3 Stabilisation : 9 mai 2006 1 3 LA STABILITÉ DES STYLES DE PENSÉE SCIENTIFIQUE Plan du cours 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. 10. 11. 12. 13. 14. Penser autre chose La raison La stabilisation Une absence de techniques de stabilisation Réponses différentes aux deux questions La fourmi, l’araignée et l’abeille Articulation et manipulation Une brève esquisse du processus de stabilisation Sauver les théories chez Duhem Pierre Duhem (1861-1916) Vérité et représentation Duhem, pas Quine Le holisme L’élargissement de la thèse de Duhem 15. Les ressources plastiques du style du laboratoire 16. Idées 17. Choses 18. Inscriptions 19. La stabilité du laboratoire 20. Passons aux mathématiques 21. Carl Gustav Hempel (1905-1997) 22. Imre Lakatos (1922-1974) 23. Preuves et réfutations : le dialogue 24. Rendre analytique 25. Critères nouveaux pour dire la vérité 26. Ludwig Wittgenstein Bienvenue à la leçon terminale de ce cours et de mes cours au Collège de France. Comme je l’ai annoncé jeudi dernier, il n’y aura pas de leçon jeudi prochain et cette leçon sera donc la dernière. Dans les trois leçons de ce cours, j’ai passé en revue les problèmes et les sujets annoncés dans ma leçon inaugurale de 2001. Penser autre chose Les thèmes annoncés en janvier 2001 étaient au nombre de trois. Premièrement, la raison, sujet du cours de 2003 et de cette année. C’est le sujet des pages 7 à 11 de la leçon inaugurale. Deuxièmement la classification (pages 11 à 15), sujet du cours de 2001. Troisièmement ce que j’appelle « façonner les gens », que j’ai introduit dans les pages 16 à 24. Ce fut le sujet des cours de 2002 et de 2005. Dans cinq des six cours, j’ai traité ces sujets dans l’ordre : les classifications, les gens, la raison. C’est l’ordre que suivent ces leçons terminales. J’ai parlé des classifications le 25 avril, et des gens le 2 mai. Aujourd’hui c’est le tour de des styles de pensée scientifique dans la tradition européenne. 3 Stabilisation : 9 mai 2006 2 J’ai cité, au début des deux dernières leçons la belle phrase de Michel Foucault qui me sert de devise : « Travailler c’est entreprendre de penser autre chose que ce qu’on pensait avant. »1 Penser autre chose (1), sur la classification : il n’existe pas une bonne classe dont les membres sont des classifications naturelles. Plus brièvement, une classe des sortes naturelles n’existe pas. Penser autre chose (2), sur les gens : l’idée de sortes interactives que j’ai proposée dans la leçon inaugurale (page 23) ne marche pas. On ne peut pas distinguer les sciences humaines et sociales des sciences naturelles et biologiques par le caractère indifférent et interactif des classes (page 21). Néanmoins, il reste beaucoup de mes hypothèses sur les types de gens. Ce sont les idées que je désigne par les expressions « façonner les gens », « effet de boucle », « nominalisme dynamique ». Penser autre chose, c’est réviser et non pas abandonner des recherches, des projets et des programmes. Un bref excursus pour remercier une personne de notre auditoire. J’avais demandé la semaine dernière si quelqu’un disposait chez lui d’un petit Larousse un peu ancien, pour comparer les définitions de l’autisme : l’une des personnes présentes m’a aimablement communiqué des informations. Voici donc une réponse. Dans le Petit Larousse, 1980 : autisme (grec autos, soi-même): Repli pathologique d’un enfant, d’un adulte sur son monde intérieur avec perte du contacte avec la réalité extérieure, accompagné pour lui de l’impossibilité de contact avec les autres. Dans le Petit Larousse, 1999 : autisme (grec autos, soi-même): Trouble psychiatrique caractérisé par un repli pathologique sur soi accompagné de la perte du contact avec le monde extérieur, typique de la schizophrénie chez l’adulte, observé également chez l’enfant. L’autisme de l’enfant a une origine discutée, neurologique ou psychique. Il apparaît dès les premières années de la vie et se marque par le désintérêt total à l’égard de l’entourage, le besoin impérieux de se repérer constamment dans l’espace, des gestes stéréotypés, des troubles du langage et l’inadaptation dans la communication : l’enfant ne parle pas ou émet un jargon qui a la mélodie du langage, mais qui n’a aucune signification. La raison Penser autre chose (3), sur la raison : quelles sont les révisions que je voudrais apporter à la leçon inaugurale ou au cours de 2003 au sujet des styles de raisonnement ? Premièrement, j’ai parlé de la vérité dans la leçon inaugurale. « Ce qui me tient à cœur, c’est la vérité elle-même. » (page 10) « Je prétends même qu’un style crée ses critères de vérité. » Cette année j’ai introduit un changement : je suis passé de la vérité à la véracité. J’ai emprunté cette idée au livre récent de Bernard Williams. J’ai parlé des changements dans la conception de ce que c’est que dire la vérité. La vérité demeure comme un concept formel, mais la véracité, dans le sens de Williams, est historique. Elle a une généalogie. Il faut donc modifier l’expression de la thèse 2 du cours de 2003. Je l’avais formulée ainsi : 2 Les critères de validité ou de justesse. […] Un style n’est pas bon parce qu’il nous 1 Michel Foucault, « Le Souci de la Vérité ». Interview avec F. Ewald, Magazine littéraire o 207, mai 1984. Dits et écrits No 350. Gallimard. Éd. Quarto, 2 vols., vol. II, p. 1487. 3 Stabilisation : 9 mai 2006 3 aide à découvrir la vérité : […] c’est lui-même, en effet, qui définit les critères de la vérité dans son domaine. Les propositions dans ce domaine ne peuvent prétendre être vraies ou fausses que dans le contexte du style en question. Nous déterminons si elles sont vraies ou fausses en raisonnant en fonction de ce style. En ce sens, les styles de pensée s’auto-justifient. Il vaut mieux dire que : 2. Un style n’est pas bon parce qu’il nous aide à découvrir la vérité : […] c’est luimême, en effet, qui définit ce que c’est que dire la vérité dans son domaine. […] En ce sens, les styles de pensée s’auto-justifient. Pour les philosophes analytiques qui débattent de la nature de la vérité, c’est une révision assez sérieuse. Pour d’autres traditions, c’est une simple retouche : une petite modification cosmétique, tout au plus, pas davantage. La stabilisation Passons à la troisième thèse du cours, sur la stabilité des styles de pensée : 3 Techniques de stabilisation. Les styles sont stables. Traditionnellement, on explique ce fait par leur tendance à produire la vérité. Cette explication s’accorde mal avec la thèse (2). Il nous faut donc un troisième énoncé : chaque style de pensée a développé un ensemble de techniques qui assurent sa stabilité. L’existence de telles techniques est la condition pour qu’un style puisse (i) produire un corps relativement stable de connaissances et (ii) s’assurer une ouverture, une créativité, une capacité d’autocorrection, et pour qu’il puisse engendrer continuellement de nouvelles connaissances et de nouvelles applications. Chaque style a sa propre technique de stabilisation, qui le définit. […] Une bonne thèse. Mais est-elle vraie pour tous les membres de la liste des styles de pensée scientifique dans la tradition européenne ? J’ai modifié, un peu, la liste de six styles de Crombie. Considérons pour le moment que ma liste standard est la suivante : 1. La méthode par démonstration en mathématiques. 2. L’exploration et la mesure expérimentale. 3. La construction par hypothèse de modèles analogiques. (2)-(3) A. Style galiléen. (2)-(3) B. Style du laboratoire, avec la création des phénomènes. 4. La mise en ordre du divers par la comparaison et la taxonomie. 5. L’analyse statistique des régularités dans les populations et le calcul des probabilités. 6. La dérivation historique propre au développement génétique. Expliquons ces styles sous (2) et (3). Crombie et bien d’autres auteurs parlent de la combinaison des styles (2) et (3). Je préfère conserver deux étapes séparées. Premièrement (A) les modèles abstraits et mathématiques de Galilée. Ce ne sont pas simplement des modèles analogiques. Ils relèvent d’un registre nouveau, d’une nouvelle langue, comme le montre l’image du Livre de la nature écrit en langage mathématique. Mais sujet au contrôle des explorations et mesures (2). On utilise ce qu’on appelle aujourd’hui la méthode 3 Stabilisation : 9 mai 2006 4 hypothético-déductive. Le résultat satisfait notre schéma (*), inspiré de Bernard Williams. Dans ce cas, nous avons (*) Un changement de conception de ce que c’est que dire la vérité sur des modèles non-observables, abstraits et mathématiques. L’icône de ce changement de conception est bien sûr Galilée, ou au moins le Galilée de Edmund Husserl. Deuxièmement (B), nous avons, vers le milieu du 17ème siècle, le passage au vrai laboratoire. Ses habitants sont des appareils dédiés à plusieurs buts, incluant la création des phénomènes. (*) Il y a un changement de conception de ce que c’est que dire la vérité sur les objets et les structures en principe inaccessibles à l’observation. Mon icône est Robert Boyle, si on a besoin d’un humain, mais ma vraie icône est l’appareil qu’il a inventé : la pompe à air. Une absence de techniques de stabilisation Commençons par le style (6). Les sciences qui sont les plus redevables à ce style sont à mon avis la psychanalyse et le matérialisme dialectique. Ce sont des sciences anormales simplement parce que ce sont les seules sciences où la parole des fondateurs est déterminante. Freud et Marx sont l’alpha et l’oméga, les créateurs et ceux qui ont toujours le dernier mot. Ce n’est sans doute pas très aimable, mais on peut penser que ces deux sciences n’ont pas évolué au-delà de la méthode de l’autorité du père. Stabilité, oui, en un sens, mais c’est exactement la méthode que Charles Sanders Peirce a caractérisé comme un exemple défectueux dans une série d’articles déterminants de 1877 et 18782. A la fin de la leçon de jeudi dernier, j’ai parlé des styles (4) et (6), taxinomie et génétique. J’ai dit la chose suivante : À l’époque de Linné, l’époque de l’histoire naturelle, tout le monde pensait qu’il n’y avait aucune stabilité dans les hiérarchies. On espérait que la généalogie de Darwin changerait tout cela. Mais les débats continuent. Il n’y a pas de stabilité. Ce que nous essaierons de découvrir dans la leçon terminale, mardi prochain, c’est : « d’où vient la stabilité du style mathématique et du style du laboratoire ? » Qu’y a-t-il de si merveilleux concernant les styles (1) et B, le style mathématique et le style du laboratoire ? Ce sont les deux problèmes de la leçon d’aujourd’hui. Réponses différentes aux deux questions Mes réponses à ces deux questions sont absolument différentes. Il y a deux « techniques de stabilisation » qui ne se ressemblent pas du tout. Je considère chacune comme une découverte, mais pas une découverte soudaine. On doit s’attendre à ce que, dans ces deux exemples, les facteurs stabilisateurs opèrent selon des principes tout à fait différents. Rappelons que le style mathématique de la preuve s’est épanoui chez Euclide vingt siècles 2 C.S. Peirce, « Comment se fixe la croyance » in Peirce : Textes anticartésiens, trad. J, Chenu, Éditions Aubier Montaigne,1984, p. 271. « The Fixation of Belief », n° 1 de Illustrations of the Logic of Science in The Popular Science Monthly, 1877-78. Collected Parers of Charles Sanders Pierce Vol. 5, parag. 366, p. 227. 3 Stabilisation : 9 mai 2006 5 avant la véritable émergence du style du laboratoire. Rappelons que même au 17ème siècle, il reste des savants qui pensent qu’au fond seule la démonstration donne une confiance justifiée. C’est encore la vraie méthode de la science, de la scientia. Tout autre argument ne donne qu’une opinion, et l’opinio est affaire de probabilité, non de certitude. La plupart des philosophes des sciences trouvent obscurantistes les actions d’arrière-garde contre « la nouvelle science ». Pas moi. Un vrai changement de conception de ce que c’est que dire la vérité sur quelque chose est une révolution profonde. Mais n’oublions jamais notre schéma (***) : (***) Ceux qui opèrent selon le nouveau style ne sont pas plus rationnels ou à nouveau mieux informés que leurs prédécesseurs. Ceux qui en restaient à la pratique traditionnelle n’avaient ni des idées confuses ni des convictions contraires (à cet égard) à celles de leurs successeurs. Je pose le problème de la stabilisation pour le style mathématique et pour le style du laboratoire. Commençons par le laboratoire. Pourquoi pas cette forme de problème pour les styles (2) et (3) ? La fourmi, l’araignée et l’abeille Dans la leçon du jeudi 27 avril, j’ai évoqué Francis Bacon et sa parabole des insectes qui se trouve dans le Novum Organum de 1620. Rappelons que le débat entre Hobbes et Boyle sur la vie du laboratoire a eu lieu en 1660, quarante ans après la publication du texte de Bacon, chef d’œuvre de philosophie et de méthodologie. Le Novum Organum marque une transition : il paraît peu de temps avant la naissance de Robert Boyle. Or, la vie de Boyle commence au moment où celle de Bacon s’achève. Bacon : 1581-1626. Boyle : 1627-1691. Ils appartiennent vraiment à deux générations successives. D’autre part, la très longue vie de Hobbes (1588-1679) couvre toute la vie intellectuelle de Francis Bacon et la plus grande partie de celle de Robert Boyle. On dit souvent que Bacon a promulgué la doctrine empiriste, mais lui-même se pensait comme l’avocat d’une synthèse entre les dogmatiques et les empiristes, ces deux étiquettes désignant par exemple les traditions empiriques et dogmatiques dans la médecine ancienne. Dans sa parabole, les fourmis sont empiristes, et les araignées sont dogmatiques. Bacon veut que la nouvelle science du futur soit faite par des abeilles : L’expérimentateur [style 2] est comparable à une fourmi, il se contente de ramasser et d’utiliser ; le raisonneur ressemble à l’araignée [style 3] qui tisse sa toile à partir de sa propre substance. Enfin, l’abeille [styles (2)-(3) A, B] choisit une voie médiane : elle rassemble le matériau provenant des fleurs sauvages ou cultivées, mais c’est pour le digérer et le transformer par un pouvoir qui lui est propre. Assez comparable à cela est le vrai travail de la philosophie [il veut dire : science de la nature] car elle ne dépend pas uniquement ou principalement des pouvoirs de l’esprit, pas plus qu’elle ne prend le matériau provenant de l’histoire naturelle et des expériences de mécanique pour le déposer tel quel dans la mémoire, mais plutôt elle le dépose dans la compréhension, digéré et transformé. Que fait l’abeille ? Qu’est-ce que son travail de digestion et transformation ? Quels sont ces pouvoirs qui lui sont propre ? J’ai dit que comme toute fable qui se respecte, elle permet de tirer différentes morales. Dans l’école inductiviste d’Isaac Newton ou de Rudolf Carnap, l’abeille fonde des généralisations inductives sur le travail des fourmis et requiert l’aide de 3 Stabilisation : 9 mai 2006 6 l’araignée et de ses calculs. Dans l’école déductiviste de Karl Popper, l’abeille travaille en étroite collaboration avec l’araignée pour construire des conjectures, et requiert de la fourmi qu’elle fasse les réfutations. Je crois que ces écoles sont toutes les deux beaucoup trop simplistes. Le conseil de Francis Bacon est parfait pour les deux styles de pensée de Crombie. Le style de l’expérience est celui des fourmis, le style de la modélisation est celui de l’araignée. Mais il y a plus dans le style galiléen et le style du laboratoire que dans ceux de l’expérience et des modèles. Est c’est ce quelque chose de plus qui rend possible la stabilité des sciences de la nature, qui nous sont parvenues, traversant toutes les révolutions scientifiques, depuis le temps de Galilée et de Boyle. Articulation et manipulation Je parlerai des diverses activités expérimentales, mais je voudrais souligner qu’il y a aussi beaucoup d’activités du coté du style galiléen de la modélisation mathématique. On pense souvent que l’intérêt des contributions de Thomas Kuhn concerne toujours les révolutions scientifiques. Mais il parle aussi beaucoup de ce qu’il appelle la science normale, voire la science quotidienne, celle qui se fait à l’intérieur d’un paradigme, la science confiante, sans crise en vue. Il fait remarquer que la science normale nécessite quelque chose qu’il appelle l’« articulation ». Une théorie doit être articulée pour avoir une meilleure prise sur le monde et s’ouvrir à la vérification expérimentale. Dans un premier temps, la plupart des hypothèses spéculatives ont beaucoup de mal à avoir prise sur le monde. Il y a deux raisons à cela. Tout d’abord, il est rare que l’on puisse immédiatement déduire d’une spéculation des conséquences qui soient, même en principe, vérifiables. Ensuite, il arrive souvent que l’on ne puisse pas vérifier une proposition, pourtant vérifiable « en principe », simplement parce que personne ne sait comment procéder aux essais. De nouvelles idées expérimentales, de nouvelles technologies sont nécessaires. Ainsi l’articulation de Kuhn recouvre deux opérations distinctes : l’articulation de la théorie et l’articulation de l’expérience. La plus théorique de ces deux activités, je l’appellerai arbitrairement «articulation ». La moins théorique, je l’appellerai arbitrairement « manipulation ». Par « articulation » je n’entends pas un simple alignement de chiffres, mais la modification mathématique d’une hypothèse donnée qui se trouve ainsi en résonance plus intime avec le monde. Et par « manipulation » je n’entends pas simplement le fait de manœuvrer manuellement un appareil, mais aussi l’invention, la construction ou la modification d’un dispositif technique. J’entends par là la formation et le développement d’une nouvelle idée expérimentale. Vous trouverez dans mon livre Concevoir et Expérimenter3 des exemples de physiciens doués pour l’articulation, d’autres doués pour les manipulations, et de ces scientifiques rares qui sont des génies dans les deux domaines. L’alliance entre facultés expérimentale et rationnelle avait à peine commencé au moment où Bacon rédigeait ses textes prophétiques. J’espère vous avoir fait sentir le goût du miel créé par l’abeille qui combine les facultés dans ces deux pratiques que j’appelle articulation et manipulation. Mais on sait que le miel fabriqué par les abeilles de la ruche n’est pas stable. Sous forme liquide, il cristallise. Qu’est-ce qui fait que les résultats de l’articulation-manipulation sont si stables ? 3 Paris, Christian Bourgois, 1989, p. ex. pages 345-6. 3 Stabilisation : 9 mai 2006 7 Une brève esquisse du processus de stabilisation. En dépit de l’engouement récent pour les réfutations et les révolutions, il faut reconnaître que ces sciences ont permis de constituer une somme extraordinaire de connaissances, de dispositifs techniques et de pratiques qui témoignent d’une belle permanence. On a trop peu souligné, ces derniers temps, tout ce qui demeure d’une science, une fois qu’elle s’est établie, ce qui reste, modifié sans être réfuté, retravaillé mais durable, rarement reconnu explicitement, mais considéré comme allant de soi. En des temps révolus, tout le monde ou presque se satisfaisait d’une explication facile de l’accroissement des connaissances : la science découvre le vrai ; et une fois qu’on a trouvé le vrai, dans une société libérale, il est fixé. Comme l’a montré Ernest Nagel dans The Structure of Science, en 1961 (La structure de la science, non traduit en français), des théories plus puissantes subsument celles qui les ont précédées, qui en deviennent des cas particuliers. Après La structure des révolutions scientifiques de Kuhn (1962), nous sommes devenus plus circonspects. Il paraît désormais surprenant que tant de connaissances empiriques se soient accumulées depuis le dix-septième siècle. Cette stabilité, selon moi, s’explique de la façon suivante : lorsqu’il est possible de pratiquer les sciences de laboratoire, alors elles ont tendance à produire une sorte de structure auto-justificative qui assied leur stabilité. Je n’entends pas par là qu’elles seraient des constructions mentales ou sociales. Ce sont des constructions matérielles. Je ne suis pas en train de défendre un idéalisme, mais plutôt un matérialisme très terre-à-terre. Ma thèse concerne les relations entre les pensées, les actes et les productions techniques. Sauver les théories chez Duhem. On peut y voir une extension de la doctrine de Pierre Duhem selon laquelle on peut toujours sauver une théorie qui contredit une observation en modifiant une hypothèse auxiliaire : par exemple, dans le cas typique, une hypothèse concernant le fonctionnement d’un instrument tel que le télescope. La thèse de Duhem portait sur un monde de pensée : comme beaucoup de philosophes s’intéressant aux théories, il se demandait surtout comment changer nos idées, et non pas le monde. En général, surtout quand on a lu Quine, on pense que la doctrine de Duhem implique la sous-détermination de la connaissance scientifique. Si on l’approfondit correctement, elle a l’effet opposé et nous aide à comprendre comment le monde et la connaissance que nous en avons sont si remarquablement déterminés. À moins que nous y avons nous-mêmes introduit des déterminations ? Duhem disait que les théories et les hypothèses auxiliaires peuvent être ajustées les unes aux autres, il ne prenait pas en compte tout ce monde que constitue la fabrication des instruments, leur reproduction, l’art de les faire fonctionner et de repenser leur mode de fonctionnement. Dans la thèse que je présente, je soutiens que la science du laboratoire, à mesure qu’elle mûrit, développe un corps entier de types de théories, de types d’appareillages et de types d’analyses mutuellement ajustées les uns aux autres. Ils deviennent un « système fermé » essentiellement irréfutable – pour reprendre l’expression bien connue employée par Heisenberg à propos de la mécanique newtonienne (par exemple en 1948). Lorsqu’on teste une théorie, on le fait en fonction d’un appareillage qui a évolué conjointement à elle – et conjointement à certains modes d’analyse des données. À l’inverse, le critère du bon fonctionnement des appareils et de la justesse des analyses est précisément qu’ils s’accordent avec la théorie. Comme Duhem nous l’a appris, les théories issues des sciences de laboratoire ne sont pas directement confrontées au « monde » ; si elles peuvent persister, c’est parce qu’elles sont vraies pour des phénomènes produits ou même créés par des appareils en laboratoire, et 3 Stabilisation : 9 mai 2006 8 mesurés par des instruments conçus et fabriqués par nous. Dire « vrai pour » indique qu’il n’y a pas de confrontation directe de la théorie avec les phénomènes, mais qu’on se repose sur d’autres théories, notamment des théories sur le mode de fonctionnement des appareils, et sur un grand nombre de techniques de types très différents utilisées pour traiter les données que nous avons produites. Duhem dit que les théories de haut niveau ne sont pas vraies ou fausses. Il n’est pas nécessaire de nier que les scientifiques ont la vérité et la compréhension des choses dans leur cœur. Pierre Duhem considère donc que, lorsqu’une théorie physique ne se conforme pas aux résultats d’une expérience, on peut réviser les grands principes de la théorie, des principes de très haut niveau. Il s’agit de la réfutation chez Popper. Mais plus souvent, dit Duhem, on révise des hypothèses plus locales, et même des hypothèses sur le fonctionnement des instruments. J’ajoute qu’on peut modifier non seulement des principes de haut niveau et des hypothèses auxiliaires, mais aussi le terrain matériel des expériences, les instruments, ou plus généralement les dispositifs techniques du laboratoire. Tous trois – les principes, les hypothèses auxiliaires et les dispositifs matériels sont des ressources plastiques. L’essence du style du laboratoire est de les mettre en harmonie. Il en résulte une stabilité remarquable. Pierre Duhem (1861-1916) Pierre Duhem, marginalisé pendant sa vie, est encore marginalisé aujourd’hui. Quand Jean-François Braunstein écrit sur la tradition française de l’épistémologie, c’est de Bachelard, Canguilhem et Foucault qu’il est question. Duhem n’a pas joué de rôle dans cette tradition, qui subsistait depuis Auguste Comte. Si l’on se souvient de son nom, c’est peut-être simplement parce que les philosophes américains ont inventé cette entité bâtarde : la thèse de « Quine-Duhem ». Quand Sandra Laugier présente sa très utile sélection de textes de Duhem4, elle se sent inévitablement obligée de commencer par cette thèse. Pierre Duhem était philosophe et historien des sciences. Son chef-d’œuvre philosophique, publié il y a un siècle, est intitulé La Théorie physique. Son objet – sa structure 5. Duhem était physicien de formation. Il a fait des recherches formidables en physique et en chimie physique, mais il était très défavorisé sur le plan scientifique. C’était l’époque de la science positiviste et républicaine. Lui aussi était positiviste – mais il était très catholique – il se disait positiviste catholique. De plus, il était probablement monarchiste. Il avait certainement un caractère ombrageux et entier, et un talent certain pour se faire des ennemis. L’attitude de Duhem n’est pas très souple, mais il a une immense énergie. Ses recherches historiques sont intimement liées à ses analyses en philosophie des sciences, qu’elles prolongent et illustrent. Son monumental Système du monde en dix volumes montre comment le renouvellement des sciences commence non pas à la Renaissance mais dès le treizième siècle, et souligne combien Copernic, Galilée et les savants du dix-septième siècle ont été tributaires des œuvres de nombreux prédécesseurs, négligés jusqu’alors et dont il réévalue l’importance. C’est la même thèse de continuité qu’on trouve chez Alistair Crombie. Je dois avouer que cela ne m’aide pas à comprendre pourquoi je trouve une inspiration dans 4 P. Duhem, « Théorie physique, déduction, mathématique, expérience », in S. Laugier et P. Wagner, Philosophie des sciences : Théories, expériences et méthodes, Paris, Vrin, 2004, 36-73. Présentation S. Laugier, 25-35. 5 Paris : Marcel Rivière, 1906. Reproduction fac-similé de la 2e édition revue et augmentée de 1914, Vrin, 1951. 3 Stabilisation : 9 mai 2006 9 les idées de deux auteurs qui sont à la fois continuistes et catholiques, alors que je suis par tempérament un partisan des ruptures et de la laïcité. Ce n’est pas simplement le fait que Duhem soit exclu, rejeté à cause de son idéologie et parce qu’il s’est fait des ennemis. Sa patrie spirituelle, en tant que philosophe des sciences, est celle des allemands et des anglais. Il parle toujours de la logique des sciences. Il a consacré son chapitre VII au « choix des hypothèses ». Il commence par une question : « Quelles conditions la logique impose-t-elle au choix des hypothèses sur lesquelles doit reposer une théorie physique ? »6 Réponse ? Exclure l’existence des atomes ! Dans le jargon des philosophes, il appartient à la tradition dite « anti-réaliste ». Parmi ses contemporains, le plus proche est Ernst Mach (1838-1916) en Allemagne, quoiqu’il ait aussi des liens intellectuels avec Henri Poincaré. Parmi les philosophes contemporains, celui qui est le plus proche de certaines idées de Duhem est Bas van Fraassen, de Princeton, dont la philosophie des sciences est exposée, pour l’essentiel, dans son livre L’image scientifique7. Vérité et représentation Duhem n’est pas un sceptique philosophique. Il affirme que beaucoup de propositions particulières sont vraies, et connues comme telles. Je suis dans une salle du Collège de France, je donne une leçon. Il ne nie jamais la vérité des généralisations simples. « Une loi de sens commun est un simple jugement général ; ce jugement est vrai ou faux ». Son exemple : « À Paris, le Soleil se lève chaque jour à l’orient, monte dans le ciel, puis s’abaisse et se couche à l’occident. » Et cependant, « une loi de Physique n’est, à proprement parler, ni vraie ni fausse. »8 Les lois de la physique sont dans un certain sens « approchées », c’est-à-dire qu’avec les améliorations de la physique, les lois se rapprochent de plus en plus de la vérité. Tel n’est pas le but de la physique. « Nos théories ont pour seul objet la condensation économique et la classification des lois expérimentales »9. La physique produit des représentations du monde matériel. Duhem n’aime pas la langue des modèles, mais il conçoit les théories comme des modèles mathématiques du monde qui organisent les faits connus et facilitent la prédiction. Elles n’expliquent rien – une thèse sur laquelle van Fraassen a beaucoup argumenté. Beaucoup de philosophes, lorsqu’ils parlent des sciences expérimentales, ne songent qu’aux sciences encore voisines de leur origine, comme la Physiologie, comme certaines branches de la Chimie, où le chercheur raisonne directement sur les faits, où la méthode dont il use n’est que le sens commun rendu plus attentif, où la théorie mathématique n’a point encore introduit ses représentations symboliques. En de telles sciences, la comparaison entre les déductions d’une théorie et les faits d’expérience est soumise à des règles très simples ; ces règles ont été formulées d’une manière particulièrement forte par Claude Bernard… Ici il cite avec admiration des maximes tirées de Claude Bernard, par exemple : «L’expérimentateur doit douter, fuir les idées fixes et garder toujours sa liberté d’esprit. » 10 6 Ibid. p. 334. 7 The Scientific Image, Oxford, 1980. Plus récemment, Lois et symétrie, Vrin, 1994 8 Duhem, La Théorie physique, p. 254. 9 Duhem, La Théorie physique, p. 334. 10 Introduction à la Médecine expérimentale, 1865, p. 65 3 Stabilisation : 9 mai 2006 10 Je n’ajouterai rien de plus sur les idées de Duhem sur la vérité. Le point cardinal, c’est que les thèses originales de Duhem ne portent que sur la physique. Il ne dit rien d’extraordinaire sur la physiologie. Il semble qu’il n’ait vu aucun problème épistémologique dans la chimie de son temps. Selon Duhem, les théories physiques sont des représentations, des coordinations de faits découverts au laboratoire et à l’observatoire. Elles n’affirment pas la vérité littérale du monde. Il n’a rien dit de tel sur la chimie ou la physiologie. Ces observations sont importantes parce qu’on a tendance aujourd’hui à généraliser son approche philosophique de la physique, à en faire son approche philosophique de tout, dans une sorte de « holisme ». Duhem, pas Quine J’en viens à une thèse célèbre de Duhem : Le physicien ne peut jamais soumettre au contrôle de l’expérience une hypothèse isolée, mais seulement tout un ensemble d’hypothèses ; lorsque l’expérience est en désaccord avec ses prévisions, elle lui apprend que l’une (au moins) des hypothèses qui constituent cet ensemble est inacceptable et doit être modifiée ; mais elle ne lui désigne pas celle qui doit être changée.11 Il parle du physicien, pas du scientifique en général. En ce qui me concerne, je voudrais élargir ce que j’ai appris de Pierre Duhem. Mais même si nous étendons son idée pour l’appliquer à toutes les sciences du laboratoire, elle ne s’applique pas à toute connaissance en général. Il faut donner quelques précisions sur son idée originale, pour éviter le malentendu qui a produit la rumeur d’une « thèse de Duhem-Quine ». Duhem a beaucoup de thèses, Quine en a d’autres, mais il n’existe pas vraiment une thèse de « Quine-Duhem ». Ma doctrine sur la stabilité du laboratoire me semble être l’héritière d’une des thèses de Duhem. Mais pas de la thèse appelée « thèse de Quine-Duhem » ou « de Duhem-Quine ». Le plus souvent, ceux qui en parlent se réfèrent à une thèse de Quine, le philosophe américain. Il faut dire, premièrement, que Quine ne doit rien à Duhem. Quine l’a lui-même affirmé. Deuxièmement, sa thèse n’est pas une thèse de Duhem. Je n’ai pas l’intention d’exposer en détail la philosophie des sciences de Duhem, mais il faut éviter quelques malentendus. Daniel Andler parle prudemment de « la doctrine attribuée à Duhem et à Quine, (qu’) un énoncé empirique ne peut jamais être vérifié isolément »12. Andler dit en passant que le test d’une hypothèse par l’expérience doit procéder selon « la manière holiste décrite par Duhem et par Quine, en sorte qu’il n’y a pas de décision possible, au vu d’un seul ensemble d’expériences, sur ce qu’il convient de rejeter, des hypothèses de haut niveau, ou des hypothèses locales »13. Cette dernière thèse est vraiment une thèse de Duhem sur la physique, mais Duhem affirme explicitement qu’elle ne s’applique pas à la physiologie, par exemple. Il soutient que la situation de la physiologie de Claude Bernard est tout à fait différente. 11 Duhem, op. cit., p. 284. 12 D. Andler, A. Fagot Largeault et B. Saint-Sernin, Philosophie des sciences, Gallimard (Folio) 2002, vol. I p. 234. 13 Ibid. I p. 295 3 Stabilisation : 9 mai 2006 11 Quelle est la différence entre les physiciens et les physiologistes dans leurs laboratoires ? Ils ont des rapports différents avec leurs appareils. La logique de la méthode expérimentale pour le physiologiste est fort simple. Il n’en est pas de même lorsque la théorie qu’il s’agit de soumettre au contrôle des faits n’est plus une théorie de Physiologie, mais une théorie de Physique. Ici, en effet, il ne peut plus être question de laisser à la porte du laboratoire la théorie qu’on veut éprouver, car, sans elle, il n’est pas possible de régler un seul instrument, d’interpréter une seule lecture ; … à l’esprit du physicien qui expérimente, deux appareils sont constamment présents ; l’un est l’appareil concret, en verre, en métal, qu’il manipule; l’autre est l’appareil schématique et abstrait que la théorie substitue à l’appareil concret, et sur lequel le physicien raisonne, … [Cela] empêche de dissocier les théories de la Physique d’avec les procédés expérimentaux propres à contrôler ces mêmes théories, [et] complique singulièrement ce contrôle et nous oblige à en examiner minutieusement le sens logique.14 Pourtant les physiologistes utilisent eux aussi des appareils, n’est ce pas ? Bien sûr, mais Le chimiste, le physiologiste, lorsqu’ils font usage des instruments de Physique, du thermomètre, du manomètre, du calorimètre, du galvanomètre, du saccharimètre, admettent implicitement l’exactitude des théories qui justifient l’emploi de ces appareils, des théories qui donnent un sens aux notions abstraites de température, de pression, de quantité de chaleur, d’intensité de courant, de lumière polarisée, par lesquelles on traduit les indications concrètes de ces instruments. Mais les théories dont ils font usage, comme les instruments qu’ils emploient, sont du domaine de la Physique ; en acceptant, avec les instruments, les théories sans lesquelles leurs indications seraient dénuées de sens, c’est au physicien que le chimiste et le physiologiste donnent leur confiance, c’est le physicien qu’ils supposent infaillible.15 En bref, pour les physiologistes du temps de Claude Bernard et même de Duhem, les appareils sont ces « boîtes noires » dont parle Bruno Latour. Le laboratoire du physiologiste d’aujourd’hui est très différent. Bien sûr, beaucoup de ses dispositifs techniques sont des boîtes noires – comme pour le physicien d’aujourd’hui – mais il utilise aussi beaucoup d’instruments qui dépendent des théories de la génétique et de la physiologie cellulaire. Ce que Duhem dit de la physique s’applique également, de nos jours, à ce type de physiologie expérimentale. Et je voudrais dire de cette physiologie exactement ce que Duhem dit de la physique. J’élargis la thèse de Duhem, mais simplement à cause de l’universalisme du laboratoire. Je prends la thèse de Duhem comme une thèse qui s’applique aux styles A et B, le style galiléen et le style du laboratoire. Le holisme On dit aujourd’hui que Duhem était « holiste ». Qu’est-ce que le holisme en philosophie ? Comme le dit Daniel Andler, « Ce terme renvoie, selon les contextes, à des phénomènes très différents, même s’il y a entre eux des ressemblances. On a évoqué, par exemple [... ] le « holisme sémantique » de Quine … »16 Le holisme de Quine est un holisme total, selon lequel l’ensemble des énoncés qui sont révisables est la totalité, la totalité 14 Duhem, ibid., p. 277. 15 Ibid. 16 Andler, D., Fagot-Largeault, A., Saint Sernin, B., Philosophie des sciences, Gallimard, 2002, page 1191. 3 Stabilisation : 9 mai 2006 12 absolue : la logique, toutes les sciences, tous les jugements du sens commun, toutes les observations […] Quine a prétendu qu’on peut toujours sauver un énoncé qui contredit une observation en modifiant n’importe quel énoncé dans l’ensemble de propositions qu’on affirme. Il y a une possibilité logique de retirer n’importe quelle affirmation. C’est un holisme total et un holisme qu’on peut appeler logique. Le holisme de Duhem est au contraire très limité. Il s’applique à l’ensemble des hypothèses d’une science théorique. Dans ses exemples, il invoque toujours les vraies possibilités. L’astronome, par exemple, pense qu’il a fait une erreur dans ses hypothèses, mais peut-être s’agit-il d’une erreur dans ses hypothèses sur le fonctionnement du télescope. L’élargissement de la thèse de Duhem Duhem a soutenu qu’on peut toujours sauver une théorie qui contredit une observation en modifiant une hypothèse auxiliaire, par exemple, dans le cas typique, une hypothèse concernant le fonctionnement d’un instrument. La pompe à air nous fournit un cas d’espèce. Hobbes conteste les résultats de Robert Boyle sur la pompe, parce qu’il rejette certaines hypothèses auxiliaires. Duhem dit que les théories et les hypothèses auxiliaires sur les appareils peuvent être ajustées les unes aux autres. C’était une thèse radicale en 1906, aujourd’hui, les philosophes des sciences la considèrent comme allant de soi. Je crois qu’il est nécessaire d’élargir l’idée de Duhem. Il y a tout un monde qu’il ne prenait pas en compte : c’est le monde que constitue la fabrication des instruments, leur reproduction, l’art de les faire fonctionner. Ce n’est pas une critique de Duhem. Il n’aurait pas été hostile à cette extension de son idée. Il était très conscient du fait qu’on a besoin, de temps en temps, de repenser nos théories sur le mode de fonctionnement des instruments. Simplement, il n’a pas parlé de la modification des appareils eux-mêmes. Les ressources plastiques du style du laboratoire Dans la pensée de Duhem, il y a un jeu dialectique entre tous les membres de l’ensemble des hypothèses portant sur une question physique. Une hypothèse n’est jamais confrontée toute seule aux observations faites en laboratoire. Pour préserver une théorie contre des résultats négatifs, il faut modifier quelque chose. Mais quoi ? Cela n’est pas déterminé. Duhem parle simplement des hypothèses. J’ai parlé des hypothèses de haut ou de bas niveau, et j’ai ajouté les choses matérielles, les appareillages du laboratoire. Soyons plus explicite. Il faut faire des distinctions entre les hypothèses ; il faut faire des distinctions entre les choses. Je propose donc un inventaire du laboratoire. Je propose une liste abstraite des « habitants » du laboratoire. Une liste très abstraite, parce que je ne mentionnerai pas les gens. J’ai dit que le livre de Shapin et Schaffer sur Hobbes, Boyle, et la pompe à air est une biographie, dont le héros n’est pas Boyle ou Hobbes, mais la pompe à air elle-même. Je poursuis cette fiction, et je vais parler des idées, des choses et des inscriptions qui habitent le laboratoire. Ces étiquettes sont très rudimentaires. Sous le terme d’idée, je regroupe des théories, des hypothèses, des modèles mathématiques. Parmi les choses, je regroupe beaucoup d’objets matériels de type différent. Parmi les inscriptions, je regroupe même des techniques d’analyse statistique. Les détails de ma liste importent peu. Au début de sa carrière Bruno Latour a mis 3 Stabilisation : 9 mai 2006 13 l’accent sur les inscriptions17. Il a soutenu que la production des inscriptions est le but du laboratoire et son activité première. Il a expliqué la stabilité des sciences du laboratoire par le soutien mutuel de toutes les inscriptions. Latour considérait que l’interminable liste des références qui suit invariablement les articles publiés dans les revues scientifiques était essentielle à la stabilité. Cette thèse ancienne (une ancienne thèse, peut-être ?) de Latour est trop idéaliste à mon goût. Chacun peut établir sa propre liste, selon ses goûts et selon ses connaissances. En ce qui me concerne, j’ai entrepris dans un article de dix neuf cent quatre vingt douze de diviser en cinq chacune de mes catégories – idées, choses, et inscriptions. J’ai donc quinze éléments en ma possession18. J’ai un certain goût pour la symétrie, mais le nombre est arbitraire. La chose importante est que ces éléments sont des ressources plastiques. Duhem dit qu’on peut modifier les hypothèses de haut niveau, ou bien, si l’on veut préserver une théorie, on peut modifier des hypothèses auxiliaires. Il pensait donc que ces deux types d’hypothèses sont « plastiques ». Dans le holisme total de Quine, tous les énoncés sont des ressources plastiques, même les théorèmes de la logique pure. Mais Duhem et Quine sont également des idéologues, au sens littéral : ils réfléchissent toujours sur des idées. Souvenez-vous de la fameuse thèse de Marx sur Feuerbach : « Jusqu’à présent, les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde, l’objectif, cependant, serait de le transformer. » Pour le parodier avec moins d’élégance et un sujet moins grave, les philosophes des sciences ne se sont souciés que de modifier des hypothèses sur le monde ; on pourrait aussi penser à transformer les choses elles-mêmes qui sont dans le monde. On commence à stabiliser un projet scientifique quand on a modelé toutes les ressources plastiques jusqu’à leur donner une forme dans laquelle elles s’harmonisent. Il faudrait donner des explications plus longues et plus précises sur mon inventaire du laboratoire. Je n’ai pas le temps de le faire ici. Vous devrez donc vous contenter cette fois-ci d’une liste presque nue et de ma promesse d’en dire plus par la suite. Idées Par « idées » je ne veux rien dire de plus que propositions, assomptions, hypothèses, théories et de suite. Ce sont différents « niveaux ». Si le laboratoire produit un résultat qui contredit une hypothèse qu’on aime, on peut modifier l’hypothèse, mais il est possible aussi de modifier des hypothèses à différents niveaux, afin de préserver une idée originale. C’est l’idée fondamentale de Duhem. 1.1 Questions : une ou plusieurs questions se posent sur un sujet. La question à laquelle on apporte une réponse à la fin de l’expérimentation peut être différente de celle par laquelle les chercheurs ont commencé. Lorsqu’une question porte sur une théorie, je parlerai de la théorie mise en question. Dans les expériences cruciales, deux théories sont mises en question. 1.2 Connaissances d’arrière-plan : on devrait distinguer parmi ce qu’on appelle si souvent des théories, au moins des types de connaissance distincts concernant l’expérience. On peut inclure ici des assomptions cosmologiques ou métaphysiques sur la nature du monde. Par exemple, Boyle croit que l’univers matériel est composé « d’atomes et de vide ». 17 Latour, Bruno et Woolgar, Steve, La vie de laboratoire. La production des faits scientifiques , Paris, La Découverte, 1988. (V.o Laboratory Life The Social Construction of Scientific Facts, Los Angeles : Sage, 1979.) 18 “The Self-Vindication of the Laboratory Sciences” in A. Pickering, Science as Practice and Culture, Chicago: University of Chicago Press, 1992, 29-64. 3 Stabilisation : 9 mai 2006 14 1.3 La théorie systématique : j’entends par là une théorie générale et typiquement de haut niveau portant sur le phénomène étudié et qui, par elle-même, peut être sans conséquence expérimentale. 1.4 Les hypothèses d’application : au moyen de cette étiquette, j’essaie de faire un choix neutre parmi des termes dont aucun n’est satisfaisant. Il y a les « hypothèses auxiliaires » ou de « bas niveau » que j’ai utilisées en parlant de Duhem. C’est trop général. Le mot hypothèse est employé ici au sens démodé de quelque chose qui se révise plus facilement que la théorie. C’est trop propositionnel. Je l’utilise pour couvrir tout un ensemble de procédures d’approximation et de modélisation, et plus généralement l’activité que j’ai appelée l’« articulation » de la théorie. Une théorie doit être articulée pour avoir une meilleure prise sur le monde et s’ouvrir à la vérification expérimentale. Un des mérites de la philosophie des sciences récente est d’avoir accrédité de plus en plus l’idée que c’est à ce niveau, et non dans l’atmosphère raréfiée de la théorie systématique, que se fait la plus grande partie du travail intellectuel dans les sciences théoriques. 1.5 Modéliser le dispositif, l’appareil, les instruments : c’est la théorie du fonctionnement des instruments eux-mêmes. Nous devons cette catégorie à Duhem. Je le cite encore : dans le laboratoire l’expérimentateur utilise « l’appareil concret, en verre, en métal, qu’il manipule ». C’est un fait banal. Les appareillages concrets figurent parmi les objets du laboratoire ; ils sont de différents types. Mais Duhem parle aussi de « l’appareil schématique et abstrait que la théorie substitue à l’appareil concret, et sur lequel le physicien raisonne. » C’est donc la théorie du fonctionnement des instruments eux-mêmes. Choses Le matériel de l’expérience dans l’observatoire ou le laboratoire. Duhem, que je caractérise comme « idéaliste » comme tous les philosophes, a parlé de la modification des idées. On peut aussi modifier les appareils, les instruments. C’est une thèse que je partage avec Andrew Pickering.19 2.1 La cible : il y a d’abord une cible, une substance ou une population à étudier. Il convient de distinguer la préparation de la cible – qui consiste, dans la microbiologie à l’ancienne, par exemple, en coloration, utilisation de microtomes, etc. – de la modification de la cible, qui consiste par exemple à injecter une substance étrangère dans une cellule préalablement préparée. Des distinctions semblables sont applicables à la chimie analytique. 2.2 La source de modification : il arrive couramment que des dispositifs techniques modifient la cible ou interfèrent avec elle. Dans certaines branches de la physique, c’est le plus souvent une source d’énergie. L’analyse traditionnelle en chimie minérale modifie une cible par ajout de quantités précises de diverses substances, ou par distillation, précipitation, centrifugation, etc. 2.3 Les détecteurs : leur fonction est de déterminer ou de mesurer le résultat des modifications de la cible ou des interférences qu’on a produites avec elle. En général, on compte comme instruments à la fois les détecteurs et les sources de modification. 2.4 Les outils : lorsque nous considérons les accélérateurs de particules où l’on produit des collisions entre protons et anti-protons, ou les microscopes électroniques à effet tunnel, n’oublions pas ces réalités très humbles sur lesquelles doit se reposer l’expérimentateur. Le papier de tournesol est-il un outil ou un détecteur ? De ce point de vue, beaucoup de 19 Andrew Pickering, The Mangle of Practice, Chicago: University of Chicago Press, 1996. 3 Stabilisation : 9 mai 2006 15 dispositifs produisant des données, comme des appareils à photographier, à compter ou à imprimer les événements intéressants, seraient considérés comme des outils. Et que dire des œufs de grenouille ? On les achète au kilo chez les fournisseurs, des œufs dans lesquels un fragment d’ADN déterminé est injecté, une minuscule fraction de l’œuf servant de cible pour une expérimentation. Ces œufs sont-ils des outils ? Admettons-le. Que dire du rat norvégien, fidèle serviteur des anatomistes, physiologistes et nutritionnistes au dix-neuvième siècle, et qui se trouve aujourd’hui même, après beaucoup de croisements et de mutations induites, aux avant-postes des expériences sur la génétique de l’immunité et l’ADN recombinant ? Ces rats de Norvège sont-ils des outils ? Que dire de leurs glandes pituitaires, utilisées dans les recherches d’endocrinologie d’une manière que Latour a fait connaître dans son premier livre (1979). Que dire de la soi-disant oncomouse, l’onco-souris, dont l’université de Harvard possède le brevet. Cette malheureuse créature, produite par modification génétique, présente une tendance à développer très rapidement des cancers. C’est un outil extraordinaire pour la recherche sur le cancer. 2.5 Les générateurs de données : les gens ou les équipes qui comptent sont des générateurs de données. Dans certaines expériences sophistiquées, on a aussi des micrographes, des impressions automatisées, etc. Inscriptions Après ce long sommaire des dix premiers éléments du laboratoire, je serai bref au sujet des cinq derniers. 3.1 Les données : Ce qui est produit par les générateurs de données. 3.2 L’appréciation des données (par exemple le calcul de l’erreur probable, et d’autres calculs assez sophistiqués). 3.3 La réduction des données 3.4 L’analyse des données 3.5 L’interprétation des données. Ce dernier point renvoie à nouveau à Duhem : « une expérience de Physique n’est pas simplement l’observation d’un phénomène ; elle est, en outre, l’interprétation théorique de ce phénomène. »20 La stabilité du laboratoire Il y a deux images traditionnelles de la science en laboratoire. Déductive (chez Popper). De haut en bas : – on fait des hypothèses et on les met à l’épreuve par observation dans le laboratoire. Inductive (chez les empiristes). De bas en haut : – on fait des observations, et on forme des hypothèses qui les expliquent. La vie en laboratoire, avec ses 15 types d’habitants, est beaucoup plus complexe que cela. Les quinze éléments de ma liste sont en constante modification. Quand on a établi entre eux des rapports harmonieux, on obtient une structure d’éléments intellectuels, matériels et 20 Duhem, op. cit., p. 217 3 Stabilisation : 9 mai 2006 16 computationnels remarquablement résistante aux chocs. C’est une véritable technologie épistémologique du laboratoire, qui crée cette stabilité. Passons aux mathématiques Ce que nous essaierons de découvrir dans cette leçon terminale, c’est : « d’où vient la stabilité du style mathématique et du style du laboratoire. » Ce sont les deux problèmes de la leçon d’aujourd’hui. J’ai dit que mes réponses à ces deux questions sont absolument différentes. Il y a deux « techniques de stabilisation » qui ne se ressemblent pas du tout. Pour le laboratoire, ma réponse a consisté à donner une plus grande extension à une thèse fondamentale de Pierre Duhem. Pour les mathématiques maintenant, ma réponse s’inspire d’une idée très importante d’un autre penseur, Imre Lakatos. Il y a deux ans, j’ai consacré à Lakatos un séminaire intitulé Philosophie des mathématiques : lire Wittgenstein, lire Lakatos. Il va de soi que mon utilisation des idées de ces deux hommes ne correspond pas à l’usage qu’on en fait habituellement. J’imagine que ni Lakatos, ni Duhem, ne l’auraient approuvé. J’ai assez bien connu Lakatos avant sa mort soudaine, mais j’ai laissé passer de nombreuses années avant de formuler mes idées sur son premier ouvrage. Avant que j’en vienne à Lakatos, il serait utile d’introduire une idée concernant les mathématiques populaires dans les années 1930 parmi les positivistes et empiristes de Vienne, Prague, et Berlin. Je m’en tiendrai à une version claire mais un peu simpliste, que nous devons à C. G. Hempel. Carl Gustav Hempel (1905-1997) Hempel est connu pour ses contributions essentielles à la philosophie des sciences, en particulier pour ces « paradoxes de la confirmation » et ses analyses de l’explication – son modèle dit « nomologique », c’est-à-dire fondé sur le rôle des lois (grec nomos) de la nature et de la déduction. Mais il y a aussi un curieux article sur les vérités mathématiques, et nos connaissances de ces vérités. Kant enseignait que l’arithmétique et la géométrie sont a priori. La connaissance est dite « a priori » quand elle est « indépendante de l’expérience ». Nous pouvons découvrir des choses – du moins le supposons-nous – au fond d’un fauteuil, tandis que nous sommes assis à réfléchir, munis seulement d’un stylo et d’un papier, sans avoir à observer les objets de notre enquête ou à nous livrer sur eux à des expérimentations. C’est ce phénomène qui étonnait tant Bertrand Russell : le « pouvoir apparent de prévoir des faits concernant des choses dont nous n’avons aucune expérience est certainement surprenant ». Les positivistes de Vienne, sous l’influence du Tractatus de Wittgenstein, ont soutenu une thèse « conventionnaliste » au sujet des mathématiques. Les vérités sont vraies « par définition » ou « du fait de la signification des mots qu’on utilise pour l’expression de ces vérités ». Ce n’est pas exactement ce qu’on lit dans le Tractatus ! Mais ce n’est pas notre propos ici. Je voudrais expliquer seulement une idée très simple de Hempel. J’en ai déjà parlé dans la leçon 4 du cours « A » sur la démonstration. Il faut distinguer, dit Hempel, la proposition arithmétique 2+3=5 d’une proposition d’arithmétique appliquée qui s’applique à des ensembles de choses. J’ai deux pièces d’un euro dans la main gauche, et trois dans la main droite. Je les place sur la table. Voilà, cinq : deux pièces plus trois pièces font cinq. Le monde marche comme 3 Stabilisation : 9 mai 2006 17 cela. Mais cela marche moins bien avec les lapins. J’ai deux lapins mâles dans une cage, et trois lapines dans une autre. Je les mets dans le jardin. Après quelques jours, j’aurai 37 lapins. Les euros ne sont pas comme les lapins, c’est un fait empirique. À la laverie automatique de mon quartier, il y a une machine qui change un billet de 5 euros en cinq pièces d’un euro. Il serait assez facile de construire une machine qui rende un billet de 5 euros pour mes 2 euros dans la main gauche plus mes 3 euros dans la main droite. Voilà des exemples triviaux d’addition empirique, où deux et trois font cinq – en général, mais pas toujours. Hempel soutient qu’il y a une proposition de l’addition empirique qui est distincte de l’arithmétique pure. La distinction de Hempel ne repose pas sur l’usage ordinaire des mots au moyen desquels on exprime les idées mathématiques. Ordinairement, nous ne faisons pas de distinction entre « 2+3=5 » en tant qu’énoncé arithmétique et en tant qu’énoncé portant sur des ensembles d’objets comme des pièces, des lapins ou des pommes. Pour éviter les ambiguïtés, il faut réécrire la proposition arithmétique comme une proposition conditionnelle. Si l’ensemble A a 2 membres, si l’ensemble B a 3 membres, si A et B s’excluent mutuellement, alors l’ensemble des membres de A ou de B a 5 membres. La proposition est vraie même des ensembles de lapins, mais elle ne dit rien sur la réalité historique de nos cinq lapins. De même, dit Hempel, il faut distinguer les propositions de géométrie des propositions portant sur des objets matériels. J’ai dit que c’était une approche positiviste : Hempel l’exprime en termes de phrases. La phrase « 2 et 3 font 5 » est équivoque. Il faut la réécrire pour éviter l’ambiguïté. Elle peut signifier deux propositions : l’addition empirique ou l’énoncé arithmétique. Même chose pour la phrase « tous les points situés sur la surface d’une sphère sont équidistants du centre ». Bon, voilà donc l’idée qu’il y des propositions mathématiques qui sont vraies grâce à la signification des mots. On peut les connaître a priori parce qu’elles ne parlent pas du monde empirique autour de nous. Il n’est pas possible qu’elles soient fausses, Elles diffèrent des propositions des mathématiques appliquées, empiriques, qui peuvent être fausses. En termes kantiens, on dit que les premiers sont analytiques. Mais on explique l’analytique par la signification des mots, ou par les conventions. On appelle cette thèse le conventionnalisme au sujet de connaissances a priori. Imre Lakatos (1922-1974) Imre Lakatos était un philosophe hongrois. Dans sa jeunesse pendant la guerre, il dirigea une cellule communiste de résistance contre le gouvernement fasciste. C’était un homme impitoyable, et certaines des actions qu’il a menées à cette époque lui ont valu à Budapest un opprobre toujours vivace aujourd’hui. Après la guerre, il consacra son énergie à l’étude des mathématiques, et fut aussi chef de parti dans le monde universitaire, où il était fonctionnaire du parti communiste, commissaire du peuple au sein du ministère de l’éducation. Dénoncé en 1953, il passa deux années en prison, puis s’enfuit de son pays en 1956. Il étudia à l’université de Cambridge où sa thèse de doctorat devint un livre célèbre : Preuves et réfutations : Essai sur la logique de la découverte mathématique.21 Le titre est une allusion transparente aux deux livres de Karl Popper, Conjectures et réfutations, et La logique de la découverte scientifique. Il fut le successeur de Popper à la London School of Economics. Il devint un anticommuniste virulent. En 1968, il prit position contre les étudiants et pour les forces aériennes américaines et les armes nucléaires. 21 Hermann,1984. (V.o. Proofs and Refuations: The Logic of Mathematical Discovery Cambridge 1976. 3 Stabilisation : 9 mai 2006 18 Pendant ses années à Londres, il étendit à toutes les sciences sa théorie conçue initialement pour les mathématiques. Il se montra plus poppérien que Popper, ce qui suscita de nouveaux conflits, cette fois avec Popper. J’ai parlé d’une tendance à séparer les mathématiques des sciences. C’est probablement à Lakatos que je dois cette tendance à insister sur l’idée que les mathématiques sont des sciences. Là où Popper a prôné la falsifiabilité et la faillibilité de tout énoncé scientifique, Lakatos a prêché de la même manière, mais pour les théorèmes. Et le mot « preuve » plutôt que le mot « démonstration » est la meilleure traduction du mot anglais proof. Il a mis l’accent sur le fait que souvent, même dans l’anglais ancien, le mot proof ne signifie pas une démonstration mais une épreuve. Lakatos pense les preuves surtout comme des épreuves. Et il y a une vraie dialectique entre preuve et réfutation, « des réfutations engendrées par la preuve ! »22 Preuves et réfutations : le dialogue Le livre de Lakatos consiste en un dialogue dans une classe de mathématiques entre un professeur et ses élèves, qui sont en train d’apprendre un théorème de géométrie. On trouve en note des références à l’histoire qui correspondent aux conversations dans la classe. Chaque élève joue le rôle d’un partisan de telle ou telle philosophie des mathématiques. Chaque philosophie a des réactions tout à fait différentes aux preuves et aux réfutations qui émergent dans la discussion. On lit souvent ce livre comme une contribution au renouvellement de la réflexion sur l’enseignement des mathématiques, et c’est ainsi que le présente Hermann, l’éditeur français. Il n’a pas tort. Un des héros de Lakatos, auquel il dédie son livre, était George Polya, mathématicien d’origine hongroise. Polya, mathématicien accompli, était fasciné par la nécessité de réformer la pédagogie des mathématiques. Il a consacré à ce sujet un livre de vulgarisation très brillant : Comment poser et résoudre un problème. Ce livre a été traduit en dix-sept langues, et vendu à plus d’un million d’exemplaires. C’est Lakatos lui-même qui l’a traduit en hongrois. Je ne critique pas ceux qui lisent Preuves et réfutations comme une contribution à la formation mathématique. Ils ont raison. Mais pour moi, c’est surtout un livre philosophique dont certaines implications ne sont encore pas bien comprises. L’un des triomphes de Lakatos a été de montrer que les démonstrations sont des événements historiques, constamment révisés à la lumière des contre-exemples. En 1956, lorsqu’il arriva en Angleterre pour commencer ses recherches sur les fondements des mathématiques, tous ceux qui écrivaient sur les fondements de la théorie des ensembles, ou en philosophie de la logique, travaillaient comme si le raisonnement mathématique était la déduction formelle. Les logiciens avaient simplement à poursuivre la métamathématique des systèmes bien définis. C’était une attitude très éloignée de celle des mathématiciens. Les maîtres hongrois de Lakatos, les mathématiciens A. Renyi et George Polya, concevaient le travail mathématique sous un jour tout différent. Polya concevait les mathématiques comme une activité vivante, et non comme un savoir figé. Preuves et réfutations est un formidable projecteur qui éclaire certains aspects du raisonnement mathématique tel qu’il a lieu dans la réalité, c’est-à-dire les mathématiques en action, où la déduction n’est qu’une partie d’une mosaïque beaucoup plus vaste. Aujourd’hui je ne retiendrai de Lakatos que quelques éléments extraits de toute une batterie d’idées surprenantes ou iconoclastes. Par exemple, la tradition dit qu’une déduction n’ajoute rien aux 22 Ibid. p. 62. 3 Stabilisation : 9 mai 2006 19 prémisses. Dans le dialogue de Lakatos : « Pensez-vous réellement que la déduction accroisse le contenu ? » – « Bien sûr ! N’est ce pas là le miracle de l’expérience mentale déductive ? … Si une déduction n’accroissait pas le contenu, je ne l’appellerais pas déduction mais « vérification ». » Lakatos cite Henri Poincaré comme l’origine de cet usage du mot. Son dialogue est une pièce de théâtre. Cela commence par un énoncé qui ressemble à des mathématiques empiriques, sur la relation entre le nombre des arêtes, des cotés et des sommets d’un polyèdre. Il s’agit d’une conjecture dont l’origine remonte à Descartes et Euler. On parle du théorème d’Euler. On le vérifie en comptant, mais selon ce procédé étrange qui consiste à compter les sommets, etc., sur un exemple, alors qu’on utilise l’exemple comme une image ou un modèle de tous les objets de ce type. Un procédé de « quasi-expérience », selon l’expression qu’affectionnait Lakatos. C’est un mot assez laid qui décrit de façon élégante un type de réflexion. Par exemple, nous pouvons nous servir d’une boîte d’allumettes pour compter le nombre d’arêtes d’un cube. Ce n’est pas exactement empirique, parce que la boite n’est pas un cube. Mais elle sert comme image d’un cube. Rendre analytique J’ai rappelé il y a quelques minutes, la distinction établie par Hempel entre les énoncés mathématiques et leurs corrélats empiriques, entre 2+2=4, compris comme une proposition arithmétique, ou compris comme une affirmation portant sur une manière de combiner des choses. J’ai été jusqu’à suggérer que si nous prenions cela au sérieux, nous devrions penser les énoncés mathématiques – non pas tant les séquences de mots que les énoncés ayant des sens nouveaux, les énoncés entendus comme des vérités nécessaires – comme prenant naissance au moment où ils sont démontrés. Cette suggestion ne sera jamais admise, elle est trop contraire à ce que dit le sens commun sur la signification des énoncés. C’est pourquoi il est fascinant de voir comment, au cours de l’exposé de Lakatos, de nouveaux énoncés mathématiques (une suite de mots qui n’avaient jamais été assemblés auparavant) prennent effectivement naissance sous nos yeux. Leur apparition dans le dialogue correspond à l’émergence des idées nouvelles dans l’histoire du théorème d’Euler. Le groupe décrit par Lakatos, dans la salle de classe, se met à essayer de prouver la conjecture. Au début, cela se fait dans un langage très simple, puis, à mesure que le raisonnement avance, on arrive à des néologismes. Je donnerai deux exemples. Dans le premier cas, nous avons l’élève cartésien-euclidien que parle avec ces nouvelles définitions parfaitement claires. Lakatos dit, avec ironie, « Epsilon est probablement le premier disciple d’Euclide à avoir jamais apprécié la valeur heuristique du processus de preuve. » Parmi le professeur et ses élèves, il y a ceux qui disent qu’on a établi des conventions, et ceux qui disent que non. La thèse des conventionnalistes porte non seulement sur les termes, mais aussi sur de nouvelles connexions conceptuelles. Mais au niveau le plus superficiel, une chose est claire. Il y a des énoncés nouveaux, des énoncés qui n’existaient pas avant un certain point de l’histoire de la démonstration, des énoncés qui étaient impensés et qui auraient été impensables sans l’idée de la preuve. Mais qu’en est-il des conditions de vérité ? Le théorème, l’énoncé qui figure à la fin de la dialectique des preuves et réfutations, est, au sens propre, sinon « analytique », du moins « rendu analytique » ou « analytifié ». « Vrai en vertu de la signification des mots », une signification créée au cours de la construction de la preuve et de la fabrication des définitions et des lemmes. La preuve, pour l’instant, en tout cas, fournit les critères définissant la vérité de la proposition. Lakatos n’a jamais été clair sur le « statut » du théorème dont il a décrit le développement. Il emploie des expressions telles que « quasi-empirique ». Il savait que les 3 Stabilisation : 9 mai 2006 20 théorèmes ne correspondent pas à des vérités sur les objets physiques, et aussi qu’un théorème n’est pas une question de convention. Vers la fin du dialogue, la preuve effectuée établit réellement la certitude du théorème révisé, mais uniquement parce que la signification des termes employés pour exprimer le théorème a été modifiée pour s’accorder avec les lemmes qui ont évolué au cours de l’histoire de la preuve. Au cours du dialogue, la démonstration et les idées exprimées dans le théorème sont des ressources plastiques qui se façonnent mutuellement pour produire le résultat final. Voilà précisément le caractère dialectique de ce que j’appelle l’auto-justification. La démonstration finale, expurgée, est juste parce qu’elle conduit à la vérité analytifiée. Inversement, le théorème est vrai parce qu’il est prouvé. Le positivisme logique soutenait que toute vérité mathématique est vraie en vertu de la signification des mots employés pour l’exprimer. Par un retournement brusque et inattendu, la philosophie de Lakatos donne soudain un sens à cette thèse peu plausible. Après la dialectique de conjectures et réfutations, dont le point culminant est un théorème démontré, le sens des mots dans le théorème a été raffiné à un tel point que le théorème est vrai, en effet, en vertu de ce que signifient les mots (quand ils sont compris correctement). Critères nouveaux pour dire la vérité Preuves et Réfutations est un livre foisonnant, mais j’y ai trouvé (ou inventé ?) un thème que les lecteurs de Lakatos ont tendance à ignorer. Le théorème, l’énoncé qui figure à la fin de la dialectique des preuves et réfutations est, au sens propre, sinon « analytique », du moins « rendu analytique » ou « analytifié ». « Vrai en vertu de la signification des mots ». Une signification créée au cours de la construction de la preuve et de la fabrication des définitions et des lemmes. Dans cette lecture de Lakatos, la preuve fournit de nouveaux critères définissant ce qui est la vérité ! Nous voici ramenés à Williams. À l’issue de la dialectique de Preuves et Réfutations, dont le point culminant est un théorème démontré, le sens des mots dans le théorème a été raffiné à un point tel que le théorème est vrai, en effet, en vertu de ce que signifient les mots. Et voilà une explication étonnante de la stabilité du style de pensée mathématique. Le positivisme logique soutenait que toute vérité mathématique est vraie en vertu de la signification des mots employés pour l’exprimer. Par un retournement brusque et inattendu, la philosophie de Lakatos donne soudain un sens à cette thèse peu plausible. Notons que l’énoncé de Hempel et le processus de rendre analytique, « l’analytification » – un mot si laid qu’on a du mal à le prononcer – chez Lakatos forment une équipe efficace. Par exemple, on peut dire que le physicien belge Joseph Plateau (180183) était capable de résoudre par l’expérimentation des problèmes de calcul de variations avant qu’on sache les résoudre mathématiquement. À vrai dire, il a fallu attendre près d’un demi-siècle après sa mort pour que soient découvertes des solutions générales à certains de ces problèmes. Comment obtenir la surface dont l’aire soit la plus petite possible à partir d’une courbe donnée qui lui sert de bord ? Réponse : donnez à un fil métallique la forme tridimensionnelle requise, trempez-le dans une solution savonneuse et observez le film qui se forme. Plateau a déterminé expérimentalement la solution de ce problème pour beaucoup de courbes canoniques dans l’espace. Plateau n’avait qu’une phrase avec une signification, et cette phrase n’est pas analytique. Mais elle est devenue analytique par le processus de preuve dans l’histoire du calcul des variations. Cet aperçu nous conduit à quelques remarques de Wittgenstein. 3 Stabilisation : 9 mai 2006 21 Ce voisinage n’aurait pas plu à Imre Lakatos : il ne connaissait pas personnellement Wittgenstein, mais il détestait son langage, sa manière de faire de la philosophie, et aussi sa mystique. Ludwig Wittgenstein Il aurait été absurde de commencer à la fin du cours un exposé sur Wittgenstein. Je m’y suis essayé dans le séminaire, Lire Wittgenstein, lire Lakatos. Je me contente de citer quelques remarques fascinantes. Dans son cours à Cambridge en 1939, Wittgenstein a dit : Nous sommes tellement habitués aux critères de certains faits que nous oublions complètement ce que sont les critères. Nous avons besoin d’un nombre de critères considérable pour savoir que nous comptons de la même façon, etc. ».23 Un nombre de critères « considérable » – un nombre énorme : dans le texte original anglais, « an enormous number of criteria ». Ajouter de nouveaux critères, c’est ajouter à un nombre déjà très grand de critères. En l’état actuel de la philosophie analytique, il n’est pas opportun d’exprimer les modifications des critères comme des changements de signification. Supposez que je veuille élever les critères qui conditionnent l’accès à la profession de policier dans certaines banlieues parisiennes : il faut désormais passer un examen attestant un minimum de compétence dans une langue d’Afrique du Nord. Par là je ne change pas la signification de « policier parisien ». Mais ceci, bien sûr, est le discours de la philosophie analytique. Pour la plupart des gens, admettre le flux permanent des significations ne pose pas de problème. Autre chose : les critères ne sont des critères que lorsqu’ils sont utilisés comme des critères. Mais ordinairement, nous ne pouvons utiliser quelque chose comme un nouveau critère que s’il a été décidé ou stipulé que ce serait un critère. D’après une opinion courante, un nouveau critère ne pourrait être introduit dans une branche des mathématiques qu’au moyen d’un postulat ou d’un signe introduit par une définition. Wittgenstein nous demande de réfléchir à de nouveaux critères qui viennent à l’existence avec une preuve et notre usage du théorème prouvé comme théorème. C’est un des thèmes qui ont le plus intéressé la première génération de lecteurs des Remarques sur les fondements des mathématiques de Wittgenstein, publiées en 195624. Il s’agit de l’idée selon laquelle une preuve introduit de nouveaux critères pour l’usage d’un concept. Les philosophes pensent souvent que ce que nous appelons nécessité (ou nécessité logique) dérive de relations internes entre les concepts. Dans la version linguistique de cette théorie de la nécessité, la nécessité résulte d’interconnections entre les significations des mots. Dans les deux cas, on a cru que Wittgenstein disait que les preuves peuvent changer ou enrichir les critères d’application de certains concepts ou l’usage de certains mots. Ceci pourrait nous aider à comprendre les deux phénomènes mathématiques qui ont conduit les philosophes occidentaux à être si obsédés par les sciences mathématiques – phénomènes auxquels les philosophes pendant des siècles ont donné les noms de « connaissance a priori » 23 Ludwig Wittgenstein, Cours sur les fondements des mathématiques Cambridge 1939. Texte établi par Cora Diamond. TER 1995, p. 292. (V.o. 1976.) Dans la traduction, on lit : « que nous comptons la même chose ». En anglais : ‘We need an enormous number of criteria for knowing we count the same, etc.’ Wittgenstein n’a pas dit ‘count the same thing’, mais ‘count the same’. Cela veut dire, je crois, ‘count in the same way’. 24 Gallimard, 1983. Ludwig Wittgenstein, Bemerkung über die Grundlagen der Mathematik. Werkausgabe Band 6, Suhrkamp Taschenbuch, 1984. (Cf. l’édition bilingue, Remarks on the Foundations of Mathematics, edited by G. H. von Wright, R. Rhees and G. E. M. Anscombe, translated by G. E. M. Anscombe, Oxford: Blackwell, 1956.) 3 Stabilisation : 9 mai 2006 22 et de « nécessité » logique. Je voudrais maintenant m’en servir pour expliquer la technologie de stabilisation du style de pensée mathématique. Bien sûr, il est essentiel de passer des généralisations aux cas particuliers. C’était le génie de Wittgenstein de toujours donner des cas. Ma devise, en mathématiques, est empruntée à une remarque de Wittgenstein : « les mathématiques sont une mixture BIGARRÉE de techniques de preuve. » Beaucoup des lecteurs de Wittgenstein sur les mathématiques trouvent ses exemples un peu bizarres, ou absolument dépourvus de sens. Je les crois essentiels pour la compréhension des problèmes.