S6-UE3/ Année 2005-2006 – Doc.3/ p. 1 Université de Paris-Sorbonne (Paris IV) Année universitaire 2005-2006 UFR de philosophie et sociologie Licence : S6, UE3 Philosophie des sciences : Le réalisme scientifique Prof. D. Andler Chapitre 2. Comment échapper au réalisme scientifique 1. Introduction : le réalisme scientifique, le réalisme tout court, et leurs autres a. Réalisme scientifique vs réalisme tout court : usage et limites de la distinction b. Deux grandes manières de s’opposer au réalisme : le scepticisme, le phénoménisme c. Au réalisme peuvent s’opposer, parfois conjointement, l’empirisme et l’idéalisme – mais attention à ce que ces mots veulent dire dans ce contexte. d. Qu’est-ce que le positivisme ? Une forme avancée d’empirisme caractérisée par (i) une valorisation de la science ; (ii) une abstinence ontologique et une aversion pour la métaphysique en ce qu’elle affirme, ou conjecture, des propositions invérifiables. En général hostile à ce qui est définitivement ou constitutivement inaccessible : entités théoriques, cause, d’où souvent une antipathie pour la notion d’explication. Il y a du positivisme chez tous les empiristes non sceptiques, mais le positivisme conscient commence avec Comte (1798-1857) et se prolonge chez Mach (1838-1916) puis chez les néo-positivistes, tenants de l’empirisme logique ou du positivisme logique (distinction compliquée : empirisme logique une étiquette pour l’Ecole de Berlin, leader Reichenbach, positivisme pour le Cercle de Vienne, leader Carnap). 2. L’ « idéisme » des empiristes britanniques a. Le réalisme direct : les objets du monde existent indépendamment de notre présence et nous les percevons (nous en percevons certains) directement. Les difficultés du réalisme direct : (i) l’existence d’une image scientifique d’objets ordinaires comme une table (cf les deux tables d’Arthur Eddington, The Nature of the Physical World, CUP 1928, cité par Ladyman p. 131 – Eddington, 1882-1944, astrophysicien britannique, a notamment confirmé la relativité générale en observant la déviation de la lumière près du soleil, à l’occasion d’une éclipse, 1919 ; univers en expansion, 1933) qui n’a rien à voir avec notre image ordinaire suggère que la forme des apparences est due à notre appareil perceptif et cognitif. Egalement, la variabilité de nos images perceptives de la table, selon la perpective, l’éclairage etc. ; ou encore, les illusions. Mais aussi le fait que la perception, visuelle par exemple, est comprise comme un processus étendu dans le temps (donc pas direct) et causal (donc pas direct non plus). b. L’idéisme(expression introduite par A. Musgrave : Common sense, science and scepticism : A Historical introduction to the theory of knowledge, CUP, 1993) affirme que ce que nous percevons directement ce ne sont pas les objets extérieurs mais les idées ou représentations de notre esprit. C’est la doctrine défendue par les empiristes britanniques, qui pensent que « l’esprit n’a d’autres objets immédiats que ses propres idées » (Locke [1632-1704], Essai IV. i. I), ou que « les objets de la connaissance humaine sont soit les idées effectivement imprimées sur les sens, ou alors celles qui sont perçues par l’esprit lorsqu’il se tourne vers les passions et les opérations de l’esprit », Berkeley [1685-1753]) ; Hume [17111776] pense de même mais distingue nettement les premières, qu’il appelle impressions des secondes qui sont pour lui les idées. Hume est un pessimiste épistémique mais un réaliste au sens du langage commun : il faut faire avec ce qu’on a, et dans la conduite de la vie on se repose avec raison sur les conclusions de notre sens commun et de la science. Leibniz [1646-1716] défend une forme très spéciale d’idéisme, qui est optimiste en ce qu’elle tient pour « probable » (moralement certaine) la connaissance que nous avons des phénomènes, compris comme manifestations ou traces de l’activité des monades. Récemment, Alfred Ayer (19101989) défend une version d’idéisme, lié au « sense-data » ou « given » = le donné.c. Le réalisme causal d. Propriétés premières et secondes e. Le mécanisme et le corpuscularisme, un programme idéiste-réaliste 3. L’idéalisme S6-UE3/ Année 2005-2006 – Doc.3/ p. 2 a. Berkeley : un idéalisme radical conduisant en matière de théories scientifiques à un instrumentalisme systématique b. Kant (pour mémoire : voir vos cours sur la KrV ) : idéalisme transcendantal combiné à réalisme empirique 4. L’instrumentalisme a. Mach (1838-1916) est le grand instrumentaliste radical du XIXe, qui reprend l’idée fondamentale de « sauver les phénomènes » : « La science a pour objet de remplacer, ou de sauver, les phénomènes et reproduisant et en anticipant les faits dans la pensée » Mécanique). Mach est un nominaliste : n’existent que des « éléments », cad des états de faits particuliers, que les prétendues « lois de la nature » systématisent et ordonnent d’une manière commode et utile. « Il n’y a pas de loi de la réfraction dans la nature, mais seulement différents cas de réfraction ». Ainsi, « la science elle-même peut être considérée comme un problème de minimisation, consistant à obtenir la subsomption la plus complète possible de faits au prix de la plus faible dépense possible de pensée. » Mach est aussi un phénoménaliste et anticipe beaucoup des thèmes du positivisme logique. Mach est un scientifique actif et en particulier a travaillé sur les phénomènes oscillatoires. Il ne conteste pas la nécessité de faire comme si certains phénomènes inobservables existaient (exemple d’oscillations imperceptibles, donné par Psillos p 19) : le principe de continuité (entre observable et inobservable) légitime ce postulat. En revanche Mach refuse toute légitimité aux atomes, séparés par un abîme de tout phénomène observable. b. Duhem (1861-1916) anticipe, lui, la nouvelle philosophie des sciences, postpositiviste, en particulier par l’idée de l’imprégnation théorique de l’observation, du holisme de la falsification, et du non-rejet du hors-science. Il est instrumentaliste, mais d’une manière très élaborée et moderne, qui peut être réconciliée avec un certain réalisme. Sa conception de ‘sauver les phénomènes’ = les intégrer dans un cadre mathématique matériellement adéquat. S’il faut préférer Copernic à Ptolémée, c’est parce que Copernic s’intègre dans Newton, contrairement à Ptolémée, et que Newton offre un cadre mathématique unifiant. Duhem est un anti-réaliste sémantique : les propositions contenant des termes théoriques n’ont pas de valeur de vérité. Les théories ne sont ni vraies ni fausses, elles ne sont pas explicatives, elles sont (ou ne sont pas) empiriquement adéquates. Concernant les termes théoriques, Duhem épouse une sorte de fictionalisme : il ne cherche pas à les éliminer les termes théoriques, ce qui est impossible vu l’intrication de la théorie et de l’observation, mais ils ne renvoient à aucune entité réelle. 5. Le conventionnalisme (Poincaré) Poincaré (1854-1912). Le triple moteur de sa vision philosophique. Conventionnalisme et liberté surveillée du savant. « Les principes de la mécanique se présentent donc à nous sous deux aspects différents. D’une part, ce sont des vérités fondées sur l’expérience et vérifiées d’une façon très approchée en ce qui concerne des systèmes presque isolés. D’autre part, ce sont des postulats applicables à l’ensemble de l’univers et regardés comme rigoureusement vrais. Si ces postulats possèdent une généralité et une certitude qui faisaient défaut aux vérités expérimentales d’où ils sont tirés, c’est qu’ils se réduisent en dernière analyse à une simple convention que nous avons le droit de faire, parce que nous sommes certains d’avance qu’aucune expérience ne viendra la contredire. Cette convention n’est pourtant pas absolument arbitraire ; elle ne sort pas de notre caprice ; nous l’adoptons parce que certaines expériences nous ont montré qu’elle serait commode. On s’explique ainsi comment l’expérience a pu édifier les principes de la mécanique, et pourquoi cependant elle ne pourra les renverser. [...] Comment une loi peut-elle devenir un principe ? Elle exprimait un rapport entre deux termes réels A et B. Mais elle n’était pas rigoureusement vraie, elle n’était qu’approchée. Nous introduisons arbitrairement un terme intermédiaire C plus ou moins ficitif et C est par définition ce qui a avec A exactement la relation exprimée par la loi.» La science et l’hypothèse, Conclusions générales de la 3e partie, p. 151-3. Réalisme ou anti-réalisme de Poincaré ? Un réalisme du second ordre, le « réalisme relationnel ». Sa réfutation de l’induction pessimiste. S6-UE3/ Année 2005-2006 – Doc.3/ p. 3 6. Le vérificationnisme, l’opérationnalisme et l’empirisme réductif Carnap (1891-1970), le Cercle de Vienne, le groupe de Berlin, Popper et les autres Viennois, les Polonais et l’émigration aux E-U. Positivisme logique (l’étiquette préférée de Carnap) ou empirisme logique (Reichenbach). Ouvrages de Carnap (liste non exhaustive) : Der Logische Aufbau der Welt, 1928. Unity of Science, 1932, trad. angl. 1934 ; Logische Syntax der Sprache, 1934 ; Philosophy and Logical Syntax, 1935 ; Meaning and Necessity, 1947, 2e ed augm 1956 ; trad. fr. 1997. Philipp Frank (1884-1966) : « Nous avons essayé de compléter les idées de Mach à l’aide de celles de la philosophie française des sciences de Poincaré et de Duhem », Between Physics and Philosophy, Harvard University Press, 1941. « According to Mach the general principles of science are abbreviated economical descriptions of observed facts ; according to Poincaré they are free creations of the human mind which do not tell anything about observed facts. The attempt to integrate the two concepts into one coherent system was the origin of what was later called logical empiricism. » Modern science and its philosophy, Harvard University Press, 1949, pp. 11-2. a. Comment concilier le respect pour la science et le rejet de la métaphysique ? Réponse : par la reconstruction du langage et la réinterprétation des procédures et des propositions de la science. Ingrédient essentiel : la logique et l’idée d’une forme logique, purifiée des mirages de la grammaire ordinaire. Frege ; Whitehead et Russell, Wittgenstein. b. La réduction logique des termes théoriques et le neutralisme de Carnap. Enoncé de Ramsey (F. R Ramsey, 1903-1930) . L’idée générale du neutralisme et le principe de tolérance. c. L’opérationnalisme de Percy Williams Bridgman (1882-1961), The Logic of Modern Science 1928. Ce qui donne à tout concept scientifique son contenu (sa signification) est une suite d’opérations de mesure : le concept C s’applique à un événement E ssi un certain ensemble R de résultats d’observation est obtenu. Si on ne possède pas de définition opérationnelle d’un concept, celui-ci est dépourvu de signification empirique et ne relève pas de la science. Ex. : simultanéité absolue, ou encore espace absolu de Newton. L’opérationnalisme est abandonné (voir sa nécrologie dans Hempel 1954), à cause de deux gros problèmes : il ne rend compte que des manifestations des phénomènes, pas des dispositions ; et il multiplie les concepts : deux séries d’opérations ne pourraient (en général) pas mesurer le même phénomène (par exemple, température x degrés). Néanmoins, il persiste un opérationnalisme spontané des scientifiques : rien n’existe qui ne soit opérationnalisable. Lecture complémentaire. Sur Duhem, Poincaré et le conventionnalisme des philosophes des sciences français : Brenner, A., Les origines françaises de la philosophie des sciences, Paris : PUF, 2003.