Editorial
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temps de réfléchir ou que l’on n’en a pas les moyens. La tactique serait alors un acte de
résistance, un « art du faible », la victoire de la ruse (le « savoir manouvrier », « l’intelli-
gence pratique ») des plus démunis1, celle du « temps contre le lieu » – comme le dit
de Certeau – face à la stratégie et au calcul de ceux qui possèdent un « lieu propre », ceux
qui sont à même de maîtriser une « extériorité » ou de conserver un acquis. La fiction
de l’homo œconomicus, acteur rationnel envisageant toutes les options et adoptant tou-
jours la meilleure solution, n’a pas plus de pertinence que l’image du cerveau-ordina-
teur, elles résument bien la notion de stratégie. Les usages quotidiens, les savoir-faire ar-
tisanaux autant que la réception artistique déjouent les grands discours et les mises en
ordre disciplinaires du pouvoir stratège. Ces pratiques se font tactiques comme lorsque
Dédale dévoile sa mètis2, victoire de l’agilité et de la vivacité sur tous les savoirs acadé-
miques et réflexifs. Les projets3cèdent la place aux coups justes, aux occasions saisies
(kaipoï) dans « l’immédiateté » irréversible de la pratique, dans son effectuation. Le syn-
crétisme religieux des Incas4– mêlant rites païens et chrétiens – du temps des conquis-
tadors n’a d’équivalent que le « sabir culturel » des paysans algériens quand s’impose le
capitalisme5; ces formes de résistances symboliques rappellent que les tactiques usent
de toutes les ressources de la tradition et engendrent des innovations. Pratique et tac-
tique se confondent alors et la réalisation prend le pas sur l’acte lui-même.
Le domaine des arts n’échappe pas aux rhétoriques des consommateurs qui partici-
pent à la production des œuvres6. Leur diffusion et leur réception – et appropriation –
se produisent au sein d’espaces organisés par des relations de pouvoirs. Les avant-gardes
n’apparaissent ainsi que sur fond de pratiques institutionnalisées, et l’on comprend toutes
1. Si l’on suit les analyses de C. Grignon et J.-C. Passeron (in Le Savant et le populaire, Paris, Seuil-Gallimard,
1989), la tactique telle que M. de Certeau la définit – définition sur laquelle nous nos appuyons largement
ici – est le propre des dominés qui font preuve de ruse et d’intelligence pratique pour s’opposer aux domi-
nants. Pour M. de Certeau, les inégalités économiques ne limitent en aucun cas l’autonomie culturelle des
classes populaires, c’est contre ce type de réflexion que s’élèvent les deux sociologues. Ils dénoncent, par
ailleurs l’autre extrême qui consiste à voir dans la culture populaire une version dépréciée de la culture des
classes dominantes, dénuée de toute originalité.
2. Detienne M., Vernant J.-P., Les Ruses de l’intelligence. La mètis des Grecs, Paris, Flammarion, 1974.
3. Les projets”, selon Husserl, impliquent une claire représentation de l’avenir et donc de l’ensemble des pos-
sibles parmi lesquels il faut choisir, au contraire, la «protention” est le propre d’un «à-venir” plus proche et
plus incertain, un «quasi-présent”.
4. Wachtel N., La Vision des vaincus, Paris, Gallimard, 1971. Pour une présentation de ce type de travaux d’an-
thropologie historique, je renvoie le lecteur à Gruzinski S., La Pensée métisse, Paris, Fayard, 1999. Il a lui-
même mené l’équivalent des travaux de Wachtel – qui portent sur la Colombie – au Mexique, cherchant à
cerner les formes d’hybridation culturelle qu’a entraîné la colonisation.
5. Bourdieu P., Sayad A., Le Déracinement, Paris, Ed. de Minuit, 1964.
6. Cf. les travaux de R. Chartier, recherches pionnières dans le domaine des pratiques de lecture et d’écriture.