1 DOSSIER PEUT-ON SE PASSER D’INDUSTRIE ? ALAIN VERNHOLES La faute à la mondialisation ? L es délocalisations d’entreprises sont devenues le principal sujet d’inquiétude des Français, un sentiment partagé dans de nombreux pays industrialisés, en Europe aussi bien qu’outreAtlantique. Aux états-Unis, la campagne électorale y a fait largement écho, notamment dans les swing states (Ohio, Michigan, Illinois…), ces états dont le vote, sans doute décisif, sera très influencé par le chômage et les fermetures d’usines (Jacques Mistral et Bernard Salzmann, p. 88). La peur des délocalisations n’est pas nouvelle en France, ni même dans la vieille Europe (Pierre de Gasquet, p. 105). Déjà, en 1993, le rapport du sénateur Jean Arthuis avait alarmé l’opinion publique en évoquant la disparition possible de notre industrie à échéance de dix ans. Le pays vivait alors très mal une des pires récessions qu’il ait connues. Sensible au malaise ambiant, le rapport avait à l’excès confondu la mondialisation et ces délocalisations dont les Français commençaient à prendre conscience à l’occasion de quelques départs retentissants, tel celui de Hoover, fermant son usine de Côte-d’Or pour s’installer en écosse. De cette inquiétude est né un débat récurrent sur la désindustrialisation des pays développés. Récurrent parce que le sujet accapare une bonne partie des préoccupations nationales quand le chômage augmente, mais disparaît de l’actualité dès que reviennent des périodes de prospérité, comme celle que nous avons vécue à la fin des années 1990. On parle alors des investissements directs à l’étranger (IDE) pour louer le dynamisme des entreprises qui investissent hors des frontières afin de conquérir ou développer des marchés, ou pour critiquer celles qui restent l’arme au pied et laissent passer de belles occasions (Alain Henriot, p. 101). Sociétal N° 46 g 4e trimestre 2004 Au-delà des hauts et des bas de la conjoncture, comment imaginer l’évolution à long terme de la place de l’industrie dans notre économie ? Le débat sur la réalité de la désindustrialisation bute d’entrée sur une difficulté majeure, qui est de définir ce qu’est aujourd’hui l’industrie, dont la nature et le fonctionnement ne sont plus du tout les mêmes qu’il y a cinquante ans. Les entreprises ont de plus en plus tendance à se recentrer sur le cœur de leurs métiers, en externalisant, c’est-à-dire en abandonnant à d’autres, des activités qu’elles assumaient jusqu’à présent (études, gestion, services administratifs, entretien, maintenance, restauration...). Ainsi, des activités jusqu’ici comptabilisées dans les statistiques industrielles réapparaissent dans les statistiques des services. Dans l’attente des réaffectations statistiques qui s’imposent, force est bien de s’en tenir aux nomenclatures d’activité de la comptabilité nationale. Celles-ci montrent que la part en volume de l’industrie dans la production nationale est restée à peu près stable entre 1978 et 2003, aux environs de 20 % du PIB (Pierre-Antoine Bastouil, p. 70). Depuis le début des années 1990, cette part a même tendance à augmenter. Voilà des nouvelles plutôt rassurantes pour ceux qui s’inquiètent d’une désindustrialisation des pays développés. Reste que la mondialisation est une réalité dont il faut imaginer les conséquences à l’horizon de dix ou vingt ans ; des conséquences qui résulteront d’évolutions internes de nos économies, tout autant que d’évolutions externes. évolutions internes : les façons de vivre, les habitudes et les aspirations de nos sociétés, dont les besoins se « dématérialisent » avec l’élévation du niveau de vie, sont la première cause de la désindustrialisation. Nous consommons de plus en plus de LA FAUTE À LA MONDIALISATION ? services (santé, culture, loisirs…), et les biens matériels euxmêmes sont valorisés par un nombre croissant de services (garanties, assurances, crédit, service après-vente…). Des activités que nous aurions bien tort de considérer comme de second ordre, alors qu’elles deviennent indispensables à l’industrie, offrant souvent l’occasion d’innovations : c’est ainsi que des idées simples peuvent être à la source d’empires économiques (Faïz Gallouj p. 67). évolutions externes : la division internationale du travail et le jeu des avantages comparatifs produisent délocalisations, restructurations, investissements à l’étranger, que la plupart des économistes trouvent naturels et ne confondent pas avec un phénomène de désindustrialisation qui frapperait tous les pays développés (André Sapir, p. 93). Est acceptée la logique d’un commerce international ouvert, certains syndicats ouvriers faisant eux-mêmes remarquer qu’on peut difficilement aider les pays pauvres à se développer tout en les privant des moyens d’affronter la concurrence internationale. Ce qui est refusé est la délocalisation brutale, c’est-à-dire le transfert à l’étranger de la production d’un bien qui sera ensuite réimporté (François Chérèque, p. 72). Des stratégies De riposte E n élevant leur niveau de vie et en se modernisant politiquement et socialement – démocratie et droit du travail – les pays émergents verront à terme leurs coûts de revient augmenter et se rapprocher de ceux des pays développés, qui bénéficieront alors d’immenses marchés acheteurs. La question se pose de savoir combien de temps les populations (actives) des pays développés devront patienter pour voir fonctionner de façon plus civilisée cette « usine globale » qui se construit à l’échelle du monde. L’attente sera-t-elle supportable ? La réponse pourrait bien être négative, et pas seulement de la part d’industries en difficulté comme le textile. Elle émane aussi d’économistes qui, tout en professant des théories libérales, s’inquiètent de la montée en puissance de pays comme la Chine et l’Inde dont la taille – et les capacités – peuvent bouleverser radicalement les données du commerce international. A les entendre, le danger existe qu’à terme, seules les activités mettant en œuvre des technologies cumulatives avancées comme l’automobile et l’aéronautique puissent rester solidement ancrées au nord (Lionel Fontagné p. 62). C’est beaucoup trop peu, et la réponse est évidemment qu’il n’est pas possible de se laisser guider par la seule libéralisation du commerce international. Imaginons sans plus attendre, nous dit Guillaume Sarkozy (p. 85), des ripostes non protectionnistes sous forme d’accords commerciaux entre zones de libre-échange, infléchissons les pratiques trop consensuelles de l’OMC, qui se montre souvent incapable d’organiser le commerce mondial sur des règles économiques équitables – au détriment, d’abord, des pays du pourtour méditerranéen, pour lesquels l’Europe doit prendre fait et cause (Pascal Morand p. 82). L’industrie doit conserver une place importante dans les pays développés, mais les pressions concurrentielles intenses auxquelles elle est soumise appellent des stratégies nouvelles de riposte ou de conquête de la part des entreprises et des pouvoirs publics. De l’avis général, le plus urgent est de miser largement sur l’innovation technologique et les productions à haute valeur ajoutée, comme l’a fait le Japon qui s’accommode fort bien du compagnonnage de la Chine (Denis Tersen et Philippe Larrue, p. 97). Il est sans doute aussi urgent d’améliorer le fonctionnement des marchés de biens et de services qui, au sein même de l’Union européenne, restent trop abrités, favorisant les grandes entreprises en place au détriment des jeunes pousses, porteuses d’innovations et de nouvelles technologies (Patrick Messerlin, p. 108). Le gouvernement a maintenant en main les nombreux rapports élaborés sur les délocalisations, la désindustrialisation et l’aménagement du territoire, rapports issus du Parlement (Sénat et Assemblée), du Conseil d’analyse économique, de la DATAR (Délégation à l’Aménagement du territoire), du CEPII qui a travaillé pour la Commission européenne… Tout est dit. Reste à installer et développer ces pôles de compétitivité, technopoles et clusters dont le gouvernement a annoncé mi-septembre qu’il les aiderait financièrement et fiscalement. Une stratégie se dessine, qui a fait ses preuves en Californie comme au Japon, en Grande-Bretagne ou à… Grenoble, « agglomérant » dans un même espace des entreprises, des centres publics et privés de recherche et d’enseignement, des collectivités locales, le tout dédié à de mêmes marchés finaux (technologies de l’information, microélectronique, biotechnologies et pharmacie, aéronautique, aérospatiale et défense…). Un type d’organisation de la production qui permet de beaucoup mieux mobiliser des ressources technologiques et scientifiques rares et forcément coûteuses (Pascal Colombani, p. 113). À trop focaliser l’attention sur les délocalisations et la désindustrialisation, on finit par oublier que si les entreprises françaises investissent beaucoup à l’étranger, les entreprises étrangères sont elles-mêmes nombreuses à investir en France et à y créer des emplois. Au-delà de l’épineux problème de l’ancrage national de l’entreprise , au-delà du rôle des investisseurs internationaux et des fonds de pension (Dominique Plihon, p. 79), la vraie question (que pose Bertrand Collomb, p. 75) n’est-elle pas de savoir comment garder en France – voire en Europe – ces lieux d’exercice du pouvoir ultime dont dépendent finalement les décisions d’innover, d’investir et d’embaucher ? g 1 Voir J.-L. Biacabe, « La nationalité de l’entreprise », dans Les entreprises françaises, Centre d’observation économique, éditions Economica, 2002. Sociétal N° 46 g 4e trimestre 2004