ARKETING CAHIER 191 M REVUE FRANÇAISE DU RÉDACTION, PUBLICITÉ : ADETEM Pôle Universitaire Léonard de Vinci 92916 Paris La Défense cedex Tél. : +33(0)1 41 16 76 50 Fax : +33(0)1 41 16 76 58 SECRÉTARIAT DE RÉDACTION : PHILÉAS INFO La Fouas 72220 Saint-Mars d’Outillé Tél. : 02 43 39 29 60 Fax : 02 43 42 79 45 ABONNEMENTS : ADETEM Revue Française du Marketing BP 95 92244 MALAKOFF Abonnements 2003* France *TTC 120,48 € Étranger 142,94 € Le numéro TTC : simple 27,44 € double 53,36 € spécial 38,11 € Toute représentation ou reproduction, intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur, ou de ses ayants droit ou ayant cause, est illicite (loi du 11 mars 1957, alinéa 1er de l’article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du code pénal. La loi du 11 mars 1957 n’autorise, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article 41, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective d’une part et d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans le but d’exemple et d’illustration. SOMMAIRE Sylvère Piquet. Présentation. 3 Jacques Durand. Georges Péninou : l’un des créateurs de la sémiologie publicitaire. 7 Georges Péninou. Evolution de l’intellectualité publicitaire. 13 Virginie Buffet. La capitale de la mode est-elle toujours Paris ? 21 Fabien Ohl. Comment expliquer le succès des marques sportives auprès des « jeunes » consommateurs ? 33 Enrico Colla. Tendances de la grande distribution en Europe : éléments pour un scénario. 49 Laurent Deveaux. Les enchères en ligne. 63 Danielle Bouder-Pailler. La conception du temps du consommateur influence-t-elle les comportements d’achat sur Internet ? Propositions de mesures et modèle. Cas de l’achat de livres. 81 Index des articles parus en 2002. 101 Bulletin d’abonnement à la R.F.M. 109 Note aux auteurs 111 N° 191 - 2003/1 * L’imputation de votre abonnement au titre de la formation est possible, dans le cadre de la législation en vigueur. ADETEM - Association reconnue d’Utilité Publique. PRÉSENTATION Les thèmes abordés dans ce premier numéro de l’année 2003, sont d’une extrême diversité. Toutefois ils peuvent être organisés en trois groupes distincts. Le premier groupe porte sur l’évolution des techniques publicitaires et de l’industrie de la mode dans l’Hexagone. Le deuxième groupe concerne le succès des marques dans le sport et celui des enseignes internationales en Europe. Le troisième groupe se rapporte aux comportements des utilisateurs de l’Internet. L’intérêt de cette organisation est de combiner les thèmes traditionnels et modernes, de nous proposer des approches sectorielles et méthodologiques, de nous introduire dans une démarche Hexagonale et internationale du marketing, de concilier tradition, modernité et post-modernité. Le premier article s’ouvre sur un rappel du passé. Jacques Durand, qui est un expert de la communication des médias, puisqu’il a dirigé pendant de longues années le service des études de l’ex ORTF, nous autorise à publier un article déjà paru dans la revue Hermès, « Georges Péninou (1926 -2001 ). L’un des créateurs de la sémiologie publicitaire ». La rédaction a pensé qu’il était utile et souhaitable, à travers ce texte de rendre un hommage certes tardif, mais sincère, à Georges Peninou, dont la disparition en 2001 est passée presque inaperçue dans la profession. Celui-ci a pu vérifier à ses dépens que « Nul n’est prophète en son pays ». Nous sommes tellement tournés, voire même fascinés par la force d’attraction des leaders de la littérature étrangère, notamment américaine, que nous finissons par oublier le potentiel et surtout le travail de pionnier effectué dans l’Hexagone. Georges Péninou était un pionnier de l’approche sémiologique dans la création publicitaire ; il a contribué de manière déterminante au développement des études et de l’agence Publicis en France. C’est pourquoi nous avons un devoir de mémoire à son égard, pour faire connaître son œuvre à tous les professionnels concernés par la communication publicitaire et, notamment, à tous ceux qui sont entrés depuis peu dans la profession. 3 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 Pour accomplir jusqu’au bout ce devoir de mémoire, nous avons demandé à Jacques Durand, un de ses compagnons de route, de nous proposer un des textes fondateurs de Georges Péninou. Il a choisi « L’évolution de l’intellectualité publicitaire » qui date peut-être d’un séminaire de 1984 et que nous sommes heureux de présenter à nos lecteurs. Pour rester toujours dans les frontières de l’Hexagone, Virginie Buffet pose la question : « La capitale de la mode est-elle toujours Paris ? » Elle retrace en termes passionnants la belle et longue histoire de la conquête de ce titre par Paris. Mais elle signale aussi les menaces réelles que représentent pour la capitale, la démocratisation des produits et la globalisation des marchés. L’auteur met en garde sur la tendance à se reposer sur ses lauriers ; elle recommande les mesures à prendre par Paris pour mériter sa position de leader, pour assurer la reconquête de la première place sur la scène internationale. Nous voilà maintenant dans le domaine des stratégies internationales des marques et des enseignes. Fabien Ohl tente d’expliquer le succès des marques sportives auprès des jeunes consommateurs. Trois éléments sont à l’origine de ce succès : le bouleversement de l’économie des échanges, l’originalité de la communication fondée sur la dramatisation du récit sportif, l’autonomie du secteur du sport, distinct des autres secteurs marchands. À la lecture de ce texte, on mesure l’ampleur des différences qui séparent les analyses du sport de Pierre Bourdieu et celles des postmodernistes. Enrico Colla consacre son article à l’analyse des « Tendances de la grande distribution en Europe : éléments pour un scénario ». Le pronostic de l’auteur est que les différences entre les pays en Europe seront moins marquées qu’aujourd’hui. L’internationalisation des enseignes européennes (Carrefour, Auchan) et aussi nord américaines (Wal Mart) va augmenter le poids des entreprises multinationales. Les groupes étrangers seront plus nombreux que maintenant parmi les leaders de chaque pays. Le troisième groupe d’articles nous introduit dans l’univers de l’Internet. 4 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 Laurent Deveaux analyse « Les enchères en ligne » ; sujet peu étudié en France puisque la totalité des références bibliographi-ques de l’article est empruntée à la littérature américaine. Le succès du mécanisme de transaction des enchères en ligne s’explique par la diminution des coûts d’organisation et de participation ainsi que par la démocratisation de son usage. Sa pratique est marquée par la prédominance des enchères anglaises. Elle est utile pour déterminer le prix d’un bien de consommation de manière efficiente. Mais l’auteur signale aussi que la technique est inapplicable pour les biens de consommation. La conception du temps chez le consommateur influence-t-elle les comportements d’achat sur Internet ? Danielle BouderPailler tente d’apporter une réponse à cette question à partir d’une étude de sondage et d’une bibliographie abondante de la littérature sur la perception du temps. L’intérêt de son article est moins dans les résultats du contenu de l’étude constituée par un échantillon de convenance que dans la tentative de construire et de valider une échelle de mesure de la conception du temps, en combinant des analyses factorielles, exploratoires et confirmatoires. Sylvère PIQUET 5 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 GEORGES PÉNINOU (1926-2001) L’UN DES CRÉATEURS DE LA SÉMIOLOGIE PUBLICITAIRE Jacques DURAND Jacques Durand a autorisé la publication de l’article ci-dessous, déjà paru dans la revue Hermès, 2002, n°33-38, pp581-588, permettant ainsi à nos lecteurs de mieux connaître l’œuvre de Georges Péninou. Il a ensuite choisi un texte fondateur que nous publions volontiers en hommage à l’un des créateurs de la sémiologie publicitaire. La rédaction le remercie pour cette double contribution. Après des études de droit et de lettres, Georges Péninou a commencé sa carrière en 1952 à l’Ifop, puis en 1955 au groupe Boussac. Il est entré à l’agence Publicis en 1960 comme adjoint au Directeur des études, et il a été nommé en 1961 Directeur du département des recherches. Conformément aux usages de la profession, l’activité de ce département se partageait alors entre les études de marché et les études psychologiques. Et les premiers textes de Georges Péninou se situaient dans ce domaine (1). Le fait qu’il ait choisi d’entrer dans une agence de publicité, plutôt que dans une entreprise industrielle ou commerciale, répondait sans doute à ses aspirations profondes. Mais le choix de Publicis était en outre particulièrement heureux. Dans les années soixante, Publicis était probablement le seul lieu où pouvait se développer la recherche publicitaire la plus innovatrice. La raison principale tenait à la personnalité de Marcel Bleustein-Blanchet, qui aimait encourager les esprits créatifs. Il avait fondé pour cela une «Fondation de la vocation». Au sein de son agence, un «Bureau des idées» réunissait Pierre Mais Georges Péninou a rapidement manifesté le désir de faire éclater ce cadre étroit. En témoigne l’exposé qu’il a présenté en janvier 1962 à l’Unesco (2). Il centrait en effet désormais son analyse, non plus sur le produit ou sur le consommateur, mais sur les «formes de l’expression publicitaire», et d’abord sur «l’image». Et il avait une vision poétique et lyrique de l’image publicitaire : celle-ci devait selon lui «se plier à l’essence intime des choses», être «tributaire de ce que Bachelard appelait l’imagination de la matière». Évoquant Pascal, il déclarait que «la publicité consiste à rendre l’image sensible au cœur». (1) G.P., «Les contrôles de la portée psychologique de l’action publicitaire», Journées de l’IREP, février 1960 – et Publicis Informations, mars 1960. - G.P., «Consommateur, qui es-tu ?», Sorbonne, Cycle d’information sur la gestion des entreprises, 1961. (2) G.P., «Variations sur l’image publicitaire», exposé présenté le 25 janvier 1962 dans le cadre du Centre européen de sociologie, Groupe d’étude de l’image – publié dans Publicis Informations de mars 1962, et dans la Revue des techniques publicitaires, n° 6, juillet 1962. 7 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 ADETEM Dumayet, Pierre Grimblat et Bernard Zacharias. Et, dans les années soixante, Publicis a vu passer dans ses équipes, en dehors des purs praticiens de la publicité, des personnalités aussi diverses que RenéVictor Pilhes, Claude Neuschwander, Pierre Berloquin, Daniel Toscan du Plantier, Claire Gallois, Eric Lipman ou Slavik. Parallèlement, sa coopération avec Publicis se développait. Le 12 juin 1964, il venait au sein de l’agence exposer aux chefs de service et chefs de groupes combien des échanges entre sémiologie et publicité pourraient être féconds : «la publicité doit donner le matériel, très précieux pour l’étude des symboles humains, parce que le signifié y est intentionnel ; c’est une langue connue qu’on n’a pas à déchiffrer» ; et en sens inverse, «la sémiologie pourra donner à la publicité des éclaircissements sur les mécanismes de production du sens, sur ce qui se passe quand on manie des symboles» (6). Pour concrétiser ces perspectives, il adressait à Georges Péninou le 21 octobre 1964 un projet de recherche sur «l’image publicitaire de l’automobile», qui était accepté. Le fait décisif pour la trajectoire de Georges Péninou a sans doute été la rencontre de Roland Barthes. Celui-ci avait commencé à s’intéresser à la publicité dès 1954, lorsqu’il rédigeait les petits textes qu’il allait réunir dans ses Mythologies. Dès ce moment-là, il allait au-delà d’une réflexion journalistique, et il envisageait l’application de la sémiologie dans ce domaine : «Le développement de la publicité, de la grande presse, de la radio, de l’illustration (..) rend plus urgente que jamais la constitution d’une science sémiologique» (Mythologies, Seuil, 1957, p. 219) De son côté, Georges Péninou commençait à explorer le domaine sémiotique. En février 1963, il présentait un exposé sur «la représentation publicitaire» aux étudiants de l’Université libre de Bruxelles (7) ; il y insistait sur le «système d’images» créé par la publicité et sur le «système des objets» auxquels ces images renvoyaient. L’année suivante (8), il déclarait que les divers secteurs de la recherche publicitaire (études psychologiques, études de marché, études de médias, contrôles d’efficacité) avaient jusque-là mis l’accent sur l’action publicitaire, mais qu’il fallait désormais se situer au cœur même de la création publicitaire ; et pour la première fois il citait le mot «sémiologie». J’avais rencontré longuement Roland Barthes à Milan en 1960 et 1961, lors de la Conférence internationale sur l’information visuelle. Dès mon entrée au Département des recherches de Publicis, en février 1962, j’ai repris contact avec lui, et nous nous réunissions le 15 mars, Roland Barthes, Georges Péninou et moi, pour étudier les possibilités de collaboration dans le domaine de la recherche. Roland Barthes indiquait qu’une étude pourrait être envisagée, après la définition préalable d’un corpus d’annonces ; elle pourrait «chercher à déterminer les unités structurales de la publicité», ou bien analyser «l’évolution dans le temps de leur emploi». Deux procédures pouvaient être suivies : «soit des recherches menées dans le cadre du Cecmas [Centre d’études des communications de masse] sur la documentation fournie par Publicis, soit des études sur des sujets précis menées au sein de Publicis avec l’intervention de Roland Barthes comme consultant extérieur» (3). (3) Extraits de mes notes. (4) R.B., «Le message publicitaire, rêve et poésie», Les Cahiers de la publicité, n° 7, juillet-septembre 1963, p. 91-96. (5) R.B., «Rhétorique de l’image», Communications, n° 4, 1964, p. 40-51. Au cours des mois qui suivirent, Roland Barthes poursuivit ses réflexions sur la publicité. Il publiait en septembre 1963 un article sur le «message publicitaire» (4) dans lequel il décrivait les rôles respectifs de la dénotation et de la connotation. Et en décembre 1963 il analysait, avec le concours des étudiants de son séminaire à l’École Pratique des Hautes Études, la publicité «Panzani», qui allait faire l’objet de son article de novembre 1964 (5). (6) Extraits de mes notes. (7) «La représentation publicitaire», Publicis Information, n° 71, avril 1963, p. 14-21 – et Revue des techniques publicitaires, juin 1963. (8) G.P., «Intellectualité et publicité», Les Cahiers de la publicité, n° 9, janvier-mars 1964. 8 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 Georges Péninou (1926-2001) l’un des créateurs de la sémiologie publicitaire Jacques Durand C’est à ce moment que se situe un texte peu connu, qui n’a qu’un rapport «discret» avec la sémiologie, mais qui révèle probablement un aspect profond de sa personnalité. En avril 1965, paraissait le premier numéro du Bulletin des recherches de Publicis. Georges Péninou y plaçait un long poème (cent vingt alexandrins) (9), d’un style inspiré de Charles Péguy, dans lequel il présentait chacun des membres de son équipe, et qui se terminait ainsi : nombre réduit d’images. Ils sont destinés à un public plus large de professionnels. Allant plus loin, il rédige des textes pour la revue Communications, publiée par le Cecmas. Le public visé ici est plus universitaire. Le style est très philosophique et d’un accès relativement ardu. Les reproductions d’annonces sont cette fois totalement absentes. «(..) Mère qui présidez de si hauts consistoires Vers vous se sont tournés tous ces navigateurs Tous n’ont pas été mis dans le who’s who des gloires Qu’aucun ne soit omis dans le tableau d’honneur. Puissiez-vous seulement les garder en mémoire Et vous souvenant d’eux dans vos pensées futures Veuillez considérer dans ce simple offertoire Le signifiant discret de ce qu’ils firent et furent». Les années 1965 et 1966 sont pour Georges Péninou le temps des découvertes. Il se lance avec enthousiasme dans l’exploration de ce nouvel univers, et il énonce les premiers résultats de ses recherches. Dès décembre 1964, il présente deux exposés sur le thème «Sémiologie et linguistique en publicité», au sein du Collège «Recherche et création» de l’Irep. Il y analyse un petit nombre d’annonces ; il montre qu’un même signifié, tel que «durée» ou «douceur», peut être traduit de façons différentes d’une annonce à l’autre, ou que le signifié «légèreté» peut être exprimé dans une même annonce au moyen d’une multiplicité de signes convergents ; et il examine les diverses modalités de présentation d’un produit dans les annonces qui contiennent le mot «voici». Les présentations orales, sur des thèmes voisins, se poursuivent en 1965 (10) et elles font l’objet en 1966 de publications dans le cadre de l’Irep et de la Revue Française du Marketing (11). L’année 1965 marque d’ailleurs un tournant dans sa réflexion. Il ne se contente plus de remarques générales sur la sémiologie, sur ce qui la sépare de la psychologie, et sur son éventuelle application à la publicité. Il entre résolument dans des études concrètes, afin de montrer sur des exemples le bénéfice que la publicité peut tirer de l’application de cette nouvelle technique. Il élabore une méthodologie et il recherche les annonces sur lesquelles il pourra développer ses analyses. Ses travaux font ensuite l’objet dans divers supports de publications parallèles, qui se situent à des niveaux différents d’abstraction. Au cours de la même période, Roland Barthes arrive au terme de son étude sur la publicité automobile (12). Le 7 septembre 1966, il adresse à Georges Péninou son rapport final. Dans la lettre qui accompagne cet envoi, il se montre toutefois un peu réservé sur l’intérêt de ce travail : Le premier niveau, c’est celui des exposés oraux et des publications écrites diffusés dans le cadre de l’Irep (Institut de recherches et d’études publicitaires) : il s’agit là de textes au style relativement simple, accompagnés de nombreuses reproductions d’annonces : destinés aux professionnels de la publicité, ils présentent une description concrète du cheminement de ses recherches. (9) G.P., «Présentation du Département des recherches à Notre Dame des Champs», Bulletin des recherches, Publicis, n° 1, 12 avril 1965, p.1-7. (10) G.P., «La responsabilité du signe dans la transmission du sens», exposé au Collège «Recherche et création» de l’Irep, 30 juin 1965. Georges Péninou donne une version plus systématique de ses résultats dans la Revue Française du Marketing, éditée par l’Adetem (Association nationale pour le développement des techniques de marketing). Ce sont des textes plus aboutis, d’une lecture un peu moins aisée, accompagnés d’un (11) G.P., «La sémiologie dans la recherche publicitaire», Gestion, décembre 1965, p. 727-734. (12) R.B., L’image publicitaire de l’automobile : Analyse sémiologique, 30 p. + annexes, 1966 (inédit). 9 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 ADETEM «(..) J’ai fait de mon mieux, et cependant le résultat est bref. Cela tient à ce que j’ai préféré ne pas étendre ce que j’avais à dire, et que ce que j’avais à dire dépendait de la publicité automobile elle-même. Or – c’est du moins pour moi l’enseignement de ce travail – cette publicité est pauvre – très pauvre même. (..) Je suis persuadé pour ma part que d’autres produits se prêtent mieux à une analyse sémantique plus «accidentée» ; avec l’automobile, nous n’avons pas eu beaucoup de chances (mais nous ne pouvions pas le savoir à l’avance) : nous sommes tombés sur un objet sémantiquement «mat» (..).» qu’il incombe à l’art publicitaire de les exprimer selon leur possible, de leur conférer valeur, densité et sens» (p. 12). Deux textes marquent l’année 1970. Chacun d’eux repose sur une prise de conscience des fonctions en jeu dans les messages publicitaires : fonction implicative, tournée vers le destinataire – fonction prédicative, tournée vers le produit annoncé. L’exposé présenté aux Journées de l’Irep d’avril 1970 (16) analyse de façon approfondie les attitudes des personnages dans les annonces (position frontale, position de trois quarts, position de profil), en montrant quels signifiés correspondent à chacune de ces attitudes : En avril 1967, Roland Barthes présente aux Journées de l’Irep un exposé sur «l’imagination publicitaire» (13). La perspective sémiologique y est toujours présente, mais uniquement au niveau social : la publicité, en raison des connotations qu’elle transmet, influe sur l’imaginaire de notre société. Mais il n’y est plus question du projet d’appliquer une sémiologie scientifique à l’analyse des messages publicitaire. «J’avais essayé de montrer comment les catégories de la personne intervenaient, de fait, dans l’image, qu’elles initiaient deux régimes fondamentalement distincts : le régime du discours, lorsque l’image se proposait en première personne ; le régime du récit, quand elle se proposait en troisième personne.» Georges Péninou oriente ensuite ses réflexions dans une nouvelle direction, inspirée des fonctions définies par Jakobson. Et cette nouvelle démarche se déroule en plusieurs étapes. (13) R.B., «L’imagination publicitaire», in Point et perspectives de la recherche publicitaire, Journées d’études de l’Irep, avril 1967, p. 87-88. Au début de 1968, il analyse l’annonce publicitaire (ou plus précisément ce qu’il appelle le «manifeste publicitaire») comme une superposition de cinq messages (14) : (14) G.P., «Pluralité et jeux de messages», exposé au Collège «Recherche et création» de l’Irep, 15 février 1968, publié dans le Bulletin de l’Irep, n° 7, septembre 1968 (texte repris dans «Réflexion sémiologique et création publicitaire – III. Éléments de doctrine : Structure du manifeste», Revue française du marketing, n° 28, 3ème trim. 1968, p. 29-48 - et dans le chapitre 5 du livre Intelligence de la publicité). - le message d’appartenance au genre publicitaire ; - le message linguistique ; - le message de référence à l’émetteur ; - le message figuratif, ou de dénotation ; - le message d’inférence, ou de connotation. - G.P., «De l’information à la signification», exposé au Collège «Recherche et création» de l’Irep, 27 mars 1968. - Débat entre Georges Péninou et quatre autres chercheurs à propos de trois annonces, Collège «Recherche et création» de l’Irep, 16 octobre 1968. L’année suivante, et probablement dans le souci de répondre aux critiques de la «société de consommation», courantes à cette époque, il analyse de façon approfondie, la relation entre la publicité et les objets (15) : (15) G.P., «La publicité : regard et parole sur l’objet», Bulletin des recherches, Publicis, n° 6, février 1969, p.1-25 (texte repris dans Vendre, juin 1969 – et partiellement dans le chapitre 10 de Intelligence de la publicité). «D’eux-mêmes (c’est l’erreur de l’optique techniciste), les objets n’expriment, ni ne signifient, ou peu. C’est parce qu’ils ne disposent d’aucune affirmation (16) G.P., «Nouvelle approche de l’image publicitaire», Journées d’études de l’Irep, avril 1970, p. 27-43 (texte repris dans le Bulletin des recherches de Publicis, n° 9, janvier 1971). 10 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 Georges Péninou (1926-2001) l’un des créateurs de la sémiologie publicitaire Jacques Durand les années 1980, des chercheurs américains ont envisagé d’appliquer la sémiotique au marketing ; ils ont alors découvert avec surprise et avec intérêt que des travaux similaires avaient été menés vingt ans plus tôt en France : L’article publié dans Communications (17) s’attache davantage aux rôles des objets dans les annonces (messages d’apparition, messages de présentation, messages de qualification). En 1971, Georges Péninou rédige deux textes, qui se présentent comme la suite des publications de l’année précédente ; ils proposent tous deux d’analyser «les trois actes fondamentaux par lesquels se manifeste l’intervention du publicitaire : nommer, qualifier, exalter - nommer, c’est-à-dire conférer une identité au travers d’un nom ; qualifier, c’est-àdire asseoir une personnalité au travers d’une gamme d’attributs ; exalter, c’est-à-dire assurer une promotion au travers d’une célébration du nom et du caractère». «The fact that these publications (..), as well as all but a handful of French-language studies in this area have received so little attention in nonFrancophonic countries, attests to the fact that a serious language barrier exists which threatens to have some of us reinventing a wheel which was already invented in the 1960s and 1970s» (25). Le premier de ces textes, présenté aux Journées de l’Irep, est bref et schématique ; il est accompagné d’un ensemble d’images qui en facilitent la lecture (18). Le second est au contraire plus dense, sans l’agrément d’une illustration (19). (17) G.P., «Physique et métaphysique de l’image publicitaire», Communications, n° 15, mai 1970, p .96-109 (texte repris dans le Bulletin des recherches de Publicis, n° 8, avril 1970, p. 1-28 – et partiellement dans le chapitre 9 de Intelligence de la publicité). Et l’aboutissement des travaux réalisés par Georges Péninou depuis sept ans, c’est sa thèse de doctorat en esthétique, publiée en 1972 sous le titre Intelligence de la publicité (20). Il y reprend et systématise une partie de ses textes antérieurs, en les complétant par de nouveaux développements. Les illustrations sont nombreuses, mais présentées en fin de volume. (18) G.P., «Flexions et réflexions sur la communication publicitaire : du nom et de l’attribut», Journées d’études de l’IREP, mai 1971, p. 71-83. (19) G.P., «Le oui, le nom et le caractère», Communications, n° 17, juin 1971, p.67-81 (texte repris dans le Bulletin des recherches de Publicis, n° 9, janvier 1971, p. 19-48 – et partiellement dans le chapitre 7 de Intelligence de la publicité). (20) G.P., Intelligence de la publicité – Étude sémiotique, Collection «Médias et messages», Robert Laffont, 1972, 304 p. Les années qui suivent sont marquées par une large diffusion des méthodes élaborées par Georges Péninou. C’est d’abord un article très complet rédigé par David Victoroff (21). C’est ensuite un livre de Louis Porcher (22). C’est encore une vigoureuse polémique entre Georges Péninou et Paul Albou (23). Ce sont surtout les séminaire sur la sémiologie que Georges Péninou organise à deux reprises au sein de l’Irep (24). (21) D.V., «Nouvelle voie d’accès à l’étude de l’image publicitaire : l’analyse sémiologique», Bulletin de psychologie, tome XXV, n° 298, 1971-1972, n° 10-11. (22) L.P., Introduction à une sémiotique des images – Sur quelques exemples d’images publicitaires, Didier, 1976. (23) Publi 10 – Le journal de la publicité, 1er décembre 1976, 15 février 1977, 1er mars 1977, 15 avril 1977, 1er mai 1977. Georges Péninou a pris en 1979 la direction de la société Intelligences, filiale de Publicis. Il a obtenu en 1991 le Grand prix de l’Irep. Il a participé dans les années 1990 aux travaux de l’Association internationale de sémiotique visuelle. Il est mort le 15 juin 2001 à Pau, laissant bien des réflexions inachevées. (24) Les apports de la sémiotique au marketing et à la publicité, Séminaire de l’IREP, juin 1976. - Sémiotique II, Séminaire de l’IREP, juin 1983. (25) Jean Umiker-Sebeok, Marketing Signs, Indiana University, n° 2, 1988, p. 14. Son œuvre reste féconde. Un fait l’atteste : dans 11 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 ADETEM Et nombreux sont les chercheurs qui ont continué à travailler dans les voies initiées par Georges Péninou : Denis Quénard, Eric Fouquier, Alyette Defrance, Michel-Adrien Voirol, Claude Le Bœuf, Yves Krief, Eliséo Véron, François Jost, Jean-Marie Floch,…et beaucoup d’autres. - G.P., Premières analyses sémiologiques sur l’expression publicitaire, Étude n° 16, IREP, juin 1966, 40 p. (publié en partie dans Humanisme et entreprise, n° 38, août 1966). - G.P., «Réflexion sémiologique et création publicitaire – I. Genèse et objet de la recherche sémiologique en publicité – et II. Éléments de méthode», Revue française du marketing, n° 19, 2ème trim. 1966, p. 19-25 et n° 21, 4ème trim. 1966, p. 31. - G.P., «Apport de la linguistique et de la sémiologie à l’étude de l’expression publicitaire», in Les nouvelles contributions de la recherche à la publicité, Journées d’études de l’IREP, mars 1966, 18 p. 12 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 ÉVOLUTION DE L’INTELLECTUALITÉ PUBLICITAIRE Georges PENINOU Voici un texte « fondateur » de Georges Péninou. J’ai d’abord cherché dans ses publications un texte assez synthétique sur ses travaux sémiologiques. J’avais pensé par exemple au début de son livre « Intelligence de la publicité ». Mais cela finalement me paraît d’une lecture un peu difficile. C’est pourquoi j’ai préféré un texte intitulé « Evolution de l’intellectualité publicitaire », qui me semble plus simple et traduirait sa démarche finale. Je ne sais s’il a déjà été publié : je ne l’ai pas trouvé dans ses bibliographies. Le texte que je détiens a été distribué dans le séminaire multimédias organisé par Hélène Monnet au Cesta en 1984. Un détail du texte (p.10) semble indiquer que c’est un exposé présenté en Belgique. Jacques Durand C’est un peu l’histoire des migrations de cette conscience qu’il faut retracer, dont-il faut rendre compte. À travers l’évocation des principales démarches que l’institution publicitaire a successivement sollicitées, je brosserai de la sorte le tableau intellectuel qui lui servit de support, auquel elle emprunta tout à la fois des notions pour forger sa propre conscience, et des procédures pour moderniser sa pratique. INTRODUCTION Le rôle qui m’a été dévolu m’inciterait à me situer, non dans la fresque du futur, mais dans la rétrospective de 20 ou 25 années d’intellection publicitaire. Une fois gommées les contingences des parcours publicitaires, l’effet momentané des modes et des sollicitations du milieu, restent des lignes de force, de grandes lignes d’inspiration qui ont plié le métier publicitaire à un certain ordre de concepts jouant, à différentes époques du temps, le rôle de concepts d’encadrement et modelant les lignes de pensée de l’interprofession. ANNÉES 50 Le départ fut quantitatif, et tout appelait à ce qu’il en fut ainsi : la nécessité de reconstruire, à l’issue de la seconde guerre mondiale, toute la sphère du consommable ; l’universalité des besoins, notionpivot, passerelle obligée entre un appareil de production en espérance de les satisfaire, et un marché à la fois disponible et avide... Les besoins pouvaient se repérer à différents niveaux hiérarchiques : aspirations, attentes, exigences. Ils pouvaient se classer en répertoires d’envies et de fonctions. Identifiables, mesurables, cumulables, ils autorisaient une économie politique de la quantification et de la planification des appétits. En intitulant ce bref exposé «motivations, positionnements, sémiotiques, et styles de vie : tendances et tentations de l’intellectualité publicitaire», j’ai voulu ponctuer l’histoire des idées de quelques grands jalons, de quelques grands moments, de quelques unes de ces grandes inspirations. Je ne les aborderai pas sous l’angle technique, mais plutôt en leur inspiration ou leur signification générale, en tant qu’états de conscience, états de la conscience publicitaire, révélateurs de ce à travers quoi ce métier s’est, sinon exercé, tout au moins pensé. 13 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 ADETEM Dans cette période restauratrice, liquidatrice d’un conflit dont les séquelles restaient lourdes, le souci informatif fut essentiellement tourné vers des préoccupations de détection et de mesure : localiser et inventorier les ressources de ce marché, repérer et évaluer les potentiels du marché solvable. L’étude de marché va quadriller, par le sondage, à l’aide de «dénombrements entiers et de revues générales» ce territoire de chasse. L’étude de marché fut la première technique d’implantation de «l’âge technique». L’inspiration fut inventoriale. Une géographie et une sociologie de la consommation purent s’édifier, bien avant une psychologie. Le repérage et l’évaluation systématique de la demande instituèrent ainsi progressivement les marchés dans leur transparence. À cette géographie territoriale et sociale de l’absorption, répondit une stratégie d’accès aux cibles dont les études média se firent l’instrument, dans une même perspective quantitative et descriptive : orientée vers les analyses structurelles de composition et les numéralisations des circulations, l’étude média fut, à ses origines, une comptabilité d’audience. d’un rapport unilatéral et inégalitaire de l’agissant à l’agi. Ils sont mécanistes, assimilant la publicité à l’action d’une force physique, inspirés de la conviction de l’obtention inévitable d’un résultat, en rapport avec les proprietés énergétiques de l’arme utilisée et les conditions méthodiques de sa mise en action. Plus ou moins consciemment, le vocabulaire se fait militaire (cible, campagne). Psychologie aussi de la surface de l’effet : «impact», «notoriété», «attention», «perception», «pénétration», «souvenir», en commandent les accès et illustrent une époque où la publicité a la volonté de s’apprécier dans la conscience qu’elle laisse d’elle. ANNÉES 60 Le tableau change, dans les années 60. L’expansion s’installe, s’exploite et s’organise. Une technocratie de l’efficacité se met en place. Le problème de cette époque consistera à organiser un marché plus épanoui qui s’ouvre à une plus large différenciation. Parce que l’offre s’amplifie et se diversifie et que la collectivité prend du champ par rapport à ses besoins primaires, il devient nécessaire d’introduire plus d’acuité dans les outils de connaissance. L’intensification du jeu concurrentiel rend nécessaire plus de perspicacité dans la détection, plus de raffinement dans la compréhension, plus de sophistication dans la stimulation. Si cette première époque fut celle de la métrique, ce ne fut point question de mode, mais réponse aux préoccupations dominantes de l’époque ; à tous égards, la référence est d’ordre quantitatif : dès lors, l’outil d’investigation par excellence fut-il, logiquement, le sondage. Il installe son emprise instrumentale, son hégémonie procédurale, laquelle fut loin d’être toujours positive. La compréhension et la fragmentation ordonnent les inspirations intellectuelles de l’épogue, comme l’évaluation ordonnait celles de l’époque précédente. Le marché cesse d’être une simple extériorité quantifiable, une étendue, pour devenir une somme de psychologies à pénétrer, une profondeur. Le marché va à la fois s’intérioriser (motivation) et révéler ses articulations (segmentation). La psychologie est, à ce moment, psychologie de processus : sur le postulat très kantien de la bonne volonté (le consommateur est, au depart, considéré comme bien intentionné) s’érige une pédagogie de l’accès aux biens consommables, conforme aux pédagogies de l’apprentissage. Le consommateur est un être éducable. On lui reconnaît des incapacités (limites de solvabilité), des impossibilités (non accès physique à l’information), des infirmités (ignorance, préjugés), plus qu’une volonté contrariante : à l’époque, la conscience ne peut être contestataire, elle ne peut être que retardataire ou réfractaire. Avec la motivation, la consommation cesse d’être une logique ou une chronologie obéissant à un ordonnancement en phases réglées ou en niveaux hiérarchisés (de l’attention à la volonté, de la perception à l’achat), mais une psychologie. C’est pourquoi les modèles psychologiques de l’époque sont scalaires : la décision d’achat «progresse» dans la conscience comme progressent la personnalité et l’entendement de l’enfant éducable. Ils sont hiérarchiques, fondés sur l’établissement Psychologie de répudiation : à l’inventaire des conduites et à l’énonciation des jugements succède la prétention des explications causales, la remontée des cheminements génératifs. La question fait place 14 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 Évolution de l’intellectualité publicitaire Georges Peninou à des approches plus pénétrantes, plus structurantes, moins superficielles, plus confidentielles. Le marché se fait chair. La psychologie économique accordait au consommateur un état d’esprit, la recherche de motivation lui prête des états d’âme. La prise en compte de l’individu s’impose : dans son histoire, ses contrariétés, ses contradictions. conscience aussi : jetant sur le monde le seul regard de commerce, il prend le marché pour ce qu’il est ; une convoitise. ANNÉES 70 Puis le contexte change. Les marchés donnent des signes de résistance, l’apreté des concurrences en rend l’exploitation de plus en plus malaisée. La contestation à l’endroit de la publicité se fait plus vive. Des fractures apparaissent dans une institution jusqu’ici remarquable par la cohérence de ses structures et l’identité de ses positions. Le modèle productiviste de croissance, la société de consommation, se font désigner, dénoncer, désavouer... L’abstraction psychologique, comme l’abstraction numérique, s’estompent : c’est pourquoi le sondage d’opinion, parce qu’il fonctionne sur la substituabilité des consciences et la normalisation des énoncés, perd alors de son hégémonie. La consommation s’installe durablement dans la représentation d’un climat passionnel, se propose volontiers comme fille des conflits, des passions : la motivation initie à une psychologie de la tension, du complexe, de l’ambivalence, de la contradiction, de l’arbitrage... Techniquement, on va rentrer dans une période où la profession se met à douter de la valeur de ses savoirs, se confronte à leur relativité et se prépare à leur divergence. La recherche se voit assigner des missions appartenant à des sphères de préoccupations variées : À l’intériorisation, devait répondre la fragmentation. Un marketing du discontinu va supplanter l’étude de marché du continu. La population, initialement considerée sous la perspective de l’homogéne, se découpe désormais en «classes» de capacités différentes. - une gestion de la complexité, à laquelle répondront les techniques multivariées, la modèlisation, les systèmes d’information marketing ; Sur les deux grandes lignes primitives de l’extension et de la compréhension s’avanceront les deux techniques opératoires de la segmentation, technique de classement sur les échelles d’intensité ou d’activité, et de la typologie, technique de classement sur les échelles de qualité. - une gestion de la différence, à laquelle répondront le positionnement et la sémiologie ; - une gestion de l’innovation, à laquelle répondront les techniques de créativité ; - une gestion du changement, à laquelle répondront les styles de vie et les courants socioculturels. Toute une mentalité taxinomique de découpage et de classement présidera désormais aux évolutions futures. Les nombreuses et ingénieuses procédures statistiques qui s’employèrent à découper les marchés en structures arborescentes amorçaient, en fait, le long processus technique qui, dès l’année 60, devait s’attaquer à la complexité croissante des marchés. Les variables explicatives s’avèraient déjà si nombreuses et si enchevêtrées, si distinctes aussi, qu’il importait de les hiérarchiser. Ce problème des intéractions sera abordé par la segmentation, comme la typologie abordera le problème des identifications et des localisations des marchés en grandes morphologies psychologiques. Les techniques multivariées Avec l’analyse multicritérielle, ou multi-dimensionnelle, on gère un espace-temps bien différent de celui de la motivation. On entre dans une sorte de géométrisation de l’esprit commercial. L’analyse des correspondances génère une vraie cartographie commerciale ; dans l’analyse des préférences et des similarités, s’organise une géométrie des choix. Ce qu’embrasse le regard, dans les mappings, c’est un configuration commerciale : ses lieux de concentration, ses espaces vierges, ses distances, surtout. Ce La conscience de marketing nappera le tout de son efficacité, de son intégrisme, de sa bonne 15 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 ADETEM que l’on visualise. ce sont tout à la fois des localisations et des relativités : des positionnements. De ce jour, la conscience marketing devient positionnelle : elle opèrera moins sur des identités que sur des similarités ou des proximités. ché, celui correspondant à un certain «encombrement» des débouchés commerciaux, à une certaine saturation perceptible ou prévisible de la demande, à une certaine congestion de l’offre marchande. Elle s’est offert comme réponse à une situation devenue plus âpre, à la nécessité de poursuivre un développement en le fondant sur l’innovation plus que sur l’exploitation, déjà si intensive, des marchés prospectés. C’est dans l’invention, et non plus dans le seul quadrillage systématique de l’espace déjà reconnu de consommation, que l’on se mit a espérer. Ces géométrisation de la pensée marketing eut d’importantes incidences : - la notion de champ remplace la notion d’unité, comme la notion de forme remplace la notion d’individu ; - les positionnements opèrent sur des configurations dans un espace géométrique ; les typologies, sur des affinités plus que sur des sujets ; C’est donc dans la modification plus que dans la sophistication que l’économie des produits consommables pensa trouver un autre souffle. Modification des produits («invention» de nouveaux besoins) ; modification des valeurs (déplacements statutaires de produits existants) ; modification, éventuellement, des motivations à l’égard des biens et services (transferts argumentaires). Cette modification s’entoura d’une mentalité subversive, transgressive : elle fut à base non de doute méthodique, ce fondement de l’esprit d’examen des temps modernes ; mais de refus méthodique, de mise en congé provisoire -le temps d’une procédure de travail- des certitudes et des habitudes sur le monde. - la stratégie devient une stratégie de la relativité. La proximité, la distance, l’écart, le lieu, s’avèrent aussi intéressants que l’image envisagée dans son contenu intrinsèque. La science des unités devient science des articulations ; - on gagne en abstraction : on raisonne moins sur des individus que sur des facteurs ; moins sur des personnes que sur des types ; moins sur des phénomènes que sur des structures ; moins sur des objets que sur des relations. L’unité individuelle s’efface devant un construit mathématique (ou logique), un être authentiquement cartésien : du mouvement et de l’étendue. Par l’insolence de ses approches, l’attentat perpétré contre l’empirisme logico-sensible, la créativité contribuait à ébranler la valeur référentielle du monde des objets : atteinte à l’identité, à la stabilité, à la sécurité de la substance. C’est qu’elle avait à les fomenter, non à les reconnaître. - on travaille sur des notions compactes, sur des blocs de composants (typologies, courants, flux) et sur des blocs de techniques. ll n’est d’ailleurs pas étonnant que la créativité ait pris son essor véritable à partir de 68 : on assistera donc à la dislocation provoquée du confort intellectuel régnant, à l’apparition de techniques aptes à favoriser la libération des disponibilités créatives et la stimulation des potentiels imaginatifs. Il n’est pas étonnant non plus que les situations qui l’avaient fait naître n’étant plus d’actualité, elle dépérit assez vite. L’homme de marketing se saisit de ce consommateur abstrait. Il se retrouve dans cet être géométrique, entièrement façonné de l’extérieur, produit d’un traitement ordinatique de données enregistrées avec une désarmante simplicité apparente. La motivation, dès lors, recule irrémédiablement dans son propos d’expliquer une conduite commerciale en relation avec l’histoire intime du sujet. La sémiologie La créativité Avec la sémiologie, la publicité voyait se dessiner, en son extérieur, mais au cœur de ce dont elle faisait métier -la communication- un champ original La créativité s’est instituée à un stade bien caractéristique de l’évolution de l’économie de mar- 16 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 Évolution de l’intellectualité publicitaire Georges Peninou de préoccupations, réhabilitant le vieux projet saussurien d’une science des signes, appuyée par une méthode éprouvée, la démarche structurale. ve de lecture renouvellée de la publicité, dans la faculté qu’elle a de l’interpeller sur son essence d’institution dispensatrice de sens. La différence est la notion-clé de la publicité. Le signe en est la voie royale, il entretient et renouvelle sans cesse sa capacité à la manifester. L’école belge fut présente dès ses origines : Perelman, le Groupe de Liège, Buyssens, pour ne citer qu’eux, nourrirent les réflexions pionnières de la technique argumentaire, de la rhétorique des figures, de la sémiologie de la communication, que Barthes, Brémond, Mounin, Greimas, implantaient, pour leur part, en France... Son inspiration structurale conduisait à modifier l’idée que l’on se faisait de la symbolique des produits. Avec la motivation, on opérait un peu comme s’il y avait un réservoir de symboles universels et disponibles dont on pourrait «imbiber» à volonté les objets, comme s’il suffisait, pour reprendre une expression de Nicolas Le Boeuf, de les «emplir» d’un contenu symbolique, (l’«âme des produits» selon des règles de «correspondance» naturelle. En publicité, elle se proposa, d’abord, comme méthode d’analyse consciencieuse et systématique de l’expression publicitaire, au nom de la recherche d’une meilleure domination intellectuelle du signe : comme outil gestionnaire, en quelque sorte, de sa productivité. Elle recherchait une meilleure correspondance, un meilleur «rendu» final dans le rapport entre signifiants et signifiés. Elle y apportait un regard particulier, un esprit de dissection analytique propre, une conception opératoire de l’objectivité. Ainsi s’instituait-elle en outil tendant à accroître le niveau de pertinence des propositions créatives. Or, il faut partir de l’idée que le sens est oppositif, considérer moins les produits en eux-mêmes qu’en tant qu’organisés en systèmes. lls prennent leur sens de leur position relative, c’est-à-dire de leur valeur différentielle : ils ne sont pas dotés d’un sens intrinsèque, qui serait inhérent à leur matière. Ils prennent sens de ce qu’ils sont par rapport à ceux qui les environnent. Dans une seconde étape, passant de l’analyse du message singulier à leur analyse méthodique systématisée, c’est-à-dire raisonnant sur des «corpus» restituant des domaines de productions publicitaires (ex : le déodorant, la banque, l’automobile), l’analyse semiologique se prète à leur intelligibilité. Elle dessinait une «logique positionnelle des énoncés» des marques, telles qu’elles se donnaient à voir à travers leur expression publicitaire propre. Ce qui fonde un système de signes, ce n’est pas, en effet, le rapport d’un signifiant et d’un signifié, c’est le rapport des signifiants entre eux. Dire que la valeur des choses est sémiotique, cela veut dire qu’elles valent moins par leur valeur intrinsèque que par la valeur résultant de leur position dans un tableau ordonné de similitudes et de différences. La profondeur d’un signe n’ajoute rien à sa détermination. C’est son extension qui compte, le rôle qu’il joue par rapport à d’autres signes. «Tout signe tient son être de ses entours, non de ses racines» a pu écrire Julia Kristeva. Bien que le parti tiré ait été limité (car la sémiologie publicitaire fut -et ne cessa d’être- d’audience et d’usage restreints), l’analyse des messages, l’édification de modèles argumentaires ou de modèles narratifs devaient bénéficier de ses apports. De la sémiologie des messages, on pouvait passer, aussi, à la sémiologie des objets, dans le prolongement de Baudrillard, mais aussi du courant ethnologique inspiré de Levi-Strauss, et où il y a plaisir à citer, pour le grand plaisir qu’il procure, votre compatriote -Marcel Detienne-. Le sémiologue commercial cherche ici à faire comprendre comment s’organise le champ des objets sociaux. Il y a, ainsi, des liens formels entre pensée sémiotique et marketing de positionnement. Tous deux se rejoignent dans la notion d’une signification perçue comme valeur différentielle ; ils se rejoignent aussi dans la notion de relativité ; mais ils se séparent en ce que l’activité marketing est avant tout gestionnaire, tandis que la sémiologie introduit de surcroît une réflexion critique sur le signe ou la différence, et sur l’exacerbation du sens en tant que posture fondamentale d’une institution. S’il est intéressant aujourd’hui, dans cette rétrospective, de l’évoquer, c’est en tant que tentati- La publicité de la signifiance est celle de l’âpre concurrence. Elle s’est exacerbée aux époques de la 17 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 ADETEM plus vive compétition commerciale. Les marques se mettent à fonctionner de plus en plus selon un système d’oppositions sémantiques construites, renvoyant à des valeurs trop souvent extrinsèques. situant les conduites de consommation dans la dérivation d’une psychologie collective (et non plus individuelle). Ce que les analyses sur les styles de vie et les courants socio-culturels essaieront de capter, ce sont les mouvements de la sensibilité collective, la saisie contemporaine de ce qu’Edgar Morin avait, quelques dix ans plus tôt, si heureusement dénommé «l’esprit du temps». Dans cet univers de la différence, loin de se contenter d’évoquer l’objet simple, la publicité tente d’en faire percevoir le propos signifiant. Derrière tout objet ou produit, elle scrute le signe qu’il peut être. La sémiotisation des produits leur forge, certes, une identité distinctive, elle les institue dans leur différence. Mais l’on a abandonné la profondeur, cette plongée dans l’intimité d’une matière ou l’enracinement d’une relation pour la surface, au bénéfice d’un jeu plus ou moins artificiel de signes. Les études de styles de vie et de courants socioculturels se sont offertes comme l’instrument par excellence de l’intégration des marchés dans une société en mue, en faisant intervenir dans les références de la compréhension commerciale un partenaire délaissé par la psychologie individuelle : l’environnement. Elles élargissaient les déterminants des marchés, comme la motivation avait cherché à les approfondir. On voulait mieux comprendre les comportements de consommation, en les rattachant à des forces ou à des tendances qui sous-tendent les conduites quotidiennes. Car la publicité de la différence n’est pas la publicité de la compréhension. Celle-ci reposait sur une recherche d’authenticité des rapports psychologiques-retrouvés ou découverts. Elle était de l’ordre de la réminiscence ou de la restitution. Exprimer l’objet, c’était essentiellement retrouver, plus ou moins obscurément, une histoire, une origine, une essence, un souvenir, un imaginaire. À la correspondance toute romantique ou baudelairienne qui fondait le rapport de motivation a succédé le tranchant du signe, opérant comme arme de division. «Éliminant la métaphysique de la profondeur, le signe ramène la métaphysique des surfaces. Il instaure une cosmogonie de la platitude» (J. Kristeva). Elles y introduisaient deux dimensions inédites : la dimension temporelle, sans qu’elles parvinssent toutefois jamais à fournir une vision historique des phénomènes étudiés ; la dimension sociétale, sans qu’elles parvinssent toutefois à en fournir une vision sociologique. On demeura pour l’essentiel, dans la psychologie sociale et, notamment, dans la psychologie de l’opinion, ou dans l’exploitation de techniques inspirée de la créativité. Mais le fonctionnement sémiotique est d’ordre purement contractuel. Il opère tant qu’opère la convention selon laquelle a du sens la pratique qui consiste à donner du sens aux objets. Mais, de plus en plus, cette convention se voit malmenée : rompre la convention, ce sera, par exemple, la campagne «produits libres» de Carrefour (qui exalte le retour à la référence, au détriment de la signifiance) ; ce sera le consumérisme (qui revient à la valeur d’usage et répudie la signification) ; ce sera la publicité comparative (fonder la différence des produits et des marques sur un principe d’évaluation, non de distinction)... À l’aide d’une procédure empruntant essentiellement au questionnaire d’opinion et aux échelles d’attitudes -donc à la psychologie socialeon dresse une sociométrie d’attitudes, que des traitements synthétiques (typologies, analyses de correspondance, etc...) organisent de façon suffisamment cohérente pour qu’à l’échelle collective se proposent des communautés d’individus fragmentant l’espace social en «styles» distincts : une sorte de caractérologie collective. Les styles de vie furent privés, dès le départ, de l’unité d’intellection élémentaire qui favorise, dans le domaine des idées, la considération d’un champ nouveau de pratiques. L’unité ne fut obtenue ni dans la terminologie, ni dans les sources d’inspiration, ni dans les procédures, ni dans la représentation finale proposée de l’état de société analysée. Les styles de vie Les styles de vie entendirent gérer une période qui n’était plus seulement celle d’une économie de mouvement, mais une économie du changement, en 18 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 Évolution de l’intellectualité publicitaire Georges Peninou Il n’y eut pas davantage de base conceptuelle. Les instruments de mesure ont et veulent avoir une base empirique - et seulement telle. La théorisation resta équivoque ou absente. prennent le pas sur les modèles quantitatifs de possession. Les modèles biologiques, la «négociation» du milieu, s’imposent face aux modèles mécanistes de simple «exploitation» des milieux. La morale sociale cherche à s’imposer dans le cadre d’une nouvelle morale du négoce, et la simple valeur d’usage se réhabilite face à la valeur d’échange... Le concept de différence rentre dans un procès économique (coût social de la différence artificielle provoquée), philosophique (contestation des segmentations artificielles), professionnel même (doit-on gérer des signes, où doit-on gérer des biens ?). La valeur référentielle du langage publicitaire s’est détériorée : notamment, le système général de l’adjectif, c’est-àdire le propos de qualification des objets. Or, l’adjectif est ce qui circonscrit un objet. Quand il est altéré, c’est tout le système déterminatif des objets qui est en cause. Il ne fait aucun doute que l’on assiste à une revendication profonde tendant à la réhabilitation de l’attribut publicitaire, qui passe par le rétablissement de sa valeur de référence... En effet, les regards jetés sur la société ne partent pas du même point de vue : ni quant à la procédure d’accès aux phénomènes que l’on veut étudier, ni quant aux phénomènes qu’il faut choisir d’observer, ni quant aux indicateurs qu’il convient d’introduire pour ce faire. On peut se demander si les ambitions des styles de vie n’ont pas été excessives, dans leur pretention à rendre compte, finalement, de l’état de sensibilité d’une société. L’objet est difficile à circonscrire, et on peut s’interroger si le principe de pertinence, qui veut que chaque objet d’étude secrète ses propres variables d’analyse n’est pas violé par une pratique qui a tendance à donner le même cadre d’intelligibilité à tout ce qu’il entend étudier. Mais enfin des typologies ont éte dressées qui ont pu enrichir la connaissance que l’on pouvait avoir de certaines populations : clients de produits, ou clients de supports... Peut-être le dernier parcours est-il dans l’évolution du statut de l’objet. À travers une évolution plus logique et déterminée qu’il n’apparait, le produit est finalement entré sous trois grandes modalités du regard : sous l’influence motivationniste, il est entré dans la voie, féconde, de la compréhension des substances. C’était un peu sa voie bachelardienne. Sous l’influence du marketing de la différence, il a supporté une luxuriante activité sémiotique : c’était la voie de sa mise en condition signifiante. Sous l’influence d’une certaine exigence de la responsabilité, de la rationalité, peut-être entrera-t-il -mais les choses ne se dessinent pas clairement- dans une nouvelle psychopédagogie de l’usage. En témoigneraient, d’ailleurs, les pressions qui s’exercent à l’endroit de la publicité comparative. Si elles devaient être prises en compte, elles devraient modifier assez sensiblement les conditions même d’exercice du métier. Au-delà de la transformation des techniques, la publicité est entrée dans une période caractérisée par la réévaluation générale de ses référents : la sémiologie n’était d’ailleurs que l’une des entrées de la réflexion critique qui s’exerce sur elle. La mise en question du modèle accumulatif de société, l’implantation de la pensée éco-systémique, la popularisation des thèses consuméristes modifiaient déjà beaucoup, depuis le début des années 70, la toile de fond sur laquelle s’inscrivait l’activité publicitaire : leur consolidation n’a pu qu’accentuer les tendances. Les modèles existentiels de qualité 19 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 LA CAPITALE DE LA MODE EST-ELLE TOUJOURS PARIS ? Virginie BUFFET*, Diplomée de l’Institut d’Études Politiques d’Aix en Provence Résumé Paris est la ville artistique qui a permis à la mode non seulement d’émerger, mais aussi de s’épanouir. C’est en effet dans la capitale française, que la Haute Couture, fondement de la mode, a pu prendre de l’ampleur. Elle assure ainsi à Paris une légitimité inégalée dans l’univers de la mode aux yeux de la communauté internationale, qui ne cesse de rendre hommage à ce savoir-faire français. Encore aujourd’hui, Paris profite de cet héritage culturel pourtant, cela n’empêche pas l’essor d’une contestation relative à sa prédominance. Le problème auquel est confronté la mode parisienne est double ; d’une part le processus de démocratisation, d’autre part la globalisation affaiblissent la domination française, comme le montre un sondage d’opinion réalisé auprès de jeunes issus de différentes nationalités. Ainsi, la ville de Paris est contrainte à se réorganiser, ce qui nécessite de profondes remises en cause de tout le système français. C’est à ce prix que Paris pourra préserver son image. Mots clés : Mode – Haute Couture – Prêt-à-porter – Art – Industrie – Exception culturelle – Uniformisation – Mondialisation – Démocratisation. Abstract Paris is the artistic city, which has allowed fashion not only to appear but also to flourish. Indeed haute couture, which is the very foundation of fashion, has been able to soar in the French capital. Thus it gives Paris an unrivalled legitimacy on the international stage, which keeps paying a tribute to this French know-how. Until now Paris has taken advantage of this cultural heritage, yet this doesn’t prevent the emergence of some contesting related to its predominance. The problem which Parisian fashion is confronted to is twofold : on the one hand the democratization and on the second hand the globalization weaken French domination. As a consequence the city of Paris is led to a reoganization, which requires a deep questionning of the whole french system. Paris can’t spare this calling into question if it wants to preserve its image. Key words : Fashion – Haute Couture – Ready-to-wear – Industry – Art – Cultural exception – Uniformization – Globalization – Democratization. * Extrait d’un mémoire « Paris, la capitale de la mode ? », rédigé pour l’Institut d’Études Politiques d’Aix-en-Provence au cours de l’année 2001, sous la Direction de Mademoiselle Corine COHEN, Professeur de Marketing. 21 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 ADETEM Depuis quelques années, des contestations émergent au sujet de la suprématie de la mode parisienne. Par conséquent, le titre de capitale mondiale de la mode - qu’elle a fièrement acquis - est remis en cause, malgré le poids de la tradition qui associe la culture de la mode à Paris. Mais la mode ne se résume plus à un art fascinant, elle est devenue une industrie et donc un bien de consommation quotidien. Entre magie et marketing, Paris s’engouffre dans une nouvelle bataille pour réaffirmer sa grandeur. créateur de la mode qui, chez elle, est non seulement une explosion spontanée, mais la conséquence d’une tradition ». Car la menace principale qui rode autour de Paris réside en l’existence de nouveaux concurrents redoutables, qui ont fait preuve d’une meilleure capacité d’adaptation aux attentes des consommateurs des démocraties modernes. En effet, si la prééminence de Paris en terme de Haute Couture reste incontestable, puisque c’est sur elle que Paris a fondé son image et son prestige, en terme de prêtà-porter la situation est bien différente. Or, s’affirmer capitale de la mode implique de réunir ces deux facettes, l’une correspondant davantage à l’aspect artistique, l’autre à l’aspect commercial, afin d’être en mesure d’être perçu de façon générale comme le pays dominant de cet univers. Le terme de « capitale de la mode » est très subjectif, et c’est donc à travers l’évolution de l’image véhiculée par Paris, prétendant au titre de Capitale, qu’il faut étudier le rôle changeant de cette ville. Ainsi, Paris est successivement la ville où naît la mode, celle où la mode devient une tradition mythique, puis la ville dont le rôle s’efface, pour enfin devenir la ville qui reconquiert son image. L’objet de cet article, et du mémoire dont il est issu, est de mettre en valeur le capital culturel de Paris dans la mode et la nécessité de le défendre, sans pour autant perdre son identité, dans un monde de plus en plus globalisé. Ce travail s’appuie sur un sondage réalisé auprès de 250 jeunes de plus d’une trentaine de nationalités. Ce sondage confirme tout à fait le besoin de combler l’écart apparu entre l’image de Paris et la réalité de son rôle. « Paris ressemble à ces étoiles qui brillent alors qu’elles sont mortes depuis longtemps ». Qui pourrait croire que cette condamnation résulte d’un créateur parisien ? Et pourtant, l’auteur de cette phrase assassine, qui vide Paris de son esprit créatif et créateur, n’est autre que Marc Audibet, jeune créateur de la scène parisienne. Cette phrase dérange, mais il faut bien reconnaître que la mode parisienne contemporaine peut parfois déplaire, même décevoir, en raison de certaines tendances à l’excentricité, voire au grotesque de certains défilés, comme ceux de John Galliano. Vestige d’un passé glorieux révolu, Paris ressemblerait à un décor dépourvu d’acteur et d’intrigue authentiques. Toutefois, on ne comprend pas que même un créateur parisien se résigne à cette situation et qu’il insiste sur cette décadence dans un article du Monde du 17 janvier 1998, alors même que la mode française traverse une période décisive, en raison de la nouvelle crise à laquelle elle doit faire face. Nouvelle, en effet, car d’autres l’ont précédée, d’ampleurs variables, mais toujours source d’instabilité et donc de fragilité. Depuis cinquante ans, la mode parisienne oscille entre grandeur et décadence, c’est pourquoi aujourd’hui, et plus que jamais, Paris doit se préserver, se défendre et s’affirmer face à ses concurrents et ses détracteurs à l’instar de ce que revendiquait le rapport Lelong sur la couture française de juillet 1940 à août 1944 : « Il n’est au pouvoir d’aucune nation de dérober à Paris le génie PARIS ET LA GENÈSE DE LA MODE Il est généralement reconnu que Paris est, ou du moins a été, la capitale mondiale de la mode. Pourtant, cet univers du rêve est souvent méconnu et l’on ne sait que très peu l’origine de cette consécration mondiale. En effet, pourquoi Paris plutôt qu’une autre ville ? Telle est la première question sur laquelle il est important de se pencher avant d’aborder sa remise en cause. Cette association entre Paris et la mode est d’abord la conséquence de l’apparition de la mode en France puis de l’élan spectaculaire qu’elle y prend, permettant ainsi à Paris de « s’autoproclamer » capitale de la mode, avec l’assentiment du Monde entier. La genèse de la mode est donc liée à Paris par une double relation : c’est à Paris que la mode émerge de façon significative et durable et c’est également là qu’elle commence à s’institutionnaliser. La mode fait son apparition à la Cour de France au XVIIe siècle, puisque c’est sous le règne de Louis XIII que l’intérêt pour la mode s’esquisse. La mode reste par conséquent pendant un certain temps un privilège de la noblesse, étroitement réglementé 22 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 La capitale de la mode est-elle toujours Paris ? Virginie Buffet comme l’illustrent les sept édits somptuaires adoptés à son sujet, afin de maintenir ce privilège et d’empêcher toute usurpation de la part d’autres ordres, notamment les bourgeois. Ce potentiel social du vêtement se confirme sous le règne de Louis XIV, pendant lequel la mode devient une obligation, voire une contrainte sociale, sous peine de moquerie et même de déshonneur. La Régence permit d’assouplir cette discipline, ce qui offre par la même occasion la possibilité à la mode vestimentaire anglaise de séduire une large partie des nobles français. L’Angleterre est depuis l’origine de la mode un des principaux concurrents de Paris principalement avec la mode masculine, alors que Paris excelle dans la mode pour femme. Malgré cette intrusion de la mode anglaise, Paris reprend le dessus sous le règne de Louis XV, lors duquel le vêtement français s’impose en Europe grâce au charme des Lumières. Progressivement, l’exclusivité de la mode diminue, ainsi les révolutionnaires s’approprient une certaine mode, et les bourgeois ont progressivement accès à la mode dictée par la Cour, puisque les tendances sont alors dictées par les assemblées annuelles de corporation. informelle entre la couture et la confection. Ce n’est qu’en 1910 que la couture manifeste sa volonté d’autonomie ce qui conduit à la dissolution de cet organe en deux syndicaux distincts : d’une part la Chambre Syndicale de la Confection en gros pour dames et fillettes et d’autre part la Chambre Syndicale de la Couture. Dans ce contexte, Paris passe progressivement d’une situation de domination de fait à une domination proclamée et reconnue. En effet, si Paris « s’autoproclame » Capitale de la mode, selon les termes de Dominique Waquet, cette autoproclamation n’a de valeur que si elle est avalisée par le reste du Monde. Paris se lance donc à la conquête du Monde, convaincue d’être la ville la plus avantagée dans le monde de la mode. Cette marche vers le succès est d’abord entamée par les professionnels de la mode, c’est-à-dire les créateurs, qui font preuve d’un capital créatif à la hauteur de leurs prédécesseurs. Parmi ces derniers, il faut particulièrement souligner le rôle des deux grandes créatrices qu’étaient Coco Chanel et Elsa Schiaparelli, mais également le talent de Jean Patou, Jeanne Lanvin et Madeleine Vionnet, puis lors de la décennie suivante, dans les années 30, on note le succès de Karl Lagerfeld, Marcel Rochas, Critobal Balenciaga et Nina Ricci. Si l’action des professionnels se fait au niveau de la création, elle est déterminante à un autre niveau, celui de l’organisation. Ils poursuivent alors deux objectifs. Le premier, qui consiste à mettre en valeur sur la scène internationale la mode parisienne, est atteint grâce à différents moyens. D’abord, la vente de produits dérivés assurant à la marque une meilleure notoriété, on trouve alors sur le marché les bas Schiaparelli, les cravates Dior et, surtout, les parfums qui font leur apparition dans la maison Poiret mais connaissent un grand essor avec les parfums Chanel dans les années 20. Puis les professionnels organisent la mise en scène de leur collection, les défilés de mode sont une pratique qui se généralise, et des expositions sont créées, telle que celle qui a lieu dans l’enceinte de l’exposition universelle de 1937, « le pavillon de l’élégance ». Enfin, afin de contourner les quotas imposés par de nombreux pays - et surtout par le principal importateur de mode française : les EtatsUnis – en réponse à la crise de 29, les entreprises françaises mettent en vente les patrons de leur modèle, qui eux ne sont pas sujet à quota. Mais l’instauration de cette pratique ravive le plagiat. Alors, un second objectif apparaît : la protection de la pro- Cette situation, à l’origine des lentes transformations de la mode, est bouleversée par l’arrivée en France de Charles Frederick Worth, véritable père de la haute couture et libérateur de la mode. Il est le précurseur du « règne des couturiers », et met donc fin à la dictature de la Cour, puisqu’il s’octroie le droit de créer selon son inspiration des tenues différentes pour chaque cliente. Le succès ne se fait pas attendre, et il devient vite célèbre au point que même l’impératrice Eugénie lui commande des robes. Ce règne du couturier est donc ouvert au milieu du XIXe siècle, et poursuivit grâce à une relève de taille, telle que Jacques Doucet et Paul Poiret. Mais ce qui fait que Paris maintient un rôle si important dans l’univers de la mode réside aussi dans la place qu’elle occupe dans l’institutionnalisation de la mode, et particulièrement en ce qui concerne l’organisation de la représentation des professionnels. Ainsi dès 1868, Paris donne naissance à la Chambre syndicale de la confection et de la couture pour dames et fillettes, qui est un atout incontestable de la suprématie française, notamment en comparaison avec l’Angleterre qui est dépourvu de telle structure de promotion et de défense. Mais ce syndicat n’a pas encore atteint la forme la plus élaborée puisqu’il ne tient pas compte de la distinction qui existe de façon 23 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 ADETEM priété intellectuelle de la mode parisienne. Cet objectif est d’abord atteint grâce à une lutte officielle contre la copie, à travers l’Association pour la Défense des Arts Plastiques et des Arts Appliqués fondée par Madeleine Vionnet. Et, de façon plus indirecte, les parisiens défendent leur image en réglementant officiellement les conditions d’adhésion à la Chambre de la Couture et les droits à la dénomination « couture-création ». D’autres acteurs se joignent à cette conquête. D’autres organismes sont créés : la fédération française du prêt-à-porter féminin et le Comité Colbert sont les plus illustres. Les médias sont également nombreux à s’intéresser au monde de la mode, aussi bien dans la presse spécialisée comme Vogue, Le jardin des modes, Le petit Echo de la mode, que dans la presse plus généraliste comme l’Illustration. Enfin, l’Etat participe lui aussi à ce mouvement général en faveur de la promotion de la mode française, notamment à travers la création de l’Association française d’Expansion et d’Echange Artistique et du Centre Technique des Industries de l’Habillement, ou alors à travers la mise en place de l’« Aide textile ». PARIS, OU LA TRADITION MYTHIQUE DE LA MODE Etant donné cet héritage hors du commun, Paris reste aujourd’hui aux yeux de nombreuses personnes la Capitale de la mode, d’une façon presque mythique. Berceau de la mode, Paris doit le maintien de son prestige à la fois au poids de l’histoire et à sa capacité à faire perdurer son mythe. Après avoir conquis son titre de capitale de la mode, cette ville s’attache à le défendre, alors que des contestations émergent au sujet de sa suprématie. Le poids de l’histoire est un acquis et surtout un atout considérable au prestige parisien. C’est en effet l’héritage de Paris qui justifie en grande partie que la capitale française soit le lieu d’élection de nombreux créateurs, et aussi le lieu où se concentrent les manifestations de mode les plus importantes. Nombreux sont les créateurs à choisir de s’établir au sein du cercle parisien pour exercer dans les meilleures conditions leur art. Ces créateurs sont aussi bien des Français que des étrangers. Les créateurs français, et surtout les créateurs provinciaux, bénéficient d’un avantage considérable lorsqu’ils sont établis à Paris, et ce constat s’impose de la même façon pour les couturiers que pour les créateurs de prêt-à-porter, domaine de la mode qui n’a cessé de prendre de l’ampleur depuis les années 50. Ainsi, il a souvent été reconnu que le prestige de Paris a pu être préservé par la croissance rapide du prêt-à-porter et des innovations futuristes de Pierre Cardin, André Courrèges et Emmanuel Ungaro et du style anticonformiste de Yves Saint Laurent. Créateurs et couturiers français sont donc unis dans la défense de l’honneur de Paris, et ce phénomène perdure, comme l’atteste la nouvelle génération de créateurs français dont le tonus est prometteur : depuis les tout derniers venus comme Isabelle Marant, devenue nouvelle célébrité de la couture française, Jérôme Dreyfus, Marc Audibet, qui a préféré mettre son talent à la disposition du géant du chic italien Salvator Ferragamo, et aussi Gilles Rosier qui vient de succéder à Kenzo. Il faut cependant associer à ce rayonnement de Paris, le rôle des créateurs venus de l’étranger. Paris confirme son rôle en partie grâce à ces derniers qui ne conçoivent pas la mode ailleurs qu’à Paris. La France est donc fière d’accueillir des nationalités diverses : japonais, allemands, anglais, Tous ces efforts aboutissent, puisque le Monde entier reconnaît la suprématie parisienne. L’admiration mondiale est unanime tant chez les professionnels que chez les clientes. Les professionnels manifestent cette reconnaissance, soit en décidant de se conformer aux critères de la Chambre de la Couture parisienne pour l’intégrer, soit ils décident de copier l’art de cette ville inégalée. Le style parisien est alors copié et, parfois, cette copie est légale puisque les couturiers avaient la possibilité d’accorder l’utilisation de leur nom et la reproduction de leur modèle par des producteurs étrangers. Cet engouement des professionnels trouve évidemment son écho parmi la clientèle de plus en plus internationale, mais surtout américaine. Toutefois, cette admiration est parfois mal vécue par les pays importateurs de la mode française. Ainsi l’Allemagne nazie essaiera, dans l’optique de sa « Kulturkampf », de transférer le siège de la Haute Couture de Paris à Berlin, en vain. Et cette tendance à la jalousie se manifeste ensuite aux Etats-Unis, qui tentent de profiter de l’affaiblissement de la France occupée pour s’accaparer l’univers de la mode, comme le prouve le slogan « Paris is dead, long life in New York », mais cette tentative fut vaine à son tour. 24 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 La capitale de la mode est-elle toujours Paris ? Virginie Buffet belges ou encore italiens. Sur les traces de Kenzo, « le plus européen des japonais », Rei Kawakubo, caché derrière sa marque Comme des garçons, Issey Miyake et Yohji Yamamoto rejoignent la France pour y présenter leur art. Il faut également citer « la bande des belges », ces sept trentenaires qui ont révolutionné le paysage modeux français au début des années 90. Enfin, les derniers à avoir débarqués à Paris de manière remarquée et remarquable sont, bien sûr, les anglais, tel que John Galliano pour Givenchy puis Dior, Alexander mac Queen, pour Givenchy, et Stella Mac Cartney, chez Chloé. À cette concentration de talents répond une concentration de manifestations, de rendez-vous de la mode, qui permettent à ceux qui n’ont pas choisi Paris comme base de garder une attache avec la capitale. Ainsi, les défilés parisiens qu’ils soient de Haute Couture ou de prêtà-porter restent parmi les plus prisés du monde, à tel point que les « défilés off », c’est-à-dire extérieurs au calendrier officiel ne cessent de prendre de l’importance, étant donné le nombre de prétendants. Les salons parisiens sont eux aussi une marque du rôle considérable accordé à Paris, notamment le salon Première Vision, le salon Prêt-à-porter Paris. d’ordre financier, avec les bourses de l’Association Nationale pour le développement des Arts de la Mode (Andam), ou d’ordre procédural, notamment en facilitant l’accès à la haute couture, comme l’a fait la réforme de 1992, qui diminue les conditions d’adhésion à la Fédération Française de la couture. Préserver cette spécificité française et l’entretenir est une chose importante, mais dans un domaine aussi mondialisé que la mode elle n’a d’intérêt que si elle est mise en avant sur la scène internationale. L’Etat a donc contribué à la promotion de cette exception française, afin de faire connaître au monde entier la qualité et la dynamique de la création française. Dans ce rôle, l’Afaa (Association Française d’Action Artistique) est déterminante. Avec l’aide du ministère des Affaires Étrangères, et le soutien du ministère de la Culture et de la Communication, elle contribue à organiser la diffusion de la création et du patrimoine français hors de France. D’autres initiatives sont apparues : le projet « créateurs de passion » destiné à mettre en avant, sur la scène internationale, le talent de 22 jeunes créateurs français grâce à une exposition itinérante dans le Monde entier. Mais il faut reconnaître l’importance du travail réalisé dans l’ombre des projecteurs, afin de maintenir en vie le mythe. Tous les acteurs ayant contribués à la conquête de la mode au début du siècle jouent toujours un rôle déterminant. Ainsi, la spécificité française est maintenue de différentes façons. La protection du patrimoine culturel de la mode française en est un aspect considérable. La multiplication de musées de la mode et du textile est une preuve de cette volonté de préserver un héritage inestimable. La mode a le droit à son historicité, et elle l’affirme grâce à des constructions comme le Musée des arts de la mode, le Louvre ou encore le Musée de la mode, à l’Institut Mode Méditerranée de Marseille, dont l’initiative est aujourd’hui imitée par de nombreuses villes de France et de l’étranger. À cet intérêt culturel et historique se superpose un intérêt plus particulier à chaque maison, puisqu’il s’agit pour elles de retrouver et de préserver les racines de leur histoire, autrement dit leur identité. C’est dans cette optique qu’ont été créés la Fondation pour le rayonnement de l’œuvre d’Yves Saint Laurent, inaugurée en 1999, et le Conservatoire Chanel. Cette action de l’ombre se manifeste également par l’incitation à la création, sous forme de soutien aux jeunes créateurs, que ce soutien soit PARIS, LA VILLE DONT LE RÔLE S’EFFACE DANS LA TOURMENTE Cependant, malgré tous ces efforts, les contestations se font de plus en plus nombreuses et de plus en plus vives au sujet de la suprématie parisienne. Paris est alors perçue comme une ville dont le rôle concret ne cesse de diminuer. Deux principales raisons sont à l’origine de cette situation. Il s’agit de la démocratisation du luxe et de la mondialisation de ce système. La conséquence de ces deux phénomènes cumulés est l’apparition d’un décalage entre le rôle effectivement joué par Paris de nos jours et son image intemporelle. La démocratisation du luxe touche de plein fouet la capitale française, dans la mesure où la majeure partie de son prestige repose sur le luxe par excellence : la Haute Couture. Or, cette dernière ne peut pas s’aligner sur les marques de luxe prêt-àporter, car ces coûts sont beaucoup plus rigides. On sait qu’un défilé coûte des sommes énormes, estimées entre 300 et 800 millions de centimes, tout en sachant qu’il s’agit d’une mise de fond irrécupérable directement étant donné la faiblesse du nombre de vente. De plus, la confection des tenues de Haute 25 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 ADETEM Couture nécessite une main d’œuvre très spécialisée et donc coûteuse, ainsi que des tissus hors de prix. Dans un tel contexte, il n’est pas surprenant que le prix d’un tailleur s’élève entre 50 000 et 80 000 francs. Michel Klein résumait la situation dramatique de la Haute Couture de la façon suivante : « Aujourd’hui, un vêtement de Haute Couture coûte dix fois plus qu’il y a trente ans, alors que le pouvoir d’achat de la clientèle n’a pas suivi la même évolution ». Le nombre de clientes ne cesse donc de décroître, estimé aujourd’hui à moins de deux mille, quant au nombre de maisons de couture, il suit la même évolution : de 106 en 1946, il n’en reste plus qu’une quinzaine et les désistements continuent de s’accumuler. Cette évolution profite directement aux autres institutions créatrices de mode luxueuse, et non luxueuse, puisque l’explosion du prêt-à-porter généralise l’accès à la mode, tout en se déclinant en plusieurs gammes de la plus coûteuse à la plus abordable. Et, malgré l’existence de prestigieuses marques françaises de prêt-à-porter des couturiers et des créateurs, la France doit affronter une vive concurrence. des échanges de textile et la délocalisation de la production, qui sont des inconvénients pour la compétitivité de la France, le problème majeur qui se pose à Paris réside dans la mondialisation du système de la mode dans son ensemble. Ce changement conduit à l’apparition de nouvelles capitales de la mode et à l’éparpillement des manifestations de mode, ce qui implique donc une réorganisation sérieuse des entreprises françaises. De plus en plus de rendezvous de la mode ont lieu à l’extérieur de nos frontières hexagonales. La mondialisation des échanges et de la communication a contribué à l’essor de nouveaux centres de la mode, injustement qualifiés de Capitale de la mode, puisque pour la plupart il ne s’agit pas de capitale étatique. L’Italie est le premier pays à avoir représenté une sérieuse concurrence pour la France, d’abord avec Rome, puis avec Milan. Puis New York a suivi et, enfin, certains accordent un rôle prépondérant à Londres. Ces villes jouent effectivement un rôle de plus en plus important, comme le prouvent leurs défilés d’une audience toujours croissante. Outre ces nouvelles « capitales », d’autres villes participent à leur tour à la décentralisation de la mode, en organisant d’autres rendez-vous, comme Le festival International de la mode africaine, La Hong Kong Fashion Week, le salon Igedo de Düsseldorf. Face à cette concurrence aussi redoutable que variée, l’ensemble du système français fait preuve de certaines lacunes qui incitent donc à penser à une réorganisation, afin de défendre l’honneur de Paris. Cette réorganisation s’articule autour de deux grandes défaillances françaises. Il faut d’une part joindre la course à la compétitivité-prix, pour pallier les inconvénients liés à la mondialisation des systèmes de production. Les entreprises doivent donc réfléchir à la manière de jouer sur leurs coûts de production, et sur la productivité du capital. D’autre part, et là réside l’enjeu majeur pour la mode parisienne, il faut inciter les entreprises à réfléchir davantage sur leur compétitivité hors prix, en jouant cette fois, à la fois sur des avantages objectifs, tels que la qualité et la rapidité, et des avantages subjectifs, tels que la séduction, la notoriété. Une autre conséquence de la démocratisation s’applique cette fois à la création. En effet, on peut parler de démocratisation de la mode dans son ensemble depuis l’émergence d’un véritable pouvoir de la rue, lui conférant le pouvoir de s’ériger en véritable instance de création et, même, à certains égards, en nouveau dictateur de la mode. Le pouvoir de la rue s’est érigé dans les années 70, donnant naissance à un mouvement d’anti-mode. Depuis, les créateurs tentent de capter les attentes des consommateurs pour mieux les satisfaire. On assiste alors à la multiplication des bureaux de styles, qui dictent la mode qui sera portée dans les années à venir dans leurs cahiers de tendance, dont s’inspirent largement la plupart des créateurs. Dans ce nouveau contexte, la place accordée aux créateurs est bien moins valorisante, il ne s’agit plus d’art, d’inspiration, de création, mais de conformité à la norme. Cela tend malheureusement à l’uniformisation de la mode, qu’elle soit parisienne ou autre. Simultanément à cette démocratisation de la mode, le monde de la mode se globalise, permettant ainsi à de nombreux acteurs de l’intégrer, et conduisant à décentraliser cet univers. Outre les problèmes engendrés par la mondialisation au niveau de l’industrie de la mode, c’est-à-dire les bouleversements Le besoin de ces réorganisations est encore plus clair quand on constate l’écart qui se creuse entre l’image de Paris et son rôle effectivement joué aujourd’hui. Cet écart a été constaté dans un sonda- 26 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 La capitale de la mode est-elle toujours Paris ? Virginie Buffet On comprend donc que Milan est le rival direct de Paris, car leurs modes se confondent, sont perçues de la même façon, ce qui nuit au prestige français. New York représente également un rival de taille, car la modernité peut s’avérer être un atout majeur, surtout auprès des jeunes. ge réalisé auprès de 250 jeunes de 18 à 25 ans, qui avait pour objectif de déterminer comment les jeunes perçoivent la mode. Il s’agit d’une étude des comportements mentaux chez les 18-25 ans issus des principaux pays influents dans la mode et des grands pays consommateurs. Ce sondage, réalisé en novembre 2000, dresse un constat de l’image actuelle véhiculée par Paris auprès de cette tranche d’âge. Selon ce sondage, on comprend que les jeunes s’intéressent à la mode. Ils ne sont que 13 % à déclarer du mépris ou de l’indifférence à son égard (au niveau de l’échantillon total, il est impossible de distinguer l’opinion des femmes et des hommes, qui n’est représentative que dans l’échantillon retenu). Parmi les personnes déclarant un intérêt pour la mode - qui sont représentatives de la part du marché masculin et féminin de l’habillement en France - on peut remarquer que les femmes s’inspirent davantage de la mode que les hommes, qui éprouvent envers elle un intérêt plus culturel que pratique. Cependant, il est significatif que, quelque soit le sexe, les jeunes s’inspirent plus de la mode qu’ils n’en sont fascinés. Cette tendance à l’inspiration confirme l’accès généralisé à la mode, autrement dit la démocratisation de la mode, ce qui correspond au succès du prêt-à-porter. Néanmoins, la mode relève encore pour une partie d’entre eux du domaine du rêve et de la fascination, généralement consacré par la Haute Couture. Pour les jeunes, c’est la France qui vend le plus, pour 42,7 % d’entre eux, puis l’Italie pour 34,3 %, et enfin les Etats-Unis pour 33,8 %. Cette image de la France comme pays le plus influent commercialement est intéressante, car elle est en complète opposition avec la réalité, dans laquelle les EtatsUnis sont les premiers avec un chiffre d’affaires de 250 milliards de francs, suivis de l’Italie avec 124,7 milliards de francs et enfin la France avec 68,8 milliards de francs(1). Il semble donc que, dans l’esprit des jeunes, la France domine dans le commerce de la mode, ce qui laisse à penser que, pour les jeunes, la mode française est la plus présente, la plus portée. Impressions sur les marques Les marques préférées des jeunes sont, dans l’ordre décroissant, des marques italiennes (28,2% des répondants), puis américaines (25,4 %) et françaises (22,5%). Il faut remarquer que cette domination italienne est d’autant plus significative qu’il n’y a que peu d’Italiens au sein de l’échantillon, ce qui évite le chauvinisme que l’on peut en revanche constater pour les Américains et les Français. Impressions sur le rôle des différents pays influents dans la mode En ce qui concerne l’image véhiculée par chaque mode, on constate une certaine homogénéité des réponses. Les modes parisienne et milanaise sont caractérisées toutes deux, avec une symétrie surprenante, par l’élégance, respectivement à 34,7 % et 33,3 %, puis par l’adjectif « luxueux » à 24,4 % et 26,8 % et enfin « moderne ». Seuls les ressortissants des Etats-Unis et d’Asie considèrent que c’est l’adjectif « moderne » qui définit le mieux ces deux modes. En revanche, la mode new-yorkaise est définie à l’unanimité des différents regroupements comme « moderne ». Quant à la mode londonienne, les réponses sont variées : même si le caractère original domine, on constate une certaine confusion dans la mesure où cette mode est caractérisée par deux adjectifs antagonistes, « classique » et « original ». On remarque donc que la mode française n’est pas celle qui séduit le plus les jeunes. On peut imaginer que cette situation est en partie due à l’importance des moyens marketing consacrés par les Etats-Unis et l’Italie, pour promouvoir et dynamiser leur mode. On remarque toutefois qu’une grande partie des personnes interrogées déclare ne pas avoir (1) Chiffres obtenus sur : http://www.quid.fr/WEB/PRINCIPA/Q047500.htm 27 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 ADETEM d’opinion à ce sujet : les marques ne communiquent peut-être pas une image assez significative pour que les jeunes veuillent s’y identifier. nimité. Il existe d’autres villes qui méritent l’appellation de Capitale de la mode, et ces considérations sont indépendantes de la nationalité des personnes interrogées. Impressions sur les créateurs de mode Conclusion du sondage Le premier créateur cité spontanément est JeanPaul Gaultier, suivi de deux Italiens : Versace et Armani. Jean-Paul Gaultier retient surtout l’attention des français mais, dans l’ensemble, les créateurs français sont plus cités que les créateurs d’autres nationalités. Toutefois, la différence avec les Italiens est trop faible pour que les Français puissent crier victoire. En effet, un écart de trois voix seulement est insuffisant pour marquer la suprématie de la France. On peut donc en conclure que Paris reste la ville dominante dans l’univers de la mode, non seulement parce que les jeunes considèrent la France comme le pays qui est le plus influent commercialement parlant, mais surtout parce qu’ils sacrent Paris « Capitale de la mode ». Toutefois, il faut nuancer ce tableau. La mode parisienne ne se démarque pas vraiment de ses concurrents, surtout de l’Italie. En effet, les modes française et italienne sont qualifiées par les mêmes adjectifs, les créateurs cités sont presque aussi nombreux pour ces deux nationalités, et les marques italiennes sont les préférées des jeunes, qui classent d’ailleurs l’Italie en seconde Capitale de la mode. De plus, si Paris est considérée majoritairement comme la Capitale de la mode, l’unanimité est bien loin : ils sont 42 % à estimer que la Capitale de la mode se trouve ailleurs qu’à Paris. Paris doit donc faire face à ce constat, notamment en communiquant davantage sur sa spécificité. Etant donné la faible réactivité de la France au phénomène de démocratisation cumulé à celui de globalisation, les interrogations relatives à la pertinence du maintien du titre de « Capitale de la mode » sont aisément compréhensibles et même justifiées dans ce nouveau contexte. C’est pourquoi il faut réagir vite, avant que le poids de l’histoire ne soit plus assez important pour soutenir à lui seul cette affirmation. Quelles sont les actions qui permettraient à Paris de restaurer sa Grandeur, quelque peu mise à mal par sa faiblesse industrielle face aux enjeux de la mondialisation et par l’émergence d’une double concurrence : la rue et les pays étrangers ? Si les Français sont encore légèrement majoritaires, on constate une fois encore que l’Italie talonne la France. Connaissance de l’univers de la mode La confusion est manifeste au sein des jeunes entre la Haute Couture et le prêt-à-porter. Ils ne sont que 9% à reconnaître, avec moins de cinq fautes, les créateurs des couturiers(2). Il est encore plus significatif que presque un quart de l’échantillon se déclare incapable de répondre à une telle question. Ils sont nombreux à avoir fait part de leur confusion en raison de l’existence de parfums et de cosmétiques auxquels ils identifiaient les noms. Il est incontestable que les jeunes confondent le prêt-à-porter de luxe avec la Haute Couture, qui est donc une particularité française à mettre en valeur. La Capitale de la mode Pour plus de la moitié des personnes interrogées, Paris est la Capitale de la mode. Ils sont 52% à situer la Capitale de la mode à Paris, 14,6 % à Milan, 13,1 % à New York et 9,4 % à Londres. PARIS, UNE VILLE À LA RECONQUÊTE DE SON IMAGE Paris est donc entrée et doit s’engouffrer dans la voie d’une reconquête de son image et de son Cette fois, la majorité absolue est atteinte. Paris jouit incontestablement d’une image de référence en matière de mode. Paris joue donc un rôle de leader aux yeux des jeunes. Mais Paris n’obtient pas l’una- (2) Parmi la liste, les couturiers sont : Christian Dior, Chanel, Paco Rabanne, Givenchy, Emanuel Ungaro, Jean-Paul Gaultier. 28 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 La capitale de la mode est-elle toujours Paris ? Virginie Buffet rôle. Pour cela, plusieurs perspectives ont été tracées. Il s’agit, d’une part, de prendre en compte la contrainte industrielle et, d’autre part, de redonner force et vigueur à l’exception française. cités de cet univers particuliers et de ces contraintes, et les professionnels de la mode acceptant de suivre une formation sérieuse en gestion financière. Il est également possible d’envisager plus qu’une simple coopération. Certaines fusions seraient avantageuses dans certains cas, notamment entre gestion et création, qui sont bien souvent trop indépendantes l’une de l’autre. L’union de ces deux fonctions qui n’ont pas du tout la même vision des choses pourrait se faire par le recours à un homme intermédiaire : le « coach », terme suggéré par Bruno Remaury dans Repères, Modes & Textile. Un autre type de fusion peut-être envisagé au sein de la production. En effet, force est de constater que les entreprises de l’habillement sont, la plupart du temps, des petites structures, qui mériteraient de réfléchir à une fusion, même partielle, pour certains domaines notamment l’acquisition des innovations technologiques lourdes en investissement. Ce constat s’adresse aux façonniers, qui sont pour la plupart des petites entreprises, et à toutes les petites structures de cette industrie qui nécessitent de plus en plus d’investissements. Pour que Paris retrouve sa force et son aura international, il faut donc que l’ensemble des professionnels de la mode française donne l’occasion à Paris de mettre en valeur ce savoir-faire national. Seule une prise en compte de la contrainte industrielle permettra de redynamiser le rôle de fairevaloir attribué à Paris pour le prêt-à-porter. Cette entreprise s’identifie principalement à travers deux défis. Le premier consiste à se réapproprier les moyens d’action, en se garantissant ainsi une autonomie d’action et de décision, indispensable à la restauration de la suprématie française. Deux stratégies sont alors envisagées, selon les moyens des entreprises. Elles peuvent décider d’adopter une stratégie d’intégration totale, de l’amont à l’aval, c’est-à-dire de la production à la distribution – ce choix est celui de LVMH avec la filiale Christian Lacroix – , ou bien une stratégie d’intégration partielle, la priorité étant généralement accordé à la distribution, puisque la réappropriation de la distribution permet de retrouver une certaine liberté de la stratégie marketing. En effet, quand cette partie de la chaîne est confiée, la stratégie marketing est réduite à deux éléments qui ne suffisent pas à assurer une bonne communication et à une bonne force de vente : le prix et le produit. On assiste alors à un développement des chaînes succursalistes, c’est-à-dire des magasins tenus en mains propres, qui permettent de mettre en place un concept merchandising rigoureux et de contrôler plus facilement son application. Le second défi auquel doit faire face la mode parisienne, consiste à mettre en valeur les atouts de la mode françaises, ses caractéristiques. Il faut donc, dans un premier temps, poursuivre de façon plus efficace la défense de la spécificité française, pour ensuite mieux la communiquer sur la scène internationale. Si Paris ne doit pas renier le passé glorieux qui l’amena au titre de capitale de la mode, elle ne peut non plus se contenter de compter sur ce passé. La capitale française doit donc parvenir à préserver ce passé comme un atout, tout en s’encrant de façon plus significative dans la mode contemporaine, notamment avec le prêt-à-porter, qui n’est pas aussi dynamique en France, qu’il peut l’être en Italie ou aux Etats-Unis. Paris dispose d’un avantage hors du commun ; étant le seul pays à pratiquer officiellement la Haute Couture, il faut mettre en valeur et jouer sur la dualité de la mode en France, ce qui fait sa caractéristique essentielle. Or, on s’est aperçu à travers le sondage que rares sont les jeunes capables de distinguer les maisons de Haute Couture de celles de prêt-à-porter de luxe. Il convient en conséquence d’accentuer cette distinction. Mais, il faut également que le prêt-à-porter français s’aligne sur les nouvelles pratiques. Ainsi, les sacro-saintes deux collections par an ont été dépassées par de nombreux pays, ce qui confère à leur marque un dynamisme exceptionnel grâce à ce renouveau permanent, il L’autre enjeu qui s’offre pour la production, consiste à faire preuve d’une meilleure solidarité entre les différents acteurs du système productif français. Il peut s’agir alors de développer des coopérations entre les professionnels de la mode, qui pourraient se traduire par l’amélioration des livraisons, par l’entraide entre confectionneurs et multimarques, ou encore par l’instauration d’un système de compagnonnage, qui permette aux jeunes sociétés d’émerger plus facilement. Cette coopération doit s’étendre aux organes financiers, sans lesquels les entreprises ne peuvent pas survivre. Cette coopération implique un dialogue plus approfondi entre les professionnels de la mode et ceux de la finance, et un échange de concessions : les financiers s’engageant à tenir compte des spécifi- 29 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 ADETEM s’agit également de présenter un prêt-à-porter pour homme capable de satisfaire les goûts et les exigences de ces nouveaux consommateurs de mode. La France est encore loin derrière l’Italie sur ce marché. Enfin, il peut s’agir d’explorer davantage la voie ouverte par les « maisons-création » comme Daniel Jaziac et Marcel le Bihan, qui travaillent leur produit de façon artisanale, et proposent aux clientes des petites séries, qui leur garantissent l’originalité. Parallèlement, le rôle de la ville de Paris doit lui aussi être défendu, d’une part au niveau de la formation des créateurs, puisque les écoles parisiennes ne rivalisent pas avec les écoles américaines ou anglaises, ce qui pose problème au niveau de la création et du renouveau des générations. D’autre part, le grand projet de la Cité de la mode à Paris devrait renforcer la capacité de Paris à concentrer les principales manifestations de mode. Enfin, cette défense de l’exception française passe aussi par la poursuite de la protection de la propriété artistique parisienne. Aux luttes traditionnelles contre la copie s’en sont ajoutées de nouvelles, qui vont de la réglementation du droit à l’image en passant par le renouveau des calendriers et de l’organisation des défilés, permettant de redonner un sens au press-release. ment, la décoration intérieure … Enfin, même si cela peut paraître paradoxal, la Grandeur de Paris pourrait se manifester à travers sa capacité à communiquer, coopérer avec ses principaux concurrents, et cesser ce nombrilisme qui lui fait tant de torts. Sans aller jusqu’à imaginer une organisation internationale de la mode, quelques pays européens, notamment la France et l’Italie, ont passé entre eux des accords afin d’organiser le mieux possible et dans l’intérêt de tous, les défilés et aussi la diffusion des informations, la lutte contre la copie et la promotion de leur produit. Cette expérience, qui se poursuit toujours à l’heure actuelle, est porteuse d’espoir. On peut considérer que, malgré l’émergence de nouveaux centres d’impulsion parfois considérés plus créatifs que Paris, et donc désignés, au même titre que Paris, comme Capitale de la mode, Paris jouit encore d’une grandeur inégalée. Paris n’est pas une simple Capitale de la mode, c’est-à-dire une capitale nationale caractérisée par son intérêt pour la mode, mais elle est et reste encore la Capitale Mondiale de la mode, entendue comme la capitale d’une entité fictive élargie au Monde entier. Mais, l’image est un capital qui s’entretient, et donc, si Paris veut préserver cet héritage culturel, il lui faut non seulement s’adapter à l’époque mais aussi communiquer davantage. Ainsi plusieurs perspectives s’offrent aux professionnels de la mode, afin de redynamiser l’image de Paris, sans laquelle ils ne sauraient survivre. Le sort de Paris repose donc désormais, plus que jamais sur leur capacité d’adaptation. Sans ce renouveau du système français de la mode, dont Paris est le fer de lance, le poids de l’histoire ne suffira pas pour justifier éternellement son titre de Capitale de la mode. Redonner à Paris son dynamisme ne suffit pas, il faut enfin le communiquer au Monde entier. Cette communication doit se faire d’abord à travers la marque. On parle dans ce cas de marque-média, ce qui désigne une marque qui véhicule à elle seule un message qui la caractérise aux yeux des consommateurs. Cela implique la mise en œuvre d’un discours évocateur et cohérent dans tous les outils de communication dont dispose une marque : le produit, le prix, le réseau de distribution, l’accueil, l’emplace- 30 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 La capitale de la mode est-elle toujours Paris ? Virginie Buffet BIBLIOGRAPHIE (1998) - Discours de Christian Pierret, Secrétaire d’Etat à l’Industrie, au salon du prêt-à-porter féminin, le 7 septembre. (2000) - Allocution de Christian Pierret, Secrétaire d’Etat à L’Industrie, au colloque « L’avenir du textile-habillement-cuir », 14 septembre. Barthes R. (1993) -Systèmes de la mode, Point/essais, Le Seuil, Grumbach D. (1993) - Histoire de la mode, Le Seuil. Lipovetsky G. (1987) - L’empire de l’Ephémère - La mode et son destin dans les sociétés modernes, Paris, Gallimard. Rémaury B. (1997) - Repères Mode et Textile, Institut Français de la Mode. Rémaury B. 1998 - L’habillement, analyse et chiffres clés, Services des Statistiques Industriels, Ministère de l’économie. Steele V. (1988) - Paris fashion : a cultural history, New York, Oxford University Press. Waquet D., Laporte M. (1999) - La mode, Que sais-je, PUF. Entretien avec Madame Galeski, chargée de missions extérieures de l’Institut Mode Méditerranée. Entretien avec Monsieur Valigny, Conseiller financier pour le développement des entreprises auprès de la direction de la Fédération Française du prêt-à-porter féminin. 31 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 COMMENT EXPLIQUER LE SUCCÈS DES MARQUES SPORTIVES AUPRÈS DES « JEUNES » CONSOMMATEURS ? Fabien OHL, Maître de conférences Lab. APS et Sciences Sociales Université Marc Bloch Strasbourg Résumé L’attrait des « jeunes » pour les marques sportives s’inscrit dans une transformation de l’économie des échanges et une recomposition des identités. Ce succès singulier s’appuie sur la technicité des biens, les nombreux récits médiatiques et l’autonomie relative de la culture sportive qui confèrent une « authenticité » aux marques sportives. Mots clefs : Marques - Sport - Identité - Authenticité - Jeunes Consommation. Abstract The attraction of young people to sports brands is not only economic transaction but a symbolic exchange and a redefinition of identity. Success is built on the technical dimension of sporting goods, sport stories and myths and the relative autonomy of sport culture that gives an “authenticity” to sporting goods and their brands. Key-words : Brands - Sport - Identity - Authenticity - Youth Consumption. 33 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 ADETEM Les marques sportives connaissent un succès particulièrement important auprès des « jeunes ». Nous proposons d’en analyser les raisons en nous appuyant essentiellement sur des réflexions sociologiques et anthropologiques(1). Dès 6-8 ans, les marques sportives arrivent en tête des marques préférées (ABC+ 2001) ; Nike est classé en premier (71%) devant Décathlon (70%) et Chipie (47%). Les marques sportives déclassent progressivement celles associées aux premiers personnages de l’enfance (Roi Lion, 101 Dalmatiens, Razmokets, etc.). L’article se propose d’abord de constater et de décrire le succès des marques sportives auprès des jeunes selon les âges. Pour expliquer et comprendre ensuite ce succès, nous nous appuierons sur l’analyse des transformations de l’économie des échanges et des processus de recomposition des identités. Si l’on peut affirmer que le contexte social attise une sensibilité générale aux marques, il n’explique néanmoins pas à lui seul l’engouement des jeunes pour les marques sportives. C’est également parce qu’elles ont l’avantage de pouvoir s’adosser à une culture sportive présentant une dimension technique, une capacité à produire des récits médiatiques et une autonomie relative qui leur confèrent une authenticité, que les marques sportives ont pu connaître un succès aussi considérable. La prégnance de l’univers du sport s’accentue à l’adolescence : 5 des 6 premières marques préférées des 11-13 ans sont des marques sportives. La forte appréciation de Décathlon puis son déclin révèle les itinéraires de consommation des enfants. En tant que lieu des premiers achats de biens sportifs dans le cadre familial, Décathlon est associé aux marques et recueille des jugements favorables. Cependant, ses marques propres (Décathlon, Inesis, Tribord, Quechua, Greenway, Artémis, Kypsta), bien qu’ancrées dans le sport, sont trop attachées à l’univers familial et pas encore assez « prestigieuses » pour séduire. Les revendications d’autonomie des enfants passent par la consommation de produits spécifiques qui affirment une distance à l’égard de l’influence parentale et les rapprochent des choix des « aînés » : frères et sœurs, grands du quartier ou du collège. L’image des marques de distributeur (MDD) de la grande distribution est peu en adéquation avec les images du sport, elle fait trop populaire et concerne d’abord les produits alimentaires ; d’ailleurs les diplômés de l’enseignement supérieur et les catégories sociales supérieures achètent moins de MDD (Baromètre MDD, 2001)(3). LE SUCCES DES MARQUES SPORTIVES Les jeunes de 10 à 20 ans sont choisis comme cœur de cible par la majorité des marques sportives(2) ; leur rapport aux marques sportives est révélateur des changements d’âge et notamment de l’autonomisation des choix de l’enfant. Des évolutions très liées à l’âge L’environnement contribue à la formation d’une « culture de la consommation » (Miles, 1998) que les enfants intègrent très précocement (Brée, 1993 ; Roedder John, 2001). Les marques sportives y occupent une place significative selon diverses modalités. Leur réussite est internationale, mais elle repose sur une diversité de cultures sportives et affecte davantage les garçons que les filles. Selon les âges et les situations, le succès peut être dû à la recherche d’une distanciation à l’égard de l’emprise parentale, d’une intégration à un groupe de pairs, de références à la mode ou à des hybridations culturelles. En effet, pour les jeunes, l’accès aux marques qui ne sont pas du domaine spécifique de l’enfance et qui échappent aux choix des parents se fait fréquemment par le sport. (1) Le travail s’appuie sur des observations de type ethnographique dans les magasins de sport (Courir, Décathlon, Go sport, Intersport, Lacoste), des entretiens avec des jeunes consommateurs (12), des vendeurs (6), des professionnels du marketing des biens sportifs (6) et des enquêtes marketing réalisées en collaboration avec des équipementiers. (2) Avec quelques nuances puisque certains visent la cible des 12-20 ans (ou la catégorie des 15-24 ans pour Puma mais néanmoins élargie aux 11-14 ans, selon J. F. Jeanne, Journal du textile, 1999). D’autres, plus rares, se positionnent différemment, tel New Balance qui s’intéresse aux 23-60 ans et non aux teenagers (cf. La lettre de Sports France, janvier 1999) ou Décathlon qui cible davantage les familles. (3) Cependant, les marques alimentaires qui ne concernent pas directement l’apparence ne sont pas perçues de façon identique (Dougin 1999). 34 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 Comment expliquer le succès des marques sportives auprès des «jeunes» consommateurs ? Fabien Ohl Même si les enfants ont une autonomie économique accrue, les achats sont source de conflits parce que parents et enfants ne partagent pas les mêmes références. Par exemple, pour des chaussures de sport, les parents retiennent la qualité, le prix et le maintien comme les trois premiers critères de choix alors que les enfants sont d’abord sensibles au concept (e.g. Air de Nike, FYW d’Adidas, etc.), la marque et le look (travail d’enquête réalisé par M. Scheiber en partenariat avec Adidas, dir. F. Ohl). Les entretiens réalisés auprès de jeunes consommateurs confirment cette tendance : on achète d’abord de la marque pour « avoir la classe ». Une autre enquête réalisée en magasin (GSS), sur une population plus large, plus âgée et pratiquant majoritairement le sport (89%), donne des résultats différents : les chaussures de running sont choisies selon la technicité (54%, essentiellement l’amorti), l’esthétique (18%), la qualité (15%) ou le prix (11%). Cette enquête indique aussi que même chez les pratiquants se sont les 11-22 ans qui sont les plus sensibles à l’esthétique et à la marque (travail réalisé par V. Goesel, n = 250 acheteurs, dir. F. Ohl). Cette tendance est assez significative : les jeunes sur-valorisent la marque ; c’est également ce que confirment d’autres enquêtes (par exemple, la moitié des 8-19 ans - 60 % des 11-14 ans - déclarent la marque comme premier critère d’achat devant le prix cité à 45 %, Secodip, 2000). Pour les 11-17 ans, le palmarès des marques préférées reste sportif : Nike arrive en première position (52%), suivi d’Adidas (37%) et de Reebok (15%) (Médiamétrie 2000) ; la plupart des pays connaissent des classements analogues. Le succès des marques sportives se prolonge au-delà de 13 ans, mais il change de signification. Les marques sportives expriment moins une rupture avec le monde de l’enfance et l’autonomisation des choix à l’égard des parents que le souhait de participer à des « cultures adolescentes », rendues plus indépendantes en raison de la croissance de leur autonomie financière (le montant estimé de leur argent de poche s’élève à près de 3 milliards d’euros par an - 2,14 selon la Secodip 2000 - et à 6 milliards d’épargne, source : Emap media junior). Leur impact sur la consommation ne se limite évidemment pas à leurs ressources économiques propres. D’une part, les parents paient une grande partie des achats et, d’autre part, les enfants sont prescripteurs pour de nombreux produits (dans 43% des achats familiaux selon la Secodip 2000) ; cette prescription est particulièrement marquée pour les objets sportifs : les 12-20 ans influencent à la fois les consommateurs plus jeunes et les plus âgés (Tribou 1999). L’autonomisation des choix Pour se présenter en public, de nombreux jeunes exigent « de la marque » et pas des « Quechua bouffon » qui représentent « de la marque » au rabais (Ohl, 2001). Les taux élevés de pratique des jeunes, la prégnance de la culture sportive et de ses héros (Duret, 1994), le statut du sport comme « fief de la virilité » (Elias et Dunning, 1994) et sa plus grande accessibilité, eu égard à d’autres pratiques culturelles (Donnat, 1998, Secodip Simm, 2000), expliquent les dispositions favorables des jeunes, particulièrement des hommes, à l’égard des marques sportives. Cette proximité semble reposer sur une congruence entre les images des marques et les images projetées des individus. Ainsi, la consommation de produits sportifs est massive : 96 % des jeunes de 8-19 ans portent des chaussures de sport. Mais elle n’est pas nécessairement liée à la pratique d’un sport, 58 % les portent au quotidien et 36 % pour faire du sport. En France, les hommes de 15 à 24 ans consacrent un budget plus élevé que la moyenne à l’achat de vêtements de sport et loisirs (1 070 francs par personne contre 670 francs seulement chez les 25-34 ans ; Fédération de la Maille, 1999 ; Secodip, 2000). En conséquence, lorsque l’achat d’un article de sport se fait en famille, les tensions entre enfants et parents sont fréquentes ; les parents tentent généralement d’éloigner leur progéniture des marques les plus coûteuses et, ce, avec d’autant moins de succès que l’enfant est âgé (Desbordes, Ohl, Tribou, 1999). Les entretiens avec des vendeurs ou les observations en magasin confirment l’attrait des jeunes pour les marques et la nécessité qu’il y a à gérer, par les discours et la sélection des produits, les conflits parents-enfants. On observe que les décisions d’achat gagnent en autonomie avec l’âge. À partir de 12 ans, lorsque c’est possible, les achats se font plus volontiers entre amis que dans le cadre familial. On observe de ce fait des groupes de 2 à 5 adolescents, qui se dirigent directement vers les présentoirs des marques et des modèles qu’ils apprécient ; l’assistance des vendeurs est donc souvent inutile pour guider leurs choix. L’autonomisation de l’achat se fait sur des critères très différents de ceux des parents, ainsi la sensibilité au rapport qualité-prix concerne 35 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 ADETEM assez peu les jeunes pour qui, au contraire, le coût élevé(4) d’une chaussure ou d’un vêtement peut garantir une honorabilité dans les cours de collège (« arriver au collège avec des International -Air Max de Nike-, ça pète ») ou dans le quartier (Ohl, 2001a). Pour de nombreux jeunes de cet âge, il faut partager les marques emblématiques pour ne pas se sentir à la marge des groupes constitués. objets de nos sociétés se montrent, s’échangent et se chargent de sens. La force immatérielle des marques sportive Les objets traditionnels sont souvent dépositaires d’une histoire ou d’une biographie. Par exemple, le Mana mélanésien ou le Hau maori (Mauss, 1950) expriment l’idée que l’objet possède une force immatérielle associée au donateur. Les échanges d’objets doivent être compris en tenant compte de l’esprit de la chose donnée. L’esprit associé aux objets assure une économie des échanges et représente un des fondements de l’organisation sociale de différentes sociétés. Les logiques industrielles ont bouleversé les échanges en éloignant les objets de leur lieu de production, contribuant de la sorte à en recomposer l’identité. C’est au XIXème, puis essentiellement au XXème siècle, que des marques bien identifiables apparaissent. La reconnaissance des objets et leur inscription dans des réseaux sociaux éloignés des traditions incitent à la recherche d’une identification plus facile des objets. Par les marques, la marchandise se détache plus nettement de ses dimensions fonctionnelles ; elle accroît sa valeur immatérielle en donnant une visibilité accrue et de nouvelles tonalités affectives aux objets. La diversité des choix style Si les marques sportives semblent être très majoritairement appréciées, ce serait cependant une erreur de se représenter la culture des jeunes comme uniforme, la différenciation des rapports aux marques étant très précoce (Muratore, 1999). La plasticité des usages des objets permet en effet de diffuser des marques et des objets identiques pour des styles, des lieux et des moments d’utilisation très variables. L’affirmation de nouveaux liens sociaux, l’appartenance à un groupe, la volonté de séduire, les usages exclusifs ou occasionnels des marques révèlent une diversité de modalités d’usages. De plus, le sport ne peut pas être isolé d’autres dimensions de la culture : la musique, la télévision ou la mode se mêlent à l’univers sportif pour infléchir le goût des marques. Les entreprises dominantes ne se situent donc pas sur le même registre. Par exemple, Adidas se positionne surtout sur le sport traditionnel alors que Nike joue davantage sur la transgression ou la contre-culture des années soixante (Goldman et Papson, 1998 ; Loret, 1995). De plus, les leaders sont fortement concurrencés par de nouvelles marques liées à l’univers du surf (Quiksilver, Oxbow, Rip Curl, etc.), du skate (Ethnies, DC Shoes, Vans, ES, Globe, etc.) ou par des marques plus anciennes qui se renouvellent en s’inscrivant aussi dans des tendances de la mode ou de la musique (Puma, Lacoste, Fila, Tachini, Le Coq sportif, etc.). UN BOULEVERSEMENT DE L’ÉCONOMIE DES ÉCHANGES Les marques assurent une continuité entre les séries d’objets et favorisent leur identification à la fois. Les usages emblématiques des objets sportifs sont révélateurs à cet égard ; le cas des produits dérivés est même exemplaire. Leur succès vient à la fois de leur capacité à prolonger des émotions vécues lors des grands évènements - par exemple, le premier motif d’achat des produits Adidas Roland Garros est le souvenir - et de ce qu’ils représentent une parcelle de sacré. L’attrait exercé par la consommation de maillots de football (au nom d’un joueur, d’un club ou d’une équipe) peut être rapproché de principes totémiques voire du « mana » des sociétés mélanésiennes. Aujourd’hui, ce sont moins des gran- Même si les marques ont une existence propre, distante des objets qui se renouvellent à un rythme plus élevé, on ne peut comprendre leur signification en dehors des usages des objets qu’elles labellisent. Un bref détour par des références anthropologiques nous permet de mieux comprendre comment les (4) D’ailleurs, dans l’enquête auprès des acheteurs de chaussures de running, la marque Nike qui est leader sur ce segment de marché est jugée la plus proche de la jeunesse (72 %), mais en même temps, la plus esthétique (62 %), la plus dynamique en communication (59 %) et la plus chère (45 %). 36 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 Comment expliquer le succès des marques sportives auprès des «jeunes» consommateurs ? Fabien Ohl deurs situées en dehors de la société que les individus qui sont célébrés. Les rites sacrés se sont raréfiés et les rituels interpersonnels ont gagné en importance (Goffman, 1974 ; Rivière, 1995). En conséquence les objets, en tant que prolongement des personnes, connaissent des formes de sacralisation que l’on observe dans la consommation (Belk et alii, 1989). Les objets sportifs ont une propension particulièrement forte à être sacralisés en raison de leur fréquente association avec les plus grandes cérémonies rituelles modernes (Coupe du Monde, Jeux Olympiques, etc.). Il suffit de penser au nombre de maillots vendus au nom de Zidane, de l’équipe de Manchester United ou de l’équipe de France de football (500 000 en France avec la victoire en Coupe du Monde) pour se rendre compte de l’importance des liens entre les objets sportifs et les références à des personnes ou des collectivités que l’on sacralise. Les marques liées aux champions permettent d’associer le moi projeté du possesseur de l’objet et celui déposé des personnalités vénérées. marques lui rappellent les étapes de son parcours sportif. Se débarrasser de ses vieilles chaussures est difficile parce que c’est un peu comme jeter ses souvenirs. Les premières Adidas, puis les différentes marques possédées (Diadora, Lotto, Nike) et enfin l’accès à la « Rolls de la chaussure » (le modèle Predator d’Adidas), sont directement associés à son expérience de la pratique et aux rituels préparatoires aux matchs (les chaussures doivent être propres, rangées précautionneusement, cirées et préparées avec soin). La distribution et le travail d’enchantement des marques Certes, les échanges dans les sociétés modernes ne sont pas identiques à ceux observés par les ethnologues, mais le renforcement du rôle des marques s’inscrit dans un bouleversement de l’économie des échanges économiques et symboliques. Dans la production et la consommation des objets sériels, les logiques marchandes sont dominantes et les objets ne sont plus directement enracinés dans les cultures locales. Pourtant, malgré la rationalisation et l’internationalisation des échanges, les objets demeurent des symboles sociaux utilisés dans des contextes locaux. Pour aller au collège, sortir dans le quartier ou se rendre en ville il ne faut pas avoir l’air d’un « charclo » (clochard). Ainsi, c’est moins l’objet qui compte - finalement tous les jeunes ou presque portent des chaussures de sport - que le fait « d’avoir de la marque ». Posséder de la marque est une sorte de leitmotiv des jeunes interrogés. Cela ne signifie pas qu’ils se contentent de n’importe quelle marque, il faut posséder les marques emblématiques du moment. C’est une question d’honneur : les objets sportifs mettent en jeu les caractéristiques de leur possesseur mais aussi celles de leur famille et de leur culture. Le choix et les usages des marques sportives comptent dans le quotidien et c’est dans les interactions locales que se joue la normalité des apparences. En dehors de ces exemples dans lesquels les marques prennent de la valeur en s’associant aux grands évènements médiatiques, les marques sportives ont aussi une importance parce que les biens sportifs sont très liés à divers moments de l’enfance et de l’itinéraire sportif. Ballons, bicyclette, chaussures, tenues, raquettes, etc. sont des objets qui comptent. Ils marquent le plus souvent un âge (25 %), accompagnent un résultat mémorable (14 %) ou une étape d’initiation (11 %) ou encore sont associés à des superstitions (l’objet porte-bonheur), une émotion, une récompense, un cadeau ou une situation d’achat (source : enquête lab. APS et sciences sociales, non publiée n= 259 étudiants sportifs, dir. F. Ohl). La valeur des objets sportifs est également accentuée par le fait qu’ils sont pleinement associés au plaisir de l’action. Les vêtements, chaussures, skis, raquettes, etc. sont au cœur de l’action sportive et le renouvellement du matériel ou des tenues est fréquemment une source de motivation à la pratique. Le plaisir de l’objet sportif ne se limite d’ailleurs pas à l’action, les pratiquants passent volontiers du temps à entretenir leurs objets et cela ne représente pas seulement une contrainte (seuls 21 % de la population étudiée considère cela comme une simple contrainte). Pour M., par exemple, âgé de 17 ans, la préparation et l’entretien de ses chaussures est un plaisir, ses différentes paires usagées encombrent le domicile de ses parents mais les La valeur des objets de marque dépend également de l’environnement plus vaste qui participe à leur promotion : l’inscription des conduites est sous l’influence des grandes tendances qui affectent la mode ou les façons de porter les vêtements. Le magasin, en tant que lieu principal de l’échange marchand, est une composante essentielle de ce dispo- 37 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 ADETEM sitif. Il constitue une forme culturelle importante (Chaney, 1996) vécue de différentes façons, tant sur le registre du plaisir et du loisir que sur celui de la contrainte et de la méfiance (Falk et Campbell, 1997). Pour beaucoup de jeunes, la fréquentation des centres commerciaux ou des magasins du centre-ville est l’occasion de développer de nouvelles sociabilités. Elle est le prétexte à des sorties entre groupes d’amis, qui indiquent aussi une autonomisation à l’égard de l’emprise familiale, ou l’occasion de montrer ses capacités à faire de bonnes affaires, trouver les soldes ou le prix le plus intéressant, voire dans certains cas à réussir à « carotte un Costla » (voler un Lacoste) convoité sans se faire prendre. Certains jeunes adolescents d’une cité populaire déclarent bien aimer aller dans les magasins Courir de leur ville, il y a de la « sique » (musique), les portes du magasin sont toujours ouvertes et le contact passe bien avec les vendeurs (apparemment volontairement sélectionnés pour représenter la diversité des acheteurs, davantage d’hommes, des origines variées). Les vendeurs interrogés confirment rencontrer certains jeunes plusieurs fois par semaine - ils viennent regarder les produits et s’informer sur les nouveautés - et entretenir des relations amicales avec eux. Mais les lieux marchands ne sont pas seulement vécus positivement. Le manque de ressources économiques nécessaires à l’achat des marques convoitées génère des frustrations et des dysphories menacent le shopping : un mauvais accueil, des vendeurs maladroits ou des vigiles agressifs peuvent gâcher le plaisir de la fréquentation du lieu de vente et le transformer en lieu hostile. commun à collaborer pour proposer la mise en scène la plus favorable aux marques. Les stratégies de packaging, le merchandising, l’organisation verticale et horizontale des linéaires, la décoration, l’éclairage, etc. participent au renforcement de la composante immatérielle des objets vendus. Différentes enseignes s’y adaptent en jouant sur les dimensions affectives qui caractérisent les situations d’achat. Par exemple, « Made in Sport » exploite « l’émotion du sport » pour proposer une sélection limitée d’objets de marques (1600 à 2000 produits, seulement 27 marques de base) liés à des champions, des équipes ou des évènements et capables de prolonger les émotions des supporteurs du sport. La valeur attribuée aux marques de sport s’observe aussi dans la multiplication et la différenciation des formes de la distribution. La domination de Décathlon, 47 % de part de marché de la distribution sportive spécialisée en 1997 (FNCASL-FPS), est contestée par la création de nouveaux types de lieux de vente. Les initiatives sont multiples. Le magasin Citadium, situé à Paris, se veut être « le temple des marques », se positionnant ainsi comme une sorte de marque des marques. 2500 marques et 6000 produits y sont mis en scène par une architecture, une décoration, des animations et un merchandising particulièrement soignés (85 écrans plasma racontent l’histoire des marques). Dans un entretien, un équipementier fournisseur de Citadium en produits techniques a été étonné de constater que le premier critère de sélection du produit était esthétique, il fallait que la couleur du produit s’intègre bien dans les « facing » du rayon. Si l’on est aussi sensible à la présentation des produits, c’est pour que le shopping soit véritablement une expérience émotionnelle (Holbrook et Hirschman, 1982). J. Krauze, responsable du projet, déclare que « nous avons décidé de faire un magasin média, qui raconte au consommateur les racines des marques» (cité par Dejean, 2000). Réenchantement, spectacularisation et nouvelle dramaturgie des espaces commerciaux (Fuat-Firat et Venkatesh, 1995, Venkatesh, 1999) caractérisent les évolutions de la distribution sportive et viennent renforcer le rôle des marques. De nombreuses Contrairement à beaucoup d’autres marchés, le développement de la grande distribution généraliste n’a pas porté ombrage à la distribution spécialisée dans le sport. Pour les responsables du marketing des marques sportives, les grandes surfaces n’offrent ni les ressources humaines nécessaires à la vente de produits techniques, ni un environnement favorable à la valorisation de leur marque. En fait, nos observations en magasin indiquent que pour l’essentiel du marché du sport (chaussures et textile) les demandes d’assistance au vendeur concernent majoritairement la disponibilité des produits et assez peu des conseils techniques(5). C’est donc la composante scénique de l’organisation du magasin et de la présentation du produit (Cochoy, 1999) qui est déterminante pour bien vendre et mettre en avant les marques. Équipementiers et distributeurs ont généralement un intérêt (5) Ce qui n’est pas le cas des rayons plus spécialisés dans le matériel (tennis, ski, etc.) ou de certains segments du marché (chaussures réellement destinées au jogging, textile spécialisé mer ou montagne, etc.). 38 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 Comment expliquer le succès des marques sportives auprès des «jeunes» consommateurs ? Fabien Ohl enseignes telles Andaska, Zegna Sport, Giacomelli sport, Moviesport, A vos marques, etc., cherchent à valoriser les marques en jouant des différents registres de la culture sportive et, parfois, sur le mélange avec des cultures musicales ou même cinématographiques. usages, …) sert à affirmer des qualités d’un groupe de référence, fut-il putatif. L’importance attribuée aux marques semble, en effet, traduire certaines difficultés de construction identitaire. Alors que la diffusion accélérée des produits ou de nouveaux modèles de conduite bouscule l’organisation symbolique de la société, la pérennité des marques donne une impression de plus grande stabilité. Malgré un accord assez large pour considérer l’importance des questions attachées à l’identité dans la compréhension des mutations sociales, le concept d’identité mérite cependant d’être précisé. Si la plupart des auteurs retiennent une définition « existentialiste », c’est-à-dire une identité construite et non donnée a priori (conception essentialiste), son omniprésence et ses multiples définitions semblent la vider de son contenu scientifique. Faut-il pour autant renoncer à parler des identités ? C’est ce que suggère Brubaker (2001). Il propose d’utiliser d’autres concepts tels ceux « d’identification », de « catégorisation » ou encore « d’autocompréhension ». Maffesoli (1990) indique également, dans une autre perspective, que le règne de l’apparence et son « formisme » fait passer d’une « logique d’identité à une logique d’identification ». La différenciation entre le groupe, en tant que collectivité qui se définit « pour soi » (interne), et la collectivité qui est identifiée et définie par les autres comme catégorie « en soi » et « pour autrui », sont utiles pour comprendre les usages des objets (Jenkins, 1996 ; Dubar, 2000). Une dialectique entre l’interne et l’externe s’exprime dans les processus de catégorisation sociale et d’identification à un groupe. Les sensibilités des jeunes aux marques sportives en rendent compte. Ils utilisent les tenues en tant qu’information sociale sur soi et font participer les marques à une expression corporelle (un « body gloss », Goffman, 1974) qui exprime une manière de revendiquer une appartenance à un groupe et permet une identification plus facile par autrui. C’est le cas des jeunes qui arborent les maillots des équipes nationales en référence à un pays d’origine, c’est plus généralement celui des adolescents qui portent des marques et modèles de vêtements et de chaus- Les marques sportives ont bien saisi les enjeux de la distribution pour leur valorisation. Avec leurs magasins, les grandes marques ont certes pour objectif de vendre, mais il s’agit avant tout de communiquer sur la marque et de valoriser les produits par la qualité du lieu. Le magasin « Adidas Megastore » de Paris a été conçu pour cela, notamment par la présentation des produits historiques ou par un merchandising très innovant. Les concepteurs veulent que ce soit un lieu d’exception aussi proche du musée que du magasin. D’ailleurs, le magasin « Nike Town » de Chicago est devenu un des lieux touristiques les plus visités de la ville (Penaloza, 1998)(6). LA QUESTION DES IDENTITÉS De nombreux travaux attestent d’une transformation, souvent caractérisée par une déstabilisation, des grands repères symboliques de nos sociétés qui semble rendre la question de l’identité plus importante. Alors que des identités relativement établies caractérisent les sociétés traditionnelles (Lévi-Strauss, 1977), les identifications sont plus problématiques à la fin du XXème siècle. L’Etat, qui a joué un rôle majeur dans l’imposition des catégories d’identification légitimes (Brubaker, 2001) est davantage en retrait. En effet, les institutions intégratives traditionnelles sont remises en cause, le travail, autrefois central, occupe une place plus périphérique (Touraine, 1991) et les identités sexuelles se redéfinissent et semblent parfois en crise (Duret, 1999). Ces mutations fragilisent les modes de construction identitaire (Dubar, 2000) alors que les mouvements sociaux et les projets politiques capables de constituer des alternatives, permettant notamment de produire des communautés putatives favorables aux identifications, sont peu affirmés. Dans ce contexte, qu’on le salue ou le regrette, la consommation est une ressource non négligeable à la constitution de groupements ; elle serait d’ailleurs devenue la « plate-forme autour de laquelle le monde s’organise » (Bauman, 1992). L’identité des objets (marque, prix, qualité, (6) Que la distribution soit vécue sur le mode du musée et de l’expérience émotionnelle entre bien dans la stratégie de valorisation d’une marque auprès des consommateurs. Cela pose cependant des problèmes au distributeur qui ne peut se satisfaire d’un flux de visiteurs non-acheteurs ; les chiffres d’affaires au m2 des magasins « émotionnels » sont souvent inférieurs à ceux des magasins aux linéaires plus classiques. 39 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 ADETEM sures afin d’être reconnus par leurs pairs. Il ne suffit pourtant pas d’acheter des marques sportives, l’essentiel se joue dans les usages grâce auxquels on reconnaît les « oufs » ou les « iochs » (en verlan « fous » et « chauds », termes plutôt employés au sens de courageux et de branché). Il faut donc savoir assortir les marques et choisir les modèles. Pour ne pas se contenter « d’en jeter », il faut porter les marques avec aisance et connaître les codes d’usage. Par exemple, le pantalon de jogging doit se placer dans les chaussettes - de marque de préférence. Les usages évoluent et rien n’est pire que les suiveurs, les faux « oufs », qui imitent mal les usages : il suffit que la paire de chaussures Nike soit portée lacée pour que l’avantage symbolique de la marque se transforme en discrédit. Les variations d’usage permettent de montrer qu’on ne peut se contenter d’avoir de l’argent pour bien tirer profit des objets de marque. différentes presses féminines. La diffusion des représentations sur les marques n’est donc pas unitaire et plusieurs pôles de leaders d’opinion sont repérables. GROUPEMENTS SOCIAUX ET APPARENCES Les consommations attachées aux apparences ont longtemps joué un rôle de rappel d’identités sociales constituées. Les clivages socio-économiques se lisent de longue date dans les oppositions stylistiques. À la fin du XIXème siècle, l’habillement, en tant qu’expression de « la culture pécuniaire » (Veblen, 1970), est classant par ses formes, son éloignement de la sphère du travail, son style ou son équivalent en prix. Cependant, dès 1912, Halbwachs (1994) nuance les analyses en montrant que les différences de consommation du vêtement varient, à revenus équivalents, entre les ouvriers et les employés. Selon cette perspective, les classes sociales, plus que les niveaux de revenus, seraient explicatives de la consommation. En observant l’expression des luttes sociales dans les consommations, les travaux de Bourdieu (1979) ont permis de poursuivre et d’affiner les perspectives tracées par Halbwachs. Mais, si les marques sont présentes dans certaines réflexions de Bourdieu, de la haute couture à l’automobile, ce sont d’abord des pratiques culturelles composées de l’agrégation de multiples consommations de biens et de services qui sont analysées. Ainsi, l’hypothèse d’homologie entre les consommations et les propriétés sociales concerne d’abord des styles de pratiques, notamment dans le sport (Bourdieu, 1992). Ces différents travaux permettent de rappeler l’existence de déterminismes, parfois minimisés dans les réflexions postmodernes. Dès 13-14 ans, les oppositions s’accentuent entre les marques de glisse, plus bourgeoises, et les marques sportives de la banlieue ; la distribution des marques se spécialise, les modèles à succès des grandes marques se retrouvent auprès d’enseignes telles que Courir ou Foot-Locker et les marques plus confidentielles de l’univers de la glisse dans des boutiques spécialisées (Ohl, 2001b). Se jouent ici plusieurs oppositions qui se recoupent partiellement. D’une part, celle entre les enfants des milieux populaires, des cités ou issus de l’immigration, et les enfants des catégories moyennes et supérieures. D’autre part, celle entre la culture sportive du sport spectacle diffusée par la télévision, le football notamment, et une culture sportive plus alternative composée de différentes pratiques de glisse (skate, snowboard, surf, BMX, Roller). Se jouent aussi plusieurs formes de prescription. Premièrement, une prescription sur le choix des modèles et les usages qui se fait par les stars du sport ou du rap et leurs épigones, les enfants des cités populaires, dans une logique de consommation de masse où la culture télévisuelle joue un rôle essentiel. Deuxièmement, une prescription selon des apparences « tribales » dans les réseaux plus confidentiels et fermés de l’univers de la glisse (snowboard, skate, etc.) où les revues spécialisées et les vendeurs jouent un rôle plus significatif (Ohl, 2001b). Enfin, des formes de prescription qui touchent davantage les femmes, par les stars féminines du sport et du show-business et, notamment, par les Cependant, s’appuyer sur ces réflexions pour penser les relations entre les marques et les consommateurs pose au moins deux types de problèmes. Le premier est relatif au changement de niveau d’analyse. Il est effectivement difficile de passer des données globales sur la consommation à l’analyse des usages des marques par les différents consommateurs. Les liens entre styles de vie et groupes sociaux ne permettent pas de déduire que la consommation d’un objet ou d’une marque puisse se comprendre par le seul recours aux grandes catégories sociales utilisées en sociologie ou en économie. 40 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 Comment expliquer le succès des marques sportives auprès des «jeunes» consommateurs ? Fabien Ohl Le changement de niveau impose d’autres types d’observations (Desjeux, 1998). Les grandes marques sportives ne peuvent exister que parce qu’elles sont capables de répondre à un public suffisamment large pour générer un chiffre d’affaires conséquent. Même si les consommateurs sont parfois perturbés par le fait que certaines marques sportives font « trop banlieue » (selon les vendeurs d’une boutique Lacoste), les produits vendus permettent des usages suffisamment variés (pour faire du sport, aller en ville ou à l’école, etc.) pour faciliter une différenciation des utilisateurs. identifications précises. Les blasons et armoiries servaient à rappeler des identités et, dans la société de cour, les tenues entraient dans une logique de « l’étiquette » pour exprimer le rang et les proximités avec le Roi (Elias, 1974 ; Perrot, 1981). Ces « marquages » étaient en relation avec des catégories sociales identifiées et ne constituaient pas des marques au sens actuel ; la forme et le type de vêtement ont longtemps eu une importance plus grande que la marque. La diminution de la consommation de vêtements rituels ou liés au travail (costume, tailleur, manteau…), qui va avec l’augmentation de la part prise par le vêtement sportif depuis les années 1960 (Herpin, 1986), a favorisé l’identification de la tenue par la marque. Le deuxième problème est lié aux conséquences de la croissance significative de l’offre. Malgré quelques évolutions contradictoires, liées notamment à la concentration de certains secteurs, il y a une tendance à la multiplication des biens accessibles au consommateur qui, associée à l’augmentation du pouvoir d’achat des ménages - il a été multiplié par quatre entre 1949 et 1985 (L’Hardy, 1987) a complexifié les relations entre les consommations et les groupements sociaux traditionnels. Comme l’indiquait déjà Herpin dans les années 1980, il y a des difficultés à « faire coïncider une classification socioculturelle avec une partition des articles vestimentaires » (Herpin, 1984). Le contexte est également modifié par une emprise croissante des médias et du marketing. En tant que nouvelles formes culturelles dominantes (Fuat-Firat et Venkatesh, 1995), ils influencent le fonctionnement d’autres espaces sociaux et ont notamment bouleversé l’organisation du sport. Evidemment, leur rôle ne permet pas d’effacer les déterminismes, mais les médias et le marketing contribuent à distendre les liens entre les groupements sociaux traditionnels et les consommations, donnant ainsi l’illusion d’une nouvelle distribution des ressources profitables, et à accélérer la circulation des signes. Certes, lorsque les consommations sont considérées dans leur ensemble, les écarts entre groupes sociaux demeurent considérables (Bayet et alii, 1991), mais pour la consommation d’un type d’objet, d’une marque ou d’une pratique, les différences sont plus ténues. Les marques sportives ont très tôt joué sur la facilité d’identification des objets par des logos très visibles ou en s’affichant en grands caractères sur les t-shirts et les sweat-shirts. Ces innovations ont inspiré d’autres marques de vêtement ou de chaussure, surtout celles qui ciblent les 10-20 ans, mais les grandes marques sportives demeurent caractérisées par une lisibilité plus forte et une reconnaissance quasi-universelle. L’omniprésence d’images, tant dans les affiches du paysage urbain que dans la diffusion massive de la télévision ou l’augmentation des messages publicitaires, accroissent le rôle de la culture visuelle dans nos sociétés. Les manières de se vêtir dépendent de la diffusion des images ; c’est particulièrement le cas des adolescents qui, par leurs tenues, reflètent souvent les images que l’on produit sur eux ; comme si les identifications externes s’imposaient et faisaient d’eux les premiers supports publicitaires des marques. Des variables structurelles semblent également orienter les stratégies de présentation de soi. P. Bourdieu (1979) remarquait justement que la sensibilité aux apparences dépendait de l’existence « d’un marché du travail où les propriétés cosmétiques puissent recevoir valeur » ; les femmes des catégories populaires, plus exclues du marché du travail, avaient moins conscience de la valeur marchande des apparences que les femmes de la petite bourgeoisie. L’usage des marques peut entrer dans les profits qu’apportent le façonnage d’un « corps pour autrui ». Ces profits symboliques tirés des apparences n’ont cependant pas qu’une valeur marchande liée au travail. Le questionnement doit être plus large parce que les usages des tenues dépendent du type d’exposition au regard des autres, quels que soient les lieux ou les moments. APPARENCES ET IDENTIFICATIONS Les changements que nous venons de décrire affectent la consommation vestimentaire. Dès le XIIème siècle, les usages du vêtement permettaient des 41 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 ADETEM Par exemple, les grands rituels (mariages, enterrements, communions, etc.) imposent un contrôle important des apparences alors que la vie quotidienne au domicile, quand il n’y a pas de regard extérieur, facilite le relâchement de l’attention. Or, en dehors de l’exercice physique, les marques sportives connaissent des usages multiples - domestiques (jardinage, TV, etc.), rituels (défilés, remise de prix, etc.) et divers autres usages non-domestiques (travail, école, ville, etc.) - qui en font varier considérablement le sens. Cette multiplicité de lieux et de moments d’usage leur permet, en répondant à des demandes différentes, de se diffuser massivement. une excellence corporelle universellement reconnue, se différenciant de la sorte d’autres marques de vêtement. Parmi les différents modes d’appartenance à des groupements sociaux, la « communalité » (Brubaker, 2001) - définie par le partage d’un attribut commun - permet de rendre compte du rôle des marques dans la production de ces « représentations d’équipe ». Les incertitudes identitaires qui affectent les « jeunes » consommateurs ne favorisent pas une fidélité à une marque. Pour eux, la « communalité » se définit moins par la possession d’un objet précis que par un style qui intègre le port de marques valorisantes et des attitudes adaptées. La construction de soi implique d’expérimenter de nouvelles identifications par l’usage des différentes marques. En conséquence, la fidélité aux marques est plus faible que pour des populations plus âgées pour qui une marque sportive peut jouer le rôle de symbole de la jeunesse (Fournier, 1998). La sensibilité aux marques est d’un registre moins nostalgique pour ces jeunes qui sont soumis à l’obligation sociale de donner la preuve publique d’une identité positive (qui s’exprime de manière récurrente dans les entretiens par des remarques du type : « tu crois que je suis qui, moi ? »). Ces jeunes ou ces minorités en quête de statut par la consommation - quête peu satisfaite puisque les exclusions sociales et économiques objectives ne sont pas modifiées - sont donc structurellement disposés à être des innovateurs(7). La tendance n’est pas récente. Déjà, au début des années 1960, les jeunes anglais issus des classes populaires (occupant des emplois subalternes dans les bureaux et services) ont créé les « mods », tendance rapidement transformée et récupérée par un processus de marchandisation (Hebdige, 1991). Parce que la culture sportive s’est diffusée et a gagné en importance, de nombreuses innovations y sont associées. Les jeunes et les minorités, en tant que principaux foyers de l’innovation, sont donc des prescripteurs particulièrement influents. Comme pour une partie du langage, la diffusion des produits se fait des groupes aux identités particulièrement fortes vers d’autres groupes sociaux, y compris vers des univers plus Les personnes dont les identifications sont les plus incertaines, tels les jeunes et les minorités, développent une sensibilité plus grande aux apparences et sont plus enclines à utiliser les consommations non domestiques comme ressource identificatoire. Certes la jeunesse, pas plus que les minorités ou les origines géographiques des migrants, ne sont des catégories sociologiques (Bourdieu, 1980), mais ces catégories construites permettent de revendiquer une appartenance en jouant sur des communautés symboliques. Il n’y a bien sûr pas de relations simples entre apparences et identifications. On peut par exemple se définir comme punk ou rocker davantage par la pensée que par le paraître (Muggleton, 2000). Mais, le sentiment d’appartenance implique fréquemment que dans la présentation de soi se joue des « représentations d’équipe » (Goffman, 1973) qui ont des effets sur la consommation de marques. C’est ce que Lamont et Molnar (2001) ont montré à propos des noirs américains qui utilisaient les consommations pour présenter une identité collective positive et exprimer leur volonté d’être considérés comme des membres à part entière de la société. À revenus équivalents, ils consomment davantage d’objets de marque que le reste de la population. L’observation des usages des lieux publics montre aussi comment, en France, les jeunes issus de l’immigration se servent des marques sportives pour s’approprier symboliquement la ville et revendiquer une reconnaissance sociale positive. Il faut posséder « de la marque » pour ne pas risquer l’opprobre et le « blâme » (Ohl, 2001). Les marques sportives ont un rôle d’autant plus significatif qu’elles touchent davantage le corps. En s’adossant au label sportif, elles s’inscrivent dans une sorte d’affiliation à (7) Cela n’est d’ailleurs pas facile à gérer pour les responsables du marketing de produits sportifs. Les fabricants sont passés de 2 collections annuelles à 3, voire 4 collections. Il y a même des offres mensuelles destinées à réagir à la diffusion beaucoup plus rapide des modes. Les marques essaient aussi de s’adapter à la plus forte réactivité de la demande en prenant des informations de type ethnographique sur les prescripteurs. 42 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 Comment expliquer le succès des marques sportives auprès des «jeunes» consommateurs ? Fabien Ohl bourgeois, mais aussi des Etats-Unis vers d’autres pays (Fantasia, 1994). Il ne faut pas pour autant uniformiser les évolutions. L’existence de différentes cultures sportives (Pociello, 1995), avec leurs champions et personnages singuliers, influencent certaines catégories de consommateurs. souvent en référence aux performances de hautniveau (Ohl, 2000b). En attestent les propos des responsables marketing des équipementiers qui s’organisent majoritairement autour de la technicité des produits et des concepts technologiques développés. Ce choix, nettement en décalage avec le marché, permet de mettre en scène une fonctionnalité et une efficacité des objets. Mais, contrairement à d’autres secteurs, comme l’automobile où il y a une utilité réelle à améliorer les performances en termes de sécurité ou de pollution, les performances de la majorité des produits sportifs présentent un faible intérêt objectif pour la plupart des consommateurs. Bien sûr l’amorti et le maintien sont appréciés des coureurs et les textiles tels le Gore-Tex ou des fibres anti-odeurs présentent une utilité objective pour les skieurs. Mais, pour la plupart des consommateurs, souvent les plus attachés aux marques, qui utilisent les biens sportifs pour aller en ville, à l’école ou dans le quartier, « la marque est devenue plus importante que l’article vendu » (Barber, 1996). Le succès des chaussures de running repose même sur une très faible fonctionnalité réelle pour des usages quotidiens, leur légèreté les rend fragiles, elles sont peu étanches et protègent mal du froid… Il suffit d’observer le design d’une semelle de chaussures de sport, ses dessins complexes, le mélange de matériaux qui la compose ou sa transparence (qui donne une visibilité aux bulles d’air ou aux ressorts), pour comprendre que la mise en scène de la technologie a d’abord des visées esthétiques. Bien que les rhétoriques autour des performances des produits soient décalées avec la majorité des usages, leur intérêt est double. Elles permettent aux consommateurs de rationaliser des choix dominés par des imaginaires et elles ancrent les produits dans l’univers du sport, et donc dans une réalité tangible, facilement identifiable. Alors que l’authenticité des produits est souvent associée à un ancrage non technologique (Cova et Cova, 2001), dans le cas des chaussures de sport, la technologie fonctionne comme signe et donne une impression d’authenticité en raison de son design mais aussi des récits médiatiques présents en toile de fond. Par exemple, pour devenir « l’une des marques les plus désirables au monde » (cf. Andrade, DG de Puma, Sport éco, 28.08.2000) Puma s’appuie d’abord sur l’authenticité de la marque (avec plus de 50 ans d’existence) et la technologie, c’est-à-dire essentiellement la performance et l’innovation (Sport première, 07.1999). DE « L’AUTHENTICITÉ » DES OBJETS SPORTIFS Outre un contexte culturel très favorable, le succès massif des marques sportives repose sur la capacité de la culture sportive à produire une image d’authenticité. En effet, les marques internationales peuvent paraître « authentiques » parce qu’il n’existe pas de différence de nature entre les objets marchands et les objets «authentiques » (Warnier, 1994). Les processus de marchandisation, qui éloignent de l’authenticité et de la singularisation-personnalisation qui la caractérise, dépendent d’abord des usages sociaux des objets et des marques. Il n’est guère surprenant de voir des marques et des objets liés à un terroir ou à une tradition (Le Laguiole, par exemple) être qualifiés d’authentiques, mais il est plus étonnant d’imager que les marques sportives, généralement de création récente (le leader Nike est créé en 1972), souvent stigmatisées pour leurs dérives éthiques et leur exploitation des jeunes travailleurs et des consommateurs (Klein, 2000), puissent l’être. Or, les références à l’authenticité sont fréquentes chez les équipementiers, les distributeurs ou les détecteurs de tendance du sport. Parce qu’elle répond à une demande, l’authenticité est considérée comme une des clefs du succès d’une marque (Ohl, 2000b). Trois dimensions principales expliquent l’efficacité du recours à cet imaginaire d’authenticité : les biens sportifs sont associés à une technicité, les marques sont ancrées dans de nombreux récits médiatiques et le sport se présente comme un espace social relativement autonome. La technicité des biens sportifs Sans nier l’utilité réelle des objets sportifs, on peut dire que leur efficacité est d’abord symbolique. Alors que le succès commercial des marques sportives repose essentiellement sur des usages nonsportifs (Pouquet, 1994), elles se positionnent le plus 43 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 ADETEM par leur propension à la célébration des individus et des identités plus collectives (nationales, locales ou sexuelles). Les récits facilitent diverses identifications et projections qui confèrent du sens aux conduites sociales. Ainsi, la pratique la plus populaire, le football, en tant que « métaphore de la vie en société » (Bromberger, 1995) joue un rôle dans les affirmations identitaires. Les marques sportives sont en position privilégiée pour pouvoir exploiter facilement un large registre de récits médiatisés. Elles sont directement en phase avec les évènements sportifs et en profitent presque « naturellement », mais la passion du sport est fréquemment utilisée par d’autres entreprises. On peut d’ailleurs observer qu’il n’y a pas une marque sportive dans le « Top V » des 10 marques partenaires du CIO (Coca-Cola, Schlumberger, Hancock, Kodak, McDonald, Panasonic, Samsung, Times, Visa, Xerox). Les récits sportifs La présence croissante du sport dans la presse et la télévision indique que le récit sportif a pris une place majeure, permettant une mise en sens des conduites sociales dans des dramaturgies positives (Ohl, 2000a). Les récits publicitaires, essentiellement composés de mises en scène de marques, se sont également imposés comme forme importante de narration positive (les marques s’associent d’abord à des valeurs telles que la réussite, le bonheur, l’amitié, le désir, ou la séduction). Une partie du succès et de l’identification des marques vient de leur capacité à produire une cohérence narrative sur l’ensemble de leur communication. De plus, comme les publicités entraînent davantage de réactions de défense cognitive (Roedder John, 2001) que des émissions sportives qui semblent « désintéressées », on comprend qu’en jouant sur l’émotion et les différents types de récits médiatiques, la reconnaissance des marques sportives ait pu être facilitée. L’Autonomie relative du sport Alors qu’ils constituent des biens banalisés par excellence, il y a un paradoxe à vouloir faire des objets qualifiés de sportifs, labellisés par des marques, des objets authentiques. Le travail de Warnier (1994) a bien souligné les paradoxes de la marchandise authentique. L’authenticité de nombreux objets semble bien incompatible avec une marchandisation qui en bouleverse le sens et l’inscrit dans de nouveaux réseaux sociaux. C’est pourquoi l’authenticité ne semble exister que parce qu’elle fonctionne avec une dénégation de la dimension marchande des échanges et qu’elle exige des procédures et des instances certificatrices. Nike est probablement la marque qui a su le mieux utiliser la culture sportive et la diversité de ses récits, pour faire de son « swoosh » un des logos les plus reconnus. Elle s’est rapidement désengagée de toute production directe pour devenir essentiellement une entreprise de communication. Sa réussite vient de ce qu’elle ne s’est pas contentée d’exploiter quelques figures héroïques mais a utilisé d’autres registres pour communiquer : mise en avant des difficultés et des doutes des athlètes, utilisation de sportifs peu connus à la recherche de célébrité, références aux liens communautaires et de fraternité, transgressions, utilisation des « contre-cultures » ou encore mise en scène d’attitudes irrévérentes et cyniques à l’égard de la commercialisation ou du sport. Nike a cependant su garder, tout en multipliant les formes et type de propos, une cohérence du récit. Par l’exploitation d’un large spectre de sentiments, d’émotion et de difficultés que connaissent les athlètes et les consommateurs de biens sportifs, Nike se garantissait à la fois de provoquer un sentiment d’authenticité (Goldman et Papson, 1998) et de toucher une grande diversité de consommateurs. La personnalité authentique de la marque Nike repose sur une exploitation anthropomorphique : les sentiments associés aux personnages étant attribués à la marque. Trois arguments principaux permettent de comprendre que l’authenticité fonctionne comme croyance partagée et confère aux marques sportives un supplément d’âme : - il faut d’abord se débarrasser d’une définition de la marchandise détachée de son contexte social d’usage. Les chaussures de football, pas plus que les appareils domestiques (Kauffman, 1997), ne peuvent être appréhendés sans tenir compte de leur inscription dans les cultures, sportives ou domestiques. Malgré le bouleversement de l’économie des échanges, les objets demeurent des symboles sociaux et vont au-delà de leur seule dimension monétaire ; Cette utilisation des récits sportifs est favorisée 44 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 Comment expliquer le succès des marques sportives auprès des «jeunes» consommateurs ? Fabien Ohl - deuxièmement, comme nous venons de le voir, l’authenticité des objets sportifs est promue par des récits médiatiques qui semblent favoriser l’attribution d’une « personnalité » plus authentique aux marques. Les institutions sportives et les médias jouent ici le rôle d’instances « certificatrices » de l’authenticité des marques sportives ; d’identification positive des jeunes consommateurs. Le recrutement du personnel des entreprises sportives s’appuie également fréquemment sur « la passion du sport » (cf. les offres d’emploi de Décathlon) et, au nom de cette passion, le personnel semble sensiblement moins rémunéré que dans des entreprises équivalentes d’autres secteurs : une chef de produit junior (26 ans) d’un équipementier déclare « je sais que je pourrais gagner 20 % de plus ailleurs, mais c’est plus excitant d’être dans l’ambiance du sport ». - troisièmement, le sport se présente fréquemment en tant qu’espace relativement autonome en s’appuyant sur une dénégation économique et politique du monde social (Defrance, 2000). En effet, la plupart des acteurs du sport mettent en scène l’amour du sport, la passion et la proximité avec les athlètes pour reléguer leurs intérêts économiques au second rang. Par exemple, alors que les clubs professionnels français vont se partager plus de 8 milliards de francs de droits télévisés entre 2000 et 2004, De Chaisemartin, le PDG de la Socpresse, déclarait lors de la reprise du club de football de Nantes : «Nous ne venons pas pour faire du fric avec le FCN, nous ne sommes pas des spéculateurs.» (cité par Maineau, 2001). Plusieurs marques associent fréquemment leur histoire à celle du sport, l’esprit du sport leur confère une âme qui les éloigne de la domination des seuls intérêts marchands. La dénégation, en tant que stratégie d’autonomisation des espaces sociaux, analysée par Bourdieu (1994) se lit assez facilement ici. Cette autonomisation apparente permet de masquer des intérêts et confère à la culture sportive, ses marques, ses objets et ses personnages, une dimension authentique apte à répondre aux demandes L’importance prise par les marques sportives est révélatrice des liens étroits entre la consommation et la culture. Cela nous a conduit à considérer le marketing plutôt sous l’angle d’une activité sociale que sous celui d’une technique. C’est parce qu’il est étroitement lié à une culture pratique très diffusée, à des spectacles aux audiences inégalées et à une grande abondance de récits qui permettent une diversité et une lisibilité des identifications, que le marketing a pu imposer durablement les marques sportives sur le marché des apparences des jeunes. La situation actuelle est favorable aux marques sportives, mais elle n’est pas immuable. Des évolutions concomitantes, possibles à moyen terme, des processus d’identification, de la perception du sport comme l’existence de marques de substitution peuvent rendre les marques sportives moins attractives. D’ailleurs, les nouvelles narrations sur les liens entre sport et économie, sur les fraudes ou les affaires de dopage, peuvent leur faire perdre une part de leur authenticité et détourner des jeunes consommateurs vers d’autres marques. Cependant, si la donne peut être modifiée, la force des ancrages culturels du sport rend improbable le scénario d’un déclin important des marques sportives. 45 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 ADETEM RÉFÉRENCES : Barber B. (1996) - Djihad versus McWorld. Mondialisation et intégrisme contre la démocratie, Bruxelles, Desclée de Brouwer. Bauman Z. (1992) - Intimations of Postmodernity, London, Routledge. Bayet A., Chambaze C., Guegano Y. et Hourriez J.M. (1991) - Les choix de consommation des ménages : une question de revenu avant tout, Économie et statistiques, 248, p. 21-29. Belk R.W., Wallendorf M., Sherry J. F. (1989) - The Sacred and the Profane in Consumer Behavior: Theodicity on the Odyssey, Journal of consumer Research, 16, p. 1-38. Bourdieu P. (1979) - La distinction, critique sociale du jugement, Paris, Minuit. Bourdieu P. (1981) - Questions de sociologie, Paris, Minuit. Bourdieu P. (1992) - Comment peut-on être sportif ? 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Enrico COLLA, Professeur et délégué à la recherche à Negocia Chercheur au Ceridice (ESCP-EAP) Résumé L’article esquisse les tendances de la grande distribution dans les principaux pays européens en termes notamment d’évolution des formes de distribution et de modalité de la concurrence des entreprises. À partir de l’existence en Europe de paysages commerciaux parfois similaires, mais jamais identiques, l’article explore l’impact des principaux facteurs de changement, véritables variables de scénario, sur les différents marchés nationaux. L’internationalisation du commerce et les nouveaux entrants, la politique commerciale, l’évolution technologique, le comportement d’achat des consommateurs ainsi que les réactions et le dynamisme même des acteurs contribueront à rapprocher les marchés européens, mais des différences demeureront évidentes. Au cours de la prochaine décennie, le commerce européen devrait se caractériser par des différences moins marquées qu’aujourd’hui entre les pays, mais par une segmentation des marchés, une variété et une différenciation plus forte des formats et des enseignes au sein de chaque pays. Mots clés : Evolution de la distribution - Parts de marché des formes de distribution - Internationalisation du commerce - Concurrence par les prix et différenciation du commerce - Comparaisons internationales de la distribution. Abstract The article analyses retail trends in the main European countries, concerning particularly the formats evolution and competition between retailing firms. On the basis of the existence of European retailing landscapes that are sometimes similar without ever being identical, the article analyses the impact of the main factors of change on different national markets. Retail internationalisation and new entrants, commercial policy, legislative environments, technological innovations, consumers and buying behaviour will have a convergence effect on different countries retail structures, but substantial differences will still exist. European retailing in the next years will probably be characterized by increasingly less marked differences between countries that one finds today, but market segmentation, variety and differentiation of retailing formats and brand names will be stronger within each country. Key-words : Retail evolution - Market shares of different retail formats - Retail internationalisation - Price competition and differentiation in retailing - Comparative retailing. 49 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 ADETEM orientations stratégiques générales des entreprises européennes, leurs systèmes de gouvernance et leurs structures organisationnelles sont plus proches aujourd’hui que par le passé, mais leur déploiement local varie toujours. L’essor des innovations technologiques, surtout celles qui sont liées à la transmission et à l’échange des informations, a encore favorisé la diffusion d’innovations au sein de l’Europe, mais à des rythmes différents selon les pays. Et la politique commerciale privilégie dans chaque pays certaines interventions, en fonction notamment de l’intensité et de la nature de la concurrence nationale et des réactions qu’elle suscite. INTRODUCTION. LES FACTEURS DE CHANGEMENT DU COMMERCE EUROPÉEN Au début des années 2000, le commerce européen présente des différences entre les nations encore très prononcées. Celles-ci vont-t-elles se maintenir au cours des prochaines années ? Les grandes tendances qui rapprochent les pays européens sont de nature démographique et socio-économique : la croissance du revenu moyen, la part grandissante des services dans la valeur ajoutée, la faible croissance de la population, son vieillissement, la réduction de la taille moyenne des ménages, la hausse du taux d’activité des femmes et de la participation des hommes aux tâches ménagères ainsi que l’évolution du taux de motorisation et du taux d’urbanisation. Mais si tous ces facteurs qui influencent le comportement d’achat des consommateurs - manifestent aujourd’hui une tendance commune, ils n’ont pas connu la même évolution ni atteint le même niveau dans tous les pays ; ce qui a donné lieu à des paysages commerciaux – nous parlerons de « modèles » - parfois similaires, mais jamais identiques. Malgré l’effet de convergence (Tordjman, 1992) dû à ces éléments de l’environnement commercial, d’importantes différences demeurent - et demeureront encore longtemps - entre les pays, voire entre les régions d’un même pays, surtout en matière de comportement d’achat des consommateurs, de développement quantitatif et qualitatif des formats de distribution et de l’environnement concurrentiel. Ce dernier peut être appréhendé en termes de concentration des enseignes et des groupes, d’intégration des structures organisationnelles et de stratégies de différenciation. D’autres facteurs encore ont influencé, et influenceront, l’évolution des structures commerciales nationales. L’objectif de cet article est justement d’analyser l’impact que ces principaux facteurs de changement - véritables variables de scénario, dans le sens attribué à ce terme par Michael Porter (Porter, 1985) - exercent actuellement et continueront d’exercer au cours des prochaines années sur les divers marchés nationaux (voir figure 1). La forte augmentation de l’intégration économique et de l’internationalisation des entreprises de distribution au cours des années 90 a contribué aussi à rapprocher les marchés européens, encore que des différences demeurent évidentes. Les Figure 1 Les facteurs de changement du secteur commercial Comportement d'achat des consommateurs Internationalisation du commerce et nouveaux entrants Évolution de la structure du secteur commercial au niveau national Évolution techologique Politique commerciale 50 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 Tendances de la grande distribution en Europe : éléments pour un scénario Enrico Colla acquisition était tout à fait logique pour lui, l’enseigne britannique réunissant plusieurs caractéristiques positives à ses yeux : la taille des magasins, supérieure à la moyenne du pays, la culture d’entreprise, très proche de la sienne, et une forte marque de distribution dans le textile. L’ÉVOLUTION DU MODÈLE BRITANNIQUE BASÉ SUR LES « SUPERSTORES » ET LA SÉPARATION ENTRE L’ACHAT ALIMENTAIRE ET NON ALIMENTAIRE. VERS PLUS DE CONCURRENCE ET DE VARIÉTÉ DE FORMATS ? Dans les prochaines années, Wal*Mart va donc vraisemblablement utiliser tous les moyens dont il dispose pour accélérer au maximum sa croissance à travers sa stratégie de coûts bas/ bas prix/ qualité des services (Colla et Dupuis, 1997 et 2000 ; Rosembloom et Dupuis, 1994). Il va accroître l’efficacité de sa logistique en réduisant la surface consacrée aux stocks et en augmentant la surface de vente des magasins. Ceci va lui permettre de proposer plus de références, surtout dans le non-alimentaire, et d’améliorer les ventes. La surface de vente devrait encore se développer grâce au nombre croissant de magasins après de nouvelles ouvertures. La hausse des ventes sera systématiquement accompagnée d’une réduction des marges et des prix, encore accentuée par de meilleures conditions obtenues progressivement auprès des fournisseurs, ce qui, avec l’élargissement de l’assortiment non alimentaire, permettra aux supercenters Wal*Mart d’accroître considérablement le potentiel d’attraction et les ventes de l’enseigne. Le marché britannique se caractérise encore, au début des années 2000, par un modèle assez différent de celui des autres pays du continent. Ici, les grands supermarchés qualitatifs (« superstores ») ont toujours été les leaders (54% de part de marché alimentaire en 2000), loin devant les hypermarchés (20%) et le discount ( 8%). La liberté d’établissement dont les entreprises ont joui depuis l’après-guerre a permis d’atteindre assez tôt une forte concentration des ventes dans des magasins de taille élevée et très homogène (Bell, 2000a). La réduction rapide du nombre des petits magasins traditionnels a transféré aux leaders la responsabilité de proposer aux consommateurs britanniques un éventail et une qualité d’offre qui, sur le continent, sont restées longtemps l’apanage des spécialistes. L’efficacité logistique et la grande diffusion des marques de distribution (MDD), devenues possibles grâce à la concentration et à l’homogénéité des réseaux de superstores, ont permis aux principales entreprises, toutes cotées en bourse, de réaliser des profits systématiquement supérieurs à ceux des leaders français ou allemands (Burt et Sparks, 1993). En outre, en Grande-Bretagne, la séparation des achats alimentaires et non alimentaires est plus nette qu’ailleurs, et les grandes surfaces spécialisées y sont très développées et en forte concurrence avec les grands magasins et les magasins populaires. Wal*Mart va-t-il dépasser Sainsbury puis Tesco, et devenir ainsi le leader absolu du marché ? Quoi qu’il en soit, l’impact exercé par le géant nord-américain sur la distribution britannique sera l’événement majeur de la décennie 2000-2010, comme l’a été la pénétration du hard discount entre 1990 et 2000. Les hypermarchés vont probablement gagner des parts de marché en Grande-Bretagne, pays où ce format est peu implanté. Ce modèle va-t-il se modifier, comment et à quel rythme ? Quels sont les principaux facteurs de changements ? Les enseignes de superstores qui ne réagiront pas vont toutes rencontrer des difficultés et leurs parts de marché vont progressivement décroître en faveur du leader. Ceci va les conduire à se concentrer, entraînant peut-être la disparition des plus petites d’entre elles (Morrison, Safeway, Somerfield) alors que les grandes vont rechercher des alliances internationales ou des acquisitions/fusions (Tesco, Sainsbury). Ces dernières vont devoir réduire leurs coûts et poursuivre leurs stratégies de différenciation pour se démarquer du rival américain. Tout d’abord la nature et l’intensité de la compétition vont considérablement se modifier au cours des prochaines années en raison de l’arrivée récente de Wal*Mart. Le groupe américain a fortement destabilisé le marché britannique avec l’acquisition en 1999 d’Asda (Burt et Sparks, 2001), alors le troisième opérateur de la distribution de masse dans ce pays. Cette 51 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 ADETEM Les MDD, qui - avant de stagner - avaient atteint des sommets vers la moitié des années 90, ne semblent plus pouvoir beaucoup augmenter leurs parts de marché entre 2000 et 2010. En revanche, elles vont se développer dans de nouvelles catégories et familles de produits à marges plus élevées avec toujours plus d’innovation et de qualité. La diffusion des cartes de fidélité - déjà élevée en GrandeBretagne – devrait encore augmenter, ainsi que le nombre et la qualité des informations collectées par ce moyen. Ces cartes vont assurer aux entreprises une meilleure connaissance de la clientèle locale de chaque magasin, permettant une meilleure segmentation et une adaptation plus pointue des assortiments et des promotions en fonction des différents bassins de chalandise et des segments de clientèle (Ziliani, 1999). rie, l’électronique, les jouets, les accessoires pour la maison. Boots et BhS risquent de perdre des parts de marché, tout comme Mark & Spencer, dont l’attrait de l’assortiment textile pourrait être affaibli par les marques d’Asda/Wal*Mart, après l’avoir été par la concurrence d’enseignes étrangères (Zara, Mango, etc .). Par ailleurs, Wal*Mart pourrait être tenté d’introduire en Grande-Bretagne le format Discount (Discount Department Store) qui a si bien réussi au Canada (Burt et Sparks, 2001) et qui pourrait déstabiliser les magasins populaires et les grands magasins britanniques. Dans un pays qui comptera parmi les leaders européens des ventes on-line, à la fois grâce à la diffusion d’Internet et au comportement des consommateurs, Tesco est en train de consolider son avance dans le e-commerce alimentaire. Son activité on-line ne devrait conquérir que de modestes parts de marché, avec une rentabilité limitée, tandis qu’elle devrait renforcer la fidélité des consommateurs et les volumes d’achat (Andy Reinhardt, 2001). La capacité à sortir du marché national et à réaliser une croissance internationale, comme Tesco a commencé à le faire brillamment dans la deuxième moitié des années 1990, va vraisemblablement devenir de plus en plus un facteur compétitif, voire une condition de survie pour les entreprises britanniques. La politique commerciale pourrait conditionner l’évolution du commerce en Grande-Bretagne si le gouvernement se montrait plus favorable à l’ouverture de très grandes surfaces en banlieue, ce qui favoriserait surtout Wal*Mart. En revanche, l’étude très récente et approfondie de la Commission britannique de la Concurrence avec son analyse très fouillée des marchés géographiques (Competition Commission, 2000), a montré que celle-ci a bien l’intention de repérer les éventuels monopoles locaux dès qu’ils se constitueront. Le soft discount ne semble pas pouvoir sortir de sa crise, manifeste dès les années 90, avec la disparition de Kwik Save, tandis que le hard discount devrait progresser lentement et sûrement. En revanche, favorisés par la mobilité croissante de consommateurs, les magasins alimentaires de proximité devraient continuer à se développer dans les villes sous l’impulsion des grands succursalistes (Tesco et Sainsbury notamment). L’arrivée de Wal*Mart et sa pression compétitive au cours des prochaines années, ainsi que la plus grande ouverture internationale du commerce britannique, sont en train de ramener les marges nettes des entreprises à un niveau plus bas et plus proche de celui des Français et des Allemands. En même temps, la multiplication des formats et des enseignes va élargir le choix proposé aux consommateurs britanniques, au-delà du modèle unique qui a longtemps dominé le commerce alimentaire de ce pays (Seth et Randall, 2001). L’ÉVOLUTION DU MODÈLE ALLEMAND QUE CARACTÉRISE UNE FORTE CONCURRENCE PAR LES PRIX. VERS PLUS DE CONCENTRATION DES ACHATS ET PLUS DE DIFFÉRENCIATION ? L’Allemagne est le pays du hard discount (33% du marché en 2000), mais les hypermarchés (25%) y sont aussi très présents. Ce format est dominant dans d’autres pays - la Norvège, l’Autriche - où, par ailleurs, la présence des petits magasins modernes à libre service (supérettes) est encore évidente. Dans le non-alimentaire, la concurrence entre les hyper- L’impact de Wal*Mart devrait se faire sentir aussi sur les enseignes spécialisées de certains secteurs, notamment la pharmacie, l’optique, la papete- 52 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 Tendances de la grande distribution en Europe : éléments pour un scénario Enrico Colla marchés, les formules spécialisées, les magasins traditionnels et les grands magasins est encore forte. Ajoutons que les ventes à distance y ont toujours occupé une place importante. devrait les favoriser par rapport aux points de vente plus petits. Les autres formats plus particulièrement affectés par le groupe américain seront les supermarchés de taille modeste et les soft discounts pris en tenaille entre les supercenters (les hypermarchés de Wal*Mart), bien plus compétitifs sur les prix que les hypermarchés des enseignes allemandes et les hard discounts d’Aldi et Lidl. En revanche, ces derniers feront face à la concurrence sans perdre de parts de marché ni trop réduire leurs profits - actuellement les plus élevés sur le marché allemand - avec une offre constamment adaptée aux tendances de la consommation de base et des prix très bas grâce aux marques exclusives (Colla, 1997a). Depuis 1997, l’intervention de Wal*Mart sur ce marché a provoqué une véritable révolution. Les débuts ont été bien difficiles pour le géant de Bentonville. Pendant plusieurs années, les deux premières acquisitions (Wertkauf en 1997 et InterSpar en 1998) ont occasionné d’importantes pertes (entre 200 et 250 millions d’euros par an les trois premières années) (Financial Times, 2000, cité par Burt et Sparks, 2001). Wal*Mart va-t-il résister les prochaines années en réduisant progressivement ses prix et en améliorant petit à petit le niveau de service, comme il en a aujourd’hui l’intention ? Ceci ne sera possible qu’en perfectionnant les pratiques de gestion, lesquelles lui permettront de réduire les coûts. Le management devra introduire une logistique centralisée et obtenir des fournisseurs des réductions progressives de prix. Peu à peu, l’entreprise devrait apprendre à gérer les ressources humaines dans le contexte social allemand culturellement différent du sien (Berggoetz et Laue, 2002) et très syndicalisé, alors que le management de Wal*Mart est décidément hostile à ces organisations (Ortega, 1999). Quand le résultat économique des magasins existants sera devenu positif, Wal*Mart voudra probablement procéder à d’autres importantes acquisitions, ce qui lui permettrait d’accroître ses volumes sur le marché. La chaîne la plus attrayante est Real, de Metro, le leader du secteur avec 259 points de vente (Colla, 2001). À partir de là, la mécanique de Wal*Mart et son cycle vertueux pourront se mettre en marche comme aux Etats-Unis, au Canada et en Grande-Bretagne. Son succès éventuel n’en sera que plus important et inquiétant pour les autres distributeurs européens puisque, après avoir acquis de solides positions sur le marché allemand, l’américain pourrait éventuellement réaliser d’autres acquisitions en Europe. Cette évolution de la concurrence va entraîner davantage de concentration et accélérer le passage au succursalisme des puissantes chaînes volontaires et des groupements d’achat (Markant, Rewe, Edeka et Spar). Leur logistique va se rationaliser et leur portefeuille de formats va progressivement se modifier en faveur des supermarchés et des « convenience store ». Pour améliorer leurs résultats, les deux succursalistes Metro et Tengelmann devront eux aussi se concentrer sur leurs points forts, à la recherche d’une rationalisation commerciale et logistique (Bell 2001a). Le premier - leader mondial des cash-and–carry - dispose d’un portefeuille produits très dispersé. La motivation décroissante de ses actionnaires et la rotation de ses managers le rendent vulnérable, tout comme Ten-gelmann. Par le passé, celui-ci a lui aussi choisi une diversification excessive, sans créer de véritables points forts à part son enseigne de soft discount Plus qui occupe de bonnes positions et jouit de bonnes perspectives à l’étranger. Les effets concurrentiels de Wal*Mart devraient être importants également sur les formats non alimentaires, notamment les grands magasins et les magasins populaires, traditionnellement puissants en Allemagne : ceux-ci vont d’ailleurs profiter de la rénovation des centres-villes et des grandes gares routières (Zentes, Janz, Morschett, 2000). Les enseignes spécialisées plus faibles vont également être touchées et le processus de concentration va permettre aux leaders de chaque secteur d’augmenter leurs propres parts de marché. Enfin, grâce à Internet, les géants allemands de la vente à distance devraient consolider leur leadership européen. Pour ce qui est de la concurrence, les hypermarchés qui n’auront pas été rachetés seront mis en difficulté et un processus de concentration s’ensuivra, mais les enseignes qui auront survécu disposeront de magasins de bien meilleure qualité qu’aujourd’hui. Les hypermarchés gagneront ainsi des parts de marché, grâce également à une extension progressive des plages horaires d’ouverture, ce qui 53 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 ADETEM ment non alimentaire pourrait s’améliorer grâce aux apports de l’expérience mûrie au Royaume-Uni. Le concept d’hypermarché serait encore plus enclin à intégrer les innovations qui devraient lui permettre de conserver longtemps une part de marché dominante, quoique sans croissance, face surtout à la concurrence des grandes surfaces spécialisées. LE MODÈLE FRANÇAIS : VERS UNE MULTI-SPÉCIALISATION DES HYPERMARCHÉS ET UNE DIFFÉRENCIATION PLUS POUSSÉE ? En ce début du vingt-et-unième siècle, le marché français présente des caractéristiques assez originales : les hypermarchés y disposent encore de la part de marché la plus élevée (avec 51 % de l’univers « grocery » Nielsen, ils réalisaient en 1999 plus de 50 % des ventes totales des dix enseignes leaders, obtenant des résultats de productivité très satisfaisants) et la croissance des parts de marché des « indépendants » organisés est la plus élevée de toute l’Europe. En même temps, la concentration s’est beaucoup accrue, au point de dépasser celle des marchés allemand et britannique (Bell, 2001b), surtout après la fusion Carrefour-Promodès (Cliquet, 2001). La traditionnelle concurrence par les prix, associée à des relations conflictuelles avec les fournisseurs, évolue vers une lente progression des marges et une compétition moins intense sur les prix. La loi Galland de 1997 et les Nouvelles Régulations Economiques (NRE) de 2001 ont largement contribué à ce résultat (Colla, 2002). Les leaders de ce format devraient poursuivre la restructuration de leurs magasins sur la base d’une spécialisation multiple, avec une présentation par « univers d’achat», et l’objectif de crédibiliser leur offre dans les principales catégories non alimentaires (Pellegrini, 2001), de modifier leur image discount et bas de gamme, d’améliorer l’atmosphère du magasin et de faire de l’achat une expérience plus gratifiante pour les consommateurs (Filser, 2001 et 2002). Les marques de distribution vont approcher le niveau britannique, grâce à une plus grande concentration, à la hausse du pouvoir de négociation des distributeurs et aux stratégies des leaders (Colla, 2001, Bell 2001c). Du fait de la croissance des marges des nouveaux hypermarchés, les maxi discounts - surtout les hard discounters allemands Lidl et Aldi - pourraient se retrouver face à une atténuation de la concurrence par les prix. Ils pourraient accroître ainsi leurs parts de marché au cours des prochaines années et dépasser - à la fin de la décennie - 15% des produits alimentaires au détriment avant tout des petits supermarchés et des magasins traditionnels. Une éventuelle intervention en force de Wal*Mart sur le marché durant la deuxième moitié de la décennie, à travers le rachat de quelques chaînes de taille moyenne (Casino, Cora, ou même Auchan) raviverait considérablement la concurrence et déstabiliserait le marché. Dans le non-alimentaire, les grands magasins et les magasins « populaires » devraient maintenir leurs parts de marché grâce aux rénovations des centresvilles (Houzé, 1998). Les premiers devraient progressivement orienter leurs concepts vers le haut de gamme et le luxe, en créant de véritables mises en scène cohérentes avec les produits proposés dans les points de vente. Les seconds devraient se transformer en magasins de proximité pour satisfaire les besoins de base des consommateurs urbains (Charrière et Gallo, 2001). Les indépendants Leclerc et Intermarché pourraient réagir à la pénétration de Wal*Mart en établissant un accord stratégique qui pourrait donner à la nouvelle centrale commune une puissance d’achat dans l’alimentaire supérieure à celle de Carrefour. En même temps, le nouveau groupe intègrerait les compétences des deux acteurs (Intermarché dans les MDD alimentaires et dans le bricolage, Leclerc dans le textile, l’or, la culture, les produits d’hygiène et beauté etc.). Carrefour devrait faire face plus directement au nouveau concurrent nord-américain, notamment si celui-ci intégrait le groupe Auchan, ou Casino et Cora. Dans ce cas, le nouveau Wal*Mart serait son principal rival dans les hypers et la France serait le seul pays européen où la concurrence serait directe. L’attractivité de l’offre alimentaire du géant américain pourrait augmenter grâce à Auchan (ou Casino et Cora), alors que son assorti- Les grandes surfaces spécialisées vont probablement progresser encore plus que les hypermarchés, gagnant des parts de marché dans de nombreux secteurs non alimentaires, notamment ceux où ils n’ont pas encore dépassé les distributeurs traditionnels (électroménager, chaussure, jardinage, microinformatique, téléphonie, habillement, produits 54 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 Tendances de la grande distribution en Europe : éléments pour un scénario Enrico Colla culturels). Mais le trait saillant de la transformation de ce secteur sera vraisemblablement le regroupement des indépendants en systèmes d’association, voire de franchise et de succursalisme « agile » (Badot, 2001a). de magasins et d’entrepôts contrôlés directement par le centre, dans la modeste diffusion du scanning et les livraisons peu fréquentes (Bell, 2000b). Par ailleurs, la concentration va vraisemblablement s’intensifier au cours des prochaines années et ces paramètres devraient donc s’aligner sur ceux qu’enregistrent actuellement les pays les plus avancés. Quant à l’e-commerce, si l’Europe est certes en retard par rapport aux Etats-Unis, la France présente une situation tout à fait originale. Si l’on envisage l’ensemble des ventes sur Minitel et Internet, elle était le leader en termes de parts de marché au début de la décennie (BCG, 2000a). En revanche, elle était en retard par rapport à tous les autres pays européens - sauf l’Italie, l’Espagne et le Portugal - si l’on ne prend en compte que les ventes sur Internet. Même la distribution sectorielle des ventes dans le commerce électronique était très influencée par la présence du Minitel (BCG, 2000b). La croissance des ventes sur Internet sera donc en partie liée au déclin du Minitel. L’érosion des ventes devrait varier selon les secteurs : plus forte dans l’alimentaire et plus faible dans le textile/habillement, le courtage et les voyages. Quoi qu’il en soit, en France, tous les secteurs devraient connaître une croissance sur Internet. Mais la baisse des ventes sur Minitel sera apparemment lente, ainsi que le report sur Internet. Au cours des prochaines années, la part de marché des ventes online ne constituera qu’une partie des ventes à distance, lesquelles resteront globalement stables tout au long de cette même période. L’ESPAGNE : VERS LE MODÈLE FRANÇAIS ? Au cours des prochaines années, en Espagne, l’hypermarché ne devrait plus accroître ses parts de marché comme dans les années 1990, laissant davantage de place aux supermarchés et au hard discount. Avec la consolidation du leadership à la française, on assistera probablement à un renforcement de quelques leaders nationaux - comme Hypercor (El Corte Inglès) pour les hypermarchés, Mercadona et Eroski, pour les supermarchés - et internationaux comme Ahold. Occupant une position encore faible en Espagne, où le secteur est dominé par Dia - une formule plutôt « soft » -, le hard discount devrait s’octroyer des parts de marché avec Lidl puis Aldi. Le leader européen est en effet bien décidé à pénétrer l’Espagne, un des rares pays européens - avec l’Italie qui lui échappe encore. Dans le non-alimentaire, les enseignes étrangères, notamment françaises, devraient continuer à gagner des positions dans des secteurs très fragmentés où il n’y a pas d’enseignes locales fortes, sauf dans l’habillement où des leaders (Zara, Mango) ont même réalisé un développement international très agressif. Cette croissance se fera au détriment du commerce traditionnel, mais aussi des grands magasins qui ont atteint en Espagne leur apogée ( Gil, Frasquet, Molla, Vallet, 2001) et détiennent actuellement le record européen des parts de marché. LES PAYS D’EUROPE DU SUD : VERS UNE PLUS FORTE CONCENTRATION ET INTÉGRATION DES STRUCTURES ? Début 2001, les enseignes françaises leaders dominaient déjà la grande distribution de ces pays (Espagne, Portugal, Italie et Grèce) et les hy-permarchés avaient notamment conquis des parts de marché assez élevées au Portugal (41 %) et en Espagne (34 %). Tous ces pays restent caractérisés en 2002 par une concentration nettement inférieure à celle du Nord de l’Europe et par un niveau d’intégration des structures organisationnelles nettement plus faible (Colla, 2001). Cette intégration se reflète dans les nombreuses centrales d’achats, chaînes vo-lontaires et coopératives, dans la proportion inférieure Les ventes on-line ne devraient pas beaucoup se développer dans ce pays où - comme au Portugal, en Italie et en Grèce - les coûts des communications téléphoniques et de la logistique sont élevés. En outre, le service est de qualité médiocre, les cartes de crédit peu utilisées, et les consommateurs - qui apprécient l’aspect social et festif des achats - aiment se rendre dans les magasins. 55 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 ADETEM Dotées de ressources financières et de compétences supérieures dans la gestion du format, les enseignes françaises devraient dominer le marché. Les Coop, leader des coopératives de consommateurs, et Conad, coopératives de détaillants, vont essayer de se défendre en jouant plusieurs cartes : la connaissance des consommateurs et l’enracinement local de leurs réseaux, la flexibilité de leur structure et la multi-canalité. À ceci s’ajoutent, du moins pour les Coop, les ressources financières provenant de l’épargne des adhérents ainsi que l’image d’un groupe aux pratiques managériales sophistiquées au niveau de l’éthique et sensible aux problèmes environnementaux et à la santé des consommateurs (Colla, 1999b). L’ITALIE : VERS UN MODÈLE ÉCLECTIQUE ET UNE MODERNISATION DÉPLOYÉE SUR TOUT LE TERRITOIRE ? En Italie, comme en Grèce, le système de distribution était encore en cours de modernisation en 2001. Les grandes surfaces à dominante alimentaire, hypermarchés et supermarchés, n’étaient pas très présentes et les magasins traditionnels spécialisés et non spécialisés occupaient toujours une place importante. Dans le non-alimentaire, les hypermarchés et les grands surfaces spécialisées étaient en plein essor et rivalisaient plus avec le commerce traditionnel qu’entre eux. Certaines régions plus avancées (Lombardie, Piémont, Vénétie et Emilie-Romagne) se rapprochent davantage du modèle français et, au cours des dix prochaines années, la modernisation devrait se compléter et s’étendre au reste du pays. Dans le non-alimentaire, les grandes surfaces spécialisées vont progresser à côté des hypermarchés et aux dépens du commerce traditionnel. Ce sont les enseignes étrangères qui vont probablement profiter le plus de cette révolution et les Français, favorisés par les affinités culturelles et la proximité géographique, devraient se tailler la part du lion dans plusieurs secteurs, notamment le bricolage, l’habillement, les articles de sport, la parfumerie et les produits culturels. Dans ces mêmes secteurs - et encore plus dans le mobilier, l’électroménager blanc et brun - quelques enseignes suédoises (Ikéa), allemandes (Media Saturne, Douglas) et suisses (Expert), vont pouvoir profiter de la croissance du marché italien. Les ventes on-line devraient enregistrer une croissance modeste, rien de plus, mais chacun sait que la péninsule a toujours été la lanterne rouge des ventes à distance en Europe (Colla, 2001). Les hypermarchés devraient au moins doubler leurs parts de marché (14% de l’alimentaire en 2000), tant dans l’alimentaire que le non-alimentaire ; les grands supermarchés (18% en 2000) et les discounts (6,7% en 2000) vont eux aussi progresser. Ces gains de parts de marché se feront au détriment du commerce traditionnel alimentaire et non alimentaire et des petits supermarchés, des nombreux groupements d’achats et chaînes volontaires dont les réseaux sont dispersés sur le territoire, dont les structures logistiques sont inefficaces et dont les compétences sont limitées en matière de gestion de produits non-alimentaires et de marques de distribution. La pénétration des entreprises françaises sur le marché italien à la fin des années 1990 (Colla, 1999) aura été le facteur décisif de ce changement radical du commerce transalpin. L’alliance stratégique d’Auchan avec Rinascente a permis au Français de se placer en leader des hypermarchés en Italie, avec la seule chaîne vraiment nationale, et d’occuper la troisième place de toute la distribution italienne. L’acquisition des hypermarchés Euromercato et des supermarchés GS aura permis à Carrefour de devenir le deuxième groupe du pays, après les Coop, et la troisième chaîne d’hypermarchés, après Coop et Auchan. La concurrence par les prix, modeste jusqu’à l’arrivée des enseignes étrangères, devrait s’intensifier à la suite d’une confrontation plus directe entre grands groupes internationaux et nationaux et entraîner une innovation et une différenciation accrue dans les formats et les enseignes, comme en témoigne la nouvelle stratégie des « mégastores » de Benetton (Camuffo, Romano et Vinelli, 2001). Mais de plus en plus d’enseignes italiennes - comme on l’a vu récemment avec Coin, Giacomelli - manifesteront leurs ambitions internationales. La politique commerciale, progressivement plus libérale en matière d’ouvertures, va interdire la vente à perte et contrôler les concentrations, ainsi que l’éventuelle constitution de supercentrales monopolistiques et les abus de positions dominantes vis-à-vis des fournisseurs. La progression des groupes français est apparemment inévitable pour les prochaines années. 56 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 Tendances de la grande distribution en Europe : éléments pour un scénario Enrico Colla LA POLOGNE ET LES PAYS D’EUROPE CENTRALE : LA RÉVOLUTION COMMERCIALE ACCÉLÉRÉE ET L’ÉMERGENCE DES ACTEURS LOCAUX. et la distribution moderne dans l’alimentaire ne représentait que 25% du marché (16% en 1998 et 22% en 1999). Les hypermarchés - 112 magasins - se sont davantage développés, devant les supermarchés et les discounts. Le marché du centre de l’Europe (notamment la Pologne, la Hongrie, la République Tchèque et la Slovaquie) comprend plus de 60 millions de consommateurs. Leur revenu disponible a augmenté au cours des dernières années et les prévisions, même en tenant compte d’une réduction de la croissance, demeurent positives. Signalons en outre que la consommation de produits alimentaires y est particulièrement forte (34% du budget familial en Pologne en 2000). Au cours des dix prochaines années, on devrait assister à une révolution commerciale et la grande distribution détiendra probablement bien plus de 50 % du marché, enregistrant une progression plus rapide que dans tout le reste du continent, même en Italie et en Espagne (Domanski, 2001). Les enseignes étrangères - notamment Casino, Auchan, Carrefour, Tesco (Bell, 2000c), Ahold et Jeronimo Martins - sont déjà assez bien placées pour occuper encore à la fin de la prochaine décennie des positions de leaders en Pologne comme dans les autres pays de l’Est. En raison de sa population élevée - environ 39 millions d’habitants -, relativement jeune et dispersée dans de nombreuses villes de plus de 250 000 habitants, la Pologne est commercialement le plus attractif de ces pays pour les enseignes de la grande distribution. La modernisation de l’appareil commercial est ici plus récente que dans les autres nations de cette région, comme la Hongrie et la Slovaquie, et provient en partie de l’étranger (Colla, 1997b). Ce n’est qu’à partir de 1996 que le commerce traditionnel a commencé à décroître à la suite d’une forte croissance des formats modernes - hypermarchés, supermarchés, hard discount et grandes surfaces spécialisées - appartenant pour la plupart à des firmes étrangères (Domanski, 2001). La priorité des entreprises devrait être encore pendant longtemps d’établir le plus rapidement possible un réseau de magasins, de préférence multiformat, afin de dégager un maximum d’économies d’achat et d’échelle, et de profiter de synergies logistiques. Au cours de la décennie, le nombre d’hypermarchés pourrait au moins doubler et les supermarchés pourraient afficher une croissance très élevée. Mais, pour ces derniers, les perspectives pour les firmes étrangères seraient moins intéressantes. La taille plus modeste des magasins, la faible diffusion de la transmission électronique de données, le prix élevé des terrains, le retard des infrastructures logistiques, sont autant de handicaps pour les leaders étrangers (Spar, Julius Meinl, Gib, Ahold, Intermarché, Billa) qui auront du mal à exploiter complètement leurs avantages compétitifs. Les enseignes nationales pourraient conquérir des parts de marché en modernisant leurs magasins à travers la constitution de réseaux (centrales d’achat, unions volontaires et systèmes de franchise). À la différence des pays du sud de l’Europe, dominés par les enseignes françaises, la présence internationale en Pologne est plus variée. Après l’époque des pionniers - 1990/1995 - quand, malgré des conditions encore chaotiques, certaines entreprises ont fait des acquisitions (Gib, Billa), des ouvertures directes (Ikea, Dohle) ou des franchises (Rema 1000), on a assisté à une phase de « colonisation » (Dawson, Henley, 1998), avec tout un groupe de nouvelles enseignes (Leclerc, Auchan, Docks de France, Casino, Jeronimo Martins, Metro, Tengelmann ) qui ont pénétré le pays, réalisant un développement rapide. Et puis, dès 1998, les enseignes étrangères ont commencé à consolider leurs positions, toujours dans un cadre de forte croissance. Quant au discount, il comptait déjà 928 magasins début 2000 et, compte tenu du niveau des revenus des ménages polonais (41% de la moyenne enregistrée au sein de l’UE en 2000) et la part très élevée de l’alimentation (34% en 2000), on peut prévoir un développement très dynamique de ce format (Domanki, 2001). Dans un contexte socio-économique difficile, avec une distribution plus moderne et moins de magasins traditionnels de proximité, les Début 2000, 23 enseignes internationales étaient installées en Pologne, tous formats confondus, 57 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 ADETEM consommateurs privilégieront les bas prix, et pas seulement les grandes marques. Les enseignes allemandes (Tengelmann et bientôt Lidl, puis probablement Aldi), le groupe Portugais JMP et le Français Leader Price (Casino), devraient profiter davantage de cet essor. 2001). Mais leur survie implique une transformation constante pour s’adapter aux nouvelles attentes des consommateurs. Il est probable que la prochaine décennie permettra au commerce des pays d’Europe centrale de se rapprocher de celui des pays occidentaux. De leur côté, les pays méridionaux devraient rattraper les systèmes les plus avancés. La croissance des formats modernes étant globalement réalisée dans les autres grands pays européens, les transformations devraient se produire essentiellement avec la montée en puissance des hypermarchés et des hard discount allemands, là où ils sont encore peu présents, et avec la pénétration des grandes surfaces spécialisées et du e-commerce. La diffusion des hypermarchés et des grands centres commerciaux - qui devraient au moins doubler au cours des dix prochaines années - entraînera aussi le développement des grandes surfaces spécialisées, d’abord dans le bricolage et l’équipement électrique, puis dans tous les autres secteurs ; les enseignes françaises (Castorama, Conforama, Leroy Merlin, Extrapole, Sephora, etc) et allemandes (Obi, Practiker, Media Market etc) devraient être les mieux servies. Dans l’alimentaire et - encore plus - dans le non-alimentaire, de considérables transformations de tous les formats vont avoir lieu et de nouveaux formats verront le jour à la suite du déploiement de nouvelles stratégies de différenciation de l’offre et des innovations en matière d’assortiment, d’agencement et d’« atmosphère » des points de vente (Moati, 2000 ; Filser, 2001 et 2002). Il est probable que la concurrence par les prix va s’intensifier entre les enseignes modernes, un phénomène dont les conséquences sont bien connues à l’Ouest : les petits magasins seront moins nombreux, les enseignes les plus faibles - même étrangères - disparaîtront du marché et la concentration des enseignes et des entreprises progressera de son niveau actuel très bas - en 2000, 9 % du marché était détenu par les cinq premiers groupes de l’alimentaire (Géant , Hit, GMP, Carrefour et Réal), alors qu’en France ce pourcentage était de 74 % - pour se rapprocher de ceux de l’Italie et de l’Espagne. À la suite d’une concentration et d’une intégration logistique croissantes, les marques de distribution devraient se développer et atteindre, à la fin de la décennie, un niveau tout à fait comparable à celui actuellement enregistré en Italie ou en Espagne. Ce n’est probablement qu’à la fin de cette décennie que le système devrait être mûr et oligopolistique et permettre une véritable différenciation des concurrents. Par ailleurs, le gouvernement est déjà en train d’introduire de nouvelles lois visant à ralentir les ouvertures des grandes surfaces et à interdire les pratiques - aujourd’hui tolérées - de ventes à perte. L’impact global du e-commerce ne devrait pas être quantitativement très consistant en Europe au cours des dix prochaines années, contrairement à la plupart des prévisions formulées au début du siècle actuel. Ce nouveau canal devrait entraîner une faible croissance des ventes à distance, - surtout dans les produits informatiques et « culturels » (Colla, 2001) dans les pays où celles-ci s’étaient déjà bien développées par le passé ; ceci pour des raisons à la fois culturelles et organisationnelles. Plutôt qu’une hausse des ventes, Internet devrait donner lieu à des synergies dans le marketing (surtout au niveau de la communication, des services à la consommation et de la fidélisation) chez les acteurs traditionnels, désormais tous convertis au « brick and click » (BCG, 2001). L’évolution du contexte concurrentiel devrait subir surtout l’influence de l’internationalisation des enseignes européennes, mais aussi nord-américaines (Wal*Mart, Office Depot, etc.). Le poids des entreprises multinationales va vraisemblablement beaucoup augmenter et les groupes étrangers seront plus nombreux que maintenant parmi les leaders de chaque pays. Des entreprises qui, jusqu’au début des années 2000, avaient conservé un caractère national - CONCLUSION Il est très rare que les systèmes de distribution connaissent des changements soudains et rapides. Selon des cycles de vie (Davidson, Bates, and Bass, 1976) souvent assez longs, les formes de vente « se sédimentent plutôt qu’elles ne disparaissent » (Badot, 58 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 Tendances de la grande distribution en Europe : éléments pour un scénario Enrico Colla rope centrale où il pourrait y avoir des déséquilibres trop marqués entre formats modernes (et enseignes étrangères fortes) et formats traditionnels (et enseignes nationales faibles). Mais au cours des années 2000, la législation commerciale aura plutôt tendance à contrecarrer les effets indésirables d’une concurrence trop agressive par les prix et à défendre les consommateurs et les PME des abus de pouvoir d’éventuels monopoles. En cela, les administrations nationales devraient être épaulées par la vigoureuse politique anti-monopolistique de la Commission Européenne. comme les Britanniques Sainsbury et Safeway, les Italiens Coop Italia et Esselunga, les Espagnols Mercadona, Eroski et El Corte Inglès, le Suisse Migros , etc. - vont probablement occuper des positions importantes à l’étranger, et même des enseignes de taille plus modeste pourraient réaliser de plus gros volumes sur les marchés transfrontaliers (Dawson, 2001). Par ailleurs, la différenciation des enseignes devrait être de plus en plus poussée et les marques de distribution pourraient augmenter considérablement dans tous les pays - sauf au Royaume-Uni où elles ont déjà atteint un niveau très élevé - et améliorer leur image et leur positionnement par rapport aux marques des producteurs. En 2010, le commerce européen devrait se caractériser par des différences moins marquées qu’aujourd’hui entre les pays, mais par une segmentation des marchés, une variété et une différenciation des formats et des enseignes plus fortes au sein de chaque pays. La politique commerciale devrait avoir une influence directe majeure sur le développement de la grande distribution, surtout dans les pays d’Eu- RÉFÉRENCES Badot, O. (2001a) - De la quasi-intégration au succursalisme agile : une lecture exploratoire de la distribution contemporaine par la théorie des coûts de transaction, dans Regards de la stratégie sur l’économie des coûts de transaction dirigé par Patrick Joffre, Vuibert Paris. Badot, O. 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Nous présentons brièvement les différents modèles commerciaux, les catégories de biens vendus et les principales procédures d’enchères utilisées. Nous soulignons la prédominance des enchères anglaises. Dans ce cadre, nous analysons certains problèmes spécifiques posés par l’utilisation de cette procédure d’enchères. Pour finir, nous discutons brièvement des possibilités de manipulation et de fraude pouvant survenir dans une vente aux enchères sur l’Internet. Mots-clefs : Ventes aux enchères – Internet - Comportement du consommateur - Efficience. Abstract Auctions are now a widespread transaction mechanism on the Internet. In this paper, we study the on-line auctions market concerning the B-to-C and C-to-C transactions. We briefly present the various business models, the categories of goods sold and the main auctions procedures used. We underline the prevalence of the English auctions. Within this framework, we analyze some specific problems posed by the use of the English auctions’ procedure. To finish, we briefly discuss the possibilities of manipulating bids and fraud that can occur in an Internet auctions. Keyword : Auctions – Internet - Consumer Behavior - Efficiency. * Je tiens à remercier le Comité des publications de la Revue Française du Marketing pour ses commentaires qui ont contribué à améliorer cet article. 63 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 ADETEM qui ont cherché à analyser la structure de ce nouveau marché et à comprendre la diversité des mécanismes d’échange pouvant être implémentés dans un environnement électronique (Turban, 1997) ; (Beam & Segev, 1998) ; (Beam, 1999) ; (Chui & Zwick, 1999) ; (Klein & O’Keefee, 1999) ; (Lucking-Reiley, 2000a). INTRODUCTION La plupart du temps, un commerçant qui met en vente un produit est incertain de la demande qui peut s’y adresser. En d’autres termes, il se trouve en situation d’information incomplète, car il ne connaît pas le prix de réservation(1) de chacun de ses clients potentiels. Dans une telle situation, un vendeur doit fixer son prix de manière à maximiser son profit tout en prenant en considération son manque de connaissance a priori sur le marché. Sur l’Internet, lorsqu’un vendeur propose un bien unique ou plusieurs biens identiques disponibles en faible quantité, il peut recourir à une procédure d’enchères lui permettant de laisser le soin au marché de déterminer a posteriori la tarification la plus rentable. Une vente aux enchères est un mécanisme de transaction qui possède un ensemble de règles explicites et qui permet de déterminer l’allocation et le prix de ressources sur la base de différentes offres faites par les participants du marché (McAfee & McMillan, 1987). Ce mécanisme de transaction est relativement simple et il a l’avantage supplémentaire d’être une institution dont la conduite peut être déléguée à un agent non supervisé (Milgrom, 1989). Les ventes aux enchères ont depuis longtemps fait l’objet de nombreuses études théoriques et expérimentales (McAfee & McMillan, 1987) ; (Milgrom, 1989) ; (Klemperer, 2000). Néanmoins, leur utilisation sur l’Internet soulève de nouvelles questions de recherche car les sites ont modifié certains paramètres des procédures d’enchères traditionnelles (Roth & Ockenfels, 2001). Dans cet article, nous étudions les caractéristiques du marché des ventes aux enchères sur l’Internet et nous analysons comment les paramètres des enchères en ligne peuvent influencer ou affecter une transaction. Les enchères sont utilisées depuis des centaines d’années. Le mot lui même provient du latin “augere” qui signifie augmenter. La pratique des enchères était fréquente dans certaines civilisations anciennes comme les civilisations babyloniennes ou romaines. Une des plus célèbres ventes aux enchères de l’histoire s’est déroulée à Rome en l’an 193 après JésusChrist (Cassady, 1967). La garde prétorienne, ayant assassiné l’empereur romain de l’époque (Pertinax), mis le trône de l’empire aux enchères publiques. Quand le richissime sénateur Didius Julianus, proposa la meilleure offre consistant en une donation de 25 000 sesterces pour chacun des gardes prétoriens, ces derniers le déclarèrent empereur (Cassady, 1967 ; p. 10) ; (Shubik, 1983 ; p. 40). Depuis cette époque, les ventes aux enchères ont considérablement évolué et elles sont aujourd’hui utilisées dans de nombreux secteurs de l’activité économique : vente de produits financiers, vente d’objets d’art, vente de droits à l’exploitation pétrolière, vente de licences pour la téléphonie mobile de nouvelle génération (licences UMTS), etc. De nos jours, le développement de l’Internet, en diminuant les coûts d’organisation et de participation à des ventes aux enchères, a également popularisé leur utilisation. Désormais, de simples consommateurs ont la possibilité de vendre et/ou d’acheter un grand nombre de produits dans des ventes aux enchères en ligne. Récemment, l’apparition de ce mécanisme de transaction sur le réseau a capté l’attention de la presse populaire et de la presse professionnelle (Herschlag & Zwick, 2000). Les ventes aux enchères sur l’Internet ont également fait l’objet de nombreuses études de la part d’économistes et de gestionnaires Cet article est organisé comme suit. Dans une première partie, nous présentons le marché des ventes aux enchères sur l’Internet. En particulier, nous nous intéressons aux modèles commerciaux, aux biens vendus et aux procédures d’enchères utilisées sur le réseau. Dans une seconde partie, nous analysons le comportement des consommateurs et l’efficience des enchères en ligne. Dans une dernière partie, nous discutons certains problèmes spécifiques liés à l’utilisation de ce mécanisme de transaction sur l’Internet. (1) Dans la littérature économique, le prix de réservation d’un consommateur est défini comme le prix maximal au-delà duquel celui-ci ne désire pas acheter un produit (Varian, 1995 ; p. 155). En d’autres termes, un prix de réservation individuel correspond simplement au montant maximal auquel un consommateur est prêt à payer un produit. 64 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 Les enchères en ligne Laurent Deveaux (Lucking-Reiley, 2000a). En terme de volume et de montant des transactions, les plus importants sites appartenant à cette catégorie sont eBay (www.ebay.com), Yahoo ! (www.yahoo.com) et Amazon (www.amazon.com)(2) (Source : www.forbes.com). Contrairement aux sites marchands dont les profits dépendent uniquement des prix auxquels ils adjugent leurs produits, les sites de vente se rémunèrent avec des commissions fixes et/ou des commissions variables proportionnelles aux prix d’adjudication des produits qu’ils ont vendus. Sur l’Internet, ces commissions sont le plus souvent payées par les vendeurs (Lucking-Reiley, 2000a), mais elles sont beaucoup moins élevées que celles payées habituellement à un commissaire priseur dans une salle des ventes. Par exemple, un site comme eBay fait payer à un vendeur une commission approximativement égale à 5% du prix d’adjudication(3) alors qu’une grande société de vente aux enchères comme Sotheby’s fait payer respectivement à l’acheteur final et au vendeur une commission égale à 15% et à 20% du prix adjugé. Cette forte diminution des coûts de participation a été rendue possible par la baisse des coûts d’organisation d’une vente aux enchères dans un environnement digital. Par rapport à une maison de vente traditionnelle, un site de vente a en effet la possibilité d’automatiser l’ensemble des étapes nécessaires à une vente aux enchères. Cette automatisation couvre à la fois la procédure d’enregistrement des biens à vendre, la recherche des consommateurs pour identifier les biens susceptibles de les intéresser, l’enregistrement des offres des enchérisseurs et l’actualisation en temps réel de l’état d’une vente aux LE MARCHÉ DES VENTES AUX ENCHÈRES SUR L’INTERNET Les ventes aux enchères sont apparues sur le Web en 1995 avec l’ouverture des sites Onsale (www.onsale.com) et eBay (www.ebay.com). Depuis, de nombreux autres sites sont entrés sur ce marché et le montant des transactions conclues par des procédures d’enchères en ligne a connu une très forte croissance. Par exemple, entre le 1er novembre 1998 et le 2 juillet 1999, le montant mensuel des transactions effectuées sur le site eBay est passé de 75 millions d’euros à 203 millions d’euros (LuckingReiley, 2000a). Au niveau de l’ensemble du marché, le montant annuel des transactions réalisées par des ventes aux enchères est passé de 715 millions d’euros en 1998 à 7,15 milliards d’euros en 2000 (Source : www.emarketer.com). Dans les années à venir, le marché des ventes aux enchères sur l’Internet va continuer son développement et le montant des transactions devrait atteindre 18 milliards d’euros en 2004 (Source : www.emarketer.com). MODÈLES COMMERCIAUX ET BIENS VENDUS Sur l’Internet, les sites proposant des ventes aux enchères peuvent être décomposés en deux catégories. La première catégorie regroupe des sites marchands qui utilisent des procédures d’enchères pour vendre leurs propres marchandises. Ces sites jouent simultanément le rôle de vendeurs et de commissaires priseurs et ils gèrent l’ensemble des processus de transaction allant de l’organisation des ventes aux enchères à la livraison des produits. En terme de volume et de montant des transactions, les plus importants sites marchands sur le réseau sont Onsale (www.onsale.com), FirstAuction (www.firstauction.com) et uBid (www.ubid.com) (Source : www.forbes.com). La seconde catégorie regroupe des sites de vente qui jouent seulement le rôle de commissaires priseurs pour le compte de différents vendeurs. Ces sites sont de simples intermédiaires qui proposent à la vente des produits appartenant à des individus ou à de petits commerçants. Ils laissent le soin à ces derniers de s’occuper du paiement et de la livraison de leurs produits. Sur le réseau, les sites de vente sont les plus représentés et ils regroupent approximativement les trois quart des sites proposant des ventes aux enchères (Chui & Zwick, 1999) ; (2) Les sociétés Yahoo ! et Amazon sont entrées tardivement sur le marché (Yahoo ! a proposé des ventes aux enchères à partir octobre 1998 et Amazon à partir de mars 1999). Malgré leur grande renommée sur l’Internet, ces deux sociétés n’ont pas encore réussi à atteindre une importance comparable à celle d’eBay. Ce phénomène peut s’expliquer par le maintien de l’avantage comparatif qu’a eBay comme premier entrant sur ce marché où les externalités jouent un rôle très important (Adamic & Huberman, 2000). D’une part, les vendeurs préfèrent lister leurs biens sur le site fréquenté par le plus grand nombre d’acheteurs et, d’autre part, les acheteurs préfèrent se connecter au site qui propose le plus grand nombre de produits. (3) Plus précisément, le site eBay.com fait payer deux types de commission à un vendeur. Une première commission fixe est payée pour répertorier un produit dans la liste des ventes aux enchères (entre 0,25 et 30 euros en fonction de certains paramètres de l’enchère) et une seconde commission variable est payée proportionnellement à son prix d’adjudication (5% si le prix est inférieur à 50 euros puis 3,5% pour un montant compris entre 50,01 et 1000 euros et 1,5% au delà de 1000,01 euros). 65 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 ADETEM enchères. Un commissaire priseur qui exerce sur l’Internet peut donc conduire simultanément et à moindre coût un très grand nombre de ventes. te des sites Web de grandes sociétés de vente aux enchères comme Sotheby’s (www.sothebys.com) et Christie’s (www.christies.com) pourrait prochainement modifier cette tendance. Participer à des ventes Cette diminution des coûts a permis d’augmenaux enchères en ligne nécessite l’utilisation d’un ter la diversité et le nombre des biens mis aux ordinateur et des connaissances minimales en inforenchères. Désormais, les sites de vente permettent à matique. Il n’est donc pas étonnant de trouver en des individus de vendre un grand nombre de proseconde position des produits proposés, les ordinaduits dont la valeur est relativement faible(4). Un site teurs et différents autres produits électroniques. On comme eBay traduit parfaitement cette tendance en peut remarquer que la majorité des biens vendus répertoriant plusieurs millions de produits divers aux enchères sur l’Internet sont encore des biens pour un prix moyen d’adjudication inférieur à 40 physiques (i.e., des biens qui doivent être livrés phyeuros (Lucking-Reiley, 2000a). Comme le montre le siquement aux acheteurs) et non des biens informatableau 1, les catégories de biens vendus par des tionnels (i.e., des biens qui peuvent être livrés aux procédures d’enchères sont très variées et les sites acheteurs par l’intermédiaire du réseau). L’Internet qui utilisent des ventes aux enchères (quelle que soit étant très bien adapté pour distribuer ce dernier type la catégorie à laquelle ils appartiennent) peuvent de bien, on devrait assister à une forte croissance être spécialisés dans la vente d’un seul type de prodes échanges les concernant dans l’avenir (Beam, duit ou couvrir une plus large gamme. 1999). Par exemple, des biens comme les tickets de spectacle, les réservations d’hôtel ou les billets d’avion pourront être de plus en plus vendus aux Tableau 1 enchères sur l’Internet car leur offre est relativeRépartition des biens vendus aux enchères ment limitée (contrairement aux biens durables) et ils ne peuvent pas être stockés face à une Catégories Pourcentage de sites(5) demande fluctuante. Antiquités et objets de collection 63 % Quelle que soit la catégorie de bien consi(timbres, monnaies, livres, etc.) dérée, les produits mis aux enchères sur le réseau sont le plus souvent uniques ou dispoOrdinateurs et autres 34 % nibles en faibles quantités. Les sites de vente produits bruns proposent essentiellement des objets d’occasion et de collection dont la quantité disponible est Logiciels 12 % unitaire. A contrario, les sites marchands proposent le plus souvent des produits neufs dispoBijoux 12 % nibles en faible quantité (généralement entre à 5 Divers biens d’occasion 11 % Autres (voyages, vins, billets d’avion, locations ou ventes de biens immobiliers, etc.) (4) Lorsqu’un individu désire vendre un objet peu coûteux, l’utilisation d’une enchère en ligne peut être considérée comme un substitut à des méthodes de vente plus traditionnelles comme la parution d’une annonce dans un journal ou la vente dans une brocante (Beam & Segev, 1998). Par ailleurs, on peut également noter qu’en augmentant le nombre d’enchérisseurs potentiels, une vente aux enchères sur l’Internet est susceptible d’augmenter le revenu d’un vendeur. En effet, Harris & Raviv (1981) ont montré qu’il existe une relation croissante entre le prix d’adjudication d’une vente aux enchères et le nombre d’enchérisseurs qui y participent. Concernant ce dernier point, l’étude de Lee (1997) a montré que le prix de vente d’une voiture d’occasion était plus élevé lorsqu’elle était mise aux enchères sur l’Internet car le nombre d’acheteurs potentiels est plus important. 19 % (Source : Lucking-Reiley, 2000a). Comme dans les ventes aux enchères traditionnelles, les produits les plus vendus aux enchères sur l’Internet sont les antiquités et les objets de collection. Cette catégorie est majoritairement composée de biens peu coûteux car les antiquités et les objets d’art de grande valeur continuent à être vendus dans des salles des ventes. Néanmoins, l’ouverture récen- (5) Le total des pourcentage est supérieur à 100% car certains sites vendent plusieurs catégories de biens. 66 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 Les enchères en ligne Laurent Deveaux et 40 unités). Les produits neufs vendus par les sites marchands proviennent principalement du rachat de surplus de matériel informatique ou électronique de fin de série, ou du rachat du stock d’un magasin mis en liquidation (Chui & Zwick, 1999). ment important d’acheteurs potentiels connectés sur le site (Chui & Zwick, 1999). L’utilisation de cette procédure d’enchères demande donc au commissaire priseur une importante publicité préalable et elle ne permet aucune flexibilité aux consommateurs qui doivent nécessairement être en ligne pour y participer. Les trois autres procédures d’enchères n’ont pas ces inconvénients car elles peuvent se dérouler de manière asynchrone sur une durée qui peut aller de quelques jours à plusieurs semaines. Ainsi, elles permettent aux consommateurs de ne pas suivre continuellement une vente aux enchères pour y participer, tout en assurant au vendeur la participation la plus importante possible. La prédominance des enchères anglaises peut alors avoir différentes explications. Contrairement à une enchère sous plis scellés ou à une enchère à la Vickrey, l’enchère anglaise permet plus d’interactivité et de convivialité dans une transaction (Beam & Segev, 1998) ; (Chui & Zwick, 1999) et elle peut ainsi donner aux consommateurs le plaisir de jouer (Hoffman & Novak, 1996) ; (Beam & Segev, 1998). Ces arguments développés dans la littérature sur le commerce électronique peuvent aussi être complétés par d’autres justifications. Tout d’abord, la stratégie d’un consommateur est cognitivement plus difficile à appréhender dans une enchère sous plis scellés que dans une enchère anglaise. En effet, si dans une enchère sous plis scellés le consommateur doit déterminer sa proposition en fonction de ses croyances sur les offres de ses concurrents, il dispose d’une stratégie dominante dans une enchère anglaise qui consiste sim- Les différentes procédures d’enchèresI Sur l’Internet, les principales(6) procédures d’enchères utilisées sont les suivantes : les enchères “anglaises” (ou enchères montantes), les enchères sous plis scellés, les enchères “à la Vickrey” et les enchères “hollandaises” (ou enchères descendantes). Dans le tableau 2, nous donnons une brève description du protocole de fixation des prix associé à chacune d’entre elles, ainsi que quelques exemples de sites qui les utilisent. Comme le montre le tableau ci-après, les quatre procédures d’enchères utilisées par les sites sur le réseau correspondent à des procédures d’enchères traditionnelles ayant fait l’objet de nombreuses études théoriques et expérimentales (McAfee & McMillan, 1987) ; (Kagel, 1995). Néanmoins, cette variété des procédures d’enchères n’est qu’apparente car, dans la pratique, les enchères anglaises sont largement les plus utilisées. Dans son étude, Lucking-Reiley (2000a) reporte que sur les 142 principaux sites de ventes aux enchères qu’il a recensés, 121 utilisent les enchères anglaises, 16 les enchères sous plis scellés, 5 les enchères à la Vickrey et seulement 3 d’entre eux les enchères hollandaises(7). Cette forte prédominance des enchères anglaises s’explique principalement par les avantages de son protocole, mais également par certains inconvénients posés par les trois autres procédures d’enchères. (6) Récemment, des sites proposant des ventes aux enchères inversées (ventes aux enchères à destination des vendeurs) ont été mis en place sur l’Internet ([www.priceline.com] ; [www.jefixe.com]). Dans notre étude, nous considérons uniquement les sites proposant des ventes aux enchères à destination des acheteurs. (7) Le total est supérieur à 142 car 3 sites proposent deux formes d’enchères différentes. On peut également noter que les sites les plus importants en terme de volume de transaction utilisent exclusivement des enchères anglaises. Pour être un mode de vente efficace, une enchère hollandaise doit se dérouler sur un laps de temps relativement court avec un nombre suffisam- 67 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 ADETEM Tableau 2 Les différentes procédures d’enchères utilisées sur l’Internet Enchères Anglaises Descriptions Procédure Le vendeur fixe un prix initial, le montant de l’incrément minimal et les acheteurs peuvent ensuite surenchérir les uns sur les autres jusqu’à l’adjudication du commissaire priseur. Exemples eBay [www.ebay.com] Onsale [www.onsale.com] Gagnant Le vainqueur de l’enchère est l’acheteur qui a fait l’offre la plus élevée. Il doit payer le montant correspondant. Sous plis scellés Procédure Les acheteurs envoient par e-mail une offre secrète et non modifiable. Les différentes offres sont ouvertes simultanément par le commissaire priseur à la clôture de l’enchère. The Chicago Wine Company [www.tcwc.com] Timeshare Resale International [www.timeshare-resales-4u.com] Gagnant Le vainqueur de l’enchère est l’acheteur qui a fait l’offre la plus élevée. Il doit payer le montant correspondant. Procédure Les acheteurs envoient par e-mail une offre secrète et non modifiable. Les différentes offres sont ouvertes simultanément par le commissaire priseur à la clôture de l’enchère. Vickrey Antebellum Covers [www.antebellumcovers.com] Sandafayre [www.sandayre.com] Nauck’s Vintage Record [www.78rpm.com] Gagnant Le vainqueur de l’enchère est l’acheteur qui a fait l’offre la plus élevée. Il doit payer le montant de la seconde meilleure offre majorée d’un certain pourcentage. Procédure Le vendeur fixe un prix initial (élevé) et le commissaire priseurfait ensuite diminuer le prix à intervalle de temps régulier. Klik-Klok Department store [www.klik-klok.com] Bid.com [www.bid.com] Hollandaises Gagnant Le vainqueur de l’enchère est le premier acheteur acceptant l’offre proposée. Il doit payer le montant correspondant. 68 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 Les enchères en ligne Laurent Deveaux plement à surenchérir jusqu’à son prix de réservation (i.e., le prix maximal auquel il est prêt à payer le produit) (Vickrey, 1961)(8). L’existence de cette stratégie robuste et simple pour les consommateurs peut également permettre d’obtenir un résultat plus efficient (Milgrom, 1989). Il existe un autre argument en faveur de l’utilisation d’enchères anglaises au lieu d’enchères à la Vickrey. En effet, si d’un point de vue théorique ces deux procédures d’enchères sont stratégiquement équivalentes (Vickrey, 1961), l’enchère à la Vickrey nécessite en plus que les consommateurs fassent largement confiance au commissaire priseur, car ce dernier peut aisément en manipuler le résultat. En effet, lorsque les différents acheteurs ont révélé leur prix de réservation, le commissaire priseur peut être incité à tricher en prétendant au vainqueur que la seconde meilleure offre n’est que faiblement inférieure à la sienne (Rothkopf, Teisberg & Kahn, 1990) ; (Lucking-Reiley, 2000b). Une telle manipulation ne peut se produire dans une enchère anglaise car le vainqueur n’a jamais besoin de révéler au commissaire priseur le montant maximal qu’il aurait été prêt à payer. L’ensemble de ces arguments explique l’utilisation prédominante des enchères anglaises sur l’Internet. Dans la suite de cette section, nous focaliserons essentiellement notre attention sur cette procédure d’enchères. Dans ce cas, les arbitrages entre les acheteurs se font, dans un premier temps, en fonction de la quantité demandée puis, dans un second temps, en fonction de la date des propositions. Si deux acheteurs ont fait la même proposition de prix, celui qui a demandé une quantité plus importante gagne. Si les deux acheteurs ont demandé la même quantité pour un prix identique, le premier qui a placé son offre est déclaré gagnant. Les sites de vente et les sites marchands diffèrent également par certains paramètres qu’ils utilisent, ou donnent la possibilité d’utiliser, lors d’une vente aux enchères. La plupart des sites de vente demandent aux vendeurs de fixer une date d’adjudication prédéterminée tandis que les sites mar- (8) Dans son article de 1961, William Vickrey a démontré qu’une enchère hollandaise était stratégiquement équivalente à une enchère sous plis scellés car l’information dont disposent tous les acheteurs avant le déroulement de ces deux enchères est identique (un acheteur quelconque ne peut pas obtenir d’information sur le prix de réservation de ses concurrents avant de faire luimême son offre). Rappelons que deux enchères A et B sont stratégiquement équivalentes si elles permettent au commissaire priseur d’obtenir un revenu espéré identique et si des acheteurs rationnels doivent suivre la même stratégie dans chacune d’entre elles. Dans une enchère hollandaise ou une enchère sous plis scellés, la stratégie d’un acheteur rationnel consiste à offrir un même montant strictement inférieur à son prix de réservation (la différence entre le montant offert et le prix de réservation dépend des croyances de l’acheteur sur les offres de ses concurrents) afin d’obtenir un surplus en cas de victoire. Sous l’hypothèse que les acheteurs connaissent sans ambiguïté leur propre prix de réservation, William Vickrey a également démontré qu’une enchère anglaise était stratégiquement équivalente à une enchère sous plis scellés où le gagnant ne paye que le montant de la seconde meilleure offre majorée d’un incrément (cette enchère est désormais connue sous le nom d’enchère à la Vickrey). Dans ces deux enchères, les acheteurs ont une stratégie dominante (i.e., une stratégie qui ne dépend pas des stratégies suivies par les concurrents) qui consiste à proposer le montant de leur propre prix de réservation. Plus précisément, dans une enchère anglaise, un acheteur doit surenchérir jusqu’à son prix de réservation puis abandonner la vente lorsque celui-ci est dépassé. En ajoutant deux hypothèses supplémentaires (les prix de réservation des acheteurs sont des variables aléatoires indépendantes et identiquement distribuées, et les acheteurs sont neutres par rapport au risque), William Vickrey a établi le théorème d’équivalence du revenu : les deux paires d’enchères permettent au commissaire priseur d’obtenir le même revenu espéré. On peut noter que sous des hypothèses de modélisation différentes, ce théorème d’équivalence du revenu n’est plus valable (Milgrom & Weber, 1982) ; (Maskin & Reiley, 1984). Comme nous l’avons précédemment souligné, les sites de vente et les sites marchands diffèrent par le nombre de produits proposés lors d’une vente aux enchères. Sur les sites de vente, l’enchère anglaise est essentiellement utilisée pour vendre un bien unique, tandis qu’elle est utilisée pour vendre plusieurs unités d’un même produit sur les sites marchands. Dans ces ventes aux enchères multi-produits, deux règles de fixation des prix peuvent être employées, soit une règle de tarification discriminante, soit une règle de tarification uniforme. Avec la première règle, chaque acheteur gagnant paye le montant de son offre, alors qu’avec la seconde il paye seulement le montant correspondant à la dernière offre acceptée(9). Dans une vente aux enchères multi-produits, les consommateurs ont la possibilité d’acheter plusieurs unités, mais ils sont contraints de proposer un prix identique pour chacune d’entre elles. Lors de la clôture d’une telle vente aux enchères, les acheteurs gagnants sont ceux qui ont proposé les prix les plus élevés. Néanmoins, il est possible qu’un prix gagnant ait été proposé par un trop grand nombre d’enchérisseurs. (9) Sur l’Internet, une vente aux enchères multi-produits qui utilise une règle de tarification discriminante est appelée “enchère américaine” et une vente aux enchères multi-produits utilisant une règle de tarification uniforme est appelée “enchère hollandaise”. 69 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 ADETEM chands clôturent le plus souvent leurs ventes aux enchères en fonction de l’activité observée sur celles-ci. Sur un site de vente comme eBay, un vendeur qui propose une vente aux enchères à la possibilité de choisir initialement sa durée (3, 5, 7 ou 10 jours). Lorsque cette durée se sera précisément écoulée (à la seconde près) le site va alors procéder à l’adjudication du produit en faveur de l’acheteur ayant fait la dernière offre. Le système de clôture d’une vente aux enchères est différent sur les sites marchands car ils utilisent une date d’adjudication dépendante de l’activité observée. Par exemple, un site comme Onsale donne seulement à titre indicatif le jour et l’heure à laquelle une vente aux enchères doit se conclure mais l’adjudication finale sera prononcée à cette date seulement si aucune offre n’a était faite durant les 5 dernières minutes. Si tel n’est pas le cas, la vente aux enchères se poursuit 5 minutes de plus et ainsi de suite jusqu’à ce que cette condition soit remplie. leur côté, les sites marchands utilisent une procédure d’enchères anglaises pour vendre simultanément plusieurs unités d’un même produit. Dans ce paragraphe, nous analysons l’impact de ces modifications sur le comportement des consommateurs et sur l’efficience des ventes aux enchères en ligne. L’impact d’une date d’adjudication prédéterminée L’utilisation d’une date d’adjudication prédéterminée pour clore une vente aux enchères pose un problème d’incitation aux acheteurs potentiels. En effet, ceux-ci peuvent être incités soit à soumettre plusieurs offres durant la vente, soit à soumettre une seul offre juste avant la date d’adjudication. Ces deux types de comportement de la part des consommateurs ont été fréquemment observés dans des ventes aux enchères se déroulant sur un site de vente (Wilcox, 2000 ; Roth & Ockenfels, 2001). Du point de vue d’un enchérisseur, le premier comportement peut s’expliquer par l’impossibilité de suivre une vente aux enchères jusqu’à son terme(10), et donc par le risque de ne pas pouvoir transmettre son ou ses offres lorsque le temps restant avant la clôture d’une vente est faible. Dans ce cadre, le consommateur adopte un comportement usuel dans une vente, utilisant une procédure d’enchères anglaises qui consiste à surenchérir jusqu’à son prix de réservation. En adoptant ce comportement, un consommateur ne tient pas compte de l’utilisation d’une date d’adjudication prédéterminée et il peut être amené à faire différentes offres durant une vente aux enchères. A contrario, le second comportement connu sous le nom de “tactique du tireur embusqué” (ou sniping) (www.ebay.com) prend explicitement en compte l’existence d’une date d’adjudication prédéfinie et il consiste pour un consommateur à faire une seule offre dans les dernières secondes précédant la clôture d’une vente aux enchères. Contrairement à Wilcox (2000) qui assimile cette tactique du tireur embusqué à un comportement irrationnel ou naïf, Roth et Ockenfels (2001) ont montré de manière formelle qu’elle obéissait à une incitation En plus des paramètres devant être obligatoirement spécifiés (durée, prix initial et montant de l’incrément), un individu qui met aux enchères un bien sur un site de vente a la possibilité d’utiliser un prix de réserve secret. Ce paramètre peut s’interpréter comme son prix de réservation et il correspond à un prix minimal en dessous duquel il refuse de vendre son produit. Lorsqu’un vendeur utilise un prix de réserve secret dans un vente aux enchères, le site de vente prévient les enchérisseurs de son utilisation sans pour autant les informer de son montant. Lors de la clôture d’une vente aux enchères, le site de vente annule la transaction si le prix d’adjudication n’est pas supérieur ou égal au prix de réserve spécifié par le vendeur. LE COMPORTEMENT DES CONSOMMATEURS ET L’EFFICIENCE DES ENCHÈRES EN LIGNE Sur l’Internet, la procédure d’enchères anglaises utilisée par les sites présente un certain nombre de différences par rapport à celle utilisée habituellement par un commissaire priseur dans une salle des ventes. En particulier, les sites de vente utilisent une date d’adjudication prédéterminée et ils informent les consommateurs de l’utilisation d’un prix de réserve lors d’une vente aux enchères. De (10) Les ventes aux enchères sur l’Internet se déroulant de manière asynchrone, il est possible qu’un enchérisseur ait une occupation (travail, loisir, etc.) qui l’empêche de participer à la fin d’une vente aux enchères. 70 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 Les enchères en ligne Laurent Deveaux stratégique. En effet, si des consommateurs rationnels savent avec certitude qu’une vente aux enchères se conclut à une date fixe, ces derniers n’ont plus nécessairement comme stratégie dominante de surenchérir jusqu’à leur prix de réservation durant la vente mais au contraire, ils sont incités à soumettre une seule offre (strictement inférieure à leur prix de réservation) juste avant sa date de clôture (Roth & Ockenfels, 2001 ; théorème 1 ; p. 8). Cette incitation dans le cadre d’une vente aux enchères utilisant une date d’adjudication prédéterminée peut être illustrée par l’exemple qui suit. L’exemple ci-dessus montre que les consommateurs peuvent avoir une incitation mutuelle (phénomène de collusion tacite) à attendre la dernière seconde d’une vente aux enchères pour faire leur offre. En effet, ils peuvent ainsi obtenir un surplus (espéré) supérieur car il existe une probabilité non nulle pour que les propositions des concurrents ne soient pas transmises. Bien entendu, lorsque plusieurs enchérisseurs adoptent la tactique du tireur embusqué dans une vente aux enchères, le résultat obtenu est inefficient et le revenu espéré du vendeur est diminué. On peut noter que les sites marchands, Exemple 1 : Illustration de l’augmentation du surplus des enchérisseurs lorsque ceux-ci intègrent dans leur stratégie la présence d’une date d’adjudication prédéfinie. Paramètres de la vente aux enchères Procédure d’enchères : anglaise Quantité vendue : 1 unité Règle d’adjudication : date prédéfinie égale à 3 jours Prix initial de mise en vente : 31 euros Montant de l’incrément : 1 euro Caractéristiques des enchérisseurs Nombre : 2 (acheteur A et acheteur B) Prix de réservation : 38 euros pour l’acheteur A et 36 euros pour l’acheteur B Résultat de la vente aux enchères en fonction du comportement des enchérisseurs Hypothèse Les deux acheteurs n’intègrent pas dans leur comportement l’utilisation d’une date d’adjudication prédéfinie. Les deux enchérisseurs intègrent dans leur comportement la présence d’une date d’adjudication prédéfinie. Déroulement Les deux acheteurs placent leur offre avant la date de clôture de la vente. L’acheteur A fait la première offre d’un montant de 31 euros, l’acheteur B enchérit avec une offre de 32 euros et ainsi de suite. Les deux acheteurs attendent la dernière seconde de la vente pour placer simultanément une offre identique égale à 31 euros. Gagnant L’acheteur A ayant un prix de réservation supérieur à celui de l’acheteur B, il s’adjuge le bien pour un montant égal à 37 euros. Les deux enchérisseurs ont chacun 50 % de chance de s’adjuger le bien pour un montant égal à 31 euros. Surplus Acheteur A : 38 – 37 = 1 euro Acheteur B : 0 euro Acheteur 0,5 x Acheteur 0,5 x A: (38 – 31) + 0,5 x 0 = 3,5 euros B: (36 – 31) + 0,5 x 0 = 2,5 euros 71 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 ADETEM en utilisant une date d’adjudication dépendante de l’activité observée(11), n’incitent pas les consommateurs à soumettre des offres de dernière minute (Roth & Ockenfels, 2001 ; théorème 2 ; p. 17). dépassé ». Lorsque cette indication apparaît, le bien mis aux enchères sera attribué au consommateur qui proposera le prix le plus élevé. Si le vendeur n’a pas spécifié de prix de réserve dans une vente aux enchères, celle-ci se déroule sans aucune indication. Contrairement à une vente aux enchères traditionnelle, sur l’Internet, les consommateurs peuvent donc discerner sans ambiguïté une vente aux enchères où un prix de réserve secret est utilisé, d’une vente aux enchères où le prix de réserve est public. Dans ce second cas, le prix de réserve correspond simplement au prix initial de la vente aux enchères et le vendeur accepte toute offre gagnante supérieure à ce prix. Les ventes aux enchères en ligne permettent donc d’étudier l’impact de l’utilisation d’un prix de réserve secret sur le comportement des consommateurs et sur le revenu espéré du vendeur. Bien qu’une date d’adjudication dépendante de l’activité observée puisse permettre aux enchérisseurs de se protéger de ceux qui utilisent la tactique du tireur embusqué, un site de vente comme eBay ne semble pas prêt à changer de procédure d’adjudication. La principale explication est certainement qu’une date d’adjudication prédéfinie permet aux consommateurs plus de divertissement (De Figueiredo, 2000). Pour inciter le plus grand nombre de consommateurs à participer activement à une vente aux enchères, les sites de vente ont mis en place un système d’enchères par procuration. Un consommateur qui désire participer à une vente aux enchères peut déléguer à un agent son processus de décision en lui donnant simplement le montant maximal au-delà duquel il ne désire pas acheter le bien. Ainsi, un consommateur n’a pas à suivre continuellement une vente aux enchères pour y participer car son agent soumet automatiquement des offres jusqu’à la limite fixée. Cette automatisation du processus de décision permet de restaurer la stratégie dominante des enchérisseurs dans une procédure d’enchères anglaises. Dans une salle des ventes, le prix de réserve secret peut être utile à un vendeur dans le cas suivant. En utilisant un prix de réserve, il peut faire débuter la vente aux enchères de son produit à un prix initial faible afin d’attirer l’attention des acheteurs potentiels et les inciter à placer des offres. Ainsi, il peut espérer que le prix de réserve soit rapidement dépassé et que son bien soit alors vendu au plus offrant. D’un point de vue théorique, Vincent (1995) a montré que, dans le cadre d’une vente aux enchères où les acheteurs sont incertains du montant de leur propre prix de réservation (i.e., dans une vente aux enchères d’un bien à valeur commune(12)), l’utilisation conjointe d’un prix initial faible et d’un prix de réserve secret peut permettre à un Le rôle du prix de réserve Depuis de nombreuses années, un vendeur a la possibilité d’utiliser un prix de réserve secret lorsqu’il met un bien aux enchères dans une salle des ventes. Dans ce cadre, le commissaire priseur refuse d’adjuger le bien au plus offrant si le prix proposé n’est pas supérieur ou égal au prix de réserve spécifié par le vendeur. Dans une telle configuration, aucun des enchérisseurs se trouvant dans la salle n’est informé à l’avance, ni de l’existence, ni du montant du prix de réserve. Sur l’Internet, l’information dont disposent les consommateurs sur ce paramètre est différente. En effet, si les sites de vente gardent effectivement secret le montant du prix de réserve d’un vendeur, ils informent néanmoins les acheteurs potentiels de son utilisation lors d’une vente aux enchères. Par exemple, sur le site eBay, cette information est donnée par l’indication suivante : « Le prix de réserve du vendeur n’a pas été dépassé ». En fonction du nombre d’offres faites par les enchérisseurs, le message peut se modifier pour devenir : « Le prix de réserve du vendeur a été (11) Cette procédure d’adjudication peut être considérée comme similaire à celle utilisée par un commissaire priseur dans une salle des ventes. Sur l’Internet, son principal inconvénient est d’obliger les consommateurs à suivre une vente aux enchères jusqu’à son terme. (12) Dans la vente aux enchères d’un bien à valeur commune, la valeur du bien ex-post est identique pour tous les enchérisseurs mais elle est inconnue ex-ante. Dans ce cadre, les estimations des enchérisseurs sur la valeur du bien sont affiliées (ou corrélées) (Milgrom & Weber, 1982) et l’utilité de l’enchérisseur gagnant dépend de l’information détenue par ses concurrents. Bajari & Hortaçsu (2000) ont montré que de nombreux objets de collection proposés sur un site de vente peuvent être considérés comme des biens à valeur commune. En effet, l’achat d’un objet de collection dans une vente aux enchères comporte le plus souvent un aspect spéculatif. Par là même, la valeur estimée du bien par les enchérisseurs va dépendre en partie d’une composante commune comme son prix de revente (i.e., sa valeur d’échange future) ou une forme de prestige associé à sa possession (i.e., l’opinion des autres enchérisseurs). 72 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 Les enchères en ligne Laurent Deveaux vendeur d’obtenir un revenu espéré supérieur à une situation où il utilise uniquement un prix de réserve public (i.e., un prix initial égal au montant de son prix de réserve). En effet, dans la vente aux enchères d’un bien à valeur commune, Milgrom et Weber (1982) ont montré que le vendeur avait intérêt à permettre aux acheteurs potentiels d’acquérir le plus d’information possible sur leur prix de réservation mutuelle, afin de les inciter à participer à la vente aux enchères et de leur permettre de se protéger contre la “malédiction du vainqueur”(13). Ainsi, une vente aux enchères avec un prix initial faible et un prix de réserve secret peut permettre aux enchérisseurs de s’observer d’avantage entre eux par rapport à une vente aux enchères où le prix de réserve est public. Dans ce cadre, cette possibilité d’observation mutuelle permet aux acheteurs potentiels de se protéger contre la malédiction du vainqueur et elle peut alors les conduire à surenchérir au-delà du prix de réserve secret du vendeur (Vincent, 1995). aux enchères un bien de faible valeur, sa présence pouvant décourager la participation d’acheteurs potentiels. Pour des objets de plus grande valeur, Bajari et Hortaçsu (2000) ont montré, en utilisant un modèle économétrique structurel, que l’utilisation d’un prix de réserve secret pouvait augmenter de manière significative le revenu espéré d’un vendeur. On peut noter qu’il existe un autre comportement de la part des vendeurs qui peut expliquer l’utilisation d’un prix de réserve secret. Certains vendeurs l’utilisent en effet pour éviter délibérément qu’une transaction soit officiellement conclue (Katkar & Lucking-Reiley, 2000). Lorsque la vente aux enchères n’est pas adjugée, un vendeur envoie un e-mail à l’enchérisseur qui a fait la meilleure offre pour lui proposer d’acheter le bien et il peut ainsi se dispenser de payer au site de vente la commission proportionnelle au prix d’adjudication. La diminution de la demande dans une vente aux enchères multi-produits Dans une vente aux enchères en ligne, Katkar et Lucking-Reiley (2000) ont étudié de manière expérimentale le rôle joué par le prix de réserve secret d’un vendeur. Pour ce faire, ils ont mis aux enchères 50 paires de cartes de jeu Pokémon sur le site eBay. Pour chaque paire, une carte a été mise aux enchères avec un prix initial d’un montant x et l’autre carte à été mise aux enchères avec un prix initial faible et un prix de réserve secret d’un montant x. Dans ce cadre, ils ont obtenu un résultat inverse de celui prédit par le modèle théorique que nous avons évoqué ci-dessus : l’utilisation d’un prix de réserve secret diminue le revenu espéré du vendeur par rapport à une configuration où ce prix est public. Plus précisément, leur résultat montre, de manière significative, une nette diminution de la probabilité de vente (46% de vente lorsque qu’un prix de réserve secret est utilisé contre 70% lorsque le prix de réserve est public), une diminution du nombre d’enchérisseurs (12% d’enchérisseurs en plus si le prix de réserve est public) et une diminution du prix d’adjudication moyen (approximativement 1 euro) lorsque le vendeur utilise un prix de réserve secret. Lorsqu’un vendeur met aux enchères un objet de collection de faible valeur sur un site de vente, il n’a donc pas intérêt à utiliser un prix de réserve secret. Ce résultat expérimental apporte un support quantitatif au conseil de Kaiser et Kaiser (1999) qui recommande à un vendeur de ne pas utiliser un prix de réserve secret sur eBay lorsqu’il met Il existe des recherches récentes concernant la possibilité d’une diminution de la demande des enchérisseurs dans une vente aux enchères multiproduits. Dans le cadre des procédures d’enchères existantes(14), des analyses théoriques ont montré que des acheteurs rationnels ayant une demande supérieure à une unité peuvent être incités à ne pas révéler leur demande mais au contraire être incités à la diminuer ((Engelbrecht-Wiggans & Khan, 1998) ; (Ausubel & Cramton, 1999)). Sous des hypothèses peu restrictives et quelle que soit la règle de tarification utilisée (uniforme ou discriminante), le modèle d’Ausubel et Cramton (1999) établit qu’un équilibre de Nash ex-post, où la demande est réduite, peut toujours être obtenu dans une vente aux enchères multiproduits. Cette diminution de la demande des acheteurs a également été mise en évidence et, ce, à plu- (13) Dans la vente aux enchères d’un bien à valeur commune, la malédiction du vainqueur traduit une erreur de stratégie ou d’estimation de la valeur du bien qui conduit le gagnant de la vente aux enchères à payer un prix trop élevé pour son acquisition. (14) Ces études théoriques portent sur les procédures d’enchères utilisées pour vendre des bons du trésor ou des droits d’utilisation de fréquences hertziennes aux Etats-Unis. Ces ventes aux enchères multi-produits sont basées sur des procédures similaires à celles utilisées par les sites marchands sur l’Internet. 73 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 ADETEM sieurs reprises, dans des études expérimentales ((Kagel & Levin, 1999) ; (List & Lucking-Reiley, 1999)). plique également sur l’Internet. Afin de montrer que les consommateurs peuvent être incités à diminuer leur demande dans une vente aux enchères multiproduits, nous utiliserons l’exemple ci-dessous. Cet exemple nous permettra également d’illustrer les problèmes que cette diminution peut poser à un site marchand. Comme les sites marchands proposent des ventes aux enchères multi-produits et que certains consommateurs peuvent désirer acquérir plus d’une unité d’un bien, le résultat des analyses théoriques et expérimentales que nous venons d’évoquer s’ap- Comme le montre cet exemple(15), les Exemple 2 : Illustration de l’incitation des enchérisseurs à diminuer leur demande dans une vente aux enchères multi-produits. Paramètres de la vente aux enchères Procédure d’enchères : anglaise Quantité vendue : 4 unités Règle de tarification : uniforme Règle d’adjudication : date non prédéfinie Prix initial de mise en vente : 31 euros Montant de l’incrément : 1 euro Caractéristiques des enchérisseurs Nombre : 3 (acheteur A, acheteur B et acheteur C) Quantité désirée : 3 unités pour l’acheteur A, 1 unité pour l’acheteur B et 2 unités pour l’acheteur C Prix de réservation : 38 euros par unité pour l’acheteur A, 36 euros pour l’acheteur B et 35 euros par unité pour l’acheteur C Résultat de la vente aux enchères en fonction du comportement des enchérisseurs Hypothèse Les acheteurs désirant acquérir plus d’une unité ne diminuent pas leur demande. Les acheteurs désirant acquérir plusieurs unités diminuent leur demande d’une unité. La quantité désirée par l’acheteur A devient égale à 2 unités et la quantité désirée par l’acheteur C devient égale à 1 unité. Déroulement L’acheteur A fait une première offre d’achat de 3 unités au prix de 31 euros, l’acheteur B place ensuite une offre de 31 euros pour une unité, l’acheteur C surenchérit en plaçant une offre d’achat de 2 unités au prix de 32 euros et ainsi de suite. L’acheteur A fait une première offre d’achat de 2 unités au prix de 31 euros, l’acheteur B place ensuite une offre de 31 euros pour une unité. Enfin, l’acheteur C place également une offre de 31 euros pour une unité. Gagnant Compte tenu de la règle de tarification utilisée et des prix de réservation des enchérisseurs, l’acheteur A va s’adjuger 3 unités au prix de 35 euros chacune et l’acheteur B va s’adjuger 1 unité au prix de 35 euros. L’acheteur A obtient deux unités au prix de 31 euros chacune, l’acheteur B une unité au prix de 31 euros et l’acheteur C une unité pour ce même prix. Surplus Acheteur A : 3 x (38 – 35) = 9 euros Acheteur B : 36 – 35 = 1 euro Acheteur C : 0 euro Acheteur A : 2 x (38 – 31) = 14 euros Acheteur B : 36 – 31 = 5 euros Acheteur C : 35 – 31 = 4 euros (15) Cet exemple est également valable si le site marchand utilise une règle de tarification discriminante. 74 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 Les enchères en ligne Laurent Deveaux consommateurs peuvent être incités à diminuer leur demande au lieu de la révéler car ils obtiennent ainsi un surplus supérieur. Dans ce cadre, le résultat d’une vente aux enchères multi-produits est inefficient et la diminution de la demande de certains acheteurs permet à des enchérisseurs ayant des prix de réservation moins élevés d’acheter des unités du bien. Dans l’exemple que nous avons considéré, la diminution de la demande de l’acheteur A permet à l’acheteur C d’acquérir une unité du bien alors que son prix de réservation est inférieur. Par ailleurs, on peut également noter que le revenu du site marchand est plus faible lorsque les acheteurs réduisent leur demande. L’exemple précédent montre que le site marchand perd 4 x (35 – 31) = 16 euros lorsque les acheteurs A et C diminuent leur demande d’une unité. Ces deux problèmes, inefficience et perte de revenu pour le vendeur, proviennent du fait qu’un enchérisseur gagnant doit toujours payer au même prix toutes les unités qu’il achète. cédure d’enchères anglaises stratégiquement équivalente à la procédure d’enchères à la Vickrey. Cette procédure a été déterminée par Ausubel (1997) et elle offre l’avantage supplémentaire d’être plus simple à mettre en œuvre car elle est beaucoup plus simple à comprendre pour des enchérisseurs ((Ausubel, 1997) ; (Kagel & Levin, 1999)). Cette procédure de vente aux enchères multi-produits est également basée sur le principe que des enchérisseurs peuvent acheter à des prix différents chacune des unités qu’ils désirent acquérir. En particulier, elle permet aux enchérisseurs de “s’approprier” des unités de biens au fur et à mesure que les prix proposés augmentent et que la demande cumulée diminue. Par exemple, si à un moment donné d’une vente aux enchères de M biens, un enchérisseur i a une demande de K biens alors que la demande cumulée de ses concurrents n’est plus que de M – 1 biens, celui-ci s’approprie définitivement une unité au prix qu’il avait proposé. Ce processus séquentiel implémente une règle de fixation des prix identique à celle utilisée dans une procédure d’enchères à la Vickrey. Afin de restaurer l’efficience d’une vente aux enchères multi-produits, deux options s’offrent au vendeur (Ausubel & Cramton, 1999). La première possibilité est d’utiliser une procédure d’enchères à la Vickrey où les acheteurs sont obligés de faire des offres de prix séparées pour chacune des unités qu’ils souhaitent acquérir. En particulier, une vente aux enchères à la Vickrey de M biens nécessite que les enchérisseurs proposent un prix pour chacune des K (K £ M) unités qu’ils désirent acheter. À la clôture de la vente aux enchères, les M offres les plus élevées sont déclarées gagnantes et la kième offre gagnante d’un enchérisseur devra être payée au prix de la kième offre rejetée la plus élevée(16). Avec cette procédure d’enchères, l’efficience est restaurée car les enchérisseurs ont comme stratégie dominante de révéler leur prix de réservation pour chacune des unités qu’ils désirent acquérir (Ausubel & Cramton, 1999). La seconde possibilité est d’utiliser une pro- Cette procédure d’enchères anglaises pourrait permettre aux sites marchands de rendre leurs ventes aux enchères multi-produits plus efficientes sans modifier profondément leur principe de fonctionnement actuel (Lucking-Reiley, 2000a). Nous donnons ci-dessous un exemple de la procédure d’enchères anglaises proposée par Ausubel (1997) pour une vente aux enchères multi-produits se (16) Par exemple, si un acheteur i a fait deux offres gagnantes, la première offre gagnante devra être payée au prix de la première offre rejetée, et la seconde offre gagnante devra être payée au prix de la seconde offre rejetée. Pour déterminer le prix des offres gagnantes, les offres rejetées de l’acheteur i sont exclues. Ce principe de fixation des prix correspond à un cas particulier du mécanisme Clarke-Groves [Ausubel & Cramton, 1999]. 75 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 ADETEM Exemple 3 : Illustration de la procédure d’enchères anglaises proposée par Ausubel (1997) Paramètres de la vente aux enchères Quantité vendue : 4 unités Prix initial de mise en vente : 31 euros Montant de l’incrément : 1 euros Caractéristiques des enchérisseurs Nombre : 3 (acheteur A, acheteur B et acheteur C) Quantité désirée : 3 unités pour l’acheteur A, 1 unité pour l’acheteur B et 2 unités pour l’acheteur C Prix de réservation : 38 euros par unité pour l’acheteur A, 36 euros pour l’acheteur B et 35 euros par unité pour l’acheteur C Résultat de la vente aux enchères Déroulement 1ère unité 2ième unité 3ième unité 4ième unité L’acheteur A fait trois offres de 31 euros pour 3 unités Acheteur A : 31 Acheteur A : 31 Acheteur A : 31 L’acheteur B fait une offre de 31 euros pour 1 unité Acheteur B : 31 Acheteur A : 31 Acheteur A : 31 Acheteur A : 31 L’acheteur C fait deux offres de 32 euros pour 2 unités Acheteur C : 32 Acheteur C : 32 Acheteur B : 31 Acheteur A : 31 Les acheteurs B et C ont seulement une demande de 3 unités pour un nombre de biens disponibles égal à 4 a L’acheteur A s’approprie la 4ème unité au prix de 31 euros. La vente aux enchères se poursuit avec désormais 3 biens disponibles, etc. Acheteur C : 32 Acheteur C : 32 Acheteur B : 31 xxxxxxx Gagnant Au terme de cette vente aux enchères et compte tenu des prix de réservation des enchérisseurs, l’acheteur A va acquérir une unité au prix de 31 euros et 2 unités au prix de 35 euros. Quant à l’acheteur B, il obtient une unité au prix de 36 euros. Surplus Acheteur A : 1 x (38 - 31) + 2 x (38 - 35) = 13 euros Acheteur B : 36 - 36 = 0 euro Acheteur C : 0 euro déroulant sur un site marchand. Avec cette procédure, l’efficience d’une vente aux enchères multi-produits est restaurée car les biens sont alloués aux consommateurs ayant les prix de réservation les plus élevés. Par rapport à une situation où les consommateurs sont incités à diminuer leur demande, l’exemple précédent montre également que le site marchand pourrait augmenter son revenu lorsqu’il met simultanément aux enchères plusieurs unités d’un même bien. 76 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 Les enchères en ligne Laurent Deveaux d’acquérir le bien au prix de la seconde meilleure offre (faible) qu’il avait lui-même placée. Dans ce cadre, la seule possibilité pour le vendeur est de refuser cette offre mais, s’il le fait, il doit repayer au site de vente une commission pour remettre son bien aux enchères. LES PROBLÈMES POSÉS PAR LES VENTES AUX ENCHÈRES SUR L’INTERNET Sur l’Internet, un vendeur et/ou un consommateur peuvent aisément manipuler le résultat d’une vente aux enchères. Par ailleurs, en achetant un produit sur un site de vente, un consommateur s’expose à une fraude de la part du vendeur. Dans ce paragraphe, nous discutons ces deux problèmes pouvant survenir dans des enchères en ligne. Sur l’Internet, ces deux formes de manipulation proviennent de l’absence de relation physique entre les partis et de la possibilité qu’ont les enchérisseurs de se rétracter. Dans une salle des ventes, de telles manipulations sont beaucoup plus risquées à mettre en œuvre car le vainqueur d’une vente aux enchères peut très difficilement partir sans payer le bien qu’il a acquis. Pour lutter contre la manipulation de leurs ventes aux enchères, les sites de vente ont adopté certaines règles de conduite à l’égard des vendeurs. Par exemple, lorsque de nombreuses rétractations sont observées dans les ventes aux enchères d’un même vendeur, eBay lui interdit définitivement l’accès de son site. Pour éviter les manipulations de la part des consommateurs, les sites de vente ont également mis en place une procédure d’accréditation. Pour un acheteur désirant participer à une vente aux enchères, cette accréditation (non obligatoire) nécessite qu’il donne au préalable son numéro de carte bleue afin de garantir ses offres. La manipulation Sur un site de vente, les ventes aux enchères peuvent faire l’objet de manipulations de la part des vendeurs et des consommateurs. Dans une procédure d’enchères anglaises, un vendeur peut surenchérir lui-même sur son propre bien pour tenter d’augmenter le prix d’adjudication. Cette manipulation a été constatée à de nombreuses reprises dans une salle des ventes et elle peut également être utilisée sur l’Internet. Bien entendu, tous les sites de vente interdisent cette pratique, mais il est extrêmement difficile pour eux de la déceler. En effet, un vendeur qui désire manipuler le résultat d’une vente aux enchères peut facilement se faire passer pour un acheteur potentiel en utilisant un pseudonyme. Pour ce faire, il lui suffit d’ouvrir un autre compte sur le site en utilisant une autre identité et une autre adresse e-mail. Par ailleurs, comme les sites de vente donnent la possibilité au consommateur ayant fait la seconde meilleure offre d’acheter le bien si le vainqueur se rétracte, un vendeur qui manipule une vente aux enchères prend un risque relativement faible de ne pas pouvoir vendre son produit. La fraude Le problème de la fraude est particulièrement prononcé dans les ventes aux enchères sur l’Internet. En 2000, l’Internet Fraud Complaint Center(17) (www.ifccfbi.gov) aux Etats Unis a enregistré plus de 20 000 plaintes concernant des fraudes dans des transactions conclues par l’intermédiaire d’enchères en ligne. Pour la plupart, il s’agit de plaintes de consommateurs qui ont payé comptant, sans jamais recevoir les marchandises qui leur ont La manipulation de la part des consommateurs est également une pratique observée dans les enchères en ligne. Elle consiste pour un consommateur à ouvrir deux comptes sur un site de vente, un sous une vraie identité, un autre sous une fausse identité, et à placer habillement deux offres de façon à gagner avec certitude la vente aux enchères qui l’intéresse. À l’aide de son premier compte, le consommateur place tout d’abord une offre faible. Ensuite, en se servant de son second compte, il place une proposition très élevée servant à décourager les autres enchérisseurs. À la clôture de la vente, il rétracte sa proposition élevée et peut ainsi tenter (17) L’Internet Fraud Complaint Center (IFCC) est un organisme créé conjointement par le Federal Bureau of Investigation (FBI) et le National White Collar Crime Center (NW3C). Son objectif est de recenser et de traiter les plaintes des internautes américains victimes d’une escroquerie sur un site marchand, sur un site d’enchères ou encore dans le domaine des transactions boursières en ligne. On peut noter que les plaintes concernant des fraudes dans des ventes aux enchères en ligne ont connu une forte augmentation ces dernières années. Elles étaient au nombre de 107 en 1997, de 11 000 en 1999 et elles ont atteint 20 000 en 2000 (Source : www.ifccfbi.gov). 77 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 ADETEM été adjugées ou encore de consommateurs qui ont reçu des faux ou des produits brisés. La fraude se produit principalement sur les sites de vente, car ils laissent le soin au vendeur et au gagnant d’une vente aux enchères de s’occuper du paiement et de la livraison du produit. La procédure habituelle est que le consommateur envoie son paiement et qu’à sa réception, le vendeur lui retourne le bien. Ce problème de fraude émanant des vendeurs est beaucoup plus rare sur les sites marchands car ces derniers sont à la fois commissaire priseur et vendeur. consommateur dispose d’une courte période pour annuler la transaction si le bien n’est pas conforme à ses attentes ou à la description qui en a été faite lors de la vente aux enchères. Si le consommateur est satisfait, la société clôt la transaction en transférant le paiement du consommateur sur le compte du vendeur. En utilisant les services d’une société d’intermédiation, les consommateurs doivent payer une commission approximativement égale à 3 % ou 4 % du montant de la transaction. La plupart du temps, leurs services ne sont donc utilisés que pour des transactions dont le montant est relativement élevé. Néanmoins, comme la majorité des ventes aux enchères sur les sites de vente ont un prix d’adjudication faible, le seul système couramment utilisé par les consommateurs pour essayer d’éviter une fraude de la part du vendeur est le service de notation. Différentes études ont montré que les consommateurs prennent effectivement en compte la réputation (i.e., la note globale) d’un vendeur lorsqu’ils participent à une vente aux enchères ((Houser & Wooders, 2000) ; (Lucking-Reiley & al., 2000) ; (Melnick & Alm, 2000)). Toute chose égale par ailleurs, un vendeur avec une bonne réputation attire un plus grand nombre de consommateurs et obtient donc un prix d’adjudication plus élevé qu’un vendeur ayant une mauvaise réputation. Pour décourager les fraudes, les sites de vente ont mis en place deux systèmes : - Service de notation : Lorsqu’un vendeur et un consommateur ont conclu une transaction sur un site de vente, ce dernier leur permet de se noter mutuellement afin qu’ils laissent une trace de leur satisfaction ou de leur insatisfaction éventuelle. Ces informations permettent aux vendeurs et aux enchérisseurs de se construire une réputation qui pourra, par la suite, être utilisée par d’autres cocontractants. Par exemple, sur le site eBay, les enchérisseurs et les vendeurs ont la possibilité de se noter mutuellement avec une note positive (+ 1), neutre (0) ou négative (– 1). Dans ce cadre, la note globale d’un utilisateur (vendeur ou acheteur) correspond au total cumulé des différentes notes qu’il a reçues. Chaque fois qu’il est identifié sur le site, cette note est affichée, de manière publique, entre parenthèses à côté de son nom. Si la note d’un utilisateur est inférieure à – 4, la politique d’eBay est de supprimer son compte. CONCLUSION La vente aux enchères est un mécanisme de transaction établi depuis des siècles et l’Internet, en en diminuant les coûts d’organisation et de participation, a permis d’en démocratiser l’utilisation. Depuis 1995, année de leur apparition sur le réseau, les ventes aux enchères se sont imposées comme un mode de fixation des prix incontournable et chaque jour des centaines de milliers de produits sont ainsi vendus en ligne. Actuellement, la procédure d’enchères anglaises prédomine sur le réseau car elle - Service d’intermédiation : Pour éviter les fraudes, les sites de vente proposent également aux consommateurs d’utiliser les services de sociétés telles que Tradenable (www.tradenable.com) ou TradeSafe (www.tradesafe.com). Ces sociétés permettent de garantir le bon déroulement d’une transaction entre un consommateur et un vendeur en jouant le rôle de tiers de confiance. Le principe de fonctionnement de leur service est relativement simple. Le consommateur envoie son paiement à l’intermédiaire(18). Lorsque celui-ci le reçoit, il donne l’autorisation au vendeur d’envoyer le bien. Ensuite, le (18) La possibilité pour un consommateur de procéder à un paiement par carte bancaire est un avantage supplémentaire offert récemment par ces intermédiaires. Ainsi, par rapport à l’alternative traditionnelle consistant pour le consommateur à envoyer un chèque au vendeur, l’intermédiation permet non seulement de réduire les problèmes de fraude, mais également de diminuer le délai nécessaire à la conclusion définitive d’une transaction. 78 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 Les enchères en ligne Laurent Deveaux peut se dérouler de manière asynchrone, elle est relativement simple à comprendre et elle contient une forte part de divertissement. Nous avons également souligné que les procédures d’enchères anglaises utilisées par les sites pouvaient présenter certains particularismes susceptibles d’altérer l’efficience du résultat obtenu (date d’adjudication prédéterminée, information sur l’utilisation d’un prix de réserve secret, procédures d’enchères multi-produits). Dans ce cadre, nous avons discuté des différentes solutions qui sont ou pourraient être mises en œuvre par les vendeurs pour améliorer leur revenu et restaurer l’efficience des ventes aux enchères en ligne. Pour finir, nous avons analysé les risques de manipulation et de fraude pouvant survenir dans les ventes aux enchères sur l’Internet. Dans ce contexte, nous avons présenté différents mécanismes pouvant être mis en place par les sites pour palier ces deux inconvénients. La vente aux enchères peut être utile pour déterminer le prix d’un bien de manière efficiente. Néanmoins, les procédures d’enchères sont inapplicables pour vendre des biens de grande consommation car leur offre n’est pas limitée. Dans ce cadre, le vendeur doit pratiquer une tarification à prix fixe. Sur l’Internet, lorsqu’un vendeur lance un nouveau produit, la tarification à prix fixe peut également lui permettre de maximiser son profit en situation d’incertitude sur la demande. En effet, compte tenu de la baisse des coûts de changement des prix et des nouvelles possibilités d’automatisation offertes par un environnement digital, un vendeur peut mettre en place un algorithme de tarification dynamique pouvant lui permettre d’apprendre, par expérimentation, la tarification la plus rentable. L’étude de la stratégie de tarification dynamique d’un vendeur ferra l’objet de nos futures recherches. BIBLIOGRAPHIE Ausubel L.M. (1997) - An Efficient Ascending-Bid Auction for Multiple Objects, Working Paper, Department of Economics, University of Maryland. 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PROPOSITIONS DE MESURES ET MODÈLE CAS DE L’ACHAT DE LIVRES Danielle BOUDER-PAILLER, Maître de Conférences, CRGNA - CERL Université de Nantes - IUT de Saint-Nazaire L’article ci-dessous apporte un éclairage intéressant sur l’aspect « accès différé » de l’achat sur Internet, sur le cas du marché du livre. Et procède à une comparaison avec l’achat direct au point de vente. Il oublie cependant l’existence d’autres canaux de distribution ; singulièrement la vente par correspondance, qui existe sur le marché du livre et correspond à une autre forme d’achat selon un accès différé. Il est vrai que ce canal fonctionne souvent, pour le livre, selon des formules de souscription à des clubs, ce qui ajoute un paramètre différenciateur. Il serait cependant intéressant, dans une recherche ultérieure, de savoir si la conception du temps joue de la même façon ou non pour l’achat sur Internet et pour l’achat par correspondance. RÉSUMÉ Les déterminants intrinsèques qui conduisent les consommateurs à utiliser Internet sont encore mal connus. Or, les variations de la conception individuelle du temps devraient permettre d’expliquer le choix de formules d’achat que l’on distingue alors selon la dichotomie « accès direct au produit » (point de vente traditionnel) versus « accès différé au produit » (Internet). Le test de cette hypothèse nous conduit à développer une échelle de mesure de la conception individuelle du temps en combinant des analyses factorielles exploratoires et confirmatoires. Cette mesure est alors liée à sa capacité à prédire les préférences d’achat sur Internet (plutôt que dans un point de vente), les avantages temporels recherchés dans l’achat par Internet et enfin les achats par Internet euxmêmes. Les résultats des tests indiquent l’existence de relations significatives entre le construit « conception individuelle du temps » et ces trois variables dépendantes. Les implications managériales, limites et prolongements de la recherche concluent l’article. Mots clés : Comportement du consommateur - Conception individuelle du temps - Internet ABSTRACT The intrinsic determinants which lead consumers to use Internet are not very well known. We make and test the hypothesis that variations in individual conception of time could contribute to this knowledge, by explaining the preference for the Internet as opposed to the direct buying of a product. The test of this hypothesis leads us to develop a model for measuring the conception of time combining exploratory and confirmatory factor analysis. Then, this measure is linked to its capacity to predict preferences for Internet (rather than in a shop), searched temporal advantages in Internet and finally purchases by Internet themselves. Tests results show the existence of significative relationships between the construct « individual conception of time » and this three dependant variables. The managerial applications, limits and implications for the future conclude the article. Key words : Consumer behavior - Individual conception of time - Internet 81 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 ADETEM temps sur le choix d’une formule d’achat. Nous présenterons dans la deuxième section le modèle, les hypothèses à tester, le terrain d’application choisi et la méthodologie adoptée. Les résultats des tests et leur discussion feront l’objet de la troisième section. Nous conclurons cet article en présentant les implications managériales des résultats de la recherche, ses limites et ses prolongements possibles. INTRODUCTION Alors qu’aujourd’hui les ventes par le biais d’Internet se développent fortement, fabricants et distributeurs souhaitent mieux comprendre les processus qui conduisent les consommateurs à y avoir recours. Les implications pour le marketing sont en effet importantes : adaptation de la formule de vente à la clientèle ciblée, positionnement différenciant de la formule de vente... Or, les déterminants individuels qui conduisent les consommateurs à choisir ce nouveau canal de distribution sont encore mal connus (Costes, 2000 ; Emmanouilides & Hammond, 2000). JUSTIFICATION THÉORIQUE DE L’HYPOTHÈSE DE LA RECHERCHE : LA CAPACITÉ EXPLICATIVE DE LA VARIABLE « CONCEPTION DU TEMPS » Dans cette perspective, un critère de choix de la formule d’achat par le consommateur peut être lié au temps que celui-ci met pour accéder au produit. Deux formules d’achat peuvent alors être distinguées : celle qui permet aux consommateurs un accès direct au produit (point de vente traditionnel) et celle qui conduit à un accès différé (Internet), impliquant une livraison ultérieure du produit. C’est ici le temps pour l’obtention du produit qui varie. On explique encore mal aujourd’hui les motifs du choix des formules d’achat par les consommateurs (Ladwein, 1999 ; Volle, 1999), d’autant que les auteurs des recherches consacrées à leurs comportements en distribution se sont surtout intéressés à la relation entre l’acheteur et un point de vente spécifique (Filser, 1994). Or, le développement de formules de vente hors magasin (vente à distance par Internet, par des moyens télématiques, télé-achat...) rend souhaitable une meilleure compréhension des déterminants des comportements des acheteurs (Helme-Guizon, 2001 ; Wolfingbaker & Gillis, 2001). La conception du temps du consommateur devrait permettre d’expliquer le choix de l’une ou de l’autre formule d’achat. Nous définissons cette variable psychologique comme la représentation du temps développée par chacun en fonction de sa propre expérience ; nous justifierons cette proposition. L’objectif de la recherche est ainsi d’explorer l’influence des caractéristiques temporelles du consommateur sur ce choix de formules d’achat. L’alternative temporelle serait : passer un temps plus court à l’achat du produit et accepter de ne pas l’avoir immédiatement versus passer un temps plus long à l’achat du produit et en disposer immédiatement. Ainsi, par exemple, si le consommateur aime planifier son temps, il aurait tendance à privilégier une formule d’achat avec un accès différé au produit, en particulier Internet. (Dans ce cas, si le consommateur a déjà fait son choix, le temps consacré à l’achat est celui de la commande.) À l’inverse, s’il se soucie peu de maîtriser son temps, il aurait plutôt recours à des formules d’achat donnant un accès direct au produit (nécessité de se déplacer jusqu’au point de vente). Les choix de la formule d’achat par le marché cible ont principalement été expliqués par des caractéristiques objectives des consommateurs (leur nombre, leurs spécificités socio-démographiques, géographiques...), par leurs réponses i.e. leurs comportements (fréquence et volume des achats, réactions aux méthodes de vente et aux composantes du marketing-mix ...). Des recherches récentes se sont centrées sur l’influence d’une approche situationnelle (Van Kenhove & ali., 1999) et sur les spécificités de l’achat en ligne (recours à l’agent de recommandation et à une matrice de comparaison) (Haubl & Trifts, 2000). Cependant, peu d’auteurs se sont attachées à montrer le rôle de variables psychologiques sur le choix de la formule d’achat (Butler et Peppard, 1998 ; Trocchia & Janda, 2000). Or, deux éléments théoriques justifient le potentiel explicatif de la conception individuelle du temps : son influence sur les comportements et ses composantes motivationnelles. Dans une première section, nous justifierons en termes théoriques l’influence de la conception du 82 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 La conception du temps du consommateur influence-t-elle les comportements d’achat sur Internet - Cas de l’achat de livres Danielle Bouder-Pailler sant les dimensions du construit. En effet, la force de la motivation (son impact sur les comportements) dépend de la capacité psychologique qu’a l’individu à développer une structure motivationnelle orientée vers une fin i.e. à structurer ses buts. Gjesme (1979, 1983) situe les buts dans la perspective temporelle. Il montre que la distance subjective (perçue) à laquelle se situe le but et la valence de l’événement déterminent la force de la motivation : celle-ci sera d’autant plus forte que le but alliera proximité temporelle et impact attendu positif. Elle est définie comme prenant sa source dans la structure profonde de l’individu, celle de sa conception du temps : l’individu élabore cognitivement des buts motivateurs et des moyens pour les atteindre (Lens & Gailly, 1980). L’influence de la conception du temps sur les comportements Dans la mesure où les caractéristiques temporelles de l’individu se manifestent dans des comportements observables, les différences personnelles de conception du temps devraient influencer des actions individuelles, y compris les comportements d’achat (Kaufman & Lane, 1990). Ainsi, nombre d’auteurs soulignent en termes théoriques la capacité explicative de la perception du temps sur les comportements (Jacoby & ali., 1976 ; Hawes, 1979 ; Graham, 1981 ; Feldman & Hornik, 1981 ; Bergadaa, 1990 ; Hirschman, 1987 ; Gronmo, 1989 ; Robinson & Nicosia, 1991 ; Guy & ali., 1994 ; Usunier & Valette-Florence, 1994). Quelques études empiriques confirment cette relation. Ainsi, une recherche de Valette-Florence, Ferrandi et Usunier (2001) identifie l’influence des conceptions du temps des individus sur leur attitude à l’égard de la téléphonie mobile. De plus, trois recherches montrent le rôle modérateur de la perception du temps sur les comportements d’achat (McDonald, 1994), de l’orientation temporelle sur le délai de paiement (Greenleaf & Lehmann, 1995) et de l’attitude envers le passé sur les préférences liées à l’âge (Holbrook & Schindler, 1994). Il est donc intéressant de poursuivre l’exploration de l’influence de la conception du temps sur les comportements et, en particulier, ici le choix de formules d’achat par le consommateur, caractérisé par sa conception du temps. Ainsi, les caractéristiques théoriques de la conception du temps – son influence sur les comportements et ses caractéristiques motivationnelles – permettent de formuler l’hypothèse que ce concept devrait favoriser la compréhension de comportements d’achat différenciés selon les variations de temps pour obtenir le produit (accès direct versus différé). Elles fondent le modèle que nous allons tester. LE MODÈLE Les hypothèses à tester Nous testerons trois hypothèses. La force motivationnelle de la conception du temps H1) La conception individuelle du temps influence le fait de préférer acheter un produit par Internet plutôt que dans un point de vente. Les comportements sont motivés. Ce postulat est l’un des plus courants de la recherche en marketing (Foxall et Goldsmith, 1994). Les choix du consommateur visent la satisfaction de besoins : ce sont des moyens pour atteindre des fins (Aurifeille, 1992). Le processus motivationnel (motivation → comportement) présente ainsi deux caractéristiques : les motivations sont des éléments psychologiques fondamentaux et elles exercent un effet directeur sur les comportements (Feertchak, 1996 ; Jolibert et Baumgartner, 1997 ; Aurifeille et Jolibert, 1998). Or, la conception du temps est une variable motivationnelle forte - ce point sera développé en analy- H2) La conception individuelle du temps influence le fait d’avoir déjà commandé un produit par Internet. H3) La conception individuelle du temps influence le type d’avantages temporels recherchés dans le choix d’une formule d’achat (l’obtention immédiate du produit, la rapidité d’accès au lieu de vente, la possibilité d’avoir accès à l’achat depuis chez soi - par catalogue, Internet…-). 83 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 ADETEM Nous allons d’abord présenter les modalités de mesure des variables pour ensuite tester les relations causales. Le choix du terrain d’application Holbrook & Hirschman (1982) soulignent le pouvoir explicatif de caractéristiques psychologiques sur des comportements, en particulier pour la consommation de produits expérientiels. Si l’objectif attribué à la consommation de ces produits est de vivre une expérience (et pas seulement de réaliser une décision d’achat) (Bourgeon & Filser, 1995), la ressource-clé que les consommateurs consacrent à la transaction est le temps, tout autant - voire plus - que l’argent (CooperMartin, 1991). Cette caractéristique est liée au processus même de consommation : «savourer» sentiments, émotions et sensations nécessite d’y consacrer du temps. Les mesures des variables Mesure de la variable indépendante : la conception du temps Pour développer le modèle de mesure de cette variable, nous aurons recours au cadre méthodologique proposé par Bollen (1989). Il comprend une phase théorique (définition du concept étudié et identification a priori de ses dimensions) et une phase de quantification (analyses factorielles exploratoires et confirmatoires, analyse des structures de covariance). En d’autres termes, le terrain d’application doit porter sur un produit ou un service qui, plus que d’autres, génère une expérience car les arbitrages conduisant à l’affectation du temps jouent un rôle essentiel dans ce type de consommation, ces choix étant eux-mêmes conditionnés par la conception individuelle du temps. Phase théorique : les instruments de mesure de la conception du temps, des dimensions non stabilisées Or, les pratiques culturelles révèlent la conception que l’individu a du temps : « Les pratiques culturelles traduisent plus profondément la nature des rapports aux temps propres aux individus » (Provonost, 1996). De plus, « dans le domaine culturel, le mode de consommation du produit par le client conditionne le mode de distribution de ce produit » (Colbert, 1993) : ce sont bien les caractéristiques du consommateur (dont sa conception du temps) qui déterminent le choix de la formule d’achat. Les premiers instruments de mesure de la conception du temps sont développés par les psychologues (tableau 1) (3). Mais, les chercheurs en (1) Des raisons conjoncturelles nous incitent également à choisir le livre pour tester les hypothèses de la recherche : ¿ le taux de pénétration du livre dans la population française (achat d’au moins un livre dans l’année) est élevé (74 %) (source : étude Ministère de la Culture, Centre d’Etudes et de Prospective, 1998) ; ¡ des sites Internet pour la vente de livres ont fait l’objet d’une publicité auprès du grand public ; ¬ le taux de progression de ce circuit de distribution est important en France («Comment Internet met le feu au livre», Les Enjeux, mars 1999, pages 84-90). L’ensemble de ces éléments (caractéristiques intrinsèques et temporelles du produit expérientiel) nous conduit à choisir de tester les hypothèses de la recherche dans le cas de l’achat de produits culturels. Nous choisissons plus spécifiquement l’achat de livres car il représente le type d’achat culturel le plus déterminé par le consommateur (1) : il choisit le lieu, le moment et la durée de la consommation - à la différence d’une représentation théâtrale, par exemple - (2). (2) Il faut préciser que la non-disponibilité de certains ouvrages dans le circuit traditionnel – alors qu’ils se trouvent sur Internet – fait que le consommateur n’a pas toujours le choix des modalités d’achat. Ce constat peut en effet constituer un biais face à la réalité de l’alternative proposée (« point de vente traditionnel / Internet »), même si cela concerne des achats de livres bien spécifiques. (3) Dans une recherche précédente (Bouder-Pailler, 1997), nous avons précisé que le construit « conception du temps » avait plusieurs équivalents dans la littérature. La diversité des termes utilisés révèle les difficultés qu’ont rencontrées les chercheurs pour stabiliser son sens : « temps vécu » (Fraisse, 1963), « attitude envers le temps » (Calabresi & Cohen, 1968), « expérience du temps » (Wessman, 1973), « perspective temporelle » (Nuttin, 1979), « orientation temporelle » (Gonzalez & Zimbardo, 1985), « temps expérientiel » (Hirschman, 1987), « structure temporelle » (Bond & Feather, 1988), « temps subjectif » (Bergadaà, 1990), « temps psychologique » (Kaufman & Lane, 1990). Tous ces concepts ont des dimensions communes. L’examen des instruments de mesure existants le confirme (cf. tableau 1). LE TEST DU MODÈLE Le caractère exploratoire de la recherche nous permet d’avoir recours à un échantillon de convenance (Evrard & ali., 1998). 322 questionnaires ont été remplis par des étudiants en sciences de gestion. 315 ont pu finalement être exploités. 84 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 La conception du temps du consommateur influence-t-elle les comportements d’achat sur Internet - Cas de l’achat de livres Danielle Bouder-Pailler Tableau 1 Les dimensions de la conception du temps Auteurs Nombre de dimensions (Nombre d’items) KNAPP (1962) 2 (17) D1 : une attitude asservie au temps versus une attitude dominatrice face au temps D2 : l’efficacité dans la gestion du temps versus le fait de s’émanciper de la pression du temps P CALABRESI & COHEN (1968) 4 (39) D1: l’anxiété par rapport au temps qui passe et le besoin de le contrôler pour se rassurer (activités routinières) D2 : la soumission au temps D3 : une attitude possessive face au temps D4 : la flexibilité face au temps P WESSMAN (1973) 4 (80) D1 D2 D3 D4 : : : : la pression immédiate du temps le sens personnel du long terme l’utilisation du temps l’instabilité personnelle P D1 D2 D3 D4 : : : : l’implication dans le futur l’anticipation l’occupation du temps la vitesse du temps P GJESME (1979) 4 (14) Description des dimensions Origine P = psychologie M = marketing GONZALEZ & ZIMBARDO (1985) 7 (30) D1 D2 D3 D4 D5 D6 D7 : : : : : : : la motivation pour le travail, la persévérance le fatalisme, le rejet des plannings l’hédonisme le plaisir d’atteindre des buts et de planifier la pression du temps l’action pragmatique pour des gains futurs l’organisation quotidienne P BOND & FEATHER (1988) 5 (26) D1 D2 D3 D4 D5 : : : : : le sens de l’objectif poursuivi une routine structurée l’orientation vers le présent une organisation efficace la persévérance P SETTLE & ALRECK (1991) Test FAST 4 (64) D1 : Focus : la place de la conscience sur le spectre du temps D2 : Activité : la pression du temps D3 : Structure : les perceptions de la forme du temps D4 : Ténacité : le délai que l’individu accepte avant de recevoir une gratification M GENTRY, KO & STOLTMAN (1991) 3 (63) D1 : le passé D2 : le présent D3 : le futur M BERGADAA (1991) 5 (17) D1 D2 D3 D4 D5 M VENKATESAN, ANDERSON SCHROEDER & WONG (1992) 3 (31) D1 : l’orientation temporelle D2 : la perspective temporelle D3 : les attitudes face au temps M USUNIER & VALETTEFLORENCE (1991, 1994) 4 (29) D1 D2 D3 D4 M : : : : : : : : : le passé affectif le futur affectif la destinée l’expérience passée les projets futurs la linéarité et l’économicité du temps la projection temporelle l’obéissance au temps la persistance temporelle 85 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 ADETEM marketing ressentent rapidement la nécessité de développer des échelles spécifiques à leur paradigme. La diversité des propositions dénote le manque d’homogénéité conceptuelle du construit. Définition du construit « la conception individuelle du temps » : les dimensions a priori Le temps est ici une variable psychologique définie comme la représentation du temps développée par chacun en fonction de sa propre expérience. Afin de traduire cette définition en termes opérationnels, nous formulons l’hypothèse qu’elle se caractérise par des composantes cognitives et motivationnelles (Lens, 1986 ; Frese & ali., 1987 ; Van Calster & ali., 1987). Notre proposition se fonde en particulier sur les travaux de l’Ecole de Louvain, conduits sous l’impulsion de Nuttin (1979, 1985) et de ses collègues (Bouffard & ali., 1983). Leur principal apport est d’avoir relié la perspective temporelle au comportement humain d’une manière large, en y intégrant à la fois des aspects cognitifs et aussi une composante motivationnelle (Bergadaà, 1988, 1989). Au départ, ces échelles sont des mesures développées dans une logique descriptive. Or, cet objectif peut conduire à l’obtention de contenus très hétérogènes car le temps subjectif n’a pas d’unité conceptuelle. Nuttin (1979) montre que le manque de précision dans la manière de définir le concept est une caractéristique commune à tout ce qui concerne les fonctions cognitives du comportement. Cela tient au contenu (ce que l’individu se représente), élément qui ne trouve pas de support direct et tangible dans la réalité. La mesure du temps subjectif que nous proposerons fera la synthèse la plus large possible des théories et sera soumise à l’épreuve de la validité prédictive. C’est bien la finalité qui va guider sa construction. D’abord réalisée dans une logique descriptive, elle pourra être modifiée afin de maximiser la part de variance expliquée. L’analyse de la théorie, des échelles de mesure existantes et dix entretiens exploratoires nous conduisent à formuler l’hypothèse selon laquelle la conception individuelle du temps comprend huit dimensions. 86 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 La conception du temps du consommateur influence-t-elle les comportements d’achat sur Internet - Cas de l’achat de livres Danielle Bouder-Pailler Tableau 2 Les variations individuelles dans la conception du temps : les dimensions a priori (4) Conception «passive» du temps Conception «active» du temps Dimensions motivationnelles Degré de L’individu avec une faible reconnaissance structuration des buts à atteindre du but est sans projet réaliste pour stimuler à atteindre et coordonner ses activités Passé affectif Je regrette le temps passé Futur affectif Je n’aime pas penser à mon avenir L’individu avec une forte structuration des buts à atteindre a des projets pour stimuler et coordonner ses activités Je n’ai pas la nostalgie du passé J’aime penser à ce que je ferai dans le futur Dimensions cognitives Origine du contrôle contrôle externe J’ai souvent l’impression d’avoir peu d’influence sur ce qui m’arrive contrôle interne Je suis responsable de ce qui m’arrive Degré de persévérance faible J’ai tendance à ne pas terminer ce que je commence Je ne me fixe pas de buts à atteindre fort Je parviens en général à terminer ce que je commence Degré de planification du temps faible Je prends les choses comme elles viennent : je n’ai jamais le temps de faire Je me fixe des buts à atteindre (inefficacité) fort J’organise mon emploi du temps à l’avance, ce qui me permet de disposer de temps libre (efficacité) Degré de constance faible Mes centres d’intérêt et mes goûts ont très changeants dans le temps fort Mes centres d’intérêt et mes goûts sont relativement stables dans le temps Degré de maîtrise du temps faible Le temps m’échappe et s’impose à moi : je ne suis pas ponctuel(le) (résultat de l’absence de maîtrise du temps) fort J’ai le sentiment de contrôler mon temps : je suis ponctuel(le) (résultat de la maîtrise du temps) (4) Chaque dimension correspond à un continuum dont nous présentons dans le tableau les pôles extrêmes. 87 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 ADETEM En somme, nous définissons la conception individuelle du temps comme un construit multidimensionnel cognitif et motivationnel. Elle est une caractéristique psychologique stable qui mesure, dans le cas d’une conception active du temps, l’aptitude d’un individu à se fixer des buts et à être persévérant pour les atteindre, à avoir une évaluation positive du passé et du futur, à planifier son temps, à avoir le sentiment de le maîtriser ainsi que le cours de sa vie et à avoir une forme de constance. pression « origine du contrôle » (traduction de « locus of control » proposée par Nuttin, 1979) (Rotter et Murly, 1965 ; Duttweiler, 1984 ; Srinivasan & Tikoo, 1992 ; King et Miles, 1994 ; Tubbs, 1994 ; Ward, 1995). Le sentiment de l’origine interne ou externe du contrôle contribue ainsi à déterminer la conception individuelle du temps. L’échelle d’Usunier et de Valette-Florence (1994) est complémentaire de celle proposée par Bergadaà (1991). L’auteur y a intégré la dimension « destinée ». Cependant, son échelle ne semble pas comprendre de composantes motivationnelles. L’auteur mesure la structure cognitive temporelle qui devrait pouvoir être rapprochée de l’orientation temporelle : les dimensions contenues dans son échelle sont le passé et le futur affectifs, la destinée, l’expérience passée et les projets futurs. La principale particularité de notre proposition par rapport à l’échelle d’ Usunier et Valette-Florence (1994), qui est la plus complète aujourd’hui, est que nous intégrons la dimension « origine du contrôle ». En effet, les composantes cognitives du concept mesurent le niveau de l’effort de réflexion que fait l’individu dans l’utilisation de son temps. Elles représentent en particulier sa capacité à structurer les événements futurs en termes de séquences temporelles et d’ordre causal (Fraisse, 1983 ; Trommsdorff, 1983). Sa représentation de l’avenir dépend de la probabilité subjective qu’il attribue à la réalisation de ces événements. Il y a en effet une condition pour qu’une perspective future même éloignée exerce une influence sur l’activité présente : il faut que l’individu reconnaisse son propre rôle dans le résultat attendu car, pour certains, le fait d’atteindre ou de ne pas atteindre les objectifs est perçu comme dépendant de leurs propres efforts et capacités (contrôle interne). Pour d’autres, au contraire, ce sera l’effet de la chance ou de la fatalité (contrôle externe). Cette tendance est identifiée dans la littérature par l’ex- Phase de quantification Afin de former la mesure de la conception du temps, 379 items issus de dix échelles ont été regroupés. Or, un pré-test exploratoire auprès de 50 personnes a permis de mettre en évidence un faisceau de raisons de disqualification d’items, liées à leur sens ou à leur forme. 40 items ont pu alors être retenus. De plus, les 8 items de l’échelle de mesure de Goldsmith, Veum & Darity (1995) ont été ajoutés pour mesurer l’origine du contrôle. Des analyses factorielles exploratoires et confirmatoires ont alors été réalisées (5). (5) Nous avons utilisé les logiciels SPSS pour les analyses factorielles exploratoires et Lisrel 8 pour les analyses factorielles confirmatoires. 88 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 La conception du temps du consommateur influence-t-elle les comportements d’achat sur Internet - Cas de l’achat de livres Danielle Bouder-Pailler Tableau 3 Synthèse des traitements de données pour le modèle de mesure de la conception du temps ¿ Phase exploratoire Tests préalables ¿ Test de « sphéricité » de Bartlett ¡ Tests « KMO » et « MSA » 1ères analyses factorielles exploratoires Ò sans rotation Ò avec rotation varimax 14 facteurs 48 items 68,2% de variance expliquée 2ème analyse factorielle exploratoire Ò avec rotation varimax 9 facteurs 27 items 70,2% de variance expliquée ¡ Phase confirmatoire Tests préalables ¿ Identification des données atypiques ¡ Tests de normalités univariée et multivariée 1ère analyse factorielle confirmatoire 9 facteurs 27 items χ2 = 623,14 (p= 0,0) avec 288 dl GFI = 0,87 AGFI = 0,83 RMR = 0,062 RMSEA = 0,061 (6) 2ème analyse factorielle confirmatoire 9 facteurs 18 items χ2 = 201,07 (p=0,00) avec 99 dl GFI = 0,94 AGFI = 0,91 RMR = 0,034 RMSEA = 0,048 Interprétation des dimensions 1. la reconnaissance du but à atteindre 2. la ponctualité 3. le passé affectif 4. le futur affectif 5. l’origine du contrôle 6. le degré 7. le degré temps 8. le degré 9. le degré temps de persévérance de planification du de constance de maîtrise du (6) Nous choisissons 5 indices d’ajustement pour évaluer les modèles testés : le Chi-deux qui correspond à l’évaluation la plus courante ; le GFI, l’AGFI et le RMR qui sont les indices les plus anciens et les plus connus (Aurifeille, 1996) ; et enfin le RMSEA qui est un indice fondé sur la non-centralité (alors que les autres indices sont corrélés positivement à la taille de l’échantillon). De plus, nous utilisons le régresseur « maximum de vraisemblance ». 89 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 ADETEM L’ensemble de ces traitements de données a permis de retrouver les dimensions telles qu’elles étaient définies a priori (tableau 2), à l’exception de la ponctualité (7) (validité de contenu). Ces résultats sont équivalents à ceux qui avaient déjà été obtenus dans le cadre d’une recherche antérieure (BouderPailler, 1997). Le test des relations causales : réponse aux hypothèses (9) Test de l’influence des dimensions de la conception du temps sur le fait de préférer acheter un produit par Internet plutôt que dans un point de vente (H1) Les validités convergente et discriminante de la structure factorielle ont été vérifiées (8). Comme nous l’avons précisé, l’échelle de mesure de la conception du temps devra également permettre de prédire les variables dépendantes. Les influences des 9 dimensions sur la première variable dépendante sont analysées et les résultats d’ajustement du modèle améliorés pas à pas (10). Ils permettent de formuler trois remarques : Cinq dimensions de la conception du temps présentent des relations significatives (quatre influences positives et une influence négative) avec la variable endogène. Cela nous conduit à proposer la chaîne causale suivante : plus l’individu sait dans quel but il réalise les choses, plus il a le sentiment de contrôler le cours de sa vie, plus il est constant, plus il maîtrise son temps, moins il a la nostalgie du passé, et plus il aura tendance à préférer acheter par Internet plutôt que dans un point de vente. Mesure des variables dépendantes Elle s’opère par trois indicateurs complémentaires : une mesure de préférence (pour acheter un livre par Internet plutôt que dans un point de vente), une mesure comportementale déclarative (achat de livres par le biais d’Internet) et une mesure des avantages recherchés liés au temps : l’obtention immédiate du produit, la rapidité d’accès au lieu de vente, la possibilité de pouvoir commander de chez soi. Mean-Square Residual), qui correspond à la racine de la moyenne des carrés des résidus. Le GFI et l’AGFI doivent être supérieurs à 0,90 et un RMR inférieur à 0,05 est acceptable. Tous ces indices sont corrélés positivement avec la taille de l’échantillon. Des indices fondés sur la non-centralité ont alors été élaborés, en particulier l’indice RMSEA (Root Mean Square Error of Approximation). Il évalue l’ajustement en fonction du degré de liberté du système, ce qui revient à abaisser l’ajustement des modèles plus complexes. Une valeur du RMSEA inférieure à 0,05 indique un ajustement proche et les valeurs situées entre 0,05 et 0,08 sont raisonnables ; tout modèle présentant un RMSEA supérieur ou égal à 0,10 doit être respécifié. Cet indice présente aussi la caractéristique de comparer la matrice de covariances estimées non plus à celle des covariances observées mais à celle d’un modèle de base (par exemple un modèle où tous les indicateurs sont indépendants). (7) Nous avions fait l’hypothèse que les items qui constituent cette dimension devaient contribuer au facteur « maîtrise du temps » en tant que la ponctualité serait le résultat de la maîtrise du temps (je maîtrise le temps - conception -, donc je suis ponctuel(le) résultat de la maîtrise du temps). Les deux dimensions corrèlent faiblement (0,27). Nous avons testé un modèle regroupant les deux dimensions (maîtrise du temps et ponctualité). Les résultats ne peuvent être retenus : GFI = 0,93 ; AGFI = 0,89 ; RMR = 0,056 ; RMSEA = 0.070. (8) Les contraintes liées au format de l’article ne nous permettent pas de développer ces points. L’auteur les tient à la disposition de tout lecteur intéressé. (10) La qualité d’ajustement globale du modèle est tout d’abord évaluée (Bagozzi, 1981) : GFI = 0,92 ; AGFI : 0,88 ; RMR standardisé : 0,049 ; RMSEA : 0,055. Deux des quatre indices d’ajustement ne présentent pas de valeurs acceptables (AGFI et RMSEA). Cependant, les relations entre les variables latentes et leurs indicateurs présentent des résultats corrects. L’analyse des relations structurelles permet d’identifier cinq relations significatives (x1, x4, x5, x8 et x9 ; valeurs t respectives = 2,33 ; 1,81 ; -2,01 ; 1,88 ; 6,92). De plus, la part de variance expliquée est satisfaisante : 0,26. Il faut donc chercher à améliorer l’ajustement du modèle en supprimant certains indicateurs. Pour cela, nous analysons les indices de modification. Les analyses convergent pour décider la suppression de 2 items. Les résultats globaux sont alors acceptables : GFI = 0,94 ; AGFI : 0,91 ; RMR standardisé : 0,047 ; RMSEA : 0,049. Le R2 global s’est luimême amélioré : 0,29. On observe toujours 5 relations structurelles significatives mais celle liant x4 et la variable dépendante qui était « fragile » ne l’est plus alors que x3 présente maintenant une relation significative (valeur t = -1,96). (9) Précisions méthodologiques La qualité des modèles d’équations structurelles sera évaluée selon quatre critères complémentaires : Indices GFI AGFI RMR RMSEA Seuil d’interprétation > > < < 0,90 0,90 0,05 0,05 Choix des indices d’évaluation de l’ajustement global du modèle Les indices les plus anciens et les plus connus sont le GFI (Goodness of Fit Index), égal au rapport entre le minimum de la fonction ajustée et la valeur initiale de cette fonction, sa version ajustée, l’AGFI (Adjusted Goodness of Fit Index), et le RMR (Root- 90 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 La conception du temps du consommateur influence-t-elle les comportements d’achat sur Internet - Cas de l’achat de livres Danielle Bouder-Pailler Nous avons fait évoluer l’échelle de mesure de la conception du temps afin d’optimiser sa capacité prédictive (suppression de 2 items). Là aussi, nous avons fait évoluer l’échelle de mesure de la conception du temps (suppression de 2 items) afin d’optimiser sa capacité prédictive. La part de variance expliquée est acceptable : R2 = 0,29. La part de variance expliquée est acceptable : R2 = 0,30. Test de l’influence des dimensions de la conception du temps sur le fait d’avoir déjà commandé sur Internet (H2) Test de l’influence des 9 dimensions de la conception du temps sur le type d’avantages temporels recherchés (H3) Les influences des 9 dimensions sur la seconde variable dépendante sont ensuite analysées (11). Les résultats de la démarche d’optimisation du modèle permettent de formuler quatre commentaires : Le test de ce troisième modèle montre que six dimensions de la conception du temps présentent des relations significatives avec deux des variables endogènes (12). Deux chaînes causales peuvent alors être proposées : 4 dimensions de la conception du temps présentent des relations significatives (3 positives et 1 négative) avec la variable endogène. Cela nous conduit à proposer la chaîne causale suivante : plus l’individu sait dans quel but il réalise les choses, plus il est constant, plus il maîtrise son temps, moins il a une vision affective du passé, et plus il aura tendance à acheter sur Internet. Moins l’individu est constant, moins il maîtrise son temps, et plus il souhaitera obtenir immédiatement le produit. Plus l’individu a conscience des buts qu’il cherche à atteindre, plus il aime penser à son futur, plus il a le sentiment de contrôler sa vie, plus il est persévérant, plus il maîtrise son temps, et plus il souhaitera avoir accès au lieu de vente rapidement. On retrouve les mêmes dimensions significatives que dans l’analyse précédente, ce qui montre une cohérence entre l’attitude (composante affective) et le comportement du consommateur ; la seule différence avec le test précédent porte sur la dimension « origine du contrôle » qui n’est pas ici significative. DISCUSSION Les résultats obtenus sont tout d’abord présentés dans un tableau de synthèse. (11) La qualité d’ajustement globale du modèle est tout d’abord évaluée : GFI = 0,92 ; AGFI : 0,88 ; RMR standardisé : 0,048 ; RMSEA : 0,055. Deux des quatre indices d’ajustement ne présentent pas de valeurs acceptables (AGFI et RMSEA). Cependant, les relations entre les variables latentes et leurs indicateurs présentent des résultats corrects. L’analyse des relations structurelles permet d’identifier trois relations significatives (x1, x8 et x9 ; valeurs t respectives = 2,33 ; 2,53 ; 6,13). De plus, la part de variance expliquée est satisfaisante : 0,27. Il faut donc chercher à améliorer l’ajustement du modèle en supprimant certains indicateurs. Les analyses convergent pour décider la suppression de 2 items. Les résultats globaux sont alors acceptables : GFI = 0,94 ; AGFI : 0,91 ; RMR standardisé : 0,046 ; RMSEA : 0,047. Le R2 global s’est luimême amélioré : 0,30. De plus, une quatrième relation structurelle significative apparaît (x3, valeur t = -2,17). (12) Les indices d’ajustement présentent des valeurs peu acceptables (GFI = 0,90 ; AGFI : 0,90 ; RMR standardisé : 0,047 ; RMSEA : 0,050). Nous testons les mêmes relations (influences de x1, x2, x3, x4, x5, x6, x7, x8 et x9 - variables latentes - sur les avantages temporels recherchés) en mesurant ces derniers par les trois indicateurs du construit (Y1, Y2 et Y3). Le modèle présente alors des indices d’ajustement acceptables : : GFI = 0,93 ; AGFI : 0,91 ; RMR standardisé : 0,046 ; RMSEA : 0,046. Les relations entre les variables latentes indépendantes et leurs indicateurs présentent des résultats corrects. L’analyse des relations structurelles permet d’identifier des relations significatives, de x8, x9 vers Y1 et de x1, x4, x5, x6, x9 et Y2. Aucune relation n’est significative entre les x et Y3 (l’erreur de variance est négative). La part de variance expliquée par Y1 et Y2 sont respectivement de 0,10 et 0,12. 91 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 ADETEM Tableau 4 Synthèse des résultats Les variables dépendantes Les dimensions de la conception du temps Préférence achat sur Internet plutôt que dans point de vente Achat sur Internet La reconnaissance du but à atteindre + + Le passé affectif - - Avantages temporels recherchés Obtention immédiate du produit + + + + Le futur affectif l’origine du contrôle Rapidité accès au lieu de vente + La persévérance La constance + + - La maîtrise du temps + + - + R2 0,29 0,30 0,10 0,12 la reconnaissance du but à atteindre présentent des relations significatives avec trois des quatre variables dépendantes. Le souhait d’avoir rapidement accès au lieu de vente est exprimé par les consommateurs qui ont une conception active de leur temps : ils pensent savoir dans quel(s) but(s) ils réalisent les choses, ont une vision affective positive de leur avenir, ont le sentiment de contrôler le cours de leur vie, sont persévérants et s’efforcent de maîtriser leur temps. A l’inverse, avoir une vision affective du passé est un frein à l’achat sur Internet. Quelles sont les dimensions explicatives de la conception du temps ? La maîtrise du temps est la seule dimension qui présente des relations significatives avec les quatre variables dépendantes. Plus l’individu a le sentiment de maîtriser son temps, plus il sait s’organiser pour faire un grand nombre des choses dont il a envie, et plus il préfère acheter sur Internet plutôt que dans un point de vente, plus il achète effectivement sur Internet, plus le fait d’avoir rapidement accès au lieu de vente est un avantage recherché. À l’inverse, pour ce même individu, le fait d’obtenir immédiatement le produit n’est pas déterminant. Ce résultat confirmerait l’hypothèse émise que l’individu qui s’efforce de maîtriser son temps aura tendance à privilégier des formules d’achat qui le conduisent à un accès différé au produit (pour, en contrepartie, consacrer moins de temps à l’achat lui-même). La constance et Quel est le pouvoir prédictif de la conception du temps ? La conception du temps (caractérisée par les dimensions présentées ci-dessus) permettrait d’expliquer la préférence pour Internet et le comportement 92 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 La conception du temps du consommateur influence-t-elle les comportements d’achat sur Internet - Cas de l’achat de livres Danielle Bouder-Pailler d’achat sur Internet. Il peut être intéressant de souligner la forte proximité des résultats entre la composante affective de l’attitude et le comportement réel. Cela tendrait à renforcer l’hypothèse selon laquelle la préférence pourrait être un bon prédicteur du comportement (13). que « l’influence de cette variable sur l’action individuelle n’a pas été clairement établie » (p.300) (14), nous avons pu montrer que la conception individuelle du temps influence les comportements (15). Ces résultats tendraient à confirmer ceux des recherches phénoménologiques de Bergadaà (1990) qui identifient l’existence du système temporel des consommateurs. L’auteur distingue en effet deux schémas d’attitude temporelle : certains individus semblent agir comme s’ils étaient soumis à un déterminisme lié à leur orientation temporelle alors que d’autres seraient soumis à un fonctionnement volontariste, distinction qui renvoie au degré de contrôle. Ainsi, la méthode de classification des individus se fonde sur la base de l’attitude conative des individus : CONCLUSION Les apports de cette recherche peuvent être considérés selon deux perspectives. Tout d’abord, le construit « la conception individuelle du temps » a été enrichi par l’introduction d’une nouvelle dimension : « l’origine du contrôle ». La validité prédictive de cette proposition a été testée : des relations significatives existent entre les variables du construit et les variables dépendantes. De plus, la conception du temps d’un individu devrait permettre d’expliquer sa préférence pour Internet plutôt que pour un point de vente traditionnel. La complémentarité de ces deux formules de vente peut en effet se fonder sur le temps attribué à l’achat. - une attitude de réaction : les individus déclarent réagir aux évènements extérieurs ; c’est lorsqu’une nouvelle situation survient qu’ils décident d’agir et de la manière d’agir ; ainsi, ils ont une « orientation présent » et ne planifient pas leur temps ; On connaît aussi mieux les caractéristiques temporelles des consommateurs qui achètent sur Internet et les avantages liés au temps qu’ils souhaitent en tirer. - une attitude d’action : l’environnement comprend des opportunités que les individus vont chercher à saisir pour progresser ; ils sont orientés vers le futur et planifient leur temps. L’auteur développe l’hypothèse selon laquelle ces deux attitudes temporelles génèrent un « processus organisationnel » vis-à-vis des produits : elles ont donc une incidence sur les comportements. Ces résultats trouvent leur justification dans leur capacité à se traduire par des applications managériales (Lilien, 1997). Le développement de nouvelles méthodes de vente (et en particulier Internet) conduit aujourd’hui de nombreuses entreprises à s’interroger sur leur politique de distribution, d’autant que les implications logistiques sont très importantes. Dans cette perspective, les entreprises qui souhaitent développer leurs ventes sur Internet doivent s’adresser aux consommateurs qui présentent quatre caractéristiques psychologiques liées au temps : ils doivent savoir dans quels buts ils font les choses ; avoir le sentiment Les résultats de notre recherche peuvent alors être rapprochés de ceux des travaux de Bergadaà (1990) à deux niveaux : - ils confirment la nature de l’influence du système temporel sur le comportement ; les dimensions de la conception du temps qui ont dans notre recherche des relations significatives avec les comportements expliqués caractérisent les individus qui ont, selon Bergadaà (1990), une attitude d’action ; (13) Une variable dépendante ne présente pas de lien avec les dimensions de la conception du temps : « accès à l’achat depuis chez soi ». On peut s’interroger sur la formulation de l’item qui n’était peutêtre pas suffisamment explicite. (14) « The influence of this variable with regard to individual action has not been clearly established. » - les résultats sembleraient préciser en termes quantitatifs l’existence de cette influence : alors que Bergadaà conclut son article en notant (15) L’existence de cette influence avait déjà été montrée dans une recherche précédente (Bouder-Pailler, 1997). 93 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 ADETEM de contrôler le cours de leur vie ; être constants, maîtriser leur temps ; ne pas avoir une vision du passé liée au regret. L’évaluation de ces caractéristiques se fait aisément par l’intermédiaire des 18 items de l’échelle de mesure (annexe A). L’entreprise - qu’elle soit fabricant ou distributeur - peut évaluer les caractéristiques de ses consommateurs actuels et analyser si elles correspondent à leurs acheteurs sur Internet. Ces éléments peuvent servir de base à la segmentation des marchés ciblés et conditionner les fondements différenciateurs du positionnement adopté par les entreprises et leurs choix des axes de communication. De plus, l’analyse des avantages temporels recherchés devrait aider les entreprises à déterminer leurs priorités logistiques pour distribuer leurs produits (Claycomb & ali., 1999). En effet, leur obtention immédiate ne semble pas être une attente déterminante de ceux qui achètent sur Internet. Gestion), moins réticents vis-à-vis des nouvelles technologies que la population en général. Le champ d’application de la recherche a porté sur l’achat de livres. Cependant, pour que ses résultats puissent être étendus à d’autres domaines, les hypothèses de la recherche devraient être testées dans des contextes de consommation qui présenteraient également des caractéristiques temporelles (souscription d’abonnement, délai entre l’achat et la consommation, nécessité de planifier la consommation...). La recherche ne prend pas en compte le processus de choix opéré par le consommateur. Dans les recherches futures, il pourrait être intéressant de savoir si l’individu se situe dans un processus de choix routinier ou complexe ; les facteurs liés à la situation pourraient également être pris en considération. De plus, la mise à disposition du consommateur de l’offre du producteur est la principale fonction marketing du canal de distribution. Dans ce contexte, définir les modalités et le format servant de support à la relation avec l’acheteur final représente un choix fondamental pour le producteur. Or, les résultats de la recherche renforcent la nécessité déjà énoncée de distinguer le canal logistique (qui permet le déplacement physique du produit) du canal transactionnel (qui génère l’échange d’information entre les parties prenantes à la transaction) (Dayan, 1999). La mesure des avantages temporels recherchés (variable dépendante) s’est effectuée dans une perspective exploratoire et devrait être approfondie ; il pourrait en particulier s’agir de rendre plus explicite dans sa formulation l’avantage temporel lié au fait de pouvoir commander de chez soi sans se déplacer. Les résultats présentés peuvent donner lieu à des recherches complémentaires qui permettraient de prolonger la compréhension de l’influence de la conception du temps sur les comportements d’achat. Ainsi, il pourrait être intéressant de mesurer l’influence indirecte de la conception du temps sur les achats par Internet : les variables « préférence pour une formule d’achat direct » et « avantages temporels recherchés » seraient alors des variables médiatrices. De plus, l’échelle de mesure de la conception du temps proposée correspond à une vision individuelle du temps. Or, le temps est aussi un concept social. Il faudrait donc étudier en quoi les aspects sociaux contribuent à la structure des relations entre conception du temps et attitude vis-à-vis d’Internet. La question est d’autant plus importante qu’Internet répond aussi à des attentes sociales. Les limites spécifiques à notre recherche se situent à cinq niveaux. Celle-ci est centrée sur l’alternative « point de vente traditionnel / Internet ». En cela, d’autres éléments qui interviennent dans ce processus de choix ne sont pas pris en considération, comme par exemple, la préférence pour le personnel de contact versus le service automatisé. Le recours à un échantillon de convenance présente des limites. En particulier, les répondants sont, du fait de leur âge (moyenne 21 ans) et de leur niveau d’éducation (étudiant en Sciences de 94 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 La conception du temps du consommateur influence-t-elle les comportements d’achat sur Internet - Cas de l’achat de livres Danielle Bouder-Pailler ANNEXE A Les items de l’échelle de mesure de la conception individuelle du temps • Dimension 1 : la reconnaissance du but à atteindre Formulation de l’item Lorsque j’entreprends quelque chose, je sais dans quel but je le fais J’ai conscience des buts que je cherche à atteindre lorsque j’entreprends une action • Dimension 2 : la ponctualité Formulation de l’item Je suis ponctuel(le) J’arrive en avance aux rendez-vous • Dimension 3 : le passé affectif Formulation de l’item J’ai la nostalgie du passé Je suis très attaché(e) à mon passé • Dimension 4 : le futur affectif Formulation de l’item J’aime penser à ce que je ferai dans le futur Je pense souvent à la vie que je souhaite avoir dans le futur • Dimension 5 : l’origine du contrôle Formulation de l’item J’ai souvent l’impression d’avoir peu d’influence sur ce qui m’arrive Je suis responsable de ce qui m’arrive 95 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 ADETEM • Dimension 6 : le degré de persévérance Formulation de l’item Généralement, je termine les tâches que je commence Je passe d’une activité à une autre sans jamais me concentrer bien longtemps sur une en particulier • Dimension 7 : le degré de planification du temps Formulation de l’item J’ai plus de plaisir à prendre les choses comme elles viennent qu’à planifier ma journée à l’avance J’aime organiser mon temps aussi longtemps à l’avance que je le peux • Dimension 8 : le degré de constance Formulation de l’item Mes principaux centres d’intérêt sont les mêmes depuis des années J’ai des goûts qui sont assez stables dans le temps • Dimension 9 : le degré de maîtrise du temps Formulation de l’item J’ai le sentiment de bien contrôler mon temps Je sais suffisamment bien m’organiser pour faire un grand nombre des choses dont j’ai envie 96 REVUE FRANÇAISE DU MARKETING - N° 191 - 2003/1 La conception du temps du consommateur influence-t-elle les comportements d’achat sur Internet - Cas de l’achat de livres Danielle Bouder-Pailler REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES Aurifeille J-M (1992) - Les chaînes moyens-fins : concepts, méthodes et champs d’application, Mémoire d’Habilitation à Diriger des Recherches, Poitiers : I.A.E. 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