4 la stabilisation des connaissances dans le laboratoire

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3 LA STABILITÉ DES STYLES DE PENSÉE SCIENTIFIQUE
Plan du cours
1. Penser autre chose
2. La raison
3. La stabilisation
4. Une absence de techniques de stabilisation
5. Réponses différentes aux deux questions
6. La fourmi, l’araignée et l’abeille
7. Articulation et manipulation
8. Une brève esquisse du processus de stabilisation
9. Sauver les théories chez Duhem
10. Pierre Duhem (1861-1916)
11. Vérité et représentation
12. Duhem, pas Quine
13. Le holisme
14. L’élargissement de la thèse de Duhem
15. Les ressources plastiques du style du laboratoire
16. Idées
17. Choses
18. Inscriptions
19. La stabilité du laboratoire
20. Passons aux mathématiques
21. Carl Gustav Hempel (1905-1997)
22. Imre Lakatos (1922-1974)
23. Preuves et réfutations : le dialogue
24. Rendre analytique
25. Critères nouveaux pour dire la vérité
26. Ludwig Wittgenstein
Bienvenue à la leçon terminale de ce cours et de mes cours au Collège de France. Comme
je l’ai annoncé jeudi dernier, il n’y aura pas de leçon jeudi prochain et cette leçon sera donc la
dernière. Dans les trois leçons de ce cours, j’ai passé en revue les problèmes et les sujets
annoncés dans ma leçon inaugurale de 2001.
Penser autre chose
Les thèmes annoncés en janvier 2001 étaient au nombre de trois. Premièrement, la raison,
sujet du cours de 2003 et de cette année. C’est le sujet des pages 7 à 11 de la leçon inaugurale.
Deuxièmement la classification (pages 11 à 15), sujet du cours de 2001. Troisièmement ce
que j’appelle « façonner les gens », que j’ai introduit dans les pages 16 à 24. Ce fut le sujet
des cours de 2002 et de 2005. Dans cinq des six cours, j’ai traité ces sujets dans l’ordre : les
classifications, les gens, la raison. C’est l’ordre que suivent ces leçons terminales. J’ai parlé
des classifications le 25 avril, et des gens le 2 mai. Aujourd’hui c’est le tour de des styles de
pensée scientifique dans la tradition européenne.
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J’ai cité, au début des deux dernières leçons la belle phrase de Michel Foucault qui me sert
de devise : « Travailler c’est entreprendre de penser autre chose que ce qu’on pensait avant. »1
Penser autre chose (1), sur la classification : il n’existe pas une bonne classe dont les
membres sont des classifications naturelles. Plus brièvement, une classe des sortes naturelles
n’existe pas.
Penser autre chose (2), sur les gens : l’idée de sortes interactives que j’ai proposée dans la
leçon inaugurale (page 23) ne marche pas. On ne peut pas distinguer les sciences humaines et
sociales des sciences naturelles et biologiques par le caractère indifférent et interactif des
classes (page 21).
Néanmoins, il reste beaucoup de mes hypothèses sur les types de gens. Ce sont les idées
que je désigne par les expressions « façonner les gens », « effet de boucle », « nominalisme
dynamique ». Penser autre chose, c’est réviser et non pas abandonner des recherches, des
projets et des programmes.
Un bref excursus pour remercier une personne de notre auditoire. J’avais demandé la
semaine dernière si quelqu’un disposait chez lui d’un petit Larousse un peu ancien, pour
comparer les définitions de l’autisme : l’une des personnes présentes m’a aimablement
communiqué des informations. Voici donc une réponse.
Dans le Petit Larousse, 1980 :
autisme (grec autos, soi-même): Repli pathologique d’un enfant, d’un adulte sur
son monde intérieur avec perte du contacte avec la réalité extérieure, accompagné pour lui de
l’impossibilité de contact avec les autres.
Dans le Petit Larousse, 1999 :
autisme (grec autos, soi-même): Trouble psychiatrique caractérisé par un repli
pathologique sur soi accompagné de la perte du contact avec le monde extérieur, typique de la
schizophrénie chez l’adulte, observé également chez l’enfant.
L’autisme de l’enfant a une origine discutée, neurologique ou psychique. Il apparaît dès les
premières années de la vie et se marque par le désintérêt total à l’égard de l’entourage, le
besoin impérieux de se repérer constamment dans l’espace, des gestes stéréotypés, des
troubles du langage et l’inadaptation dans la communication : l’enfant ne parle pas ou émet un
jargon qui a la mélodie du langage, mais qui n’a aucune signification.
La raison
Penser autre chose (3), sur la raison : quelles sont les révisions que je voudrais apporter
à la leçon inaugurale ou au cours de 2003 au sujet des styles de raisonnement ?
Premièrement, j’ai parlé de la vérité dans la leçon inaugurale. « Ce qui me tient à cœur,
c’est la vérité elle-même. » (page 10) « Je prétends même qu’un style crée ses critères de
vérité. » Cette année j’ai introduit un changement : je suis passé de la vérité à la véracité. J’ai
emprunté cette idée au livre récent de Bernard Williams. J’ai parlé des changements dans la
conception de ce que c’est que dire la vérité. La vérité demeure comme un concept formel,
mais la véracité, dans le sens de Williams, est historique. Elle a une généalogie. Il faut donc
modifier l’expression de la thèse 2 du cours de 2003. Je l’avais formulée ainsi :
2 Les critères de validité ou de justesse. […] Un style n’est pas bon parce qu’il nous
1 Michel Foucault, « Le Souci de la Vérité ». Interview avec F. Ewald, Magazine littéraire o 207, mai 1984. Dits
et écrits No 350. Gallimard. Éd. Quarto, 2 vols., vol. II, p. 1487.
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aide à découvrir la vérité : […] c’est lui-même, en effet, qui définit les critères de la
vérité dans son domaine. Les propositions dans ce domaine ne peuvent prétendre
être vraies ou fausses que dans le contexte du style en question. Nous déterminons si
elles sont vraies ou fausses en raisonnant en fonction de ce style. En ce sens, les
styles de pensée s’auto-justifient.
Il vaut mieux dire que :
2. Un style n’est pas bon parce qu’il nous aide à découvrir la vérité : […] c’est lui-
même, en effet, qui définit ce que c’est que dire la vérité dans son domaine. […] En
ce sens, les styles de pensée s’auto-justifient.
Pour les philosophes analytiques qui débattent de la nature de la vérité, c’est une révision
assez sérieuse. Pour d’autres traditions, c’est une simple retouche : une petite modification
cosmétique, tout au plus, pas davantage.
La stabilisation
Passons à la troisième thèse du cours, sur la stabilité des styles de pensée :
3 Techniques de stabilisation. Les styles sont stables. Traditionnellement, on
explique ce fait par leur tendance à produire la vérité. Cette explication s’accorde
mal avec la thèse (2). Il nous faut donc un troisième énoncé : chaque style de pensée
a développé un ensemble de techniques qui assurent sa stabilité. L’existence de
telles techniques est la condition pour qu’un style puisse (i) produire un corps
relativement stable de connaissances et (ii) s’assurer une ouverture, une créativité,
une capacité d’autocorrection, et pour qu’il puisse engendrer continuellement de
nouvelles connaissances et de nouvelles applications. Chaque style a sa propre
technique de stabilisation, qui le définit. […]
Une bonne thèse. Mais est-elle vraie pour tous les membres de la liste des styles de pensée
scientifique dans la tradition européenne ? J’ai modifié, un peu, la liste de six styles de
Crombie. Considérons pour le moment que ma liste standard est la suivante :
1. La méthode par démonstration en mathématiques.
2. L’exploration et la mesure expérimentale.
3. La construction par hypothèse de modèles analogiques.
(2)-(3) A. Style galiléen.
(2)-(3) B. Style du laboratoire, avec la création des phénomènes.
4. La mise en ordre du divers par la comparaison et la taxonomie.
5. L’analyse statistique des régularités dans les populations et le calcul des probabilités.
6. La dérivation historique propre au développement génétique.
Expliquons ces styles sous (2) et (3). Crombie et bien d’autres auteurs parlent de la
combinaison des styles (2) et (3). Je préfère conserver deux étapes séparées. Premièrement
(A) les modèles abstraits et mathématiques de Galilée. Ce ne sont pas simplement des
modèles analogiques. Ils relèvent d’un registre nouveau, d’une nouvelle langue, comme le
montre l’image du Livre de la nature écrit en langage mathématique. Mais sujet au contrôle
des explorations et mesures (2). On utilise ce qu’on appelle aujourd’hui la méthode
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hypothético-déductive. Le résultat satisfait notre schéma (*), inspiré de Bernard Williams.
Dans ce cas, nous avons
(*) Un changement de conception de ce que c’est que dire la vérité sur des modèles
non-observables, abstraits et mathématiques.
L’icône de ce changement de conception est bien sûr Galilée, ou au moins le Galilée de
Edmund Husserl.
Deuxièmement (B), nous avons, vers le milieu du 17ème siècle, le passage au vrai
laboratoire. Ses habitants sont des appareils dédiés à plusieurs buts, incluant la création des
phénomènes.
(*) Il y a un changement de conception de ce que c’est que dire la vérité sur les
objets et les structures en principe inaccessibles à l’observation.
Mon icône est Robert Boyle, si on a besoin d’un humain, mais ma vraie icône est l’appareil
qu’il a inventé : la pompe à air.
Une absence de techniques de stabilisation
Commençons par le style (6). Les sciences qui sont les plus redevables à ce style sont à
mon avis la psychanalyse et le matérialisme dialectique. Ce sont des sciences anormales
simplement parce que ce sont les seules sciences où la parole des fondateurs est déterminante.
Freud et Marx sont l’alpha et l’oméga, les créateurs et ceux qui ont toujours le dernier mot. Ce
n’est sans doute pas très aimable, mais on peut penser que ces deux sciences n’ont pas évolué
au-delà de la méthode de l’autorité du père. Stabilité, oui, en un sens, mais c’est exactement la
méthode que Charles Sanders Peirce a caractérisé comme un exemple défectueux dans une
série d’articles déterminants de 1877 et 18782.
A la fin de la leçon de jeudi dernier, j’ai parlé des styles (4) et (6), taxinomie et génétique.
J’ai dit la chose suivante :
À l’époque de Linné, l’époque de l’histoire naturelle, tout le monde pensait qu’il n’y
avait aucune stabilité dans les hiérarchies. On espérait que la généalogie de Darwin
changerait tout cela. Mais les débats continuent. Il n’y a pas de stabilité. Ce que nous
essaierons de découvrir dans la leçon terminale, mardi prochain, c’est : « d’où vient
la stabilité du style mathématique et du style du laboratoire ? »
Qu’y a-t-il de si merveilleux concernant les styles (1) et B, le style mathématique et le style
du laboratoire ? Ce sont les deux problèmes de la leçon d’aujourd’hui.
Réponses différentes aux deux questions
Mes réponses à ces deux questions sont absolument différentes. Il y a deux « techniques
de stabilisation » qui ne se ressemblent pas du tout. Je considère chacune comme une
découverte, mais pas une découverte soudaine. On doit s’attendre à ce que, dans ces deux
exemples, les facteurs stabilisateurs opèrent selon des principes tout à fait différents.
Rappelons que le style mathématique de la preuve s’est épanoui chez Euclide vingt siècles
2 C.S. Peirce, « Comment se fixe la croyance » in Peirce : Textes anticartésiens, trad. J, Chenu, Éditions Aubier
Montaigne,1984, p. 271. « The Fixation of Belief », n° 1 de Illustrations of the Logic of Science in The Popular
Science Monthly, 1877-78. Collected Parers of Charles Sanders Pierce Vol. 5, parag. 366, p. 227.
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avant la véritable émergence du style du laboratoire. Rappelons que même au 17ème siècle, il
reste des savants qui pensent qu’au fond seule la démonstration donne une confiance justifiée.
C’est encore la vraie méthode de la science, de la scientia. Tout autre argument ne donne
qu’une opinion, et l’opinio est affaire de probabilité, non de certitude. La plupart des
philosophes des sciences trouvent obscurantistes les actions d’arrière-garde contre « la
nouvelle science ». Pas moi. Un vrai changement de conception de ce que c’est que dire la
vérité sur quelque chose est une révolution profonde. Mais n’oublions jamais notre schéma
(***) :
(***) Ceux qui opèrent selon le nouveau style ne sont pas plus rationnels ou à
nouveau mieux informés que leurs prédécesseurs. Ceux qui en restaient à la pratique
traditionnelle n’avaient ni des idées confuses ni des convictions contraires (à cet
égard) à celles de leurs successeurs.
Je pose le problème de la stabilisation pour le style mathématique et pour le style du
laboratoire. Commençons par le laboratoire. Pourquoi pas cette forme de problème pour les
styles (2) et (3) ?
La fourmi, l’araignée et l’abeille
Dans la leçon du jeudi 27 avril, j’ai évoqué Francis Bacon et sa parabole des insectes
qui se trouve dans le Novum Organum de 1620. Rappelons que le débat entre Hobbes et Boyle
sur la vie du laboratoire a eu lieu en 1660, quarante ans après la publication du texte de
Bacon, chef d’œuvre de philosophie et de méthodologie.
Le Novum Organum marque une transition : il paraît peu de temps avant la naissance de
Robert Boyle. Or, la vie de Boyle commence au moment où celle de Bacon s’achève. Bacon :
1581-1626. Boyle : 1627-1691. Ils appartiennent vraiment à deux générations successives.
D’autre part, la très longue vie de Hobbes (1588-1679) couvre toute la vie intellectuelle de
Francis Bacon et la plus grande partie de celle de Robert Boyle.
On dit souvent que Bacon a promulgué la doctrine empiriste, mais lui-même se pensait
comme l’avocat d’une synthèse entre les dogmatiques et les empiristes, ces deux étiquettes
désignant par exemple les traditions empiriques et dogmatiques dans la médecine ancienne.
Dans sa parabole, les fourmis sont empiristes, et les araignées sont dogmatiques. Bacon veut
que la nouvelle science du futur soit faite par des abeilles :
L’expérimentateur [style 2] est comparable à une fourmi, il se contente de ramasser et
d’utiliser ; le raisonneur ressemble à l’araignée [style 3] qui tisse sa toile à partir de sa propre
substance. Enfin, l’abeille [styles (2)-(3) A, B] choisit une voie médiane : elle rassemble le
matériau provenant des fleurs sauvages ou cultivées, mais c’est pour le digérer et le
transformer par un pouvoir qui lui est propre.
Assez comparable à cela est le vrai travail de la philosophie [il veut dire : science de la
nature] car elle ne dépend pas uniquement ou principalement des pouvoirs de l’esprit, pas plus
qu’elle ne prend le matériau provenant de l’histoire naturelle et des expériences de mécanique
pour le déposer tel quel dans la mémoire, mais plutôt elle le dépose dans la compréhension,
digéré et transformé.
Que fait l’abeille ? Qu’est-ce que son travail de digestion et transformation ? Quels sont
ces pouvoirs qui lui sont propre ? J’ai dit que comme toute fable qui se respecte, elle permet
de tirer différentes morales. Dans l’école inductiviste d’Isaac Newton ou de Rudolf Carnap,
l’abeille fonde des généralisations inductives sur le travail des fourmis et requiert l’aide de
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