UNE PHILOSOPHIE ÉPICURIENNE DE LA POLITIQUE ? 7
C’est à ce moment-là, d’une part qu’ils se mirent
à lier amitié entre voisins, brûlant
du mutuel désir de ne pas se léser
ni se faire du mal, et qu’ils se confièrent
également le soin des femmes, des enfants
en se faisant savoir par des balbutiements,
du geste et de la voix, qu’il était équitable,
d’avoir, chacun d’eux, les faibles en pitié.
Par extension, du plaisir né de la vie de famille naît l’amitié comme fondement
de la vie sociale. Il ne s’agit pas ici d’une rupture, genèse d’un ordre différent comme
on le voit chez Aristote, mais bel et bien d’une continuité entre le plaisir individuel, le
plaisir familial et le plaisir commun qui génère la politique. Il ne s’agit pas d’une prise
de conscience, car cette genèse est antéprédicative, elle se communique par le geste
et le balbutiement. Marcel Conche traduit la prolepsis par prénotion. Il ne s’agit pas
d’une méditation rationnelle sur les caractères du juste et de l’injuste, issue d’un dia-
logue et d’un discours longuement élaboré, mais bien plutôt du sentiment de la justi-
ce, du caractère équitable de l’attention à l’autre. 19
Dans un premier temps, l’ordre politique se calque sur l’ordre naturel, la beauté et la
force naturelle constituant la structure sociale. Mais cet ordre laisse la place au
désordre et à la liberté : tous ne sont pas tenus par les pactes d’entraide qui se tissent.
On ne peut que constater que l’existence des hommes n’est concevable que si l’on
admet que ceux qui ont respecté les pactes sont plus nombreux que ceux qui les ont
enfreints: « mais une grande part, la bonne, des humains respectait les traités avec
honnêteté ; sinon le genre humain aurait, dès cette époque, tout à fait disparu, et sa
lignée n’aurait pu pousser jusqu’à nous ses générations. » 20
Vient alors le temps de la renaissance de la cité. À cet âge naturel, succède une pre-
mière crise, née de l’apparition des besoins superflus. La convoitise s’installe, les pre-
miers rois sont destitués et le crime devient un moyen d’accroître son plaisir person-
nel : « Aussi les affaires publiques, tombées dans la plus basse lie, retournaient-elles
au désordre de la multitude; chacun voulait le pouvoir et le premier rang. » Mais ce
crime est susceptible de générer un autre droit. Il n’exprime plus le pacte naturel,
mais bien la prise en compte de la possibilité du mal dans le monde social. La société
est bien un monde de perdition possible, ce que chacun constate dans le crime, les
sages doivent alors donner l’exemple, par leur vie exemplaire, d’une vie où le plaisir
se contente des besoins naturels, et par les lois, prescrire ce contrat que chacun recon-
naît : ne pas se faire de tort21.
UNE AXIOLOGIE MATÉRIALISTE : LA JUSTICE COMME UTILITARISME
Il semble alors nécessaire de développer ce que signifie ne pas se faire de tort.
La morale constitue ce glissement qui substitue à la douleur le problème du mal. Il
reste alors à déterminer ce qui constitue le bien et le mal, le juste et l’injuste, à condi-
tion de leur restituer un sens matérialiste.
Qu’est-ce que la justice ? On le sait, Platon, philosophe idéaliste, fait de la jus-
tice une valeur que chacun, simple particulier, roi ou cité, s’efforce malencontreuse-
19. Ce qui peut ici autoriser des rapprochements entre Lucrèce et le Rousseau du Second Discours.
20. De rerum natura, V, [1024-1027], traduction B. Pautrat.
21. Et ici la formule de Lucrèce, inter se nec laedere nec violari, rejoint la maxime d’Épicure : « ne pas se faire
de tort les uns aux autres » (Maxime XXXI).