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N
C
’est à l’hôpital que 60% des Français ter-
minent leurs jours. Mais si la mort y sur-
vient, elle n’y a, sur les plans symbolique et
psychologique, pas droit de cité. «Dans la
chambre d’un mourant, on entre sur la pointe
des pieds, on n’ose plus s’attarder; tout le personnel est
en difficulté», témoigne un cadre de santé. En 2009,
l’Igas (Inspection générale des affaires sociales) ren-
dait un rapport sans concession sur la mort à l’hôpi-
tal. Elle y affirmait: «Pour les acteurs hospitaliers, la
mort est vécue comme une incongruité, un échec, et à
ce titre largement occultée. Cette situation est préjudi-
ciable au confort des malades en fin de vie et à l’accueil
des proches ainsi qu’à la santé publique.» En 2012, le
professeur Didier Sicard (voir interview page 41),
ancien président du Comité consultatif national
d’éthique, dressait le même constat dans son rapport
de mission sur la fin de vie en France: «La culture
d’hyperspécialisation, qui rivalise de prouesses tech-
niques, ne supporte que difficilement l’arrêt des soins
et l’accompagnement simplement humain.»
LE SERVICE MINIMUM DES SOINS PALLIATIFS
De ces enquêtes, il ressort que les Français n’ont
aucune garantie de recevoir à l’hôpital de bons soins
de fin de vie. Pas de politique en la matière, pas de prise
en compte de la question pour les
certifications institutionnelles des
établissements, pas de savoir-faire
partagé. Sur ce plan, la promotion
des soins palliatifs s’est révélée ambi-
valente, car ils ont servi d’alibi. Et
de service minimum. «Le système
de tarification a tordu la réalité; cer-
tains soins sont codés comme pallia-
tifs pour être financés, mais rien ne
dit qu’ils ont été de qualité, et qu’ils
ont réellement été donnés. Et inversement, il y a des
patients qui reçoivent des soins adaptés à leur situation,
mais qui ne sont pas pour autant codés comme palliatifs»,
glisse la docteure Françoise Lalande, coauteure du
rapport. Le docteur Bernard Devalois, responsable
d’une unité de soins palliatifs à Pontoise, confirme:
«Le codage ne sert en rien à savoir ce que vivent les gens
en réalité. Tant qu’il n’y aura pas de volonté politique de
recueillir ces informations, on ne pourra pas dire si nos
plans de santé publique vont dans le bon sens ou pas.»
D’après ce qui est écrit dans les dossiers, tout au
moins, seuls 20% des mourants bénéficieraient de
soins palliatifs à l’hôpital ou en clinique. Et cela
concerne surtout les personnes atteintes de cancer.
«Il n’existe pas de culture palliative quand il s’agit de
personnes âgées, ou encore dans les cas d’accident vas-
culaires, note Didier Sicard. Les services cliniques vou-
draient bien écouter et prendre du temps avec les malades,
mais ils n’ont ni le temps, ni l’obligation de le faire.»
Dans les services médicaux qui accueillent des
patients en court séjour pour une maladie cardiaque,
respiratoire, rénale, etc., les conditions de la fin de
vie se révèlent donc très aléatoires, variables d’un
étage à l’autre. «Le problème, c’est que les soignants
disent qu’ils s’en occupent! En réalité, ils n’ont toujours
pas pris la mesure de tout ce qui est nécessaire à un
mourant et à sa famille. Les infirmiers s’en rendent
compte un peu plus que les médecins cependant. Mais
le problème de motivation et de sensibilisation est réel»,
commente Françoise Lalande.
DES CONDITIONS DE DÉCÈS INSATISFAISANTES
En 2008, l’étude Maho (pour «mort à l’hôpital»),
menée par le docteur Édouard Ferrand, de l’hôpital
de Suresnes, dans 200 hôpitaux français, révélait que
les infirmières jugeaient les conditions de décès insa-
tisfaisantes dans 59% des cas. En cause, la souffrance
physique, des gestes thérapeutiques inutilement
agressifs, la détresse respiratoire du patient… Mais
aussi la souffrance morale, la soli-
tude, l’absence des proches. «Cer-
tains soignants considèrent jusqu’au
bout les familles comme des gêneurs,
qui sont de trop dans un cadre tech-
nique, sans se rendre compte que la
problématique n’est plus la même à
partir du moment où le patient est
en train de mourir», a constaté
Françoise Lalande.
Idem pour la douleur. En dehors
des unités spécialisées de soins palliatifs, habituées à
mobiliser un arsenal complexe contre les douleurs
particulières liées au cancer, médecins et infirmiers
n’ont pas conscience «qu’il est nécessaire de faire mieux
et plus» pour le patient lambda. «En cas de défaillances
d’organes chroniques, les conditions de la mort sont tout
sauf satisfaisantes; mais on ne nous adresse jamais ces
patients. Ils meurent d’une crise aiguë, cardiaque ou
respiratoire, en étant mal soulagés», regrette Bernard
Devalois. Dans les hôpitaux, deux types de services
concentrent la plus grosse quantité de décès : les
urgences et la réanimation. Pour eux, la mort est deve-
nue un enjeu spécifique.’
ZIR / SIGNATURES POUR LA VIE
À l’hôpital Ici on soigne,
mais on meurt aussi Alors que plus de la moitié
des Français meurent à l’hôpital, la prise en charge de la fin de vie demeure
des plus inégales, notamment dans les services de médecine générale.
L
e débat sur la fin de vie se réduit le plus souvent
à la question de l’euthanasie. Des affaires
spectaculaires comme celle du docteur
Bonnemaison, l’urgentiste de Bayonne qui
avait accéléré le décès de plusieurs patients,
ou des déchirements familiaux, comme il s’en est pro-
duit autour de Vincent Lambert, surgissent régulière-
ment. Ces faits divers émouvants sont systématique-
ment instrumentalisés par les militants du «droit à
mourir». Soumis à la pression médiatique, mécon-
naissant le fond du sujet, poussés parfois par des consi-
dérations purement politiciennes, les gouvernants
paniquent. Début octobre, le Premier ministre pro-
mettait, dans une interview à La Croix, de «sortir (la
fin de vie) de l’arène politique». Deux semaines plus
tard, pour garder le Parti radical de gauche de Jean-
Michel Baylet dans sa majorité, il écrivait noir sur blanc
le contraire, promettant une nouvelle loi. C’est d’ailleurs
dans cette perspective que travaille la mission parle-
mentaire des députés Jean Leonetti et Alain Claeys.
Plusieurs fois repoussé,
ce projet de loi pourrait
être discuté au Parlement au mois de mars. Le rapport
de synthèse présenté la semaine dernière par le
Comité consultatif national d’éthique semble en des-
siner les contours. En retrait par rapport aux scéna-
rios maximalistes jusqu’ici évoqués, il ferme la porte
au «suicide assisté» et à l’euthanasie active –une
piqûre pour mourir. Mais il estime que la «sédation
en phase terminale», un endormissement profond
qui peut accélérer la mort, appelle à clarification.
S’agit-il d’un geste de compassion réservé à des
malades en situation extrême ou d’une euthanasie
rampante? La frontière semble ténue. Quand ni les
mots de «dignité» ni ceux «d’euthanasie» ne font
plus consensus, quand deux philosophies de la vie
s’opposent, tout compromis paraît suspect.
Polarisé, électrisé, idéologisé, le débat sur l’eutha-
nasie cache l’essentiel, que tout le monde connaît
mais dont aucun parti politique, aucun leader d’opi-
nion, aucun média ne se saisit. Si les Français récla-
ment en majorité le «droit à mourir», c’est en grande
partie parce que la médicalisation et la déshumani-
sation de la mort ont de quoi inquiéter chacun d’entre
nous. On meurt mal en France. Chacun voudrait par-
tir entouré, paisiblement et chez soi. Mais en pratique,
on agonise trop souvent seul, dans un couloir d’hôpi-
tal et en grande détresse spirituelle. D’où la demande
d’en finir par une piqûre… Radiographie sans
concession et sans précédent, l’enquête menée depuis
plusieurs mois pour La Vie par Joséphine Bataille
nous plonge dans cette réalité ou plutôt dans cette
honte nationale. Notre journal s’est depuis longtemps
engagé pour le développement des soins palliatifs.
Force est de constater que l’on fait du surplace. Trop
peu de Français y ont accès. Voilà le vrai scandale, le
vrai choix de société par défaut que nous acceptons
jusqu’ici sans broncher!
Mais, en réalité, l’enjeu ne consiste pas seulement
en une prise en compte effective de la douleur phy-
sique. C’est bel et bien une approche humaniste du
soin qu’il faut urgemment développer, afin de ne plus
se contenter de prendre en charge un corps ou, pire,
tel ou tel de ses organes, mais de prendre soin de l’être
dans sa globalité. C’est tout le sens du remarquable
essai de Damien Le Guay, le Fin Mot de la vie (Cerf).
Le philosophe, enseignant à l’espace éthique de l’Assis-
tance publique-Hôpitaux de Paris, s’élève avec force
contre ce qu’il appelle «le mal mourir en France».
«Les soins du corps dominent sur les soins des per-
sonnes», constate-t-il, alors même que «le regard porté
sur un malade est le premier de tous les remèdes». La
médecine s’occupe excellemment du «corps biolo
-
gique», souligne-t-il. Mais dans une société toujours
plus efficace, on néglige la parole, le psychologique,
l’affectif, l’émotionnel, le spirituel, le mémoriel, ce
que l’auteur appelle joliment le «corps cordial».
Suivre ce programme, c’est réinventer radicalement
la fin de vie pour en refaire le lieu d’humanité par
excellence. On en est loin… Mais on ne part pas non
plus de zéro, comme le montre un très touchant petit
livre, Accompagner en hôpital (Chronique sociale,
2014). Odile Arvers, Pierre Kerloch, Anne Lortat-Jacob
et Guy Moraillon sont aumôniers catholiques à l’hôpi-
tal de Grenoble. Avec eux, la mort devient l’un des
moments où la vie se vit et se dit finement, profondé-
ment, fraternellement. L’espérance dont ils témoignent
avec humilité a quelque chose de contagieux. Même
tragique, la mort n’a pas le dernier mot.’
JEAN-PIERRE DENIS, DIRECTEUR DE LA RÉDACTION
«Pour les acteurs
hospitaliers, la mort
est vécue comme
une incongruité,
un échec, et à ce titre
largement
occultée.»
MOURIR EN FRANCE
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LE CHOIX DE LA VIE
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