Carcinome épidermoïde de la langue mobile et irritation d`origine

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Med Buccale Chir Buccale 2010;16:53-56
c SFMBCB, 2010
DOI: 10.1051/mbcb/2009036
www.mbcb-journal.org
Observation clinique
Carcinome épidermoïde de la langue mobile et irritation
d’origine prothético-dentaire : à propos d’une observation
Richard Aurélien Rakotoarison1, , Liantsoa Fanja Ralaiarimanana2 , Simone Rakoto
Alson2 , John Bam Razafindrabe3 , Fred Joëlson Rakotovao1
1
2
3
Service ORL-CCMF, Centre hospitalier de Soavinandriana-Antananarivo, Madagascar
Institut d’odonto-stomatologie tropicale de Madagascar, CHU de Mahajanga, Madagascar
Service de Chirurgie maxillo-faciale, CHU d’Antananarivo, Madagascar
(Reçu le 16 octobre 2009, accepté le 2 novembre 2009)
Mots clés :
carcinome /
tabagisme /
prothèse dentaire /
irritation chronique
Résumé – Les carcinomes épidermoïdes des voies aéro-digestives supérieures se rencontrent en général sur
un terrain dominé par l’intoxication éthylo-tabagisme chronique. Ils sont caractérisés par une importante
agressivité locorégionale. Ce travail a pour objectif de mettre en garde les praticiens contre les conséquences fatales des appareils prothétiques mal adaptés. Nous rapportons un cas de carcinome épidermoïde
de la langue mobile chez une femme de 47 ans. Deux facteurs ont été incriminés : le tabagisme chronique
qui est un facteur de risque reconnu et un facteur déclenchant qui serait l’irritation chronique provoquée
par le crochet mal adapté d’une prothèse dentaire amovible. Ainsi, la présence d’une agression chronique,
aussi minime soit-elle, sur un terrain à risque, doit être supprimée afin d’éviter cette transformation maligne. L’importance de la fréquence des récidives locorégionales en moins d’un an postopératoire et l’issue
fatale liée à ce type de cancer amènent les chirurgiens à effectuer des exérèses en bloc, au large de la
tumeur, quelquefois très mutilantes, associées ou non à un évidement ganglionnaire. La radiothérapie
postopératoire complémentaire, associée ou non à une chimiothérapie, permet d’améliorer la survie des
patients.
Key words:
carcinoma /
smoking /
dental prosthesis /
chronic irritation
Abstract – Squamous cell carcinoma of the mobile tongue and teeth prosthesis irritation: report of a
case. Usually, the head and neck squamous cell carcinomas occur on a chronic alcohol-smoking field. They
are characterized by significant locoregional aggressiveness. This work aims to warn caregivers against
the fatal consequences of inappropriate prosthetic. We report a case of mobile tongue squamous cell
carcinoma in a 47 years old woman. Two factors were incriminated: chronic smoking that is a recognized
risk factor and a trigger factor that would be chronic irritation caused by the hook unsuitable for removable
prosthesis. Thus, a chronic irritation, however small it may be, associated with risk field must concern in
order to avoid a fatal disease. The importance of locoregional recurrence rate within one year and the
fatal outcome of these cancers lead surgeons to perform bloc resections, off the tumor limits, sometimes
disfiguring, closed or not to cell and lymph nodes recess. Postoperative radiotherapy, with or without
chemotherapy, can improve survival of patients.
Les cancers de la cavité buccale font partie des cancers des
voies aéro-digestives supérieures et leurs caractéristiques histologiques et épidémiologiques sont communes. Il s’agit en
général de carcinomes épidermoïdes survenant sur un terrain
éthylo-tabagique et/ou résultant de la transformation maligne de lésions précancéreuses [1]. La notion de soins dentaires et prothétiques a été relatée dans la littérature même
si on n’a jamais observé de différences significatives [2].
Correspondance : [email protected]
Nous rapportons un cas de carcinome épidermoïde lingual qui
semble correspondre à la transformation maligne d’une lésion
d’origine traumatique chronique secondaire à une prothèse
dentaire mal adaptée.
Observation
Une patiente, âgée de 47 ans, a été adressée en consultation en janvier 2008 pour une douleur permanente sur le
Article publié par EDP Sciences
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R.A. Rakotoarison et al.
Discussion
Fig. 1. Carcinome épidermoïde du bord droit de la langue.
Fig. 1. Squamous cell carcinoma on the right margin of the tongue.
bord droit de la langue. Il s’agit d’une femme tabagique
(11 paquets-année de cigarettes).
La douleur linguale, peu gênante, est apparue avec la mise
en place d’une prothèse dentaire amovible en décembre 2005 ;
elle siégeait en regard d’un crochet sur la première molaire
mandibulaire droite. Cette gêne disparaissait avec la dépose
de la prothèse.
En novembre 2007, la douleur, à type de piqûre, était devenue permanente malgré la prise d’antalgique. La suppression du crochet a été décidée par le praticien, mais cela n’a
eu aucun effet favorable.
Lors de la première consultation, la patiente présentait
une petite ulcération aphtoïde sur le bord droit de la langue,
d’environ 5 millimètres de diamètre (Fig. 1). On notait une
atrophie de la muqueuse périphérique et une induration en
profondeur. La lésion ne dépassait pas la ligne médiane et
il n’y avait pas de trismus ni de diminution de la mobilité linguale. Les aires ganglionnaires submandibulaires, sousmentales et cervicales étaient libres.
L’anamnèse et le tableau clinique ont conduit à réaliser
une biopsie. L’examen anatomopathologique a montré qu’il
s’agissait d’un carcinome épidermoïde bien différencié et infiltrant (Fig. 2).
À l’issue du bilan d’extension (échographies cervicale et
abdomino-pelvienne, tomodensitométrie cervico-faciale et radiographie pulmonaire), la tumeur a été classée T1N0M0. Une
intervention chirurgicale a été réalisée. Elle consistait en une
trachéotomie première, un évidement cellulo-ganglionnaire
cervical bilatéral, un évidement sous-mandibulaire homolatéral et enfin l’exérèse de la tumeur.
Après la cicatrisation, la patiente a été adressée en
consultation dans le service d’oncologie en vue d’une éventuelle prise en charge complémentaire, malgré la classification
TNM.
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Les carcinomes épidermoïdes représentent plus de 90 %
des cancers de la cavité buccale. L’âge varie selon les auteurs,
mais ils s’observent le plus souvent autour de la soixantaine
avec une prédominance pour le sexe masculin. Cependant, on
constate depuis quelques années un rajeunissement de la population atteinte et une augmentation de la fréquence d’apparition de cette pathologie chez les femmes [3–5].
Le siège endo-buccal du carcinome épidermoïde varie selon les auteurs. Les uns parlent d’une prédilection pour la
langue tandis que, pour d’autres, la localisation linguale arrive en seconde position après le plancher buccal, avant la
gencive [4–6]. Il semble que cette prédilection dépende de
l’agent causal : avec le tabagisme, les sites les plus affectés sont par ordre décroissant le plancher buccal, la langue
et la gencive [7]. Sur la langue, la zone la plus touchée par
les carcinomes épidermoïdes est la partie marginale ; la partie
mobile étant affectée dans deux tiers des cas et la base dans
un tiers des cas [7, 8].
En carcinologie des voies aéro-digestives supérieures, il
existe des facteurs de risque confirmés, le principal étant
l’éthylo-tabagisme chronique [9]. Le tabac à lui seul est bien
connu par son effet carcinogène et l’alcool est le deuxième
facteur bien que son mécanisme d’action soit encore mal
connu ; l’intoxication conjointe augmente considérablement
le risque [10]. Néanmoins, des carcinomes épidermoïdes de
la langue peuvent être observés en dehors d’une intoxication
éthylo-tabagique chronique : cela concerne surtout des jeunes
femmes [11].
En France, on observe globalement une diminution de l’incidence des cancers des voies aéro-digestives supérieures en
raison de la réduction globale de la consommation de tabac
et d’alcool. Toutefois, l’exposition croissante des femmes au
tabac explique l’augmentation de l’incidence alors qu’elle diminue chez les hommes [1–3].
Une étude déjà ancienne, à partir de deux cas cliniques,
évoque la possibilité d’une relation entre une ulcération chronique et un carcinome épidermoïde buccal [12]. Pour une
prothèse amovible, l’intrados des crochets doit épouser fidèlement la surface des dents supports [13], sans venir au contact
des tissus mous. Dans deux études plus récentes, le développement d’un carcinome épidermoïde au contact d’obturations
ou de restaurations prothétiques, et donc de l’extrados prothétique, a été rapporté, mais la différence par rapport à des
témoins n’était pas réellement significative [2, 14].
Récemment, on a parlé d’irritation chronique provoquée
par une dent très délabrée ou une prothèse dentaire amovible
mal adaptée dont le crochet était agressif. Cette irritation mécanique peut être à l’origine d’une lésion qui, en fonction du
terrain (âge, intoxication éthylo-tabagique), peut se transformer à long terme [15]. La patiente avait un microtraumatisme
chronique sur le bord de la langue provoqué par le crochet de
la prothèse amovible qu’elle portait depuis presque deux ans.
Ainsi, tout patient à risque doit faire l’objet d’une attention
particulière en cas d’irritation chronique quel que soit l’agent
causal.
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R.A. Rakotoarison et al.
Fig. 2. Carcinome épidermoïde bien différencié, micro-invasif.
Fig. 2. Well differenciated and micro-invasive squamous cell carcinoma.
Au début, il se forme une lésion bénigne, ayant un risque
potentiel précancéreux (ulcération ou érosion), plus ou moins
importante [15]. Progressivement, la muqueuse périphérique
devient atrophique et l’ulcération repose sur une base indurée,
ses bords deviennent bourgeonnants [3]. Dans les lésions du
bord de la langue mobile, il y a souvent une odynophagie associée et des adénopathies, généralement submandibulaires,
en fonction du stade d’évolution de la tumeur [4].
Histologiquement, il s’agit d’un carcinome épidermoïde
bien différencié, la prolifération tumorale ressemblant fortement à l’épithélium malpighien d’où il provient. Les travées
carcinomateuses traversent la membrane basale et infiltrent
le chorion.
L’exérèse de la tumeur primitive doit être complète, passant au large des limites de la tumeur, emportant en bloc
le tissu tumoral [10], car la fréquence des récidives est très
importante [6]. Des variantes complémentaires de la chirurgie sont possibles. En fonction des résultats du bilan d’extension locorégional et à distance de l’exérèse chirurgicale,
on peut associer d’autres traitements. Pour cette patiente,
seule une mesure préventive a été prise. En effet, malgré
les résultats négatifs des recherches d’éventuelles localisations secondaires, un évidement submandibulaire homolatéral
et un évidement cellulo-ganglionnaire cervical bilatéral ont
été effectués. De plus, la patiente a été adressée pour une
prise en charge pour une radiothérapie postchirurgicale.
Cette association chirurgie-radiothérapie a été adoptée en
raison du haut risque de rechute locorégionale des cancers de
la langue mobile dès la première année postopératoire et du
faible taux de survie. Certains auteurs proposent même une
chimiothérapie adjuvante. Dans tous les cas, aucune littérature ne parle de guérison complète ; toutes les mesures n’ont
pour objectif que d’améliorer la survie du patient [16-18].
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