliquée est acceptable :
R2 = 0,29.
La part de variance expliquée est acceptable :
R2 = 0,30.
Test de l’influence des dimensions de la
conception du temps sur le fait d’avoir déjà
commandé sur Internet (H2)
Test de l’influence des 9 dimensions de la
conception du temps sur le type d’avantages
temporels recherchés (H3)
Les influences des 9 dimensions sur la seconde
variable dépendante sont ensuite analysées (11). Les
résultats de la démarche d’optimisation du modèle
permettent de formuler quatre commentaires :
Le test de ce troisième modèle montre que six
dimensions de la conception du temps présentent
des relations significatives avec deux des variables
endogènes (12). Deux chaînes causales peuvent
alors être proposées :
4 dimensions de la conception du temps présentent des relations significatives (3 positives et 1
négative) avec la variable endogène. Cela nous
conduit à proposer la chaîne causale suivante : plus
l’individu sait dans quel but il réalise les choses, plus
il est constant, plus il maîtrise son temps, moins il a
une vision affective du passé, et plus il aura tendance à acheter sur Internet.
Moins l’individu est constant, moins il maîtrise
son temps, et plus il souhaitera obtenir immédiatement le produit.
Plus l’individu a conscience des buts qu’il
cherche à atteindre, plus il aime penser à son futur,
plus il a le sentiment de contrôler sa vie, plus il est
persévérant, plus il maîtrise son temps, et plus il souhaitera avoir accès au lieu de vente rapidement.
On retrouve les mêmes dimensions significatives que dans l’analyse précédente, ce qui montre
une cohérence entre l’attitude (composante affective) et le comportement du consommateur ; la seule
différence avec le test précédent porte sur la dimension « origine du contrôle » qui n’est pas ici significative.
DISCUSSION
Les résultats obtenus sont tout d’abord présentés dans un tableau de synthèse.
(11)
La qualité d’ajustement globale du modèle est tout d’abord évaluée : GFI = 0,92 ; AGFI : 0,88 ; RMR standardisé : 0,048 ; RMSEA :
0,055. Deux des quatre indices d’ajustement ne présentent pas de
valeurs acceptables (AGFI et RMSEA). Cependant, les relations
entre les variables latentes et leurs indicateurs présentent des
résultats corrects. L’analyse des relations structurelles permet
d’identifier trois relations significatives (x1, x8 et x9 ; valeurs t respectives = 2,33 ; 2,53 ; 6,13). De plus, la part de variance expliquée est satisfaisante : 0,27. Il faut donc chercher à améliorer
l’ajustement du modèle en supprimant certains indicateurs. Les
analyses convergent pour décider la suppression de 2 items. Les
résultats globaux sont alors acceptables : GFI = 0,94 ; AGFI : 0,91 ;
RMR standardisé : 0,046 ; RMSEA : 0,047. Le R2 global s’est luimême amélioré : 0,30. De plus, une quatrième relation structurelle significative apparaît (x3, valeur t = -2,17).
(12)
Les indices d’ajustement présentent des valeurs peu acceptables
(GFI = 0,90 ; AGFI : 0,90 ; RMR standardisé : 0,047 ; RMSEA :
0,050). Nous testons les mêmes relations (influences de x1, x2, x3,
x4, x5, x6, x7, x8 et x9 - variables latentes - sur les avantages temporels recherchés) en mesurant ces derniers par les trois indicateurs du construit (Y1, Y2 et Y3). Le modèle présente alors des
indices d’ajustement acceptables : : GFI = 0,93 ; AGFI : 0,91 ; RMR
standardisé : 0,046 ; RMSEA : 0,046. Les relations entre les
variables latentes indépendantes et leurs indicateurs présentent
des résultats corrects. L’analyse des relations structurelles permet
d’identifier des relations significatives, de x8, x9 vers Y1 et de x1,
x4, x5, x6, x9 et Y2. Aucune relation n’est significative entre les x
et Y3 (l’erreur de variance est négative). La part de variance expliquée par Y1 et Y2 sont respectivement de 0,10 et 0,12.
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Tableau 4
Synthèse des résultats
Les variables dépendantes
Les dimensions
de la conception
du temps
Préférence achat
sur Internet
plutôt que dans
point de vente
Achat sur
Internet
La reconnaissance
du but à atteindre
+
+
Le passé affectif
-
-
Avantages temporels recherchés
Obtention
immédiate du
produit
+
+
+
+
Le futur affectif
l’origine du contrôle
Rapidité accès
au lieu de vente
+
La persévérance
La constance
+
+
-
La maîtrise du
temps
+
+
-
+
R2
0,29
0,30
0,10
0,12
la reconnaissance du but à atteindre présentent des
relations significatives avec trois des quatre variables
dépendantes. Le souhait d’avoir rapidement accès au
lieu de vente est exprimé par les consommateurs qui
ont une conception active de leur temps : ils pensent
savoir dans quel(s) but(s) ils réalisent les choses, ont
une vision affective positive de leur avenir, ont le
sentiment de contrôler le cours de leur vie, sont persévérants et s’efforcent de maîtriser leur temps. A
l’inverse, avoir une vision affective du passé est un
frein à l’achat sur Internet.
Quelles sont les dimensions explicatives de la
conception du temps ?
La maîtrise du temps est la seule dimension qui
présente des relations significatives avec les quatre
variables dépendantes. Plus l’individu a le sentiment
de maîtriser son temps, plus il sait s’organiser pour
faire un grand nombre des choses dont il a envie, et
plus il préfère acheter sur Internet plutôt que dans
un point de vente, plus il achète effectivement sur
Internet, plus le fait d’avoir rapidement accès au lieu
de vente est un avantage recherché. À l’inverse, pour
ce même individu, le fait d’obtenir immédiatement le
produit n’est pas déterminant. Ce résultat confirmerait l’hypothèse émise que l’individu qui s’efforce de
maîtriser son temps aura tendance à privilégier des
formules d’achat qui le conduisent à un accès différé au produit (pour, en contrepartie, consacrer
moins de temps à l’achat lui-même). La constance et
Quel est le pouvoir prédictif de la
conception du temps ?
La conception du temps (caractérisée par les
dimensions présentées ci-dessus) permettrait d’expliquer la préférence pour Internet et le comportement
92
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La conception du temps du consommateur influence-t-elle les comportements d’achat sur Internet - Cas de l’achat de livres
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d’achat sur Internet. Il peut être intéressant de souligner la forte proximité des résultats entre la composante affective de l’attitude et le comportement réel.
Cela tendrait à renforcer l’hypothèse selon laquelle
la préférence pourrait être un bon prédicteur du
comportement (13).
que « l’influence de cette variable sur l’action
individuelle n’a pas été clairement établie »
(p.300) (14), nous avons pu montrer que la
conception individuelle du temps influence
les comportements (15).
Ces résultats tendraient à confirmer ceux des
recherches phénoménologiques de Bergadaà (1990)
qui identifient l’existence du système temporel des
consommateurs. L’auteur distingue en effet deux
schémas d’attitude temporelle : certains individus
semblent agir comme s’ils étaient soumis à un déterminisme lié à leur orientation temporelle alors que
d’autres seraient soumis à un fonctionnement volontariste, distinction qui renvoie au degré de contrôle.
Ainsi, la méthode de classification des individus se
fonde sur la base de l’attitude conative des individus :
CONCLUSION
Les apports de cette recherche peuvent être
considérés selon deux perspectives. Tout d’abord, le
construit « la conception individuelle du temps » a été
enrichi par l’introduction d’une nouvelle dimension :
« l’origine du contrôle ». La validité prédictive de cette
proposition a été testée : des relations significatives
existent entre les variables du construit et les
variables dépendantes. De plus, la conception du
temps d’un individu devrait permettre d’expliquer sa
préférence pour Internet plutôt que pour un point
de vente traditionnel. La complémentarité de ces
deux formules de vente peut en effet se fonder sur
le temps attribué à l’achat.
- une attitude de réaction : les individus déclarent réagir aux évènements extérieurs ; c’est
lorsqu’une nouvelle situation survient qu’ils
décident d’agir et de la manière d’agir ; ainsi,
ils ont une « orientation présent » et ne planifient pas leur temps ;
On connaît aussi mieux les caractéristiques
temporelles des consommateurs qui achètent sur
Internet et les avantages liés au temps qu’ils souhaitent en tirer.
- une attitude d’action : l’environnement comprend des opportunités que les individus vont
chercher à saisir pour progresser ; ils sont
orientés vers le futur et planifient leur temps.
L’auteur développe l’hypothèse selon laquelle
ces deux attitudes temporelles génèrent un
« processus organisationnel » vis-à-vis des produits : elles ont donc une incidence sur les
comportements.
Ces résultats trouvent leur justification dans leur
capacité à se traduire par des applications managériales (Lilien, 1997). Le développement de nouvelles
méthodes de vente (et en particulier Internet) conduit
aujourd’hui de nombreuses entreprises à s’interroger
sur leur politique de distribution, d’autant que les
implications logistiques sont très importantes. Dans
cette perspective, les entreprises qui souhaitent développer leurs ventes sur Internet doivent s’adresser aux
consommateurs qui présentent quatre caractéristiques
psychologiques liées au temps : ils doivent savoir
dans quels buts ils font les choses ; avoir le sentiment
Les résultats de notre recherche peuvent alors
être rapprochés de ceux des travaux de Bergadaà
(1990) à deux niveaux :
- ils confirment la nature de l’influence du système temporel sur le comportement ; les
dimensions de la conception du temps qui ont
dans notre recherche des relations significatives avec les comportements expliqués caractérisent les individus qui ont, selon Bergadaà
(1990), une attitude d’action ;
(13)
Une variable dépendante ne présente pas de lien avec les dimensions de la conception du temps : « accès à l’achat depuis chez soi
». On peut s’interroger sur la formulation de l’item qui n’était peutêtre pas suffisamment explicite.
(14)
« The influence of this variable with regard to individual action
has not been clearly established. »
- les résultats sembleraient préciser en termes
quantitatifs l’existence de cette influence : alors
que Bergadaà conclut son article en notant
(15)
L’existence de cette influence avait déjà été montrée dans une
recherche précédente (Bouder-Pailler, 1997).
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de contrôler le cours de leur vie ; être constants, maîtriser leur temps ; ne pas avoir une vision du passé
liée au regret. L’évaluation de ces caractéristiques se
fait aisément par l’intermédiaire des 18 items de
l’échelle de mesure (annexe A). L’entreprise - qu’elle
soit fabricant ou distributeur - peut évaluer les caractéristiques de ses consommateurs actuels et analyser
si elles correspondent à leurs acheteurs sur Internet.
Ces éléments peuvent servir de base à la segmentation des marchés ciblés et conditionner les fondements différenciateurs du positionnement adopté par
les entreprises et leurs choix des axes de communication. De plus, l’analyse des avantages temporels
recherchés devrait aider les entreprises à déterminer
leurs priorités logistiques pour distribuer leurs produits (Claycomb & ali., 1999). En effet, leur obtention
immédiate ne semble pas être une attente déterminante de ceux qui achètent sur Internet.
Gestion), moins réticents vis-à-vis des nouvelles
technologies que la population en général.
Le champ d’application de la recherche a porté
sur l’achat de livres. Cependant, pour que ses résultats puissent être étendus à d’autres domaines, les
hypothèses de la recherche devraient être testées
dans des contextes de consommation qui présenteraient également des caractéristiques temporelles
(souscription d’abonnement, délai entre l’achat et la
consommation, nécessité de planifier la consommation...).
La recherche ne prend pas en compte le processus de choix opéré par le consommateur. Dans
les recherches futures, il pourrait être intéressant de
savoir si l’individu se situe dans un processus de
choix routinier ou complexe ; les facteurs liés à la
situation pourraient également être pris en considération.
De plus, la mise à disposition du consommateur
de l’offre du producteur est la principale fonction
marketing du canal de distribution. Dans ce contexte,
définir les modalités et le format servant de support à
la relation avec l’acheteur final représente un choix
fondamental pour le producteur. Or, les résultats de la
recherche renforcent la nécessité déjà énoncée de distinguer le canal logistique (qui permet le déplacement
physique du produit) du canal transactionnel (qui
génère l’échange d’information entre les parties prenantes à la transaction) (Dayan, 1999).
La mesure des avantages temporels recherchés
(variable dépendante) s’est effectuée dans une perspective exploratoire et devrait être approfondie ; il
pourrait en particulier s’agir de rendre plus explicite
dans sa formulation l’avantage temporel lié au fait de
pouvoir commander de chez soi sans se déplacer.
Les résultats présentés peuvent donner lieu à
des recherches complémentaires qui permettraient
de prolonger la compréhension de l’influence de la
conception du temps sur les comportements d’achat.
Ainsi, il pourrait être intéressant de mesurer l’influence indirecte de la conception du temps sur les
achats par Internet : les variables « préférence pour
une formule d’achat direct » et « avantages temporels
recherchés » seraient alors des variables médiatrices.
De plus, l’échelle de mesure de la conception du
temps proposée correspond à une vision individuelle du temps. Or, le temps est aussi un concept social.
Il faudrait donc étudier en quoi les aspects sociaux
contribuent à la structure des relations entre conception du temps et attitude vis-à-vis d’Internet. La question est d’autant plus importante qu’Internet répond
aussi à des attentes sociales.
Les limites spécifiques à notre recherche se
situent à cinq niveaux.
Celle-ci est centrée sur l’alternative « point de
vente traditionnel / Internet ». En cela, d’autres éléments qui interviennent dans ce processus de choix
ne sont pas pris en considération, comme par
exemple, la préférence pour le personnel de contact
versus le service automatisé.
Le recours à un échantillon de convenance présente des limites. En particulier, les répondants sont,
du fait de leur âge (moyenne 21 ans) et de leur
niveau d’éducation (étudiant en Sciences de
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La conception du temps du consommateur influence-t-elle les comportements d’achat sur Internet - Cas de l’achat de livres
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ANNEXE A
Les items de l’échelle de mesure de la conception individuelle du temps
• Dimension 1 : la reconnaissance du but à atteindre
Formulation de l’item
Lorsque j’entreprends quelque chose, je sais dans quel but je le fais
J’ai conscience des buts que je cherche à atteindre
lorsque j’entreprends une action
• Dimension 2 : la ponctualité
Formulation de l’item
Je suis ponctuel(le)
J’arrive en avance aux rendez-vous
• Dimension 3 : le passé affectif
Formulation de l’item
J’ai la nostalgie du passé
Je suis très attaché(e) à mon passé
• Dimension 4 : le futur affectif
Formulation de l’item
J’aime penser à ce que je ferai dans le futur
Je pense souvent à la vie que je souhaite avoir dans le futur
• Dimension 5 : l’origine du contrôle
Formulation de l’item
J’ai souvent l’impression
d’avoir peu d’influence sur ce qui m’arrive
Je suis responsable de ce qui m’arrive
95
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• Dimension 6 : le degré de persévérance
Formulation de l’item
Généralement, je termine les tâches que je commence
Je passe d’une activité à une autre
sans jamais me concentrer bien longtemps sur une en particulier
• Dimension 7 : le degré de planification du temps
Formulation de l’item
J’ai plus de plaisir à prendre les choses comme elles viennent
qu’à planifier ma journée à l’avance
J’aime organiser mon temps aussi longtemps à l’avance que je le peux
• Dimension 8 : le degré de constance
Formulation de l’item
Mes principaux centres d’intérêt sont les mêmes depuis des années
J’ai des goûts qui sont assez stables dans le temps
• Dimension 9 : le degré de maîtrise du temps
Formulation de l’item
J’ai le sentiment de bien contrôler mon temps
Je sais suffisamment bien m’organiser pour faire
un grand nombre des choses dont j’ai envie
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REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1
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