Editorial
Les développements théoriques autour de la notion de pratique, depuis maintenant
près de trente ans, traduisent un renouvellement certain dans plusieurs champs de la
pensée. Des neurosciences à l’anthropologie historique en passant par la philosophie ou
l’histoire des sciences, notre manière d’envisager l’action se libère progressivement des
préjugés idéalistes considérant toute activité comme le produit d’une délibération ou
d’une intention libre. Aujourd’hui, ces considérations semblent largement dépassées
et un accord se fait autour d’une praxis qui ne serait plus le pendant dévalué de la
théorie, rompant le lien qui semblait indéfectiblement les lier. Le terme de «pratique»
mérite d’être entendu dans un sens plus autonome qui le soustrait à la distinction concep-
tion/application et le dissocie de ce qui ne serait que la simple activation ou exécution
d’une dimension spéculative et conceptuelle. Le succès de la notion est tel que certains
en viennent à parler « d’un tournant pratique » dans les recherches les plus récentes en
philosophie de l’action1. Bref, elle est une manière de penser l’action à travers des termes
tels que l’habitude, la routine, le savoir-faire ou l’appropriation, et par là appelle des
réflexions sur la place du contexte, le statut de la connaissance et surtout les tactiques
qu’elle rend possible. La question essentielle est d’ailleurs celle des rapports entre pra-
tique et tactique : sont-elles confondues au point de constituer un plan pragmatique
d’analyse ? Ou bien sont-elles dissociées, nous faisant retomber dans une dichotomie
pratique-théorique ?
L’origine de ces avancées se trouve sans doute, d’abord et avant tout, dans la contes-
tation radicale de la paire théorique-pratique telle qu’elle est exprimée en linguistique.
Saussure a formulé une opposition entre langue et parole qui, malgré les reformulations
– comme celle de Chomsky qui distingue compétence et performance – a conservé du-
rant de nombreuses années toute sa force. La langue conçue comme un ensemble de
possibles s’actualiserait dans la parole sous une forme effective que l’on évaluerait selon
sa plus ou moins grande conformité avec la langue-étalon. Chomsky présuppose une
communauté linguistique idéale trop abstraite pour exister (si ce n’est la langue des
Académiciens), oubliant que la production d’énoncés est davantage liée au contexte
1. Schatzki T., Knorr-Cetina K., Savigny von E. (eds), The Practice Turn in Contemporary Theory, London,
Routledge, 2001.
REVUE TRACÉS n° 7 – hiver 2004-2005 – p. 5-10
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d’énonciation et à l’habileté du locuteur plutôt qu’à une maîtrise théorique de la langue.
En privilégiant l’énoncé à l’énonciation, la linguistique traditionnelle a laissé le champ
libre à tout un pan pragmatique des sciences du langage, s’intéressant plus aux usages
du langage qu’à la constitution interne de la langue, avec une attention soutenue aux
contextes illocutoires. Le langage prend alors la forme d’un ensemble de tactiques, ins-
crites dans le réseau de relations qui se noue entre auditeur et locuteur, il ne sert plus
tant à représenter les choses, mais devient un instrument, un mode d’action. Chaque
réplique se juge à l’aune de ces conditions d’énonciation et de la pertinence contextuelle1
dont elle témoigne.
Les « modalités de l’action », les « formalités de la pratique »2, tous ces actes in-
dexés à un contexte ne se satisfont plus d’une représentation de l’action rationnelle et
inscrite dans l’avenir. Michel de Certeau a ouvert la voie d’une étude approfondie des
tactiques – qu’il oppose à stratégie – contestant une prétendue homogénéisation des
pratiques à l’heure de la consommation de masse quand, selon lui, on doit plutôt re-
chercher la diversité des modes d’appropriation des produits standardisés. Empruntant
cette distinction au lexique militaire, les deux termes renvoient à l’art de disposer une
armée avant la bataille (stratégie3) et à la manière de la diriger durant l’assaut (tactique).
Utilisée comme métaphore, la tactique nous situe dans l’action lorsqu’il n’est plus de
1. D. Sperber et D. Wilson ont proposé une analyse approfondie de cette notion sous l’angle de la commu-
nication.
2. Certeau (de) M., L’invention du quotidien. 1. arts de faire, Paris, Gallimard (UGE, 1980), 1990, p. 60-61:
«[…] j’appelle tactique l’action calculée que détermine l’absence d’un propre. Alors aucune délimitation de
l’extériorité ne lui fournit la condition d’une autonomie. La tactique n’a pour lieu que celui de l’autre. Aussi
doit-elle jouer avec le terrain qui lui est imposé tel que l’organise la loi d’une force étrangère. Elle n’a pas le
moyen de se tenir en elle-même, à distance, dans une position de retrait, de prévision et de rassemblement
de soi: elle est mouvement “à l’intérieur du champ de vision de l’ennemi”, comme le disait von Bülow, et
dans l’espace contrôlé par lui. Elle n’a donc pas la possibilité de se donner un projet global ni de totaliser l’ad-
versaire dans un espace distinct, visible et objectivable. Elle fait du coup par coup. Elle profite des “occa-
sions ” et en dépend, sans base où stocker les bénéfices, augmenter un propre et prévoir des sorties».
3. Ibid., pp. 59-60: «J’appelle stratégie le calcul (ou la manipulation) des rapports de forces qui devient pos-
sible à partir du moment où un sujet de vouloir et de pouvoir (une entreprise, une armée, une cité, une
institution scientifique) est isolable. Elle postule un lieu susceptible d’être circonscrit comme un propre et
d’être la base où gérer les relations avec une extériorité de cibles ou de menaces (les clients ou les concurrents,
les ennemis, la campagne autour de la ville, les objectifs et objets de la recherche, etc.). Comme dans le
management, toute rationalisation “stratégique” s’attache d’abord à distinguer d’un “environnement” un
propre”, c’est-à-dire le lieu du pouvoir et du vouloir propres […]. L’instauration d’une césure entre un lieu
approprié et son autre s’accompagne d’effets considérables, dont quelques-uns doivent être notés tout de sui-
te: 1. Le “propre” est une victoire du lieu sur le temps. […] 2. C’est aussi une maîtrise des lieux par la vue.
[…] 3. Il serait légitime de définir le pouvoir du savoir par cette capacité de transformer les incertitudes de
l’histoire en espaces lisibles. Mais il est plus exact de reconnaître dans ces “stratégies” un type spécifique de
savoir, celui que soutient et détermine le pouvoir de se donner un lieu propre.»
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temps de réfléchir ou que l’on n’en a pas les moyens. La tactique serait alors un acte de
résistance, un « art du faible », la victoire de la ruse (le « savoir manouvrier », « l’intelli-
gence pratique ») des plus démunis1, celle du « temps contre le lieu » – comme le dit
de Certeau – face à la stratégie et au calcul de ceux qui possèdent un « lieu propre », ceux
qui sont à même de maîtriser une « extériorité » ou de conserver un acquis. La fiction
de l’homo œconomicus, acteur rationnel envisageant toutes les options et adoptant tou-
jours la meilleure solution, n’a pas plus de pertinence que l’image du cerveau-ordina-
teur, elles résument bien la notion de stratégie. Les usages quotidiens, les savoir-faire ar-
tisanaux autant que la réception artistique déjouent les grands discours et les mises en
ordre disciplinaires du pouvoir stratège. Ces pratiques se font tactiques comme lorsque
Dédale dévoile sa mètis2, victoire de l’agilité et de la vivacité sur tous les savoirs acadé-
miques et réflexifs. Les projets3cèdent la place aux coups justes, aux occasions saisies
(kaipoï) dans « l’immédiateté » irréversible de la pratique, dans son effectuation. Le syn-
crétisme religieux des Incas4– mêlant rites païens et chrétiens – du temps des conquis-
tadors n’a d’équivalent que le « sabir culturel » des paysans algériens quand s’impose le
capitalisme5; ces formes de résistances symboliques rappellent que les tactiques usent
de toutes les ressources de la tradition et engendrent des innovations. Pratique et tac-
tique se confondent alors et la réalisation prend le pas sur l’acte lui-même.
Le domaine des arts n’échappe pas aux rhétoriques des consommateurs qui partici-
pent à la production des œuvres6. Leur diffusion et leur réception – et appropriation –
se produisent au sein d’espaces organisés par des relations de pouvoirs. Les avant-gardes
n’apparaissent ainsi que sur fond de pratiques institutionnalisées, et l’on comprend toutes
1. Si l’on suit les analyses de C. Grignon et J.-C. Passeron (in Le Savant et le populaire, Paris, Seuil-Gallimard,
1989), la tactique telle que M. de Certeau la définit – définition sur laquelle nous nos appuyons largement
ici – est le propre des dominés qui font preuve de ruse et d’intelligence pratique pour s’opposer aux domi-
nants. Pour M. de Certeau, les inégalités économiques ne limitent en aucun cas l’autonomie culturelle des
classes populaires, c’est contre ce type de réflexion que s’élèvent les deux sociologues. Ils dénoncent, par
ailleurs l’autre extrême qui consiste à voir dans la culture populaire une version dépréciée de la culture des
classes dominantes, dénuée de toute originalité.
2. Detienne M., Vernant J.-P., Les Ruses de l’intelligence. La mètis des Grecs, Paris, Flammarion, 1974.
3. Les projets”, selon Husserl, impliquent une claire représentation de l’avenir et donc de l’ensemble des pos-
sibles parmi lesquels il faut choisir, au contraire, la «protention” est le propre d’un «à-venir” plus proche et
plus incertain, un «quasi-présent”.
4. Wachtel N., La Vision des vaincus, Paris, Gallimard, 1971. Pour une présentation de ce type de travaux d’an-
thropologie historique, je renvoie le lecteur à Gruzinski S., La Pensée métisse, Paris, Fayard, 1999. Il a lui-
même mené l’équivalent des travaux de Wachtel – qui portent sur la Colombie – au Mexique, cherchant à
cerner les formes d’hybridation culturelle qu’a entraîné la colonisation.
5. Bourdieu P., Sayad A., Le Déracinement, Paris, Ed. de Minuit, 1964.
6. Cf. les travaux de R. Chartier, recherches pionnières dans le domaine des pratiques de lecture et d’écriture.
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les querelles et les polémiques qui exhument les grands ancêtres ou réaffirment les « règles
de l’art »1. Tout artiste est sommé de se situer dans l’espace en prenant position sur les
conventions en vigueur dans le champ. De ce point de vue, les avant-gardes ne font
qu’opérer des reconfigurations, des « hybridations », des reconceptions dans les usages
des termes de l’esthétique, dans des contextes institutionnels contraignants. L’improvisation
en jazz, ainsi que le mix et le sampling dans les musiques électroniques, témoignent de
ce pouvoir d’innovation reconfigurante délivré de l’usage d’une partition et soustrait à
toute classification générique, via l’échantillonnage et le découpage de séquences et, cor-
rélativement, leur répétition, leur retraitement, en somme leur recontextualisation au
sein d’une syntaxe à la fois disjonctive et hiérarchisée. Ce sont ces actes de création, en
vertu de ce « principe de fonctionnement et d’articulation de la différence »2, qui contri-
buent à modifier leur propre espace de production et à engendrer de nouvelles pratiques.
L’histoire et la sociologie des sciences ont quant à elles franchi une étape supplémen-
taire, en abdiquant toute prétention explicative, car dans les versions les plus radicales
de ces disciplines (comme les New History and Sociology of Knowledge), les analystes se
contentent de décrire les manipulations et les savoir-faire des scientifiques dans leur la-
boratoire3, observant et consignant le déroulement des expériences (science in-the-ma-
king). D’autres approches mêlent avec audace la démarche descriptive et relativiste, l’étu-
de des rhétoriques scientifiques et des stratégies de carrière ; le chercheur est à la fois
un acteur cynique accumulant du « crédit » et un praticien-bricoleur de microscope
ou d’accélérateur de particules4. Dans la première version, il existe un continuum entre
tactique et pratique fondé sur un savoir tacite et contextuel ; dans la seconde, elles sont
dissociées, faisant de la tactique un synonyme de la stratégie. Seule donc la première
perspective laisse (un instant?) entrevoir la possibilité d’une connaissance pratique et
pré-réflexive, où les acteurs se passeraient d’une représentation du savoir5.
1. Cf. Bourdieu P., Les Règles de l’art, Paris, Seuil, 1993. Dans cet ouvrage, Bourdieu étudie les polémiques et
les conflits artistiques grâce a la notion de champ. Il resitue le travail de Zola ou de Flaubert dans un espace
conflictuel et structuré.
2. Quintyn, O., «Echantillonnages et implémentations», accessible sur le site du Centre d’Etudes Poétiques
(CEP): [http://www.ens-lsh.fr/labo/cep/site/cc/auteurs/poetique/quintech.html].
3. L’ethnométhodologie des sciences donne un bon aperçu de cette perspective de recherche qui prétend étu-
dier la science en train de se faire ou telle qu’elle se fait (science in-the-making).
4. Voir Latour B., La Vie de laboratoire, Paris, Ed. la Découverte, 1980.
5. Un jeu à trois se dessine entre tactique-pratique, connaissance et répresentation. La connaissance peut-elle
se passer de la représentation de l’objet connu? Cela équivaut-il à dire que la connaissance se passe de la ré-
flexion ou à qualifier la conscience de pré-réflexive(ce qui ne signifie pas la même chose) Dans l’analyse de
la pratique, le fait de concevoir une tactique-pratique qui n’est pas thématisée – c’est-à-dire représentée – re-
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Certaines pratiques artistiques contemporaines fondées sur des lectures réflexes, des
effets subliminaux, en tout cas perceptuels et cognitifs, peuvent pourtant ne pas pro-
duire l’effet global qu’elles recherchent, sans la théorie sous-jacente qui les active sym-
boliquement dans le champ qu’elles prétendent parasiter ou infiltrer1. De sorte que, si
elle doit être pensée sans référence à la théorie, la pratique court le risque de perdre pied
et de ne plus garantir une stature conceptuelle convenable, car la question qui est posée
est celle de l’existence d’un savoir non-propositionnel ou ante-prédicatif, c’est-à-dire
d’une connaissance qui se passerait de représentation. Toutefois si l’on refuse d’affron-
ter ces difficultés, on se condamne à une anthropologie sommaire où l’individu agit per-
pétuellement selon des plans d’action conscients ou des règles qu’il se représente clai-
rement. La philosophie, et singulièrement les textes de Wittgenstein2, nous ont appris
à nous méfier des règles d’action codifiant prétendument l’ensemble des comporte-
ments, car les pratiques convoquent d’autres pratiques comme des exemples et non des
illustrations. L’exemple, contrairement à l’illustration, tout en se référant à un modèle,
possède les propriétés de ce à quoi il fait référence ; la nature du lien entre l’exemple et
l’énoncé théorique est ainsi reconsidérée, sa capacité à suggérer cela même qu’il instan-
cie est en ce sens parfaitement effective3. Certains ne s’embarrassent pas de cette pru-
dence intellectuelle et voient dans le monde uniquement les actes. Toutefois, si la dé-
marche est séduisante et place au premier plan les pratiques, il faut reconnaître à certaines
manières de faire une sorte de primat, afin d’éviter l’indistinction la plus complète dans
un monde entièrement dévolu à la pratique. De quelle référence dispose-t-on pour s’en-
tendre et agir ensemble, s’il n’existe aucune convention sur la manière de se situer par
rapport aux autres conduites ? On peut toujours doter les acteurs d’un sens pratique,
habile subterfuge pour éviter de convoquer le mental en situant la pratique à mi-che-
min entre le corporel et le conscient ; toutefois un retour du calcul, du rationnel et des
représentations est souvent la solution choisie pour sortir de cette impasse.
vient à imaginer que la conscience n’intervient plus de façon intentionnelle dans le processus de «connais-
sance» (si le terme est encore juste). On parlerait sans doute avec plus de justesse d’un «savoir pratique».
Enfin, la tactique semble se distinguer de la stratégie – consciente et rationnelle – par une absence de ré-
flexivité, mais dès lors, parler de «tactiques de connaissance» implique de renoncer à la réflexivité même dans
la démarche scientifique.
1. Arthur Danto écrit par exemple: «Voir quelque chose comme de l’art requiert quelque chose que l’œil ne
peut discerner – une atmosphère de théorie artistique, une connaissance artistique: un monde de l’art», Le
Monde de l’Art, in Lories D. (éd. et trad.), Philosophie analytique et esthétique, Paris, Méridiens-Klincksieck,
1988, pp. 27-40.
2. Wittgenstein L., Les Recherches philosophiques, Paris, Gallimard, 2004.
3. «…l’exemple a pour tout autre fonction que celle d’illustrer. L’usage de concepts est lié à la demande d’exemples,
pour savoir si on a compris ou à la production d’exemples, pour montrer qu’on a compris. La compréhen-
sion est dans l’exemplification et ne peut jamais en être détachée.» Pouivet R., Après Wittgenstein, Saint
Thomas, Paris, PUF Philosophie, 1997, p. 115, note 4.
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