Le Roi Lear de William Shakespeare mise en scène Hervé Loichemol Dossier pédagogique Comédie de Genève www.comedie.ch Hinde Kaddour Tatiana Lista T. +41 22 328 18 12 [email protected] Comédie de Genève www.comedie.ch mardi, mercredi, jeudi, samedi 19h, vendredi 2Oh, dimanche 17h. lundi relâche et dimanche 25 janvier. 20.01-07.02.2015 Le Roi Lear Présentation du dossier Le Roi Lear, une pièce-univers, tentaculaire. À partir d’une donnée simple – un roi anticipe sur sa mort et livre avant l’heure son royaume à ses filles – Shakespeare nous entraîne dans un maelström d’une beauté et d’une profondeur abyssales, où c’est tout notre monde contemporain que l’on entend sourdre, dans sa grandeur, ses crises, ses contradictions. Il y est question d’amour filial et d’ingratitude, de transparence et d’aveuglement, de reconnaissance et de reniement ; d’un royaume déchiré par la guerre, d’une jeunesse qui ne croit plus à l’enchantement du monde, d’une génération de patriarches que le bouleversement de l’ordre naturel et moral a rendus fous ; d’une harmonie brisée, d’un bonheur à reconquérir. C’est la première fois qu’Hervé Loichemol monte Shakespeare. Il collabore pour cette création avec le scénographe Seth Tillett, qui avait composé le superbe décor de Siegfried, nocturne à la Comédie la saison passée. Une étude du Roi Lear offre de multiples entrées. Dans le présent dossier : - Une brève analyse restituera l’œuvre de Shakespeare dans son contexte et en livrera la problématique majeure ; -Un entretien avec Hervé Loichemol permettra d’approfondir cette analyse ; - Un extrait de L’Histoire du théâtre dessinée par André Degaine per- mettra aux professeurs – tous niveaux confondus – d’aborder les grandes lignes du théâtre élisabéthain ; Pour les étudiants en lettres, nous proposons deux commentaires - d’extraits ; - Les anglicistes trouveront matière à réflexion grâce à trois traduc- tions comparées du Roi Lear ; - L’œuvre a inspiré de nombreux peintres : nous avons sélectionné quatretableaux accompagnés d’explications succinctes ; - L’œuvre a également inspiré plusieurs cinéastes : parmi eux, Kurosawa, dont le film Ran fait ici l’objet d’une étude comparée. En fin de dossier, les professeurs trouveront les documents habituels : biographies de l’auteur et du metteur en scène, extraits choisis de l’œuvre. 2 Le Roi Lear Sommaire Distribution.............................................................................................................page 4 Pistes d’analyse.......................................................................................................page 5 Entretien avec Hervé Loichemol.............................................................................page 6 Le théâtre élisabéthain par André Dégaine..........................................................page 9 Commentaire d’extrait.............................................................................................page 11 Traduire la violence de King Lear par Nadia Karsky......................................................................................................page 16 L’art de représenter King Lear : analyse textuelle et picturale par Estelle Rivier....................................................................................................page 18 De King Lear à Ran d’Akira Kurosawa (1985) par Anne-Marie Costantini-Cornède......................................................................page 20 Biographies...............................................................................................................page 24 Extraits de texte.....................................................................................................page 26 3 Le Roi Lear Distribution Traduction : Jean-Michel Déprats Avec : Frank Arnaudon Ahmed Belbachir Jean Aloïs Belbachir Laurent Deshusses Anne Durand Camille Figuereo Hinde Kaddour Benjamin Kraatz Michel Kullmann Patrick Le Mauff Brigitte Rosset Philippe Tlokinski mise en scène : Hervé Loichemol assistante à la mise en scène : Hinde Kaddour scénographie et lumières : Seth Tillet costumes : Nicole Rauscher son : Michel Zürcher réalisation costumes : Trina Lobo et Ingrid Moeberg maquillage : Katrin Zingg production : Comédie de Genève avec le soutien de la Fondation Leenaards 4 Le Roi Lear Analyse Sur quelle trame de fond s’inscrit l’œuvre de Shakespeare, et entre autres Le Roi Lear ? Sur le passage d’un monde à un autre, d’une ère à une autre – pour le dire à grands traits : du Moyen Âge à l’époque moderne. En 1543, l’ouvrage de Copernic, Des Révolutions des sphères célestes, est imprimé. L’astronome y bouleverse la vision que l’homme a du monde : la terre et l’homme ne sont plus au centre de l’univers (géocentrisme), mais pris dans un système qui tourne autour du soleil (héliocentrisme). Shakespeare avait une conscience aiguë1 de cette mutation et de ses conséquences : un changement profond et violent de l’ordre des choses2. Dans un monde où les certitudes volent en éclat, comment, dès lors, discerner le « vrai » du « faux », la « vérité » du « mensonge » ? C’est la question centrale du Roi Lear, en tout cas un opérateur de lecture d’une richesse infinie. Que représente la fameuse scène 1 de l’acte I, où Lear demande à ses filles de dire leur amour, sinon une épreuve de la vérité3 ? Pourquoi Lear devient-il fou, sinon par son incapacité première à discriminer ce qu’il en est du vrai de ce qu’il en est du faux ? Que représente le personnage du Fou, sinon la voix de la vérité ? Pourquoi Kent et Edgar se travestissent-ils, sinon pour remettre, sous un masque de théâtre, ceux qui sont aveuglés – Lear et Gloucester – sur le chemin du vrai ? Deux camps se dessinent alors. Avec, d’une part, ceux qui ne croient plus en la notion même de vérité, ceux qui ne souhaitent plus rien « reconnaître », et qui, partant, piétinent au passage tous les processus de reconnaissance filiale et ses obligations : Edmond, Goneril, Régane, suivis par Cornouailles. D’autre part, ceux qui vont tenter d’instaurer un ordre nouveau – plus raisonnable que l’ancien ? – : Cordélia, le Fou, Kent, Edgar, suivis in extremis par Albany. Entre ces deux camps, deux pères égarés, Lear et Gloucester, symboles d’un temps révolu, qui ne survivront ni à leurs erreurs, ni à la brutalité de ce changement. 1 Shakespeare, entre autre, connaissait la famille Digges. Thomas Digges (1546-1595) fut le premier astronome à traduire (approximativement) en anglais les thèses de Copernic. Par ailleurs, ainsi que l’écrit JeanFrançois Chappuit : « Comme tous ses contemporains, Shakespeare s’intéresse à la cosmologie. Il fait référence à la comète de 1577 dans 1 Henry VI (Acte 1, sc. 1) ; aux mouvements rétrogrades de la planète Mars dans la même pièce (Acte 1, scène 2). Il fait allusion à l’épicycle de la Terre dans le système copernicien dans Romeo and Juliet (Acte 2, sc. 1, 2). Il fait encore allusion au système de Copernic d’une part en faisant d’Hamlet un étudiant de Wittenberg, l’Université où Rhäticus avait été professeur et où l’on enseignait l’ « hypothèse » de l’héliocentrisme, et, d’autre part, en utilisant le verbe « retrograde » dans les propos donnés à Claudius, allusion aux mouvements de la planète Mars, à nouveau (Hamlet, Arden, Acte 1, sc. 2, 114). Shakespeare renvoie encore au système copernicien dans la « lettre » d’Hamlet à Ophélie : « Doubt that the Sun doth move » (Hamlet, Acte II, sc. 2, 116). Il évoque la conjonction de 1562 dans les propos donnés à Henry VII (Richard III, Acte 5, sc. 8). Il évoque encore la nova de 1572 dans Measure for Measure (Acte 4, sc. 2, 202 : « th’unfolding star »). » 2 On peut lire à ce sujet l’un des ouvrages de référence sur Shakespeare : Shakespeare et le désordre du monde, Richard Marienstras, Gallimard, 2012. 3 Voir Le Gouvernement de soi et des autres (Seuil, 2008), où Michel Foucault développe la notion de parrêsia (qu’on peut traduire par « dire-vrai » ou « franc-parler »). 5 Le Roi Lear Entretien avec Hervé Loichemol Pourquoi avez-vous choisi de monter Le Roi Lear ? C’est un projet ancien. J’ai failli monter Le Roi Lear dans les années 80 avec André Steiger dans le rôle-titre et Anne Durand dans celui de Cordélia. Cela ne s’était finalement pas fait pour des raisons budgétaires. C’est Patrick Le Mauff qui jouera Lear... À la fin du dernier travail que nous avons réalisé ensemble, j’ai évoqué ce projet avec lui. Lear n’est pas un vieillard dont la vie est finie, mais un roi dont on doit montrer la chute. Il doit d’abord incarner la puissance. Si Lear est perdant dès le départ, la pièce perd de son sens. C’est chemin faisant que Lear doit perdre son autorité. C’est la première fois que vous montez Shakespeare. Vous montez habituellement plutôt des oeuvres du XVIIIe, ou en lien avec le XVIIIe. J’ai beaucoup travaillé sur le XVIIIe, mais également créé beaucoup de textes contemporains, qu’il s’agisse de Müller, Koltès, Laplace, Guénoun, Beretti, ou récemment encore Levin. Les enjeux du XVIIIe, et notamment la question du réalisme, sont complexes. J’ai parfois trouvé de bonnes réponses, parfois non. Cette saison – comme la saison passée – j’ai souhaité rompre avec ces problématiques. Sans être un dixhuitièmiste chevronné, c’est une période que j’ai beaucoup labourée. Or il peut arriver que la trop grande connaissance d’un terrain se révèle handicapante. Avec Shakespeare, je suis en terre inconnue. J’ai tout à découvrir. Quelle est votre lecture du Roi Lear ? La pièce met en jeu, dès les premières répliques, la question de la filiation. Et plus précisément une rupture dans le processus de reconnaissance et de transmission. Dans l’intrigue principale – celle de Lear et de ses filles –, comme dans l’intrigue « secondaire » – celle de Gloucester et de ses fils –, le lien filial est brisé. Cette désaffiliation va générer des formes de violence et de barbarie extrêmes. Cela n’est pas sans écho avec le monde d’aujourd’hui : un monde où les processus de filiation sont profondément remis en question. Un monde où ce qui maintenait le noyau familial est pulvérisé par des phénomènes sociaux, économiques et de communication, où les procédures de transmission et de reconnaissance sont en crise. Par ailleurs, toute l’oeuvre de Shakespeare est inscrite dans le trouble du basculement d’une époque. C’est également ce que nous vivons aujourd’hui : une période dont on ne sait pas ce dont elle accouchera. Il n’y a ni horizon vers lequel nous pourrions tendre, ni système explicatif de ce que nous vivons qui soit vraiment convaincant. Économiquement, écologiquement, le monde donne l’impression d’aller dans une impasse. On trouve un écho de cela dans Le Roi Lear, où l’on assiste à une transformation radicale de la manière d’envisager le monde. Celle de la génération des pères d’une part, attachés à la nature, à son enchantement, à ses phénomènes astrologiques et mystérieux. Celle de la jeune génération d’autre part – plus précisément Edmond, Goneril, Cornouailles, Régane – qui eux sont du côté d’une autonomie, d’une souve6 Le Roi Lear Entretien avec Hervé Loichemol (suite) raineté, d’une autosuffisance du sujet. Il faut se garder d’établir une symétrie parfaite entre la pièce de Shakespeare et ce que nous vivons, mais dans les processus de délitements des liens traditionnels, dans la montée d’une forme d’individualisme et de la barbarie, dans la manière dont le monde se dérobe, échappe aux personnages jusqu’à conduire « la vieille garde » à la folie, quelque chose semble résonner. Ce qui lance l’intrigue, c’est la célèbre scène entre Lear et ses filles, la scène du partage du royaume. Lear annonce qu’il donnera la dot la plus importante à celle de ses trois filles qui lui dira le mieux son amour. Il y a quelque chose d’incestueux dans cette demande. Les déclarations de Régane et Goneril vont totalement dans ce sens. Elles répondent à la demande implicite de Lear qui est une demande d’amour illimité. Cordélia, en revanche, fixe une barrière : « J’aime Votre Majesté / Conformément à mon lien, ni plus ni moins. », dit-elle. Lear se rendra compte trop tard que ce lien réaffirmé était le garant d’un véritable amour et d’une véritable fidélité. La pièce présente, entre autres, deux problèmes particuliers de mise en scène : la tempête et l’énucléation de Gloucester. L’énucléation représente dans la pièce le sommet de la barbarie. Il faut rendre compte de cette violence poussée à l’extrême. Pour cela, je pense qu’il faut opter pour des moyens très archaïques, très banals – ce sont souvent les moyens les plus probants. Concernant la tempête – c’était déjà mon idée il y a trente ans – je pense qu’elle doit être déclenchée par Lear. Cette tempête n’est pas « naturelle » : elle a lieu dans l’esprit de Lear, c’est une tempête mentale. La tempête est aussi dans la pièce un moment d’une fabuleuse intensité, où Shakespeare arrive à donner brusquement au spectateur le sentiment de l’infini, de la toute-puissance du cosmos. C’est à cela qu’il faut parvenir. C’est à cela que Strehler était magnifiquement parvenu – entre autres. Strehler a monté Le Roi Lear au début des années 70. Oui, je l’ai vu ici même, à la Comédie, il y a quarante ans. C’est une des plus grandes mises en scène que j’aie jamais vues. Un modèle indépassable. Il faut évidemment tirer les enseignements de ce chef-d’oeuvre, mais aussi tenir compte que notre monde actuel n’est déjà plus tout à fait celui que Strehler connaissait. C’est votre troisième collaboration avec Seth Tillett, après Siegfried, nocturne et L’Excursion des jeunes filles mortes. Seth et moi-même avons une familiarité de regard, de références (Müller ou Blanchot, par exemple). Nous évoluons dans les mêmes eaux. Nous avons les mêmes terrains de jeu, qu’ils soient littéraires, philosophiques, politiques. Mais il y a entre nous des différences de raisonnement, et de logique, qui tiennent à nos histoires respectives et enrichissent nos échanges. D’autre part, il est capable de m’entraîner sur des chemins inattendus, avec beaucoup de pugnacité. Il est très au fait de l’esthétique, de la philosophie, et en même temps ne raisonne pas avec le poids de l’héritage 7 Le Roi Lear Entretien avec Hervé Loichemol (fin) théâtral. Cela crée une tension qui peut être libératrice. Il ne s’agit évidemment pas là de renier l’héritage, l’histoire du théâtre, mais de le prendre en compte et de trouver, par déplacement, sa contestation. Propos recueillis par Hinde Kaddour 8 Le Roi Lear Le théâtre élisabéthain, extrait de L’histoire du théâtre dessinée (Nizet, 1993), André Degaine 9 Le Roi Lear Le théâtre élisabéthain, extrait de L’histoire du théâtre dessinée (Nizet, 1993), André Degaine (fin) 10 Le Roi Lear Commentaire d’extraits La pagination renvoie à la traduction du Roi Lear par Jean-Michel Déprats, édition de Gisèle Venet, Folio – Théâtre. L’entrée du Fou, I, 4 Situation – Où en est le rôle du spectateur ? Quelles sont les questions qui présentent de l’intérêt ? Un nouveau système a été mis en place. Le roi réside chez Goneril. Nous savons que les filles cherchent à faire peser une tutelle sur leur père. Nous avons cette supériorité sur le roi. Dans l’autre camp, nous savons que Kent a décidé de reprendre du service en se déguisant. Problématique – En quelques pages, on passe d’un Lear encore en situation de maîtrise à quelqu’un qui n’a plus le sentiment de son identité : Lear n’est plus un roi à grandeur spectaculaire, il devient un objet de spectacle. Le Fou déblaie le terrain sur lequel va venir s’inscrire l’outrage filial. Le Fou ne se contente pas de dévoiler la vérité, son personnage va au-delà du type de bouffon de cour : il va fouailler la blessure narcissique, parce que lui-même a mal. Qui attend-t-on ? – La fille, le Fou, le dîner. Avec impatience, sur un rythme de fringale1. Lear a basculé dans un monde où tout se fait attendre. Le langage du roi a perdu sa valeur performative : il doit se répéter et attendre, ce qui est un signe de perte du pouvoir. Le Fou est très attendu : par Lear, mais aussi par le spectateur. Il est réclamé à quatre reprises par Lear avant d’entrer en scène. Que sait-on du Fou ? – Qu’il a été admonesté par un gentilhomme de Goneril (« Ainsi mon père a frappé mon gentilhomme pour avoir admonesté son Fou ? », Goneril, p. 65). Qu’il « dépérit grandement » depuis le départ de Cordélia (« Depuis que ma jeune maîtresse est partie pour la France, le Fou, Sire, a grandement dépéri. », Le Chevalier, p.70). Son dépérissement lui donne un statut assez particulier : le personnage s’étoffe d’une affection, il porte de la douleur. C’est un peu ce qui va expliquer – au-delà des classiques figures du monde à l’envers et de la dérision – l’acrimonie du Fou : il y a du ressentiment en lui, quelque chose à faire payer à Lear. Les précédents de la folie – C’est la première entrée du Fou, mais ce n’est pas la première manifestation d’une figure incarnée de la folie. Il y a eu un précédent : le manège d’Edmond, jouant Tom de Bedlam à l’arrivée de son frère (Acte I, scène 2). Par ailleurs, dans la scène 1 de l’acte I, Kent a dénoncé la « folie » du roi : « Kent peut être irrespectueux / Quand Lear est fou. » (p. 46), mais il a été immédiatement banni. Le Fou, quant à lui, est au service de Lear, c’est une fonction officielle : le bouffon est celui qui dit tout hors censure. Il peut tout dire à condition d’être bouffon, il peut dire les quatre vérités à condition que les quatre vérités soient assignées à une source bouffonne. 1 « Je ne veux pas attendre une seconde le dîner : sortez, allez le préparer. » p. 66-p. 67 ; « Le dîner, holà ! Le dîner ! » p. 69 11 Le Roi Lear Commentaire d’extraits (suite) L’inversion – Dès son arrivée, le Fou inverse les données de la situation créée par Kent. Kent déguisé représentait l’allant d’un dévouement à la personne royale. Une confirmation pour Lear du personnage qu’il est : « LEAR : Me connais-tu, mon garçon ? KENT : Non monsieur ; mais il y a quelque chose dans votre allure qui me porte à vous dire : maître. LEAR : Quoi donc ? KENT : L’autorité. » (p. 68). Un échange féodal classique. À cela le Fou oppose une dérision de l’échange, matérialisée par la crête de coq, elle-même dérision d’un emblème de fierté devenu dérisoire sur la tête du bouffon. Kent confirmait, le Fou renverse. C’est Kent qui est fou d’avoir pris le parti de la disgrâce2. C’est Kent qui est fou de suivre le fou dont parle le Fou, c’est-à-dire le roi. C’est le roi qui est fou de s’être défait de son royaume. Les figures du monde à l’envers – La folie du roi, c’est d’avoir contrevenu à la sagesse commune : « Aie plus que tu ne fais voir, / Parle moins que ton savoir, / Prête moins que ton avoir, / Va plus à cheval qu’à pied, / Apprends plus que tu n’en sais, / N’mis’pas tout sur un coup d’dé ; / Laiss’ta pute et ta boisson, / Reste sage à la maison, / Et pour tes vingt tu auras / Plus de deux fois dix, crois-moi. » (p. 73-p.74). L’acte du roi est le symptôme d’un monde renversé, un motif qui file sur plusieurs répliques du Fou : - Les deux chiennes : « Vérité est une chienne qu’on relègue à la niche ; on la chasse à coups de fouet pendant que Lady, la levrette cajoleuse, a le droit de rester près du feu et de puer. » (p. 73) - L’âne porté sur le dos : « Quand tu as fendu ta couronne en deux pour en donner les deux moitiés, c’était porter ton âne sur ton dos pour traverser le bourbier. » (p. 75) - Les filles-mères : « Je chante, M’n’oncle, depuis que tu as fait de tes filles tes mères » (p. 75) - La charrette qui tire le cheval : « Même un âne ne sait-il pas quand c’est la charrette qui tire le cheval ? » (p. 77) Mais il semble y avoir pire encore que le monde à l’envers, qui reste un sens de l’inversion du sens : c’est le règne du « n’importe quoi ». À l’opposition sagesse/ folie que la bouffonnerie gardait en filigrane, succède ce que le Fou appelle son « étonnement » : « Je m’étonne que vous soyez parents, toi et tes filles : elles veulent me faire fouetter parce que je dis vrai, toi tu veux me faire fouetter parce que je mens, et parfois on me fouette parce que je tiens ma langue. J’aimerais mieux être n’importe quoi plutôt qu’un fou. » (p. 76). Nous sommes dans un monde où désormais le « n’importe quoi » vaut mieux que tout. La montée du rien – Dans les répliques du Fou, on passe des questions qui déstabilisent à une montée du « rien ». Qui font écho au « Ceci n’est rien, fou. » de Kent (p.74), au « de rien on ne peut rien faire. » (p. 74) de Lear, mais aussi, en amont, au « rien » inaugural et répété de Cordélia (p. 43-p. 44). Le « rien » de Cordélia : un rien qui disait que le discours de ses sœurs n’était rien, que la rhétorique n’avait rien à 2 « LE FOU : Maraud, vous devriez prendre ma crête de coq. KENT : Pourquoi, fou ? LE FOU : Pourquoi ? Pour avoir pris le parti de qui est en disgrâce. », p. 72 12 Le Roi Lear Commentaire d’extraits (suite) dire et qu’on ne pouvait rien répondre à la rhétorique. Le Fou fait reprendre à Lear la position qui fut celle de Cordélia. C’est cela l’amertume que décèle, à raison, Lear : « Un fou amer ! » (p. 74). Le Fou ne s’arrête pas là, et on peut noter dans ses répliques une déclinaison, une progression du motif du « rien » dont il taxe Lear : - Tu ne sais rien faire de rien : « Vous savez faire quelque chose de rien, M’n’oncle ? » (p. 74) - Tu n’as rien : « [À Kent.] Alors je t’en prie, dis-le-lui, c’est à cela que s’élève le revenu de sa terre : il ne veut pas en croire un fou. » (p. 74) - Tu n’as rien dans l’esprit « Tu as pelé ton esprit des deux côtés, et n’as rien laissé au milieu... » (p. 76) - Tu n’es rien : « Je suis plus que toi à présent, je suis un fou, toi tu n’es rien. » (p.76). L’ombre de Lear – « Qui est-ce qui peut me dire qui je suis ? » (p. 78). Le doute de Lear, sa question, c’est évidemment la question à Goneril « Êtes-vous notre fille ? » qui l’amène. Le caractère scandaleux – du point de vue de Lear – des paroles et du comportement de Goneril provoque une interrogation sur la légitimité de la filiation : après la confrontation avec le Fou, vient la confrontation avec la fille (sur cette seconde confrontation, voir pages 76 à 81). La figure obtenue à travers cette double épreuve de la confrontation pourrait être celle d’un anéantissement dans le « rien ». Ce qui serait au fond une espèce de soulagement. Mais en bon héros de tragédie, Lear va avoir droit à un supplément. Ce supplément, c’est le Fou qui l’amène : Lear est « L’ombre de Lear », Lear est passé dans son ombre. Ce qui n’est pas « rien ». Lear est une ombre, c’est-à-dire qu’il est privé de lui-même et qu’il doit porter le souvenir de ce dont il était l’ombre portée. Il n’est ni une âme, ni un néant. C’est désormais une ombre semblable aux ombres virgiliennes des bords du Cocyte. Ceux qui pour n’avoir pas été ensevelis doivent errer dans la nuit sans pouvoir entrer au royaume de Minos. Façon de dire que les ombres sont des personnages liés à un deuil inaccompli, à un travail du deuil qui n’a pas été fait. Chez Lear : sans doute le deuil de la relation narcissique qui lie le père à ses filles, mais aussi le deuil d’un monde en train de disparaître. Tom et Lear, III, 4 Situation – En pleine tempête. Lear est coupé du château de Gloucester qu’il a quitté dans un accès de fureur. Edgar a été chassé de ce même château par son père abusé par Edmond. Edgar a pris le visage d’un mendiant, d’un fou, Tom de Bedlam3. Les deux intrigues se sont nouées à partir du moment où Edgar a été dénoncé par Edmond comme ayant été lié aux chevaliers turbulents de Lear, (II, 1, p. 93), et où Edmond a décidé de dénoncer son père qui a choisi le camp de Lear dans la guerre qui se prépare (III, 3, p. 132.) 3 Voir II, 3, p. 106 : « il m’est venu l’idée / De prendre l’aspect le plus vil et le plus pauvre / Que jamais la misère dégradant l’homme ait inventé / Pour le rapprocher de la bête. » Aspect de prophète de l’antechrist. « Smulkin », « Modo », « Mahu », « Flibbertigibbet », « Frateretto ». 13 Le Roi Lear Commentaire d’extraits (suite) Mouvement de la scène – Une scène en trois temps, marquée par deux entrées : Edgar puis Gloucester. Lear, le Fou et Kent arrivent d’abord à la hutte repérée par Kent. Lear refuse de se mettre à l’abri. Puis accepte et fait passer le Fou devant lui. Le Fou ressort terrifié. Entre Edgar que Lear interroge. Lear veut se déshabiller. Arrive Gloucester avec une nouvelle destination. Lear temporise en interrogeant Edgar. Gloucester supplie. Tous partent en silence. Deux « rien » – Une équivalence se dessine entre Lear et Edgar déguisé en Tom. Ce sont deux « rien » : le « Pauvre Tom ! / C’est encore quelque chose : moi, Edgar, ne suis rien. » d’Edgar (II, 3, p. 106) fait écho à ce que le Fou a dit à Lear : « Je suis un fou, toi tu n’es rien. » (I, 4, p. 76). Et en apparence, le discours d’Edgar va être un discours du rien, comme ces comptines qui disent le néant : « hou hou hey nonni no » (p. 138), « Fi, fo et fon » (p. 143). Mais en apparence seulement. Car du fond de ce rien, du fond des trous apparents de sens dans la partition d’Edgar, vont venir des éclats de vérité. Edgar, devenu rien, laisse parler en lui le langage. Et, faisant cela, il échappe à « ce qu’il faudrait dire » (voir sa réplique en clôture de la pièce : « Exprimer ce que nous sentons, non ce qu’il faudrait dire », p. 218). L’homme social – Edgar décrit ce qu’il était avant de devenir cet « homme sans apprêt4 ». Ce portrait nous donne : - Une reprise tout en contraste de son actuelle apparence : « Je frisais mes cheveux, portais des gants à mon chapeau. » (p. 137) vs « mon visage, je vais le grimer de boue, / D’une couverture ceindre mes reins, embroussailler mes cheveux / en boucles folles. » (p. 106) - Un corps sans régie générale, une somme de puissances non coordonnées : « Je servais la luxure de ma maîtresse et faisais l’acte des ténèbres avec elle... Je m’endormais en imaginant des paillardises, et me réveillais pour les accomplir. » (p. 137-p. 138) - Un éclatement métonymique du sujet : « Coeur fourbe, oreille crédule, main sanguinaire. » (p. 138) - Un bestiaire très actif : « pourceau pour la paresse, renard pour la ruse, loup pour la voracité, chien pour la rage, lion pour le carnage. » (p. 138) Edgar, dans son simulacre de délire, nous dit que c’est avant de prendre l’aspect de Tom qu’il était inhumain. Son discours est un topo de la culture : la parure sociale dissimule la ménagerie « infâme » des vices, la tyrannie de l’Eros. Inversement, la nudité extrême garantit la pureté retrouvée de celui qui a rejeté toutes les « choses d’emprunt », et qui est devenu la « chose même ». « L’être frelaté5 » n’est pas Tom, mais l’homme d’un monde ancien dont Edgar n’est désormais plus le représentant. 4 Lear, p. 138 5 « Ha ! nous trois sommes ici trois êtres frelatés ; toi tu es la chose même ; l’homme sans apprêt n’est rien de plus qu’un pauvre animal nu et fourchu tel que toi. Au diable, au diable choses d’emprunt ! Allons, déboutonnez-moi. » (c’est nous qui soulignons), Lear, p. 138 14 Le Roi Lear Commentaire d’extraits (fin) Pélican et Pillicock – « Judicieux châtiment ! c’est cette chair qui engendra / Ces filles pélicans6 » Que dit Lear ? Une ironie : Tom ne se soucie plus de son corps, c’est bien fait, car ce corps a engendré des monstres, des filles pélicans, des filles que leur père a nourri de sa chair7. Le pélican symbole de la grandeur et du tragique du sacrifice paternel : Lear se satisferait volontiers de cette ironie. C’est là qu’Edgar répond Pillicock, c’est-à-dire par l’imagerie obscène d’un pénis installé sur montde-vénus, pillicock hill. Le tragique de l’imagerie du sacrifice paternel se trouve ainsi contrebalancé par le grotesque. Derrière le tragique à vocation doloriste du père se profile l’image grotesque du phallus de comédie servi sur la scène tragique à celui qui se voudrait victime de l’injustice. Mais cela va encore un peu plus loin que ça : que dit Edgar ? Que ce « pélican », que cet homme qui se prend pour un pélican, n’est qu’un « Pillicock. » Que cet autophage (« L’ingratitude filiale ! / N’est-ce pas comme si cette bouche déchirait cette main / Qui lui apporte la nourriture8 ? ») est un incestueux. Tout cela est dit par Edgar dans une mimésis de la démence, dans un délire joué. Il ne faut sans doute pas croire qu’Edgar soit ici totalement présent à ce qu’il dit, totalement transparent à sa trouvaille. Il semble plutôt qu’il ait laissé parler en lui la parole. « Dire ce que nous sentons... ». 6 Lear, p. 137 7 Sur le sacrifice paternel du pélican, on peut lire de Verlaine la cinquième intervention de la Muse dans La Nuit de mai : « [...] Lorsque le pélican, lassé d’un long voyage, / Dans les brouillards du soir retourne à ses roseaux, / Ses petits affamés courent sur le rivage / En le voyant au loin s’abattre sur les eaux. / Déjà, croyant saisir et partager leur proie, / Ils courent à leur père avec des cris de joie / En secouant leurs becs sur leurs goitres hideux. / Lui, gagnant à pas lents une roche élevée, / De son aile pendante abritant sa couvée, / Pêcheur mélancolique, il regarde les cieux. / Le sang coule à longs flots de sa poitrine ouverte ; / En vain il a des mers fouillé la profondeur ; / L’Océan était vide et la plage déserte ; / Pour toute nourriture il apporte son cœur. / Sombre et silencieux, étendu sur la pierre / Partageant à ses fils ses entrailles de père, / Dans son amour sublime il berce sa douleur, / Et, regardant couler sa sanglante mamelle, / Sur son festin de mort il s’affaisse et chancelle, / Ivre de volupté, de tendresse et d’horreur. [...] » 8 Lear, p. 134 15 Le Roi Lear Traduire la violence de King Lear par Marie Nadia Karsky [...] Dans King Lear, certaines métaphores, filées au long du texte, créent un système d’échos, rappelant pour les auditeurs et les lecteurs les divers thèmes de la pièce. Ainsi en va-t-il des réseaux métaphoriques liés à l’enfantement et à la maternité, évoqués la plupart du temps soit dans un contexte verbalement violent (on songe aux imprécations de Lear à ses filles), soit avec dérision ou mépris : c’est le cas de Gloucester lorsqu’il parle d’Edmund, son fils bâtard, puis d’Edmund lui-même, mais aussi de Goneril, qui reproche à son époux, Albany, sa douceur à l’égard de Lear à l’aide des mots « milky gentleness » (I, 4, 337) alors qu’elle vient d’être maudite par son père qui lui souhaitait d’être stérile ou de mettre au monde un monstre. Or, les réseaux métaphoriques de l’enfantement et de la maternité ne sont pas toujours rendus dans les traductions. Yves Bonnefoy et Pascal Collin s’en écartent, traduisant « milky gentleness » respectivement par « douceur d’agneau », aux résonances bibliques, et « prévenance sucrée », connotant plus nettement l’hypocrisie, alors que Jean-Michel Déprats s’attache à les rendre par la traduction littérale « douceur de lait ». Autre exemple, celui du mot rotundity, dans l’appel lancé par Lear aux éléments : Shakespeare Strike flat the thick rotundity o’the world (III, 2, 7) Bonnefoy Aplatis de ton choc l’énorme sphère du monde Déprats Aplatis l’épaisse rotondité du monde Collin aplatis comme une crêpe la sphère épaisse de la terre [...] L’image de l’enfantement est régulièrement reprise par Shakespeare dans King Lear, notamment lorsque Lear maudit Goneril : « into her womb convey sterility » (I, 4, 270). Bonnefoy traduit womb par un autre euphémisme, en son sein, moins exact que les termes choisis par Déprats (sa matrice) et Collin (son utérus). Bonnefoy esquive souvent ce réseau métaphorique peut-être jugé prosaïque, tandis que Collin le préserve davantage, sans toutefois aller jusqu’à maintenir le parallèle que Lear établit, par le mot rotundity, entre la femme et le globe terrestre, parallèle conservé par Déprats. Le thème des ténèbres menaçantes et celui de l’aveuglement sont annoncés dès le début de la pièce, alors que la cour entière a été rassemblée pour entendre la décision royale. Dans ce qui est presque le premier vers de Lear, l’adjectif darker suggère à la fois le secret que le roi s’apprête à divulguer, mais aussi l’obscurité, littérale et métaphorique, dans laquelle sa décision plongera les personnages. Shakespeare Meantime we shall express our darker purpose (I, 1, 35) Bonnefoy Pendant ce temps, Nous allons exprimer nos plus secrets desseins. Déprats Pendant ce temps nous dévoilerons notre plus ténébreux dessein. Collin Et maintenant, nous allons exposer au grand jour nos projets conser vés dans le plus grand secret. 16 Le Roi Lear Traduire la violence de King Lear par Marie Nadia Karsky (fin) L’adjectif ténébreux choisi par Déprats est à la fois plus surprenant et plus lourd de sens, parce que plus riche en connotations (évoquant l’obscurité et le mystère), que le terme secret de Bonnefoy ou de Collin. [...] L’image très violente employée par Regan, « Thus out of season, threading dark-eyed night » (II, 1, 121) constitue un autre exemple du thème de l’aveuglement. La nuit est assimilée à une créature dangereuse à la fois par ses yeux sombres et par la polysémie du mot eye, œil et chas d’une aiguille, sens annoncé par la forme verbale threading : la nuit, comme l’aiguille, peut percer, mais comme l’aiguille aussi, elle est percée. Ici, Regan et son mari sont les agents qui, par leur action, s’introduisent dans la nuit pour en percer l’œil. Ce vers contient donc une double menace, et donne lieu à des traductions très différentes : Shakespeare Thus out of season, threading dark-eyed night ? (II, 1, 121) Bonnefoy Ainsi, tellement tard, par le chas obscur de la nuit ? Déprats Ainsi hors de saison, filant notre chemin par la nuit à l’œil noir. Collin Ainsi, sans prévenir, forçant un noir passage par l’œil troué de la nuit ? Chez Yves Bonnefoy, la métaphore « le chas obscur de la nuit » rend très présente la menace de l’obscurité. Comme l’aiguille qui perce, la nuit est dangereuse, mais elle est aussi « victime » du passage de Regan et Cornwall, instrumentalisée par la préposition par. Cependant, la violence sémantique audible dans le verbe threading est quelque peu neutralisée par sa recatégorisation en préposition. Au contraire, Pascal Collin annonce explicitement les malheurs qui vont suivre par l’emploi de termes dénotant la violence, même si l’ambiguïté de la menace nocturne disparaît. La nuit n’est plus menaçante, elle est uniquement victime violentée. Il développe sa traduction : trois termes sont proposés (forçant, passage, troué) pour threading. Par la surenchère de violence dont il use ici, Collin laisse paradoxalement moins de marge à l’imagination du lecteur que Bonnefoy ou Déprats. Sa traduction se situe à l’opposé de celle de Bonnefoy, chez qui la violence reste certes en filigrane, peut-être en deçà de ce que l’on entend chez Shakespeare, mais dont la métaphore « par le chas obscur de la nuit » est très évocatrice d’un point de vue poétique. Enfin, par l’emploi du verbe polysémique filer, Déprats préserve à la fois les différentes nuances sémantiques sous-entendues dans le verbe anglais, et la métaphore de la nuit semblable à l’aiguille. Notons que la deuxième partie du vers, « filant notre chemin par la nuit à l’œil noir », est un alexandrin dont le rythme rapide est mis en valeur par les allitérations en [n] et la brièveté des mots, contribuant ainsi à l’impression de danger imminent. Ici, Bonnefoy et Déprats s’efforcent de respecter les métaphores de Shakespeare, la concision de son style et la rapidité de son rythme, alors que Collin tend à l’étirement et à l’explicitation. [...] 17 Le Roi Lear L’art de représenter King Lear : analyse textuelle et picturale par Estelle Rivier (fin) 1 1 Cette analyse est disponible en intégralité sur le site de L’ENS de Lyon http://cle.ens-lyon.fr/anglais/lart-de-representer-king-lear-analyse-textuelle-et-picturale-86092.kjsp?RH=CDL_ANG090000 « King Lear Weeping Over the Body of Cordelia », (James Barry, 1786-88) « Dans ce qui représente un lendemain de tempête, James Barry creuse dans la perspective : à l’arrière-plan on aperçoit les assemblements de Stonehenge, monument mégalithique situé dans le Wiltshire en Angleterre bien que la scène ne soit pas censée se dérouler en ces lieux précis. Selon une étude de Scott Paul Gordon, il s’agit-là d’une vision patriotique où la chute d’un monarque mène à l’émergence d’un ordre fraternel et républicain. » « Lear Casting Out his Daughter Cordelia » (Fuseli, 1785-1790) « Chez Fuseli, les coups tendus de façon quasi improbable témoignent de la violence des sentiments exprimés par le personnage central, Lear, en ce premier acte de la pièce. Le tourbillonnement des sentiments tels que l’inquiétude ou l’effroi (personnages situés à droite parmi lesquels les sœurs de Cordelia), la colère (Lear), la crainte (Cordelia), la supplication (Kent) y est particulièrement accentué ainsi que le suppose le mouvement artistique. » 18 Le Roi Lear L’art de représenter King Lear : analyse textuelle et picturale par Estelle Rivier (fin) « Lear and Cordelia as Prisoners » (Blake, 1779) « Dans cette aquarelle, Blake dessine avec une relative simplicité la condition misérable des deux personnages. Nous nous situons au tout début de la carrière du peintre qui a alors 22 ans et vient de rentrer à la Royal Academy en octobre 1779, alors présidée par Sir Joshua Reynolds. La vue d’une relation émouvante entre père et fille nous est ici présentée. » « Cordelia’s Farewell » (Edwin Austin Abbey, 1898) « Cordelia est présentée au centre du tableau, en vierge harcelée par une masse hostile que constituent ses sœurs à gauche, son père et les hommes de la Cour à droite. Cette scène manichéenne met en valeur une Cordelia résignée confrontée au regard insolent, méprisant et lâche de ses sœurs, Regan et Goneril en noir et rouge tandis que Lear et son vieux chien quittent la scène. » Voir également : « King Lear in the Storm » et « King Lear and Cordelia » (Benjamin West, 1738-1820) ; « Lear disinheriting Cordelia » (John Rogers Herbert, 1850) ; « Lear and Cordelia in the French Camp » (Ford Madox Brown, 1849) ; « Lear and Cordelia », (Edward Matthew Ward, 1857), et d’autres tableaux tels ceux de John Henry Frederick Bacon, Louis Boulanger, John Everett Millais ou William Dyce et des compositions anonymes ainsi que des esquisses en noir et blanc. 19 Le Roi Lear De King Lear à Ran d’Akira Kurosawa (1985) : chaos, tumultes ou les couleurs de la violence , par Anne-Marie Constantini-Cornède 1 1 L’intégralité de cet article a paru dans Shakespeare en devenir - Les Cahiers de La Licorne - Adaptations cinématographiques | N°1 - 2007 Pour sa grande fresque sanglante librement inspirée de King Lear, Akira Kurosawa adopte un mode épique. Le titre du film qui se dessine en lettres rouge sang sur l’écran noir au moment du générique indique déjà le tumulte, ou le chaos à venir. Ran, cela signifie l’intrigue et la rébellion. Nous sommes au cœur de la tragédie essentielle, celle de l’ambition, de la folie et de la mort. Le réalisateur capte l’essence de la tragédie en modifiant toutes les données culturelles, et en transposant l’action dans le Japon féodal du XVIe siècle. Cette adaptation semble au premier abord très « libre » et assez loin du modèle de la pièce, ceci au point que certains critiques lui ont même contesté le statut d’adaptation d’une œuvre de Shakespeare, puisque le film est ancré dans un contexte culturel différent et que les dialogues ne reprennent pas ceux du dramaturge. Il nous a tout d’abord paru important de revenir sur la genèse de l’œuvre. Kurosawa dit avoir réécrit le scénario à partir d’une lecture très approfondie et minutieuse de l’œuvre modèle. Le détail est capital pour cerner la nature particulière de cette adaptation complexe qui procède d’une refonte du texte de Shakespeare ou, plus précisément, de la fusion de deux histoires : l’histoire d’un personnage historique réel du Japon médiéval, celle du seigneur Mori et de ses trois fils, et celle, fictive, de Lear et de ses filles. On retrouve effectivement l’intrigue de la pièce. La figure pathétique de Lear est évoquée par le personnage du vieux seigneur et chef de clan Hidetora Ichimonji (Tatsuya Nakadai), un personnage certes vieillissant, mais qui montre encore la force du guerrier. Les filles de Lear deviennent des fils samouraïs, belliqueux et rebelles. Hidetora divise son domaine. Le cadet Saburo Naotora1 (Daisuke Ryu) est banni pour son insolence et les deux premiers fils, l’aîné Taro Takatora (Akira Terao) et le puîné Jiro Masatora (Jinpazi Nezu), trahissent le père et se livrent une guerre sans merci, largement attisée par la redoutable Dame Kaede (Mieko Harada), l’épouse de l’aîné et première dame du clan. Hidetora deviendra fou, et tous les personnages mourront du fait de leurs errances, de leur folie, ou encore de manière totalement absurde. Pour dessiner la saga tragique du clan Ichimonji, Kurosawa recourt au pictorialisme et aux jeux de contrastes, utilisant tour à tour minimalisme symbolique, couleurs primaires et crues, et lyrisme coloré pour signifier les couleurs de la violence. Le cinéma de Kurosawa est avant tout un cinéma pictural. Les couleurs obéissent à une symbolique simple et sont agencées selon un jeu de contrastes entre quelques couleurs primaires, par exemple les couleurs chaudes des bannières des fils, symboles d’autorité et de pouvoir. Le vert luxuriant des séquences d’ouverture et de clôture représente la force génératrice de la nature et forme un contraste avec les couleurs sombres et grises des châteaux à l’aube, avant l’assaut, couleurs qui annoncent la tragédie. Le bleu et le blanc (Saburo et Fujimaki), les roses du crépuscule sont les couleurs paisibles de la douceur, de la clémence et de la loyauté. La couleur dorée est celle qui marque la violence sensuelle ou qui représente la lumière religieuse. Le cinéaste alterne pause et mouvement, empruntant à la gestuelle mesurée du théâtre Nô pour les scènes d’intérieur et jouant sur l’amplitude du mouvement pour les 1 Les termes « Takatora », « Masatora » et « Naotora » signifient en japonais fils aîné, puîné et cadet. 20 Le Roi Lear De King Lear à Ran d’Akira Kurosawa (1985) : chaos, tumultes ou les couleurs de la violence, par Anne-Marie Constantini-Cornède (suite) scènes de guerre en extérieurs. […] Scène de chasse : de la métaphore verbale à la métaphore visuelle La scène de chasse, qui n’est que brièvement évoquée dans King Lear : « When he returns from hunting / I will not speak with him » (1.3.7-8)2 , est amplement traitée dans cette séquence, manifestement symbolique et destinée à illustrer les rapports de force ou les relations contre-nature qui prévalent entre les personnages. Le cérémonial de la chasse sera suivi du conseil et du partage du domaine : on note là une inversion par rapport à l’ordre des événements dans la pièce. Le guerrier Hidetora, cheveux et barbe au vent, apparaît face au spectateur en train de bander son arc et de viser sa proie. De face, il semble nous menacer de la pointe de sa flèche, sorte d’ironie méta-cinématique qui place d’emblée le spectateur dans la position de la proie face au prédateur et donne au film une tonalité menaçante. La caméra ainsi placée en position frontale se substitue au regard du spectateur, permettant l’identification de celui-ci avec le narrateur du récit filmique. Il s’agit là d’une manière implicite pour le cinéaste de prendre le contrôle du regard du spectateur, comme si le film revendiquait ici son identité et sa force propres. L’arc et la flèche sont évoqués dans King Lear pour illustrer de manière métaphorique le courroux du vieux roi après que Kent s’est insurgé contre la décision de déshériter Cordélia : « The bow is bent and drawn ; make from the shaft » (1.1.143). C’est d’ailleurs au moment où Hidetora est en train de viser sa proie que le cadre verdoyant de la montagne fait place au titre rouge sang sur fond noir qui signale le début de la tragédie. Cette image de l’arc bandé et de la flèche pointée sur nous matérialise effectivement la colère de Lear. La métaphore visuelle du prédateur chassant sa proie reprend une métaphore récurrente dans le texte dramatique. Ainsi Edgar tente de fuir l’ennemi en se faisant passer pour fou et il présente la persécution dont il est victime comme une chasse à l’homme : « I heard myself proclaimed, /And by the happy hollow of a tree / Escaped the hunt » (2.2.164-66) ; « And with presented nakedness outface / The winds and persecutions of the sky » (2.2.174-75). La métaphore de la chasse renvoie à la logique de la loi de la jungle, et à la lutte sans merci qui met en présence des prédateurs impitoyables qui n’hésitent pas à écraser leurs faibles proies dans leur quête de pouvoir : « […] [P]redation and animal terror [...] rapidly overtake human events ; within the family as well as within the state, individuals lay snares and traps and give chase to each other, irrespective of their personal and social bonds3 ». Cette image d’un guerrier agressif ainsi placée en début de film sert également à révéler le caractère du personnage central. Lear a été interprété au théâtre de nombreuses manières : il est tantôt un tyran domestique possessif et capricieux, qui reste néanmoins une figure d’autorité incontestable, tantôt un vieillard faible et une victime4. 2 Les citations sont tirées de l’édition de Gary Taylor et Stanley Wells, William Shakespeare. The Complete Works. Oxford, Oxford University Press, 1988, (d’après l’édition Folio datée de 1623). 3 James Goodwin, Akira Kurosawa and Intertextual Cinema, Baltimore et Londres, The Johns Hopkins University Press, 1994, p. 199. 4 « If the figure of Lear dominates the play, whether as king, poor old man, or representative of mankind, it 21 Le Roi Lear De King Lear à Ran d’Akira Kurosawa (1985) : chaos, tumultes ou les couleurs de la violence, par Anne-Marie Constantini-Cornède (suite) Loin d’être présenté comme un vieillard sénile destiné à devenir la victime d’un monde égoïste et dur, Hidetora apparaît ici comme un samouraï, un archer habile, encore robuste malgré son âge, même si la décrépitude physique est annoncée. Plus loin, au moment du repos, il se comparera non sans ironie à ce sanglier trop vieux et presque immangeable avant de s’endormir épuisé. Il reste donc un « personnage fort5 » et un chef de clan belliqueux encore capable de s’imposer au monde. [...] Partage du domaine et géographie du pouvoir Dans la pièce, le roi Lear fait part de son intention de diviser son royaume au moyen d’une carte qui représente l’étendue de son domaine : « Give me the map there. Know that we have divided / In three our kingdom,... » (1.1.37-38). Division symbolique qui mènera à la rupture de l’ordre et de la discipline dans le royaume, et qui introduira tumulte, divisions, divergences et discordes au sein du corps social. Il n’est pas besoin de carte pour Hidetora. La nouvelle délimitation du territoire se fait directement sur le terrain, puisque la scène est tournée en extérieurs, sur les pentes vertes du mont Fuji-Yama. La géographie du royaume s’inscrit dans une géométrie à la fois primaire et circulaire. Le vieux seigneur est au centre d’un large cercle dont les trois châteaux délimitent la circonférence6. Dès lors, l’action se déroulera autour de ces trois pôles : trois fils, trois châteaux, trois couleurs primaires (jaune, rouge et bleu, dans une symbolique épurée à l’extrême), et ce rythme ternaire a pour effet d’inscrire le récit filmique dans une dynamique qui propulse l’action dramatique avec un rythme à la fois sec et presque saccadé. D’un lieu à l’autre, d’un fils à l’autre et d’un désastre à l’autre, la tragédie se déroule, inéluctable. Cette stylisation amplifie et épure la dimension tragique de l’histoire jusqu’à en saisir l’essence même. Le système met en évidence le parti pris de simplicité adopté par le réalisateur pour représenter l’étendue du domaine des Ichimonji. La désignation concrète des trois châteaux rend plus accessible ce qui, dans la pièce, procède d’une démonstration un peu abstraite. Dans Ran, c’est l’espace même qui est divisé en trois domaines distincts. Ainsi, là où le dramaturge choisit de montrer la division du royaume de manière virtuelle dans l’espace scénique nécessairement restreint du fait des contraintes de la scène théâtrale, le cinéaste semble faire le choix d’utiliser les possibilités du cinéma et de montrer l’immensité d’un espace extérieur élargi. is a work richly peopled with a varied cast of characters. » R. A. Foakes, « Introduction », King Lear, Methuen, « The Arden Shakespeare », 1997, p. 34. Voir en particulier la discussion p. 13-34, sur les différentes nuances entre les mises en scène. Dans les mises en scène classiques des XVIIIe et XIXe siècles, celles de Garrick en 1756 ou de Macready en 1838 en particulier, Lear apparaît en tenue d’apparat et arbore les insignes de l’autorité royale. Ces mises en scène contrastent avec le dépouillement minimaliste des années soixante. Peter Brook (1962) et Giorgio Strehler (1972) montrent le protagoniste comme un représentant de l’humanité. Dans les mises en scène des années quatre-vingt, c’est un vieillard pathétique, poussé dans un fauteuil roulant (ainsi la mise en scène de Deborah Warner pour le National Theatre en 1990) ou encore un personnage misérable vêtu de haillons, d’une chemise et de jeans usés dans la mise en scène de Nicholas Hytner pour le Royal Shakespeare Theatre en 1990. 5 Kurosawa cité par Bertrand Raison et Serge Toubiana, Le Livre de « Ran », Paris, Éditions du Seuil/Cahiers du Cinéma/Greenwich Film Production, 1985. 6 Les décors et les maquettes des châteaux réalisés par Yoshiro et Shinobu Muraki trouvent leur modèle à partir de trois forts du XVIe siècle: le château fort d’Himeji, au sud d’Osaka pour le premier, celui de Kumamoto (île de Kyushu) pour le second et Muraoka, le plus ancien des forts nippons, sur la mer du Japon pour le dernier. 22 Le Roi Lear De King Lear à Ran d’Akira Kurosawa (1985) : chaos, tumultes ou les couleurs de la violence, par Anne-Marie Constantini-Cornède (fin) La mise en scène cinématographique permet en effet la prise de vue d’espaces situés en milieu naturel : « The great difference between stage and screen is that the film is always free to use natural or man-made locations, adapting real streets, landscapes, seas. The screenplay, unlike the stage play, by its photographic nature is liberated from the confines of the theater’s acting area7 ». Cependant, la rhétorique du cinéaste reste ambivalente car, pendant toute la durée de la démonstration de Hidetora, les châteaux ne sont pas visibles : ils restent dans l’« espace suggéré » du hors champ8. Lorsque le seigneur décrit l’étendue de son fief à l’assemblée des courtisans réunis autour de lui, il est filmé de dos et en plan rapproché, en train de désigner d’un geste ample le premier château à gauche, puis le deuxième à droite, puis toute la plaine devant lui. La technique est paradoxale. Car, même si la scène est filmée en extérieurs, on assiste à une véritable neutralisation de la spatialité cinématographique (vues larges, mouvement ample, caméra mobile) et à un retour vers un espace théâtralisé (caméra fixe et figée sur le personnage, lieu circonscrit, gestuelle mesurée des personnages). C’est d’ailleurs la même technique qui est utilisée pour filmer le cérémonial du thé après la chasse. Les personnages assis sont figés dans une attitude déterminée par les conventions (fils à gauche, roi au centre, courtisans à droite), et c’est une caméra fixe qui les filme de loin en plan d’ensemble. Seul le Fou apporte une mobilité et une légèreté naturelles à la scène en dansant au milieu des courtisans. Comme le spectateur, la caméra est placée immédiatement face à un espace scénique clairement délimité qui évoque la scène de théâtre : là encore, il y a effet de stylisation et évocation de la mise en scène théâtrale. Le film, dans l’ensemble, s’appuie sur le contraste entre les scènes d’intérieur qui empruntent à la gestuelle stylisée, lente et mesurée du Nô ou, pour le Fou, aux danses plus joyeuses du Kyogen, et les scènes d’extérieur prédominantes dans la deuxième partie du film où le mouvement se libère. On remarque ainsi les scènes de bataille qui donnent au film l’amplitude d’une fresque ou encore le moment de la traversée du désert du protagoniste après l’assaut du troisième château. Hidetora, devenu fou, court sans but sur les cendres volcaniques, au sein d’un décor effrayant et lunaire. Il court au-dessous du volcan comme sur les cendres de son passé, et progresse dans cet espace aride, situé hors du temps, comme il le ferait au sein de sa propre conscience et de sa mémoire pour revenir vers les crimes à l’origine du mal. Le mouvement ainsi libéré symbolise un nouvel espace : qu’il soit espace de liberté ou espace de la folie, il est un espace hors du temps, libéré de l’étiquette et des conventions du pouvoir. [...] 7 Roger Manvell, Theater and the Film. A Comparative Study of the Two Dramatic Forms of Dramatic Art, and of the Problems of Adaptations of Stage Plays into Films, Londres, Associated University Press, 1979, p. 27. 8 André Gaudreault et François Jost, Cinéma et récit II : Le récit cinématographique, Paris,Nathan, 1990, p. 86. 23 Le Roi Lear Biographies Extrait de L’Histoire du théâtre dessinée, André Degaine Shakespeare serait né un 23 avril 1564, à Stratford-upon-Avon, dans le comté de Warwick, le jour de la Saint George, patron de l’Angleterre. Il était le troisième enfant de John Shakespeare, un paysan récemment enrichi et devenu un notable local (il sera élu Maire de la ville quatre ans après la naissance de son fils), et de Mary Arden, issue d’une famille de riches propriétaires terriens. On suppose qu’il fut élève à la grammar-school de Stratford (où l’on enseignait le latin, l’histoire, la logique et la rhétorique). Son père ayant eu des revers de fortune, il quitta sa ville natale avec, semble-t-il l’intention de s’établir à Londres. C’est grâce à son activité de dramaturge qu’il aurait, plus tard, rétabli la fortune familiale. En 1582, âgé seulement de dix-huit ans, il épousa Anne Hathaway, de huit ans son aînée, et dont il eut trois enfants. Installé à Londres après des années de pérégrinations dont on ne sait presque rien (on a coutume de parler de cette période comme celle des « années perdues »), il jouissait dès 1592 d’une certaine renommée. Peu de 24 Le Roi Lear Biographies (fin) temps après, il s’assura la protection du comte de Southampton, auquel il dédia Vénus et Adonis (1593) et le Viol de Lucrèce (1594), deux longs poèmes narratifs composés dans le style de l’époque, qui privilégiait la poésie amoureuse et élégiaque. On date également de cette période un recueil poétique, les célèbres Sonnets, dont le dédicataire masculin, jeune homme paré de toutes les beautés et de toutes les vertus, est resté inconnu, et qui ne seront publiés qu’en 1609. En 1594, Shakespeare est engagé en tant qu’acteur et dramaturge au Theatre dans la troupe de James Burbage, appelée la compagnie des « Lord Chamberlain’s Men », dont il devint actionnaire, et qui, après la mort de la reine Élisabeth I, prit le nom de « King’s Men ». À partir de 1599, les représentations avaient lieu habituellement au Globe Theatre puis, à partir de 1608, au Blackfriars, mais Shakespeare eut l’occasion de représenter ses pièces à la cour d’Élisabeth plus souvent qu’aucun autre dramaturge. En 1612, après une vingtaine d’années passées au théâtre, William Shakespeare revint définitivement à Stratford, où il avait acheté des biens ; il y mourut le 23 avril 16161. Hervé Loichemol, né à Mostaganem (Algérie), suit des études d’art dramatique à l’École du Théâtre national de Strasbourg. Comme comédien, il joue Marivaux, Peter Weiss, Anne Perry-Bouquet, Maurice Regnaut, Tankred Dorst, Aristophane, Adamov, Musset, Evgueni Schwartz, Shakespeare, ou encore Pirandello. Comme metteur en scène, il présente plusieurs pièces au Festival d’Avignon : Vie de Gundling Frédéric de Prusse Sommeil rêve cri de Lessing, Héraklès 5 et Hamlet-machine de Heiner Müller (1983), L’École des Femmes de Molière (1984), et Lever les yeux au ciel de Michel Beretti (2006). Entre 1994 et 2000, il travaille en Bosnie (Hamlet-machine de Heiner Müller à Sarajevo et en tournée, Quartett de Heiner Müller, Dans la solitude des champs de coton de Bernard-Marie Koltès). De 1999 à 2002, il est administrateur du Château de Voltaire et directeur artistique de l’Auberge de l’Europe à Ferney-Voltaire. Il collabore régulièrement avec les écrivains Denis Guénoun, Yves Laplace et Michel Beretti, dont il crée plusieurs pièces à Paris (Petit Odéon-Comédie Française, Théâtre National de la Colline, Festival d’Avignon) et à Genève (Théâtre de Carouge, Le Poche, Comédie de Genève, Salle Patiño, Saint-Gervais). Parmi ses récentes mises en scène à la Comédie de Genève, dont il est le directeur depuis juillet 2011, on peut citer Le Citoyen de Denis Guénoun (2012), Siegfried, nocturne de Michael Jarrell et Olivier Py (2013), Shitz de Hanokh Levin (2014), et, à la Comédie de l’Est, L’Excursion des jeunes filles mortes de Anna Seghers (2014). Il a enseigné à l’ESAD de Genève, à l’École du Théâtre national de Strasbourg, à la SPAD de Lausanne dont il a été le responsable et à l’École de la Comédie de Saint-Étienne. 1 Sources : site des Éditions Humanis et Encyclopædia Universalis. 25 Le Roi Lear Extraits de texte 1 1 Traduction de Jean-Michel Déprats, édition de Gisèle Venet, Folio – Théâtre. ACTE I, SCÈNE 2 Entre Edmond. EDMOND Toi, Nature, tu es ma déesse : à ta loi Sont voués mes services. Pour quelle raison devrais-je Souffrir la peste de la coutume, et permettre Au droit vétilleux des nations de me dépouiller Parce ce que j’ai quelque douze ou quatorze lunes De moins qu’un frère ? Pourquoi bâtard ? Pourquoi vil ? Quand mes proportions sont aussi bien agencées, Mon esprit aussi noble, ma tournure aussi légitime Que la progéniture de l’honnête madame ? Pourquoi nous flétrissent-ils De ce mot de vil ? de vilenie ? de bâtardise ? Vil, vil ? Celui qui dans le voluptueux larcin de la nature puise Plus de vigueur et de sauvagerie Que dans un lit morne, rance, fatigué, Il n’en va à la procréation de toute une tribu de crétins Engendrés entre veille et sommeil. Eh bien alors, Edgar le légitime, il me faut votre terre : L’amour de notre père va au bâtard Edmond Autant qu’au légitime. Joli mot, « légitime » ! Eh bien, mon légitime, il montre une lettre, si cette lettre agit Et que mon plan prospère, le vil Edmond Surpassera le légitime : je grandis ; je prospère ; A présent, dieux, dressez-vous en faveur des bâtards. Entre Gloucester. ACTE II, SCÈNE 3 Entre Edgar. EDGAR J’ai entendu proclamer mon nom ; Et grâce au creux d’un arbre, j’ai par chance Echappé à la traque. Tous les ports sont fermés ; partout, Des gardes, une surveillance exceptionnelle, Cherchent à me capturer. Tant que je puis échapper, Je vais me préserver ; il m’est venu l’idée De prendre l’aspect le plus vil et le plus pauvre 26 Le Roi Lear Extraits de texte (fin) Que jamais la misère dégradant l’homme ait inventé Pour le rapprocher de la bête ; mon visage, je vais le grimer de boue, D’une couverture ceindre mes reins, embroussailler mes cheveux en boucles folles. Et, exposant ma nudité, braver Les vents et les persécutions du ciel. La campagne m’offre l’exemple et le précédent Des mendiants de Bedlam, qui, avec des hurlements, Plantent dans leurs bras engourdis, insensibles, Épingles, échardes, clous, brindilles de romarin ; Et qui, sous cet horrible aspect, visitant d’humbles fermes, De pauvres petits villages, des bergeries et des moulins, Tantôt par des imprécations de forcenés, tantôt par des prières, Forcent la charité. Pauvre Turlupin ! Pauvre Tom ! C’est encore quelque chose : moi, Edgar, ne suis rien. Il sort. 27