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Sur quelle trame de fond s’inscrit l’œuvre de Shakespeare, et entre autres Le Roi
Lear ? Sur le passage d’un monde à un autre, d’une ère à une autre – pour le dire à
grands traits : du Moyen Âge à l’époque moderne.
En 1543, l’ouvrage de Copernic, Des Révolutions des sphères célestes, est imprimé.
L’astronome y bouleverse la vision que l’homme a du monde : la terre et l’homme ne
sont plus au centre de l’univers (géocentrisme), mais pris dans un système qui
tourne autour du soleil (héliocentrisme). Shakespeare avait une conscience aiguë1
de cette mutation et de ses conséquences : un changement profond et violent de
l’ordre des choses2.
Dans un monde où les certitudes volent en éclat, comment, dès lors, discerner le
« vrai » du « faux », la « vérité » du « mensonge » ? C’est la question centrale du Roi
Lear, en tout cas un opérateur de lecture d’une richesse infinie. Que représente la
fameuse scène 1 de l’acte I, où Lear demande à ses filles de dire leur amour, sinon
une épreuve de la vérité3 ? Pourquoi Lear devient-il fou, sinon par son incapacité
première à discriminer ce qu’il en est du vrai de ce qu’il en est du faux ? Que repré-
sente le personnage du Fou, sinon la voix de la vérité ? Pourquoi Kent et Edgar se
travestissent-ils, sinon pour remettre, sous un masque de théâtre, ceux qui sont
aveuglés – Lear et Gloucester – sur le chemin du vrai ?
Deux camps se dessinent alors. Avec, d’une part, ceux qui ne croient plus en la notion
même de vérité, ceux qui ne souhaitent plus rien « reconnaître », et qui, partant, pié-
tinent au passage tous les processus de reconnaissance filiale et ses obligations :
Edmond, Goneril, Régane, suivis par Cornouailles. D’autre part, ceux qui vont tenter
d’instaurer un ordre nouveau – plus raisonnable que l’ancien ? – : Cordélia, le Fou,
Kent, Edgar, suivis in extremis par Albany. Entre ces deux camps, deux pères égarés,
Lear et Gloucester, symboles d’un temps révolu, qui ne survivront ni à leurs erreurs,
ni à la brutalité de ce changement.
1 Shakespeare, entre autre, connaissait la famille Digges. Thomas Digges (1546-1595) fut le premier astro-
nome à traduire (approximativement) en anglais les thèses de Copernic. Par ailleurs, ainsi que l’écrit Jean-
François Chappuit : « Comme tous ses contemporains, Shakespeare s’intéresse à la cosmologie. Il fait référence
à la comète de 1577 dans 1 Henry VI (Acte 1, sc. 1) ; aux mouvements rétrogrades de la planète Mars dans la
même pièce (Acte 1, scène 2). Il fait allusion à l’épicycle de la Terre dans le système copernicien dans Romeo
and Juliet (Acte 2, sc. 1, 2). Il fait encore allusion au système de Copernic d’une part en faisant d’Hamlet
un étudiant de Wittenberg, l’Université où Rhäticus avait été professeur et où l’on enseignait l’ « hypothèse »
de l’héliocentrisme, et, d’autre part, en utilisant le verbe « retrograde » dans les propos donnés à Claudius,
allusion aux mouvements de la planète Mars, à nouveau (Hamlet, Arden, Acte 1, sc. 2, 114). Shakespeare renvoie
encore au système copernicien dans la « lettre » d’Hamlet à Ophélie : « Doubt that the Sun doth move » (Hamlet,
Acte II, sc. 2, 116). Il évoque la conjonction de 1562 dans les propos donnés à Henry VII (Richard III, Acte 5,
sc. 8). Il évoque encore la nova de 1572 dans Measure for Measure (Acte 4, sc. 2, 202 : « th’unfolding star »). »
2 On peut lire à ce sujet l’un des ouvrages de référence sur Shakespeare : Shakespeare et le désordre du monde,
Richard Marienstras, Gallimard, 2012.
3 Voir Le Gouvernement de soi et des autres (Seuil, 2008), où Michel Foucault développe la notion de parrêsia
(qu’on peut traduire par « dire-vrai » ou « franc-parler »).
Le Roi Lear
Analyse