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dans la mesure où les faits qui entrent dans le cadre d’une loi et d’une théorie ne couvrent pas
la totalité des phénomènes de la nature dont la loi et la théorie se proposent de rendre compte.
Zahar justifie le rejet du réalisme scientifique chez Duhem par le fait que celui-ci induit
forcément à une conception discontinuiste de la science, ce que Duhem ne pouvait soutenir.
Dans quelle condition le continuisme scientifique peut-il être affirmé ? Duhem aurait
répondu : « à condition que le réalisme soit banni de la science ». D’où l’acharnement de
Duhem contre les explications métaphysiques en science qui constituent la manne du
réalisme. C’est ainsi que Zahar explique la démarcation que Duhem établit entre science et
métaphysique. En lieu et place de l’explication en science, Duhem élabore sa thèse de la
représentation symbolique supposée assurer une économie de pensée et une théorie de la
classification naturelle qui « reflèterait l’ordre ontologique sans pour autant en signifier les
éléments terme par terme »
3
. Pour nourrir son argumentation, Elie Zahar table essentiellement
sur le chapitre troisième de la première partie de La Théorie Physique
4
où Duhem distingue,
dans une théorie physique, deux composantes : une composante explicative et donc réaliste et
une composante représentative ou symbolique. La partie représentative est supposée
conserver la tradition lorsque la théorie rencontre le démenti d’une expérience, tandis que la
partie explicative s’écroule lors de changement paradigmatique. La partie représentative est
l’essence de la théorie, tandis que la partie explicative est superflue lorsqu’elle se veut
interprétative, et nuisible dès lors qu’elle veut réduire les représentations symboliques
5
. Se
fondant sur cette analyse, l’auteur de l’Essai d’épistémologie réaliste
6
conclut que l’erreur de
Duhem est de considérer que toute tentative d’explication a une connotation interprétative qui
suppose à son tour l’idée d’atteindre a fortiori l’essence des phénomènes. Zahar de montrer
que l’approche de Duhem manque de précision dans la mesure où l’explication en science
n’implique pas forcément l’observation des entités physiques mais plutôt la « simple détection
de certains processus physiques »
7
. Il semble donc que la critique duhémienne de l’atomisme
et du mécanisme fondée sur l’idée d’explication s’appuie sur un argument qui ne correspond
pas en réalité à la pratique de la science. Cette critique peu précise aurait conduit Duhem, à
tort ou à raison, à s’enfermer vis-à-vis des hypothèses qui allaient constituer le programme de
recherche du XXe siècle, à savoir, la théorie de Maxwell, la théorie de la relativité,
l’atomisme et le darwinisme
8
.
Au total, Elie Zahar soutient que Duhem rejette le réalisme scientifique sous sa forme
classique, c’est-à-dire essentialiste, tout en précisant avec qu’à travers la théorie de la
classification naturelle Duhem admet que la théorie reflète la structure ontologique des
phénomènes. Ce qui conduit à y voir un certain réalisme qu’on pourrait rapprocher du
réalisme structural à la Poincaré. Si la théorie ne peut connaître les phénomènes « terme à
terme », elle peut saisir les rapports ontologiques entre les différentes entités. Ainsi, Zahar
rejoint la thèse de John Worrall dont l’article de 1989, « Structural Realism : the Best of Both
worlds »
9
, rangeait Duhem parmi les défenseurs du réalisme structural, aux côtés de Poincaré.
L’article de Darling part d’un problème bien connu des analystes avisés de Duhem, à
savoir, la présence conflictuelle de composantes antiréalistes et réalistes au sein d’une même
pensée. Toutefois, Darling prend soin de préciser que les positions de Duhem ont une marque
3
ZAHAR (Elie), « Atomisme et réalisme structural », op. cit., p. 401.
4
« Lorsqu’on analyse une théorie créée par un physicien qui se propose d’expliquer les apparences sensibles,
on ne tarde pas, en général, à reconnaître que cette théorie est formée de deux parties ; l’une est la partie
simplement représentative qui se propose de classer les lois ; l’autre est la partie explicative qui se propose,
au-dessous des phénomènes, de saisir la réalité », DUHEM (Pierre), La Théorie physique, p. 43.
5
ZAHAR (Elie), « Atomisme et réalisme structural », op. cit., p. 400.
6
ZAHAR (Elie), Essai d’épistémologie réaliste, Paris, Vrin, 2000.
7
ZAHAR (Elie), « Atomisme et réalisme structural », op. cit., p. 403.
8
ZAHAR (Elie), « Atomisme et réalisme structural », op. cit., p. 406.
9
WORRALL (John), « Structural Realism: the Best of Both worlds », Dialectica, 43, n° 1-2, 1989.